URL originale : https://books.openedition.org/pulm/21747

Politiques territoriales, territorialités habitantes et dynamiques rurales. Regard croisé sur l’Altiplano bolivien et le Cerrado brésilien
p. 99-121
Texte intégral
Introduction
1Depuis la fin des années 1990, l’Amérique Latine connaît un processus d’insertion croissante de l’agriculture dans les échanges mondiaux. Simultanément, et surtout depuis les années 2000, on assiste à un regain d’intérêt et d’appui pour la protection des espaces naturels et des populations qui y habitent, ainsi que pour le rôle joué par les petites agricultures familiales en termes de sécurité alimentaire (Bosc et al., 2015), alors même que les territoires ruraux latino-américains connaissent un processus d'exode rural depuis plusieurs décennies (Gravel, 2009). Ces processus simultanés posent la question de l'inclusion ou l'exclusion de l’agriculture familiale dans les dynamiques de développement rural et du rôle joué par les politiques publiques dans l’accompagnement de ces processus (Brondizio, 2008 ; Eloy et al., 2012). En effet, l’expansion récente des filières agro-exportatrices en Amérique Latine façonne des paysages très productifs, dominés par les monocultures, mais fait également émerger des interstices, ou « territoires de marges » ou les petites agricultures familiales sont souvent confinées (Eloy et al., 2016 ; Oliveira and Hecht, 2016). Un territoire de marge est souvent assimilé au terme de « périphérie », puisqu'il se définit négativement par rapport au centre, et qu'il est marqué par l’absence d’autonomie en matière décisionnelle (Bailly et al., 1983). Mais il s'agit d'une périphérie particulière, à une plus grande distance réelle ou perçue de centres régionaux (Prost, 2004), et qui recouvre à la fois une position géographique et un état social (Bailly et al., 1983). Qu'il s'agisse d'un espace de transition, d'interface ou de rupture, la marge est excentrique à l'organisation territoriale (Prost, 2004), et est marquée par des revendications identitaires fortes (de Ruffray, 2000) et des capacités d'innovation (Antheaume and Giraut, 2002). L'intérêt de ces espaces réside dans le fait que les marges sont révélatrices de la complexité, des dynamiques, des contradictions, et des contestations d'un système territorial, mais aussi dans l'opportunité de « questionner les principes spatiaux régissant la territorialité moderne » (Giraut, 2009 :8).
2Le secteur rural et agricole est depuis longtemps la cible de politiques publiques fortes en Amérique Latine, soit à caractère sectoriel visant la modernisation et l’intensification des systèmes productifs avec un appui fort de certaines filières surtout exportatrices, soit à caractère sélectif via la catégorisation des populations d’agriculteurs, cibles de telle ou telle politique (Sabourin et al., 2014). Parallèlement, et notamment depuis les années 1990, les politiques publiques de développement rural en Amérique Latine, comme ailleurs, tendent à se « territorialiser ». Cette territorialisation des politiques publiques, analysée par de nombreux politologues et géographes sous des angles très divers, recouvre cependant de multiples acceptations. Dans un contexte de décentralisation et de transfert des compétences, la notion de territorialisation des politiques publiques peut renvoyer à un phénomène de « relocalisation des politiques publiques » (Muller, 2008 : 102) dans le sens où « le territoire, plus que l’appareil d’État, constitue désormais le lieu de définition des problèmes publics » (Duran et Thoenig, 1996 : 582). Cette acception renvoie donc à la montée en puissance de l’échelle du local et à la valorisation de la « proximité » dans ses articulations au global, ainsi qu’à la prise en compte d’une multiplicité d’acteurs territoriaux ; en d’autres termes, la conception des politiques publiques s’inscrit dans une trame socio-territoriale qui a ses propres spécificités, acteurs et enjeux. Le territoire devient ainsi « constitutif du politique » (Duran, Thoenig, op. cit. : 583).
3Une autre acception de la notion, non exclusive de la précédente, — celle à laquelle nous nous référerons ici — fait référence au territoire comme lieu d’intervention. Le territoire devient une cible et une catégorie à part entière de l’intervention publique, pouvant d’ailleurs se superposer à des politiques de type sectoriel (secteur cible) ou social (population cible). Dans cette acception, les politiques publiques territorialisées supposent donc une différenciation des modalités et des formes de l’intervention publique selon les potentialités supposées des territoires et leurs ressources activables (Gumuchian et Pecqueur, 2007). Le processus pouvant se traduire par une logique de circonscription et de spécialisation fonctionnelle d’un espace délimité (environnementale, touristique, agricole, industrielle, etc.). Cette logique peut alors s’accompagner d’une action « territorialisante » (Douillet, 2003) au sens où les politiques publiques créent et institutionnalisent de nouveaux périmètres d’action supposant un zonage de l’espace (création d’espaces protégés par exemple). Dans une logique plus bottom up, les politiques publiques tendent à inciter la création et l’institutionnalisation de nouveaux territoires dont la mise en œuvre passe par la mobilisation et le regroupement des acteurs locaux, producteurs de territoires de projets.
