Introduction

1Au Brésil, la transition vers un régime démocratique dans les années 1980 et les évolutions politiques des années 1990 et 2000 ont rendu l’État de plus en plus sensible aux questions d’inégalités sociales et territoriales. Des politiques publiques ont été mises en place progressivement pour s’attaquer à la pauvreté endémique des campagnes et à sa concentration spatiale. Pour cela, l’État brésilien a fait preuve de créativité en construisant des dispositifs inédits d’intervention auprès des populations et des territoires concernés. La nouveauté dans l’action de l’État peut s’apprécier selon trois niveaux. Le premier réside dans un ciblage des interventions sur les agriculteurs familiaux, considérés comme l’expression d’une catégorie socio-politique spécifique, distincte de celle des agriculteurs patronaux et entrepreneuriaux. Le second se situe dans un rapprochement de la lutte contre la pauvreté avec le développement socio-économique des agriculteurs familiaux dans des espaces géographiques spécifiques. Le troisième niveau s’appuie sur la territorialisation des politiques, en articulant le développement local et les politiques sectorielles.

2Pour apprécier la pertinence et l’efficacité de ces politiques publiques, une double question se pose. Comment l’action politique impacte-t-elle dans un même mouvement des groupes sociaux et des territoires ? Et comment cette double implication s’avère-t-elle pertinente pour l’accompagnement des changements décidés par l’acteur public ?

3Ces questions seront abordées selon les éclairages fournis par les démarches institutionnelles (qu’elles soient économiques ou sociologiques). Le constat de base est que l’action publique se traduit localement par la modification de règles existantes ou la création de nouvelles règles qui transforment le fonctionnement des institutions en place ou qui amènent à l’émergence de nouvelles. Dans ces conditions, la lutte contre la pauvreté en milieu rural nécessite d’opérer un recouvrement entre les espaces dans lesquels se localisent respectivement la pauvreté et ceux où s’applique l’action publique (qu’il s’agisse d’unités administratives ou de territoires de projet). Dans ces conditions, la localisation de groupes sociaux visés par ces politiques conduit à une recomposition (modification et/ou complémentarité) des responsabilités des territoires d’action publique voire, dans certains cas, à une révision de leurs limites géographiques. Dès lors, l’impact effectif de l’action publique dépend souvent de la qualité des recouvrements réalisés ; l’hypothèse étant que des groupes peuvent bénéficier de ces politiques publiques sans toutefois relever forcément de critères définissant la pauvreté (recouvrement trop large) ou, a contrario, une partie de la population visée peut être exclue de ces mesures par une représentation trop restrictive de leur territoire.

4La place centrale accordée à l’institution dans ce travail, s’exprime, d’un point de vue méthodologique, par l’identification de trois points spécifiques ; (i) le contenu cognitif des coordinations d’acteurs (les idées, les représentations, les normes), (ii) les processus de transformation institutionnelle faits de continuités et de ruptures, d’accords et de conflits et (iii) les processus de disjonction — convergence entre les changements institutionnels et les attentes des décideurs publics.

5Les politiques publiques territoriales que nous examinerons ici sont celles qui sont focalisées explicitement soit sur l’appui à l’agriculture familiale, ce qui est le cas du PRONAF (Programme national de renforcement de l’agriculture familiale) et du PRONAT (Programme de développement territorial rural durable), soit sur la lutte contre la pauvreté en milieu rural, cas du PTC (Programme des territoires de la citoyenneté). Ces différentes politiques présentent la particularité d’un enchaînement chronologique marqué par un ajustement de leurs cadres institutionnels, leur permettant de coexister.

6Nous préciserons, dans la première partie, le processus de territorialisation de ces différentes politiques et leur évolution institutionnelle, pour aborder, dans la seconde les questions soulevées en matière de cohérence territoriale, de performance institutionnelle et d’efficacité en matière de lutte contre la pauvreté.

Les traits originaux de l’expérience brésilienne en matière de territorialisation des politiques publiques de lutte contre la pauvreté

7La construction des politiques publiques d’appui à l’agriculture familiale et de lutte contre la pauvreté en milieu rural relève d’une logique d’empilement, c’est-à-dire d’une production échelonnée dans le temps où chaque nouvelle politique s’ajoute à la précédente en reprenant en partie ou en totalité les institutions et organisations créées. Au cours de ce processus, les fonctions de ces institutions et organisations sont en partie redéfinies dans une logique de changement incrémental1. Nous préciserons en premier lieu la séquence historique de la production des politiques retenues, puis dans un second, les modalités du changement institutionnel incrémental.

La production historique des différents programmes

8Les trois programmes retenus PRONAF, PRONAT et PTC ont tous été créés à des moments stratégiques de la vie politique brésilienne. Ils traduisent simultanément une inflexion marquée de la conception des modes d’intervention de l’État pour soutenir le développement économique et social en milieu rural, mais également de la représentation que le décideur public se fait du territoire. Leur position chronologique tend alors à dessiner une trajectoire d’évolution dans le référentiel public des politiques rurales.

Premier temps, la reconnaissance politique de l’agriculture familiale par la création du Programme national de renforcement de l’agriculture familiale (PRONAF)

9Le PRONAF, mis en place en 1995, se présente comme la première politique reconnaissant l’agriculture familiale comme secteur agricole spécifique. En cela, il constitue un changement paradigmatique fondamental pour le législateur public qui, tout au long de l’histoire nationale, avait considéré l’agriculteur familial comme un agent secondaire, voire résiduel sans véritable implication dans la stratégie de mise en valeur du territoire. Seul l’agriculteur patrimonial puis entrepreneurial était considéré comme un acteur économique digne de considération et d’appui de la part des pouvoirs publics et cela au cours des trois régimes politiques du Brésil (la Colonie portugaise de 1500 à 1823, l’Empire de 1823 à 1889, la République depuis 1889).

10Le PRONAF a été créé dans un contexte national favorable à l’extension de l’intervention publique dans le champ social et productif en milieu rural. La rencontre de trois évènements marquants se trouve à l’origine de cette initiative politique : La consolidation du régime démocratique marquée symboliquement par la ratification d’une nouvelle Constitution (1988) et la fin de la tutelle de l’État sur les syndicats paysans et les travailleurs ruraux, d’abord. La stabilisation économique générée par le plan Real (1994) mettant fin à l’inflation galopante, ensuite. La montée en puissance du débat social concernant le développement rural commencé par le retour des exilés (1979), et grandement stimulé par le Sommet de la Terre des Nations unies tenu à Rio de Janeiro en 1992 (Rio 92), enfin. Cette conjonction d’évènements a rendu possible l’émergence de revendications paysannes de grande ampleur, dont certaines, spectaculaires, provoquaient directement l’État, telles que les manifestations organisées sur l’esplanade des ministères à Brasília en octobre 1994 connues sous le nom du Grito da Terra (le Cri de la Terre).

11À sa création, le PRONAF comportait deux volets. Le premier s’appliquait au niveau individuel en proposant une offre diversifiée de lignes de crédit agricole aux exploitants familiaux. Le second concernait le niveau collectif et finançait des infrastructures productives (unités de transformation des produits agricoles, infrastructures commerciales, etc.) ou socio-économiques (sièges d’association de producteurs, etc.), localisées sur un espace géographique déterminé. L’espace d’application du PRONAF était, dans les deux cas, le territoire municipal en cohérence avec la Constitution de 1988 qui a renforcé les mécanismes de subsidiarité entre les trois unités fédératives (Nation, État, Municipe). Cependant, ce programme s’est peu à peu limité au seul volet du crédit individuel, cette tendance sera encore accentuée par la mise en place du PRONAT.

Deuxième temps, la création de territoires supra-municipaux de développement : le Programme de développement territorial rural durable (PRONAT)

12Le PRONAT est apparu en 2003, porté par le tout récent ministère du Développement agraire (M.D.A.), dont la création en 2000 a été un symbole fort de la reconnaissance de la spécificité de l’agriculture familiale. Le PRONAT est la première politique publique de développement local, qui s’applique à des territoires de projets supra-municipaux. En termes très généraux, le PRONAT est une politique procédurale, dans le sens où il est structuré par un ensemble de normes, définies au niveau fédéral, avec pour objectif de stimuler la réalisation de projets de développement territoriaux par les acteurs du monde rural, et plus particulièrement ceux liés à l’agriculture familiale.

13La création du PRONAT répond à une volonté politique d’affronter la question des inégalités territoriales et sociales en introduisant la notion de territoire de projets, basé sur une identité spécifique. Ces territoires ont été construits en fédérant des municipes contigus censés présenter une cohérence institutionnelle et culturelle. La spécificité de la démarche brésilienne tient cependant à l’assujettissement du développement territorial au renforcement de l’agriculture familiale2. Les concepteurs du PRONAT ont considéré que l’agriculture familiale constituait le passage obligé pour induire un processus de développement rural en rompant les facteurs d’exclusion et les liens clientélistes existant entre les pouvoirs municipaux et les agriculteurs familiaux. Pour cela, il s’agissait de dépasser les seuls aspects agricoles en prenant en compte les caractéristiques sociales, culturelles, voire environnementales. La centralité des acteurs de l’agriculture familiale a impliqué, dès la création du programme, l’exclusion explicite des acteurs de l’agriculture patronale et entrepreneuriale ainsi que les entrepreneurs non agricoles.