4Si la territorialisation des politiques publiques suppose un lien fort et étroit avec le territoire et les acteurs locaux, il n’est pas pour autant évident qu’elles s’articulent et coïncident avec les pratiques de l’espace des populations elles-mêmes, ce que nous appellerons ici les « territorialités habitantes » (Lafarge, 2012). Renvoyant à la géographie sociale, celles-ci font référence aux pratiques de l’espace dans le temps du quotidien des populations (Di Meo, 1998) et sont conçues ici comme la manière dont les populations résident, produisent, valorisent leurs ressources, s’organisent ou encore se déplacent. Si dans le champ de la géographie rurale latino-américaine, la question des territorialités habitantes et des mobilités a fait l’objet de plusieurs travaux (Reboratti, 2006 ; Baby Collin et al., 2007 ; Prunier, 2013 ; Vassas Toral, 2015), son interaction avec les politiques territorialisées reste cependant relativement peu explorée (Albaladejo, 2003 ; Arnault de Sartre et Sebille, 2008 ; Bathfield et al., 2015).
5Ainsi, en partant d'une analyse des territorialités des agriculteurs familiaux, et en ciblant notamment les pratiques productives, les systèmes de mobilité et les logiques de multi-localisation (Cortes, 1998 ; Fréguin Gresh et al., 2015), nous proposons de nous intéresser aux effets de disjonctions entre les processus de territorialisation des politiques publiques et les territorialités habitantes. L’objectif est de porter un regard croisé sur l’Altiplano bolivien et le Cerrado brésilien, en confrontant deux contextes très distincts de l’expansion de filières agro-exportatrices qui, bien que représentant des volumes de production incomparables, sont fortement insérées dans le marché mondial ; le premier cas concerne le quinoa, culture exclusivement portée par la petite agriculture familiale, et le second concerne le soja majoritairement porté par l’agriculture entrepreneuriale à grande échelle.
6Au-delà des différences en termes géographiques, économiques et culturelles entre ces deux régions d’études, et de la place différenciée des agricultures familiales dans les deux filières étudiées, nous proposons de montrer que les effets de disjonctions entre politiques territoriales et logiques locales d’usage des ressources prennent des formes similaires. Cet effet de disjonction tient au fait que, dans les deux cas, les politiques territoriales mises en place dans ces espaces sont pensées en termes d'appui à l'intensification et/ou la spécialisation agricole, mais aussi en termes de fixité (zonage), alors même que les pratiques habitantes, les logiques économiques et les modes d’usage de l’espace des agriculteurs familiaux sont caractérisés par la mobilité, la multi-localité des systèmes d’activités, la fluidité des limites territoriales, mais aussi par la complémentarité spatiotemporelle entre pratiques intensives et extensives, ou encore entre production commerciale et vivrière.
7Dans un premier temps, nous expliciterons les spécificités des deux zones d’étude et les éléments de méthodologie relatifs à des enquêtes de terrain menées en Bolivie et au Brésil, pour ensuite aborder le rôle des politiques territoriales en lien avec la transformation des systèmes productifs. Nous verrons enfin les effets de disjonctions de ces politiques avec les pratiques habitantes et les modes d’usages des ressources locales.
Zones d'étude et méthodologie d’enquête
8Les deux régions d’étude, en Bolivie comme au Brésil, ont en commun d’être en situation périphérique par rapport aux pôles centraux de développement historique de ces pays. Avec l’expansion des filières agro-exportatrices du quinoa et du soja, ces territoires des marges ont émergé aux devant de la scène des processus de globalisation, notamment au cours de la dernière décennie. Ils ont connu par là même de profondes transformations que des enquêtes de terrain menées auprès des familles d’agriculteurs — entretiens et récits de vie — permettent de mettre à jour.
Des régions de marges marquées par l'expansion de filières agro-exportatrices
9Originaire des Andes, le quinoa a une aire de production qui couvre la Colombie, l’Équateur, le Pérou, la Bolivie, le Chili et, dans une moindre mesure, la bordure ouest de l’Argentine. La Bolivie est cependant le principal pays producteur avec le Pérou (ce deuxième pays ayant évincé la Bolivie depuis 2014 comme premier pays exportateur mondial). Des centaines d’écotypes sont cultivés dans les Andes, mais l’essor du quinoa d’exportation sur l’Altiplano Sud bolivien concerne les écotypes à grains gros qui poussent entre 3 600 et 4 200 mètres d’altitude, à cheval sur les départements d’Oruro et de Potosi1. Dans cette région, où se concentre aujourd'hui toute la production d’exportation du pays, les populations indigènes d’origine quechua et aymara affrontent un milieu extrême par son altitude et son climat2. Ces hautes terres de minifundios sont marquées par un habitat très dispersé et une faible densité démographique (entre 0,2 et 2,6 habitants/km²), et sont restées à l’écart des grands axes de développement du pays, notamment de l’expansion de l’agro-industrie dans les basses terres autour de Santa Cruz. Les différents recensements du pays, sur la période 1950-2001, témoignent ainsi d’un processus d’exode rural et de déprise démographique dans cette région dans des proportions plus fortes que dans le reste du pays.
10C’est dans ce contexte que le quinoa des hauts plateaux des « marges andines », à partir de la fin des années 1980, est entré de plain-pied dans la mondialisation agricole. Alors même qu’ils vivent dans l’une des régions les plus déshéritées et les plus isolées de l’Amérique Latine, les producteurs de l’Altiplano Sud exportent leur production dans plus de trente pays dans le monde (Kerssen, 2015). La promotion du quinoa comme aliment de qualité, équilibré et riche en protéines, a impulsé une nouvelle demande des consommateurs européens, japonais ou nord-américains en quête d’aliments diététiques à haute valeur nutritive. La production traditionnelle limitée à l'autoconsommation et au marché régional a laissé la place à une production d'exportation à grande échelle sans commune mesure en termes de surfaces cultivées, de volumes de production et de revenus générés.