14Pour les concepteurs du PRONAT, le territoire est défini comme un espace géographique continu englobant le milieu rural et les villes ou agglomérations qui constituent les sièges des municipes. Il est censé regrouper une population au sein de laquelle existent des liens internes et externes qui témoignent de l’existence d’une identité sociale et territoriale (MDA/SDE 2005). Il constitue également un espace d’action publique jugé adapté à la mise en place de processus de développement rural durable. Mais d’un point de vue strictement opérationnel, le territoire PRONAT est conçu comme un espace géographique occupé et exploité essentiellement par des agriculteurs familiaux. Il est créé en réunissant des municipes dont la densité démographique ne dépasse pas 80 habitants/km² et dont la population totale n’excède pas 50 000 personnes.

15Le secrétariat du développement territorial (S.D.T.) du MDA a défini le nombre de territoires et fixé les frontières de chacun d’entre eux après consultation des acteurs institutionnels locaux, des pouvoirs publics de l’État et des municipes concernés. Pour dessiner les territoires, le SDT s’est souvent appuyé sur les dynamiques territoriales supra-municipales existantes, mises en place le plus souvent par les organisations syndicales et sociales, ainsi que celles engagées dans la réforme agraire. Pour autant, il n’a pas hésité à redessiner des territoires en ajoutant ou soustrayant des municipes aux territoires d’actions collectives existants.

Troisième temps, la création d’un dispositif territorialisé de coordination pour combattre la pauvreté rurale : le Programme des territoires de la citoyenneté (P.T.C.)

16Le P.T.C., créé en 2008, est la première politique territorialisée de lutte contre la pauvreté rurale. L’innovation introduite consiste à vouloir réduire tous les facteurs de pauvreté par l’investissement public en matière d’infrastructures et la densification de l’offre de services publics de façon synchrone dans plusieurs secteurs (agriculture, éducation, santé, énergie, sécurité, citoyenneté, etc.). Le P.T.C. représente un dispositif fédéral déconcentré de politiques publiques, au niveau de territoires affectés par une forte prévalence de la pauvreté rurale. Le développement social attendu est d’abord conçu comme le produit de la juxtaposition de politiques publiques sectorielles et leur concentration sur l’espace géographique concerné (le territoire de la citoyenneté). Tous les ministères y sont associés dans le but de renforcer la présence de l’État au niveau territorial. Ce positionnement stratégique diffère sensiblement de celui du PRONAT pour lequel le développement territorial résulterait en premier lieu de l’innovation des acteurs locaux de l’agriculture familiale.

17Le programme a été mis en place au début du second gouvernement Lula dans un contexte politique et macro-économique particulier. Il s’inscrit en cohérence avec le macro-programme du Plan d’accélération de la croissance (P.A.C.), qui concernait les grands investissements d’aménagement du territoire. P.T.C. et P.A.C. participent opportunément à une stratégie de réponse aux critiques du bilan du premier gouvernement Lula, soulignant la faiblesse des investissements en matière d’aménagement du territoire.

18La plupart des territoires P.T.C. correspondent à un territoire PRONAT3. Cette superposition des limites territoriales (mais aussi, comme nous le soulignerons par la suite, d’une partie des institutions de gouvernance), répond avant tout à une préoccupation pragmatique et logistique visant à éviter la multiplication de territoires de développement et le brouillage de la compréhension du dispositif par les usagers4.

19L’importance de la pauvreté est un des principaux éléments pris en compte pour configurer les territoires P.T.C. Les territoires PRONAT sélectionnés pour intégrer le programme P.T.C. sont ceux dont l’indice de développement humain municipal (I.D.H.M.) est le plus bas et où la densité des bénéficiaires du principal programme d’aide sociale (le plan bourse famille) est la plus élevée.

Les institutions de gouvernance en jeu et leur évolution

20La production de ces politiques a donné lieu à la création d’organisations de gouvernance aux trois niveaux du pouvoir de la fédération : l’Union, l’État fédéré et le Municipe (la commune). Ces diverses institutions relèvent de deux logiques, l’une est participative, l’autre administrative. Les institutions relevant de la gouvernance participative s’inscrivent dans un ensemble d’organisations fédératives à vocation consultative, composées d’acteurs publics et de la société civile.

21Au niveau fédéral, l’instance de gouvernance est le CONDRAF (Conseil national de développement rural durable). Il s’agit d’une organisation paritaire de 38 membres (18 représentants de différents ministères et 18 représentants de la société civile). Sa compétence et sa composition ont évolué en fonction de la création des politiques publiques successives. Limitée à la gouvernance du PRONAF à sa création en 1996, sa compétence s’est progressivement étendue à l’ensemble des instruments politiques mis en place par sa tutelle : le ministère du Développement agraire5. Au niveau des états fédérés, le conseil de développement rural durable de l’État (CEDRS) est une instance paritaire qui a connu la même évolution que le Condraf dont elle constitue une unité décentralisée.