11La mise en place de la filière de quinoa certifiée « biologique » en 1991 a stimulé la demande du marché extrarégional, renforcé par le développement du commerce équitable à partir de 2005. La croissance des volumes de production a été rapide : à l’échelle de tout le pays, environ 15 000 tonnes par an dans les années 1980 à plus de 50 000 en 2012 (données FAO). Parallèlement, le volume d’exportation officiel est passé de 1400 tonnes en 1995 à plus de 25 000 tonnes en 2012. Les prix ont été multipliés par 7 entre 1970 et 2000 et par 3 sur la seule période 2002-2013, ce qui élève le prix d’achat du quinoa au producteur à plus de 2 500 USD la tonne à cette dernière date. Il convient de mentionner cependant une forte baisse des prix à la vente à partir de 2014 (moins de 1 000 USD la tonne), dû notamment à l’effet de concurrence de la production de quinoa du Pérou voisin3.
12Les savanes tropicales des plateaux centraux du Brésil (Cerrados) n'ont été colonisées par les Portugais qu'à partir du xviiie siècle, pour y explorer les ressources minières et y développer l'élevage extensif. Ce n'est qu'à partir des années 1950 que le pays organise l'occupation de ces espaces, par la construction d'infrastructures, et l'octroi de terres agricoles à des agriculteurs migrants, originaires du sud du pays. L'élevage et les plantations d'eucalyptus s'y développent. Depuis les années 1990, la plupart de la viande bovine et de céréales du pays est produite dans cette région. Mais, depuis la fin des années 1990, se développe une nouvelle dynamique de frontière agricole liée à l'expansion de la culture du soja, auparavant cultivé essentiellement dans le sud du pays. Les producteurs de soja sont arrivés, pour la plupart, du sud du Brésil (Rio Grande do Sul, Paraná, São Paulo). En 2013, le Brésil était le plus grand producteur de soja et de canne à sucre dans le monde, et près de 60 % de la production de soja provient du Cerrado en 2012-2013 (Terra-AFP, 2013) si bien que cette région est maintenant reconnue aux niveaux national et international comme le grenier du Brésil. En effet, durant les années 2000, l'agriculture et l'élevage ont apporté une contribution remarquable à la croissance et les exportations ont contribué à équilibrer sa balance commerciale et, dans le contexte économique de la mondialisation, aujourd'hui le soja revêt une importance géopolitique cruciale pour le Brésil (Oliveira, 2015). Cette réussite économique a cependant des conséquences environnementales graves. Au milieu des années 2000, le Cerrado a dépassé l'Amazonie en termes de taux de déforestation au Brésil (MMA, 2011).
13Aux côtés de grandes propriétés de plusieurs milliers d'hectares dédiées à la production agricole industrielle, le Cerrado est également occupé par des populations dont la subsistance s'appuie traditionnellement sur l'agriculture vivrière d'abattis-brûlis, l'élevage pastoral et de multiples formes d'extractivisme. Bien que ces populations vivent souvent dans le Cerrado depuis plusieurs générations, la plupart d'entre elles ne possèdent pas de titres fonciers sur les terres qu'elles occupent, et se trouvent le plus souvent confinées dans les aires protégées ou même les réserves forestières4 des grandes propriétés. La plupart des agriculteurs qui vivent à l'intérieur des aires protégées, ou qui dépendent de l'utilisation de leurs ressources, sont des descendants de migrants du nord-est ou du sud de l'état de Goiás arrivés dans ces régions reculées vers la fin du xixe ou début du xxe siècle pour échapper à l'esclavage et la sécheresse.
Des enquêtes de terrain ciblant les mutations des systèmes productifs et les territorialités habitantes
14Sur les deux terrains, nos travaux reposent essentiellement sur un travail d’enquêtes de type qualitatif, par entretiens et récits de vie, réalisé dans plusieurs communautés productrices de quinoa dans le cas de la Bolivie, et dans des localités des aires protégées situées aux marges des plantations de soja, dans le cas du Brésil.
15En Bolivie, les données mobilisées sont issues d’une enquête de terrain (Vassas Toral, 2015)5 dont l’objectif a été d’articuler les transformations des systèmes productifs liées à l’essor du quinoa avec les pratiques de mobilités spatiales des populations locales. Les enquêtes menées en 2007 et 2008, ayant nécessité une forte immersion sur le terrain, ont concerné cinq communautés rurales productrices de quinoa, dont deux situées dans la zone intersalar, l’une dans la zone ouest frontalière avec le Chili et les deux autres sur les franges est et sud du salar d’Uyuni (figure 2)6.
16Dans ces communautés, les enquêtes ont été menées auprès de 149 ménages et ont été fondées sur des méthodes biographiques (récits de vie) et l’observation participante. Ce dispositif a permis de reconstituer les trajectoires de 170 individus, via des entretiens approfondis, pour certains répétés. Les entretiens, visant à tracer les trajectoires résidentielle, professionnelle et circulatoire des individus mais aussi la trajectoire de l’exploitation agropastorale, ont été adressés au conjoint et/ou conjointe (ou père et mère) au sein du ménage. Pour certaines familles, la totalité des membres a été enquêtée (enfants et parents), y compris les membres en migration dans les villes boliviennes (Oruro, La Paz) ou au Chili.