22Mais c’est au niveau local que les changements institutionnels ont été les plus marqués. Avec le PRONAF, ont été institués les C.M.D.R. (Conseils municipaux de développement rural) en 1996, rebaptisés, trois ans plus tard, C.M.D.R.S., par adjonction de l’adjectif « durable ». L’instauration des C.M.D.R. peut être considérée comme une innovation institutionnelle historique dans le sens où elle a permis, pour la première fois, une participation effective des acteurs de l’agriculture familiale à la discussion des affaires municipales. Le C.M.D.R., à son origine, était chargé de donner son avis sur l’attribution des dossiers PRONAF et sur les projets à engager au titre du développement de l’espace municipal, sur la base d’un plan municipal de développement rural durable (P.M.D.R.S.).

23La mise en place du PRONAT et des territoires de développement supra-municipaux a créé une nouvelle institution : le Collège territorial (Codeter). Les C.M.D.R.S. deviennent des membres de ce collège, au même titre que des acteurs de la société civile et des représentants de l’État. Avec l’avènement du P.T.C., le collège territorial continue de servir d’institution de gouvernance territoriale, mais sa composition est modifiée (cf. infra).

24L’organisation fédérative participative est doublée d’une organisation administrative également fédérative. Au Condraf correspondent les divers secrétariats du ministère du développement agraire en charge respectivement de l’appui à l’agriculture familiale (S.A.F.), au développement territorial (S.D.T.) et de la réforme agraire (S.R.A.). Au niveau de l’état fédéré, existe une délégation du MDA (D.F.D.A.), structure déconcentrée du ministère fédéral. Ces instances sont en correspondance avec les secrétariats municipaux de l’agriculture pour la mise en œuvre des actions.

Les questions posées par la mise en œuvre des politiques territoriales en matière de lutte contre la pauvreté

Le cadre analytique

25Le point de vue privilégié et adopté ici afin de décrypter l’expérience brésilienne s’inscrit dans le courant de l’institutionnalisme faisant référence au « vieil institutionnalisme » américain, enrichi des apports récents de la sociologie, de l’économie et des sciences politiques.

26Il convient d’abord de rappeler ce que l’on entend par institution. Une institution est un ensemble de règles — coutumières, morales, culturelles, mais aussi formelles ou informelles, explicites ou implicites — partagées par un collectif d’individus (Commons 1931). Ce corpus de règles partagées permet un contrôle, une libération voire une extension, du domaine de l’action individuelle (Commons, op. cit.). Le contrôle collectif sur les actions individuelles prend donc un aspect contraignant qui se manifeste par un ensemble de prescriptions qui s’imposent à l’individu (coutumes, habitudes). Les règles se prolongent elles-mêmes par un jeu de sanctions — récompenses ramenant toujours l’individu à se conformer à l’action collective. Ces règles canalisent en retour des intérêts individuels afin de participer à des constructions sociales.

27Sa qualité d’« Integrated systems of rules that structure social interactions » (Hodgson 2006, 2015) confère un intérêt heuristique particulier à l’institution. En effet, son étude permet non seulement de décrypter les comportements humains, mais surtout d‘analyser les processus de coordination entre individus et actions collectives (Hodgson 2006 ; Ostrom 1990). Une caractéristique remarquable de l’institution est d’être tout à la fois un facteur de stabilité et de changement. Le corps de règle partagé crée de la régularité, rend le futur prévisible et l’action planifiable. Il contribue à réduire le risque et réguler l’interrelation entre les individus (conflits, solidarité, échanges, etc.).

28Bref, l’institution organise la vie en société. Mais, l’institution est capable d’évolution pour s’adapter ou se conformer aux variations profondes du contexte à tel point que le changement en devient un caractère intrinsèque. Si l’aspect intrinsèquement dynamique de l’institution permet de comprendre les transformations des sociétés au cours du temps, la complexité des interactions qu’elle mobilise (en interne comme en externe), tend à limiter la portée heuristique de ces représentations. Une telle restriction conduit alors à orienter la réflexion plutôt vers les rythmes de changement que vers l’enchaînement des causes qui le produise. Le changement institutionnel, le plus souvent incrémental, peut aussi être soudain, notamment quand il est généré par des décisions publiques, liées ou non à des revendications sociales (North, 1990), alors même que le changement soudain peut lui-même être le résultat d’une transformation lente et imperceptible des règles sociales. À l’inverse, face à une volonté (politique par exemple) de changement, les institutions peuvent exprimer un certain nombre de freins, de forces d’inertie, qui s’opposent à toute transformation de règles, d’habitudes ou de coutumes. La réaction des institutions face au changement les amène parfois à des situations de fermeture, de repli, voire de blocage (lock in ; North, 1990). Le changement institutionnel décrit dans tous les cas des liens étroits entre le passé et le présent (path dependency) visant à conserver des choix initiaux pour tirer tous les bénéfices (increasing returns) ou, en d’autres termes, d’éviter les coûts afférents à un choix alternatif (Pierson 2000).