Figure 1 — Localisation de la zone d’étude en Bolivie.

Source : Enquête de terrain, 2008-2009 (extrait de Vassas Toral, 2015)
17Au Brésil, nous avons entrepris le travail de terrain entre 2012 et 2015 dans trois sites de recherche, autour et dans trois Aires Protégées (AP) qui bordent la frontière agricole de l'État de Bahia ouest (Figure 2 et 3)7.
18La première aire protégée est la réserve de développement durable (RDS) Veredas do Acari, dans le nord de l'état de Minas Gerais. La RDS est une unité de conservation d'utilisation durable (c’est-à-dire ou les activités productives sont tolérées), gérée par l'Agence de l'environnement de l'État de Minas Gerais (IEF). La seconde AP est l'aire de protection environnementale (APA) Nascentes do Rio Vermelho, dans l'État de Goiás. Cette APA est gérée au niveau fédéral par l'Institut Chico Mendes de conservation de la biodiversité (ICMBio). Le dernier site de recherche est Station écologique Serra Geral do Tocantins (EESGT), dans la région Jalapão, à l'est de l'État de Tocantins. L'EESGT est une unité de conservation stricte, ou normalement les activités productives sont interdites. Elle est également gérée par l'ICMBio.
Figure 2 — Évolution de la production de soja dans le Cerrado brésilien.

Source : L Eloy
Figure 3 — Localisation de la zone d’étude au Brésil.

Source : L Eloy
19Nous avons combiné la mobilisation de données socio-économiques à l'échelle des ménages et l'interprétation d'images satellite pour étudier les systèmes agricoles locaux. Des enquêtes ont été utilisées pour estimer les sources de revenu de chaque unité domestique. Afin de comprendre les stratégies économiques des familles, nous avons également évalué la dispersion des résidences et les sources de revenu de tous les enfants du chef de ménage. Nous avons interviewé un total de 57 chefs de ménages (25, 20 et 12 respectivement dans les trois sites d'étude).
Rôle des politiques territoriales dans la transformation des systèmes productifs familiaux
20Dans les deux régions d’étude, les politiques territoriales de développement rural n’ont pas la même ancienneté, ni la même nature et se greffent de façon très différente aux changements survenus au cours de la dernière décennie. En Bolivie, l’insertion du quinoa dans le marché mondial n’a été appuyée que tardivement par les politiques gouvernementales, tandis que l’expansion du soja au Brésil a été dès le début fortement encadrée par l’État à la fois au plan foncier et environnemental.
Une dynamique endogène rattrapée par des politiques gouvernementales récentes et volontaristes
21Jusqu’à une période très récente, l’essor du quinoa d’exportation sur l’Altiplano sud s’est opéré en marge des politiques publiques gouvernementales, puisant son dynamisme rapide et inédit dans les formes d’organisation endogènes du territoire et les forces identitaires locales (Ofstehage, 2011). Si l’intervention d’organisations non gouvernementales et de la coopération internationale (danoise, belge, etc.) a accompagné l’expansion du quinoa d’exportation, nombre d’études soulignent la capacité d’innovation des populations locales, et notamment le rôle joué par les associations de producteurs dans le processus. C’est ainsi que dans les années 1970-1980, plusieurs communautés rurales forment un comité de défense du quinoa face au monopole des intermédiaires collecteurs de la graine8, vendant sur le marché régional ou exportant au Pérou. Le comité permit la création de la centrale des coopératives agricoles « Operación Tierra » (CECAOT) et de l’Association nationale des producteurs de quinoa (ANAPQUI), les deux principales organisations de producteurs dans le pays, exerçant une véritable influence socio-politique dans l’organisation de la filière (Ofstehage, op. cit.9).
22L’expansion du quinoa d’exportation sur l’Altiplano sud est un processus d’autant plus inédit que les populations ont toujours développé dans ces régions une agriculture familiale de subsistance, en partie destinée au marché régional (pommes de terre et quinoa) ainsi qu’une activité pastorale extensive (élevage de lamas et d’ovins). Ces systèmes productifs se basaient sur des modes de mise en valeur très adaptées, organisés autour de logiques de complémentarité, de dispersion des risques et de maintien de l’équilibre entre population et ressources10. Par ailleurs, l’organisation socio-spatiale des systèmes productifs traditionnels repose sur des normes d’usage et de gestion des ressources ancestraux combinant le niveau collectif (communautaire et familiale) et individuelle, ces niveaux étant complémentaires les uns des autres, mais n’excluant pas pour autant des tensions entre eux. Or celles-ci ont été largement renforcées par les bouleversements qu’a connus la région.
23L’essor de la production de quinoa d’exportation en effet s’est traduit en premier lieu par une réaffectation des usages du sol et des mutations foncières associées à la mécanisation progressive de la zone, l'arrivée des premiers tracteurs datant de la fin des années 1960 (Kerssen, 2015). Se substituant au travail agricole manuel jusque-là exclusif, le tracteur a été importé par des missionnaires religieux et des organisations non gouvernementales étrangères (notamment dans le sud du salar), acheté par des coopératives locales avec un financement national (plutôt dans la zone inter-salar), et ou plus rarement introduit par les producteurs ou les migrants au terme d’un processus d’accumulation. Le tracteur a ainsi profondément modifié les pratiques agricoles, en démultipliant la puissance de travail et réduisant le besoin de main-d'œuvre à l'hectare.