Le territoire, un ensemble cohérent d’institutions

29Le raisonnement en termes de changement institutionnel s’applique au territoire dès lors que celui-ci est considéré comme un construit social agrégeant, dans son fonctionnement, un ensemble d’institutions qui vont le typer et le caractériser (Bonnal et al. 2013). Placer méthodologiquement l’institution au cœur d’une représentation des territoires, signifie notamment que ce dernier devient l’expression d’un ensemble cohérent d’institutions qui se localisent sur un espace géographique déterminé. Dans ces conditions, le changement institutionnel devient le moteur de la dynamique territoriale.

30Les politiques publiques se situent souvent à l’origine de la modification de règles qui conduisent à la transformation des institutions, et ces transformations impactent à leur tour les modes de représentation des territoires. Or, les groupes sociaux visés par ces politiques évoluent dans des espaces institutionnels particuliers, qui ne coïncident pas forcément avec la représentation administrative du territoire. Il apparaît ainsi une disjonction possible entre les cibles sociales désignées par les pouvoirs publics dans les interventions politiques, et leur localisation au regard des découpages administratifs et/ou d’action publique (territoires de projet). En outre, les groupes sociaux visés par les politiques publiques incluent eux-mêmes un ensemble d’institutions indépendantes de l’administration, mais dont certaines règles peuvent être affectées par l’intervention politique. Ainsi, en modifiant un certain nombre de règles qui fondent ces institutions, les politiques publiques agissent sur leur fonctionnement, et par un jeu d’ajustements mutuels, vont à leur tour transformer le territoire généré par ces institutions.

31Le caractère contingent de ces transformations peut alors conduire à un écart plus ou moins important entre la représentation politique du territoire (celui visé a priori par l’action publique) et sa construction institutionnelle. Un tel écart induit généralement des réajustements, tant dans le fonctionnement des institutions concernées que dans les politiques publiques elles-mêmes. Institutionnellement, il apparaît ainsi deux types de territoire associés à l’action publique, le territoire administratif et d’intervention publique (institutions publiques) et le territoire effectif qui rassemble les institutions concernées par les groupes sociaux visés. Il s’instaure alors un décalage plus ou moins important entre les diverses représentations du territoire, décalage qui conduit à une adaptation à la fois du contenu des politiques publiques et des institutions impliquées.

32De fait, les politiques dont il est question ici mobilisent des territoires aux légitimités et aux fonctions distinctes. Dans tous les cas, l’action publique se prolonge par une transformation (plus ou moins profonde) du contexte institutionnel, qui va impacter les représentations du territoire. Les conflits ou les synergies (intra et inter) institutionnels peuvent alors déboucher sur une déconnection ou, au contraire, sur une légitimation entre les diverses représentations du territoire, et constituer autant de freins ou de facilitateurs pour accompagner les changements désirés par les pouvoirs publics. L’approche institutionnelle éclaire ainsi les décalages observés entre la représentation administrative des territoires et la manière dont les institutions tendent à les reconstruire localement. Cette dynamique institutionnelle apporte ainsi une réponse méthodologique à la question de la « nécessité de recouvrement » des espaces d’action, évoquée dans l’introduction, et développée dans la suite de ce travail.

La pertinence d’un ciblage territorial face à la succession des politiques publiques au Brésil : les ajustements institutionnels

33Le premier territoire impliqué est l’espace municipal. C’est le territoire du PRONAF. Il jouit d’une indéniable légitimité juridique puisqu’il est inscrit dans la constitution de 1988 et qu’il correspond à l’expression de la démocratie électorale et de la responsabilité de l’un des trois pouvoirs de la fédération. Par contre, il fait l’objet d’une contestation politique, sociale et technique dans les régions où le pouvoir municipal a été séquestré durablement par une élite agraire qui a su se reproduire sur une longue période, grâce notamment à des pratiques clientélistes6. Ce type d’organisation, très fréquente au Nordeste et en Amazonie se retrouve néanmoins sur l’ensemble du territoire national. Dans les cas de pratiques clientélistes les plus avérées, il est fréquent que les responsables municipaux utilisent les politiques publiques comme des ressources servant de monnaie d’échange dans la relation de clientèle établie avec les électeurs.

34Le second territoire est l’espace supra-municipal mobilisé à la fois par le PRONAT et par le P.T.C. Sa légitimité est réduite, notamment dans le cas des territoires PRONAT, puisqu’il n’est reconnu et instrumentalisé que par le seul M.D.A., ministère situé par ailleurs dans un cercle à la périphérie de la structure de pouvoir central. La légitimité du territoire P.T.C. est sans doute plus importante puisque le dispositif agrège un grand nombre de ministères, parmi lesquels figurent les ministères du « premier cercle » du pouvoir fédéral (maison civile, économie, budget, mines et énergie, agriculture, etc.). Mais, cette légitimité est conditionnée à la durée de l’intervention de chaque ministère, intervention censée se terminer avec l’achèvement du programme d’investissement.