24En réalité, l’essor de la production relève beaucoup plus d’extensification de l’agriculture et d’une augmentation des surfaces cultivées que d’une logique d’intensification et d’une amélioration des rendements. Les cultures, principalement localisées jusqu’à une période encore récente sur les terres en usufruit familial des versants, se sont en effet déplacées vers les terres planes et mécanisables des terroirs communautaires de pâturage en usufruit collectif. À des rythmes variables selon les communautés, la hausse de la production de quinoa s’est traduite par la conversion agricole des terres, ayant entraîné le défrichement de la couverture végétale (thola) et la remise en cause de l’élevage (ovins et camélidés), souvent relégué aux espaces marginaux. Ainsi, le tracteur a été un moyen facile et rapide pour transformer des terres de pâturage en terres cultivables, des terres communautaires en terres d’usufruit privé.
25Dans un premier temps, les familles ont investi les terres de pâturage les plus fertiles. La deuxième étape a été un accaparement individuel massif des terres pastorales, sans distinction de leur exposition et de leurs aptitudes pour l’agriculture. Le changement d’usage des terres s’est alors opéré de manière chaotique, avec le passage d’une agriculture en mosaïque à une quasi monoculture de quinoa. Ces changements sont actuellement sources de tensions communautaires autour de l’individualisation des pratiques et de l’appropriation foncière dans un contexte de « course à la terre 11» (Vassas Toral, 2015).
26Dans ce contexte de transformation rapide a été mise en place, depuis le milieu des années 2000, une politique gouvernementale d’accompagnement et de renforcement de la filière du quinoa. Les objectifs sont divers : celui d’abord de protéger une niche de production et de maintenir une source de devise pour la région ; celui ensuite de fonder une stratégie de sécurisation alimentaire nationale autour d’un produit à forte valeur nutritionnelle ; celui, enfin, d’augmenter le volume de production face à la demande mondiale tout en maintenant la durabilité écologique et sociale de la région. Le rapport de 2009, élaboré par le ministère du Développement rural et foncier (MDRyT, 2009) avec l’appui du conseil national des commerçants et producteurs de quinoa (CONACOPROQ), expose le plan d’action nationale autour du quinoa. Il sera renforcé en vertu de la loi no 144 de juillet 2011 « Révolution productive communautaire agricole et pastorale » (Revolución Productiva Comunitaria Agropecuaria) définissant le quinoa comme produit stratégique et prioritaire pour le pays. Les actions programmées sont celles d’un appui technique et financier très soutenu de la filière, selon les principes de i) participation et de « transition d’un modèle néo-libéral de développement vers un autre qui inclue l’ensemble des acteurs ruraux (...). » ii) développement régional sur la base d’un « complexe productif » Altiplano centre-sud permettant de lutter contre la déprise rurale et de fixer les populations iii) priorité donnée à une politique de « sécurité et souveraineté alimentaire » fondée sur la haute valeur nutritionnelle du quinoa iv) l’internationalisation et la reconnaissance de savoirs ancestraux, tel que mis en avant par Evo Morales dans son discours à l’ONU lors de l’année internationale du quinoa en 2013.
27Le programme d’action prône ainsi l’expansion de la culture du quinoa destiné au marché national et international à l’échelle de tout l’Altiplano. L’INIAF (Institut national d’innovation agricole, pastoral et forestier) dessine le périmètre de l’avancée des cultures du quinoa vers l’ouest, bien au-delà des zones de production actuelle de l’Altiplano sud, centre et nord12. En d’autres termes, la conception de l’État du développement rural de l’Altiplano repose sur une politique de territorialisation de la filière quinoa fondée sur la spécialisation productive et l’extension des surfaces agricoles.
Des politiques agricoles, foncières et environnementales qui encadrent l'expansion du soja au Brésil
28Les Portugais ont d'abord exploité le Cerrado pour ses ressources minérales, en délogeant les populations amérindiennes et en apportant une main-d’œuvre esclave, puis ont progressivement installé leurs ranchs de bétail. L'occupation du Cerrado prend de l'ampleur dans les années 1940, sous le gouvernement Vargas, période de la « marche vers l'ouest ». Pendant cette période, le gouvernement organise des expéditions visant l'établissement de colonies agricoles (Shiki et al., 1997) et finance un programme d'infrastructures (routes, chemins de fer) qui culmine avec la construction de Brasilia, au centre du pays, en 1960 (Silva, 2000). Au milieu des années 1960, le gouvernement brésilien lance une série de programmes pour la modernisation agricole et de l'occupation de l'Amazonie et le Cerrado. Dans les années 1970, la partie centre-ouest du Brésil représentait déjà la plus grande zone de pâturages du pays (Rezende, 2002).
29Deux programmes fédéraux ont visé spécifiquement le Cerrado. Le POLOCENTRO a stimulé le crédit agricole et l'élevage et a principalement bénéficié à de grands et moyens producteurs (Coelho, 2011). Le PRODECER, d'autre part, a ciblé les petits exploitants et promu les coopératives. Ces programmes ont favorisé la culture de l'eucalyptus, des céréales, du café, de la canne à sucre, entre autres cultures.