35De façon générale, les territoires PRONAT et P.T.C., bien que se rapportant au même espace géographique, se distinguent de par leurs fonctions : territoire de projets basés sur le rapprochement des acteurs socio-territoriaux et la construction d’une représentation partagée du territoire, pour les premiers ; territoire administré, basé sur la réception d’infrastructures et de services publics pour les seconds. La disjonction des fonctions induit des mécanismes de régulation spécifique, aux enjeux économiques très inégaux. Des ajustements locaux deviennent donc nécessaires afin d’adapter l’intervention des deux programmes politiques sur un espace commun. Ainsi, en s’affirmant sur le terrain, une action publique amène les municipes composant un territoire d’action à entrer en compétition les uns avec les autres. En effet, la construction à un niveau fédéral du territoire PRONAT n’a pas permis d’intégrer tous les arguments émanant des organisations locales, notamment celles qui représentent la société civile.

36Les différences de vues, les conflits, les rapports de force en présence ne génèrent pas suffisamment de cohérence institutionnelle pour fixer les frontières d’un territoire. Des asymétries évidentes apparaissant entre les municipes, qu’elles soient d’ordre social, démographique, historique ou économique. L’ajustement des frontières spatiales par des commissions réunies au niveau de l’État, a relevé d’un processus de bricolage et d’hybridation, soit pour adapter cette territorialisation à un zonage préexistant (cas de Santa Catarina), soit pour généraliser le processus de territorialisation à l’ensemble du territoire de l’État fédéré. Dans ce dernier cas, la construction de l’espace d’intervention liée à l’action publique a pris la forme d’une partition du territoire administratif de l’État. C’est notamment le cas des États du Ceará et de la Bahia. Ces ajustements trouvent également leur motivation dans les calculs politiques qui s’instaurent dans les relations entre l‘État fédéré et l’Union (Delgado et Grisa 2013, p. 243- 244). La délimitation des espaces géographiques du P.T.C. a parfois altéré la configuration initiale des périmètres du PRONAT, sur laquelle le Programme Territoire de la Citoyenneté s’était pourtant appuyé. La remise en cause de la configuration spatiale de référence s’est alors opérée sur la base de considérations opérationnelles et politiques, jugées prioritaires par rapport aux critères de cohérence institutionnelle. Les ajustements s’inscrivent dans une trame historique qui formate les représentations, les comportements et les stratégies d’acteurs et révèlent l’existence des relations institutionnelles préexistantes, impulsées par des jeux politiques affectant le niveau local, en lien avec les prérogatives de l’État et de l’Union fédérale.

37Mais au-delà de ces considérations à caractère général, selon Delgado et Grisa, l’idée de créer un territoire de projet semble avoir été généralement bien acceptée par les acteurs locaux (Delgado et Grisa, 2013). Cependant, le processus de légitimation a posteriori des territoires définis par le M.D.A., s’est heurté à des obstacles souvent difficiles à franchir. Dans certains espaces ainsi délimités, les acteurs locaux ont regretté la modification des frontières des territoires d’action syndicale, qui avaient pourtant servi de repère pour définir les territoires PRONAT (Territoire de la Borborema-PB). Dans d’autres espaces, certaines organisations ne se sont pas reconnues dans les territoires créés par les programmes (Territoire Sudeste Paraense-PA). Enfin, des acteurs locaux influents ont parfois rejeté le principe de construction de ces nouveaux territoires et ont continué à se comporter en référence à une territorialité préexistante (Territoire Centro Oeste Contestado-SC.).

38Au regard de ces diverses représentations du territoire, de nombreuses institutions semblent prises dans une course à l’adaptation des règles qui les définissent. Ainsi, la composition d’une même structure de gouvernance (le Collège) varie selon le type de programme (PRONAT et P.T.C.), et ces changements influencent grandement les rapports de force et les alliances. Dans le cas du PRONAT, où la société civile rassemble les 2/3 des sièges du CODETER, le rapport de force et les alliances s’expriment essentiellement entre les acteurs privés et associatifs, parfois en défiance des représentants de l’État. Dans le cas du P.T.C., où le collège est paritaire, les alliances se nouent en principe entre les organisations de la société civile, l’administration publique et les organes de l’exécutif, tout en sachant que les véritables négociations ont lieu, au niveau fédéral, entre les agences nationales et les ministères concernés. Le P.T.C. jouit d’une plus forte légitimité et d’une plus grande crédibilité institutionnelle que le PRONAT ; il suscite donc plus d’intérêt de la part des organisations publiques et privées. Les municipes appartenant à un P.T.C. bénéficient d’une reconnaissance souvent inédite (Delgado et Grisa 2013, p. 259). Les projets implantés dans des espaces particuliers, que ce soit dans le cadre du PRONAT ou du P.T.C., mettent en évidence l’existence d’une forte asymétrie entre les municipes composant les territoires. Il n’est pas rare que les infrastructures financées se concentrent dans un nombre très réduit de municipes. Ces tendances (plus forte crédibilité du P.T.C. vis-à-vis du PRONAT et domination de certains municipes) peuvent être interprétées de deux manières. Il existe d’une part une relation incontestable entre ces asymétries et le volume des transferts financiers publics significativement plus élevés dans le cas du P.T.C. que du PRONAT. D’autre part, ces asymétries constituent la partie visible d’un clientéliste politique qui perdure dans certains territoires et la manifestation d’une forte compétition entre les municipes.