30Les colons du sud étaient déjà impliqués dans la production du soja, ce qui a été déterminant dans l'introduction de cette culture dans le Cerrado (Sousa et Busch, 1998). Cependant, son essor n'a été possible que grâce à de nouvelles politiques de recherche et développement. La production de variétés de soja adaptées aux sols et au climat du Cerrado a exigé un effort massif de recherche, entrepris par un vaste réseau d'institutions privées et publiques, sous la direction de la Société brésilienne de recherche agricole — EMBRAPA (Pessôa et Bonnelli, 1997). L'adaptation du soja au Cerrado a si bien réussi que dans les années 1980, le rendement moyen était comparable à celui du sud. En 2001, la superficie cultivée dans la région Centro Oeste dépasse celle cultivée dans le sud (CONAB, 2013). Parallèlement, la culture de la canne pour l'éthanol s'est développée sur les terres de pâturage.
31Les mouvements sociaux et écologistes ont pris la défense de la Cerrado dès le Sommet de la Terre en 1992. Un premier programme national de conservation et d'utilisation durable du Cerrado (Programa Cerrado Sustentavel-PCS), financé par le Fonds pour l'environnement mondial et la Banque mondiale, a été lancé en 2005 (Sawyer et Souza Lobo, 2008). Cependant, ce n’est qu’en 2009 que le gouvernement brésilien inclut la lutte contre la déforestation dans le Cerrado comme élément de sa stratégie contre le changement climatique. Suite à la Conférence de Copenhague sur les changements climatiques (COP15), le Brésil a conçu un plan pour la prévention et le contrôle de la déforestation et des incendies dans le Cerrado (PP Cerrado).
32Mais le Brésil a historiquement concentré ses efforts de conservation sur l'Amazonie, comme le montre l'initiative du moratoire du soja. En vertu de ce pacte, signé en 2006, l'Association brésilienne de l'industrie de l'huile végétale (Abiove) et l'Association brésilienne des exportateurs de céréales (ANEC) ont promis de ne pas mettre sur le marché du soja issu de zones déboisées en Amazonie Légale (englobant les neuf États du bassin de l'Amazone). Ce moratoire a été un succès pour la réduction du rythme de déforestation en Amazonie (ABIOVE, 2013), mais en contrepartie, les grandes entreprises comme Cargill, Bunge, ADM et ont donc été obligées de déplacer leurs investissements vers le Cerrado.
33Ainsi, depuis les années 2000, la croissance de la production de soja se concentre dans le Cerrado (60 % de la production actuellement), et plus particulièrement dans la région connue sous le nom MAPITOBA (les parties méridionales de Maranhão, Tocantins et Piauí, et l'ouest de Bahia), reconnue comme le « Miracle du Cerrado » (Brannstrom et Brandão, 2012), où les hauts plateaux de la Serra Geral offrent des terres agricoles de choix Selon l'IBGE, l'État du Mato Grosso reste le chef de file national dans la production de soja à 20 800 544 tonnes produites en 2011, contre 3 512 568 tonnes dans l'État de Bahia. Cependant, dans les limites du biome Cerrado, l'augmentation de la production entre 2005 et 2011 est plus élevée dans la région MAPITOBA que l'État du Mato Grosso. Dans cette même période, les zones de soja récolté sont trois fois plus importantes dans la partie orientale que dans la partie occidentale, ce qui indique une production plus extensive dans la région MAPITOBA.
34Les producteurs de soja préfèrent les hautes terres plates, situées à des altitudes comprises entre 700 et 1 200 m, où la topographie et les conditions climatiques sont propices à l'agriculture mécanisée. Ils ont tendance à ignorer les fonds de vallée, aux terres humides et vallonnées (veredas), qui sont occupés par les paysans déplacés par l'expansion agricole (Ribeiro, 2010). Or jusqu'à l'arrivée de l'agriculture à grande échelle, les hauts plateaux étaient des communaux, utilisés comme parcours pour le bétail et pour l'extractivisme (fruits, fibres, fleurs). Lorsque ces terres ont été attribuées par le gouvernement aux colons, les communautés paysannes ont perdu leur droit d'usage sur ces espaces, et ont alors accru leur utilisation des milieux forestiers dans les fonds vallées. Mais à partir des années 1990, la législation environnementale a imposé un certain nombre de restrictions sur l'utilisation des ressources par ces populations, touchant la chasse, la pêche, les pratiques d'agriculture sur brûlis, l'extraction des ressources forestières, et la production de charbon et les mines d'or (Ribeiro, 2008). De plus, l'expansion des plantations industrielles d'eucalyptus, et plus tard de soja, a conduit à des impacts environnementaux majeurs tels que la déforestation, la perte de la biodiversité, l'érosion des sols et l'épuisement des ressources en eau (op. cit.). Le mouvement des « populations traditionnelles du Cerrado » a ainsi émergé dans ce contexte de conflits fonciers et dégradation de l'environnement (Nogueira, 2009).
35Concrètement, les politiques du gouvernement fédéral et des États pour la protection du Cerrado se sont appuyées sur deux stratégies principales : l'application stricte du Code forestier et l'expansion et la diversification des aires protégées. L'investissement en télédétection a permis de mieux contrôler la conservation des réserves légales mais aussi des Aires de protection permanentes, principalement le long des cours d'eau. Par ailleurs, les aires protégées ont été principalement délimitées sur les basses terres, dans les zones au relief accidentées, où les sols et la topographie ne sont pas adaptés à la mécanisation de l'agriculture. Les gestionnaires de ces aires protégées se sont concentrées sur l'interdiction de pratiques productives considérées comme prédatrices (chasse, pêche) mais surtout la lutte contre le feu (Eloy et al., 2016).
36Ces deux processus ont concouru à fragiliser les systèmes productifs des agriculteurs familiaux désormais confinés dans les vallées (« populations traditionnelles »). Ces systèmes agricoles reposent principalement sur l'agriculture d'abattis-brûlis, le pastoralisme et l'extractivisme. Ces activités dépendent de l'accès et de l'utilisation de la végétation en bordure de rivière, en particulier dans les zones humides appelées veredas, où les sols sont plus fertiles et humides, même pendant la longue saison sèche (juin à octobre). Le feu est un élément clé dans la gestion de ces activités : il permet de défricher les parcelles cultivées, et stimule la repousse des prairies naturelles et des fleurs pendant la saison sèche.
37Ainsi, l'interdiction du défrichement le long des rives (APP) et du feu agro-pastoral, qui sont d'autant plus stricts au sein des aires protégées, ont rendu illégales les activités productives traditionnelles, et ont contribué, indirectement, à légitimer l'expansion du soja (qui ne dépend ni du feu, ni de l'utilisation des berges de rivières). Dans ce contexte, la plupart des « populations traditionnelles » se sont vu privées de services techniques de conseil et d'innovation agricoles adaptés à leur réalité.
Des politiques territoriales en décalage avec des territorialités habitantes
38L'essor de la production de quinoa en Bolivie et du soja au Brésil est aujourd’hui encadré par des politiques territoriales fortes, qui assignent des fonctions aux espaces et organisent les filières. Si les effets de disjonction entre ces politiques et les territorialités habitantes s’expriment, on l’a vu, dans les usages productifs de l’espace (dégradation environnementale, perte de territoires, tensions foncières, etc.), les pratiques de mobilité des populations locales révèlent, dans les deux cas, des distorsions tout aussi importantes.
Des mobilités et une pluri-localisation réactivées par l’essor du quinoa
39L’Altiplano sud vit un certain paradoxe. Tandis que les politiques publiques de l’État misent sur l’expansion du quinoa au-delà des périmètres actuels de production, visant ainsi une spécialisation productive des territoires altiplaniques supposée favorable à la fixation des populations, la région de l’Altiplano sud n’a jamais cessé d’être un territoire de mobilité. L’essor du quinoa d’exportation a ceci de spécifique qu’il s’est greffé à des pratiques anciennes de mobilité aujourd’hui réactivées et renouvelées. Les activités économiques pratiquées au sein de la famille rurale de l’Altiplano sud, comme dans l’ensemble de la Bolivie andine, sont depuis longtemps diversifiées au-delà de l'agriculture, qu'il s'agisse d'artisanat, de commerce ou de salariat temporaire dans divers secteurs. La pluriactivité a toujours imposé cependant une mobilité spatiale à plus ou moins longue distance. Dès la période coloniale, le système d’activité des familles rurales de cette région combinait l’agriculture, le troc, le travail saisonnier masculin dans les mines (à Potosi et dans la cordillère orientale jusqu’au Chili).
40Suite à ces premières traditions de mobilité et de pluriactivité se déployant dans des espaces de proximité, se sont développées à partir des années 1950, mais surtout à partir des années 1970, des migrations de plus longue durée vers les villes (Oruro, Potosi, La Paz, Santa Cruz etc.). À cette attraction des centres urbains, s’est ajoutée dans les années 1980 une migration internationale, notamment en direction du Chili très proche et de l’Argentine, pays de destination migratoire traditionnel en Bolivie depuis les années 1960. Ainsi, la reconstitution des trajectoires individuelles pour l’ensemble des familles étudiées (446 événements de mobilité recensés entre 1934 et 2008) témoigne d’un vaste espace de mobilité qui dépasse les frontières nationales. Si la région de l’Altiplano Sud ne connaît plus de déprise démographique, ni de féminisation ou vieillissement des campagnes depuis les années 200013 (Vassas Toral, 2015 ; Kerssen, 2015), les mobilités spatiales des populations ne se sont pas pour autant réduites. Elles connaissent en réalité une reconfiguration en termes d’intensité, de rythmes et de polarisation. Au moment des enquêtes, l’espace migratoire s’était en effet rétracté par rapport aux décennies précédentes puisque les principales destinations concernaient les bourgs ou petites villes proches du Salar (Llica, Uyuni, etc.), les principales villes du pays (notamment Oruro et La Paz), la zone d’Iquique au Chili.
41Les formes de mobilité observées, marquées aujourd’hui par la proximité et le lien ville-campagne, correspondent à trois processus conjoints :
- un retour résidentiel des migrants dans leur communauté, pour certains partis depuis longtemps, venant revendiquer leurs terres (ou s’en approprier de nouvelles) pour leur mise en culture. Ces producteurs, cependant, ne se « re-sédentarisent » pas dans leur communauté puisque, en fonction du calendrier agricole, ils circulent entre plusieurs lieux de résidence, entre communauté et bourg rural ou centre urbain ;
- des formes d’entraide qui impliquent les membres migrants, résidant ailleurs en Bolivie ou à l’étranger, dans le travail des parcelles lors des pics du calendrier agricole (semis, récolte). Les enfants, notamment, reviennent régulièrement dans les communautés selon un rythme de circulation saisonnier, qui coïncide souvent avec les festivités locales ;
- des arrangements entre les migrants « absents », résidents urbains en Bolivie ou au Chili, qui cultivent « à distance » en revenant ponctuellement pour les travaux agricoles ou en « prêtant » leurs terres à des résidents permanents, lesquels se chargent de la mise en culture. Les bénéfices des récoltes, selon plusieurs modalités de contractualisation possibles, sont alors répartis entre la famille qui travaille la terre (qui est parfois le tractoriste) et la famille qui en a l’usufruit (le « propriétaire citadin »).