39Le système de représentation et de gouvernance (organisations/institutions) des deux programmes, se limite aux seuls agriculteurs familiaux organisés. Dans les faits, il s’agit le plus souvent de la catégorie des petits propriétaires qui disposent déjà d’un certain pouvoir économique, social et politique. Les non-agriculteurs et les agriculteurs non organisés (ce qui représente le cas le plus fréquent pour les familles en situation de pauvreté) sont privés de représentation. De ce fait, les instances de gouvernance territoriale constituent des enceintes de renforcement des institutions établies d’agriculteurs familiaux, aux situations socio-économiques proches et aux intérêts économiques souvent convergents. Des alliances peuvent être nouées entre des catégories d’agriculteurs et les pouvoirs publics régionaux (État) pour promouvoir certains projets

40À l’issue de cette présentation, se pose la question de la cohérence institutionnelle des territoires PRONAT et, dans une moindre mesure, des territoires P.T.C. Trois niveaux d’analyse peuvent être distingués à ce stade : la cohérence du dispositif avec les objectifs généraux des programmes, le processus d’adaptation des règles au niveau des territoires et la coordination interinstitutionnelle.

41Pour le législateur du M.D.A., un des objectifs implicites du processus de territorialisation a été de réduire le pouvoir municipal dans son rôle d’intermédiaire des fonds publics, de manière à réduire les pratiques clientélistes. Cette stratégie, propre au M.D.A., a été en partie invalidée par le statut inaliénable du municipe, dans le cadre du pouvoir exécutif local comme dans celui de la structure constitutionnelle de la fédération. Ce statut confère au municipe (au même titre que l’État et les agences publiques), la légitimité institutionnelle de récipiendaire et de gestionnaire de fonds publics, ce que ne possèdent pas les territoires PRONAT et P.T.C. Cette prérogative replace le municipe dans le jeu territorial, dans lequel il représente l’entité qui reçoit et distribue les ressources publiques. Il peut ainsi user de son pouvoir de négociation et d’intermédiation politique pour chercher à faire financer une partie des infrastructures municipales par les programmes territoriaux.

42Les deux programmes de développement territorial ne génèrent pas les mêmes réactions de la part des pouvoirs municipaux. Le PRONAT est souvent ressenti comme une tentative de l’Union pour réduire le pouvoir municipal, puisqu’une de ses prérogatives consiste à territorialiser des ressources et des projets dont le municipe était auparavant le destinataire exclusif. Le P.T.C., au contraire, semble bien apprécié par les élus municipaux dans le sens où il conférerait une certaine notoriété et légitimité politique aux municipes qui peuvent ainsi faciliter l’entrée de capitaux au-delà des transferts publics prévus dans le cadre du programme.

43L’adaptation des règles des deux programmes au niveau des territoires est rendue presque obligatoire du fait de la grande diversité des territoires, tant du point de vue de leur taille, que de leur démographie, ou de leurs réseaux de communication. Les divers acteurs institutionnels, sur la base de ces caractéristiques spatiales, adaptent le cadre normatif de leur participation : par le nombre de représentants et la composition du collège, par les règles d’accès au droit de vote, par le rythme des réunions, par le lieu des réunions ou encore par le fonctionnement des organisations de gouvernance.

44En matière de coordination inter-scalaire entre les trois entités fédérales (Union, État et Municipe) trois points méritent d’être relevés. Le premier est qu’au niveau fédéré, il n’est pas rare que les États (souvent dirigés par des gouverneurs affiliés à l’opposition politique vis-à-vis du pouvoir fédéral), adoptent une attitude non coopérative et cherchent à freiner, voire à bloquer la création de territoires PRONAT. Le second point est l’existence de règles apparemment incompatibles dans la construction institutionnelle du PRONAT. Ainsi, une loi fédérale interdit le prêt et le financement de projets présentés par des municipalités ayant une dette financière envers l’Union, ce qui est la réalité d’une grande partie des municipes des régions les plus pauvres. Le troisième point porte sur l’existence de fortes asymétries dans les relations institutionnelles entre le territoire, le M.D.A. et l’État fédéral. Cette asymétrie est matérialisée notamment par l’existence de la non prise en compte par le M.D.A. de programmes d’action élaborés par les territoires (Delgado et Grisa 2013, p. 258). Par ailleurs, les procédures d’instruction des dossiers sont le plus souvent longues et parfois infructueuses en raison du décalage entre les institutions régissant le fonctionnement de l’État central et celles mises en place au niveau des territoires. Nombre de projets sont abandonnés. Certains acteurs locaux recourent alors à la voie politique en cherchant à faire financer les projets écartés par les dotations parlementaires des députés représentant leur territoire, stimulant et légitimant en cela le clientélisme politique que cherchaient à réduire les deux programmes de développement territorial.

Conclusion

45L’approche institutionnelle retenue dans le cadre de ce travail se fonde sur la relation qui s’instaure entre l’institution, l’organisation et le territoire. Loin d’être strictement causale, cette relation permet de construire une dynamique territoriale en relation avec l’action publique.

46En se basant sur l’expérience brésilienne en matière de développement rural territorial, quatre thèmes d’analyse sont évoqués ici : (i) la légitimation des règles au niveau territorial et la cohérence institutionnelle entre les différents niveaux de gouvernance, (ii) la cohérence entre les objectifs des organisations composant le collège et celle du projet de territoire, (iii) l’importance des dépendances de sentier, (iv) le traitement de la pauvreté rurale et son lien avec la configuration des organisations.

47Concernant le premier point, il convient de souligner le caractère contingent du processus de légitimation des règles (institutions) définies au niveau fédéral, qui régit la délimitation et le fonctionnement des territoires de développement rural. Cette contingence est perceptible par la modification des frontières territoriales sous l’autorité de l’État fédéré, ou par la modification des règles de fonctionnement du collège (entités ayant le droit de vote). Ainsi, les acteurs institutionnels, tels que les États fédérés ou les municipes, ou même les organisations qui composent le collège, peuvent intervenir de façon substantielle, pour donner une inflexion aux règles et dévier en quelque sorte la finalité du territoire. Mais, en retour, les plans de développement territoriaux et les projets élaborés par le territoire ne sont pas toujours conformes avec les règles des organismes de l’Union chargés de les instruire, non-conformité sanctionnée par un rejet. La règle de non attribution de financements publics aux municipes endettés limite la perspective de financements de projets pour les nombreux territoires situés dans les zones les plus pauvres. Ces discordances montrent que la cohérence institutionnelle entre les différents niveaux de gouvernance n’est pas toujours assurée.

48Les objectifs des organisations de la société civile et des organismes publics au sein du collège territorial divergent parfois quant aux projets à élaborer et à la localisation des infrastructures financées. Les autorités municipales, notamment, arrivent parfois à tirer leurs épingles du jeu et à obtenir une concentration de projets sur leur propre territoire. Ce jeu concurrentiel reflète la disjonction des intérêts des membres de ces organisations. Dans certains cas, ces divergences assèchent la production de projets territoriaux et paralysent le territoire, comme c’est le cas dans le territoire Centro Oeste Contestado dans l’État de Santa Catarina.

49Les dépendances de sentier institutionnelles s’avèrent contraignantes dans beaucoup de territoires et s’expriment de différentes manières. L’une d’elles est l’inscription de la réflexion du développement territorial dans le prolongement du projet PRONAF-infrastructures et de focaliser les projets territoriaux dans une problématique agricole, au détriment des autres domaines d’activité (services, industries). Une autre dépendance de sentier tient au rôle central des municipes qui restent les opérateurs financiers du processus de développement territorial et qui peuvent in fine peser dans l’orientation des projets territoriaux. Une autre manifestation de ces dépendances de sentier est la permanence d’un certain clientélisme politique permettant de trouver des solutions de financements pour mettre en place des projets qui n’ont pu passer le filtre de l’évaluation ministérielle.

50La pauvreté rurale est abordée par le PRONAT et le P.T.C., certes, mais sans que soient remis en cause les facteurs structurels liés à son émergence et à sa permanence, qui, de l’avis de beaucoup d’observateurs, sont d’abord liés à la limitation de l’accès aux ressources foncières et à l’eau à usages domestiques et productifs. Faut-il voir un lien entre cette non prise en compte des facteurs fonciers et hydriques avec le fait que les pauvres ne sont pas représentés dans le collège et que la pauvreté n’est prise en compte que par la conception que s’en font les non-pauvres ? Faut-il voir un lien entre la non prise en compte de la problématique foncière avec le fait que les agriculteurs familiaux, principaux bénéficiaires du PRONAT, sont en général propriétaires de leur foncier ?