42En d’autres termes, l’aire spatiale de résidence des producteurs et de mobilisation de la main-d’œuvre dépasse largement l’aire de production du quinoa, puisqu’elle englobe les principales villes boliviennes, la zone frontalière nord du Chili et, plus marginalement, certaines localités au Brésil. Les données d’enquêtes permettent ainsi de différencier quatre groupes de producteurs de quinoa en fonction du critère de la mobilité spatiale. Parmi les producteurs dits « permanents », nous distinguons les producteurs « non mobiles » (22 % de l’échantillon) et les migrants de retours (42 %). Parallèlement, les producteurs « circulants » (ou non permanents) se répartissent entre les doubles-résidents (23 %) et les agriculteurs-citadins résidant en ville (13 %).
43La viabilité même du système productif autour du quinoa passe aujourd’hui par la mobilité et la dispersion, mais surtout par la capacité des familles à s’organiser dans la mise à distance. La multi-localisation constitue un capital spatial cumulé dans l’expérience migratoire longue des familles, capital de mobilité aujourd’hui fortement activé pour répondre aux exigences d’organisation sociale du travail sur les parcelles de quinoa. Cette culture de la mobilité, de la multi-résidence et de l’usage complémentaire des milieux et des lieux, qui constituent un mode de vie se perpétuant dans les ruralités andines, émerge comme un véritable levier du succès du quinoa.
Des mobilités et une pluri-localisation sous fortes contraintes
44L'expansion rapide du soja en Amérique Latine durant les deux dernières décennies cause de telles dégradations environnementales dans les zones propices à sa culture, que certains les désignent comme des zones « de sacrifice » où les régulations environnementales sont pratiquement inopérantes (Oliveira et Hecht, 2016). Dans le Cerrado, ces zones correspondent aux hauts plateaux. En compensation, au cours des vingt dernières années, les politiques environnementales ont concentré leurs efforts sur la suppression de l'usage des feux et des défrichements le long des cours d'eau dans les vallées, où les agriculteurs familiaux et « traditionnels » sont désormais confinés. Ces mesures, ainsi que le ciblage spatial des aires protégées dans les vallées ont ainsi découragé les systèmes de production familiaux. En conséquence, deux tendances ont été observées : tandis que les familles installées à proximité des villes ont diminué leur production et ont diversifié leurs revenus, celles vivant dans les zones les plus reculées, dont les revenus dépendent principalement de l'agriculture, ont poursuivi leurs pratiques d'usage du feu, mais dans l'illégalité.
45Ces changements ont entraîné une réduction de la production agricole et ont accéléré un processus d'exode rural, motivé par les nouvelles possibilités d'emploi dans les zones urbaines, les investissements publics dans les infrastructures et des divers transferts sociaux mis en œuvre depuis 2003, en particulier la Bolsa familia. Dans les trois sites d'étude, les familles qui dépendent principalement des revenus agricoles (classe 3 : 67 % -100 %) sont une minorité (11 sur un total de 57). Le revenu agricole représente généralement moins de 50 % du revenu total dans la plupart des groupes domestiques. De plus, la plupart des femmes et plus de la moitié des enfants des chefs de famille enquêtés travaillent en ville (femme de ménage, construction, transport), dans des centres urbains proches (comme Mateiros, dans le cas Tocantins), mais surtout des capitales régionales, comme Brasilia, Goiânia ou Palmas. L'emploi saisonnier comme pompier dans les aires protégées est une source importante de revenus pour certaines familles, en particulier dans Mateiros (TO), où l'ICMBio finance une brigade de près de 40 pompiers. Seuls quelques membres de la famille sont régulièrement employés dans le secteur agricole (10-15 %), notamment dans le cas de l'APA Nascentes do Rio Vermelho (GO), qui se trouve à proximité (20 km) des fermes de soja de l'Ouest de la Bahia. En somme, la plupart des familles comptent sur la mobilité et des activités non agricoles, principalement dans les centres urbains régionaux ou nationaux, tandis que les plantations de soja et les parcs offrent des emplois saisonniers pour une partie des jeunes.
46Les logiques migratoires démontrent ainsi un lien fort avec la ville, avec des stratégies résidentielles pluri-localisées (ville et divers sites de production utilisés de manière saisonnière en fonction de la saison des pluies), de façon à maintenir des systèmes productifs peu exigeants en main-d'œuvre, complétés par des revenus urbains en proportions variables.
47La spécificité de ces systèmes agricoles est rarement reconnue14, aussi bien en termes productifs que de conservation de la biodiversité. Dans certaines aires protégées et périmètres de colonisation agricole, la structuration d'une assistance technique « alternative » est appuyée par diverses ONG, qui promeuvent l'adoption de systèmes agricoles dits « durables », car affranchis de l'usage du feu (systèmes agro-forestiers, jardins potagers, ou encore transformation des fruits du Cerrado). Mais, le plus souvent, ces systèmes productifs intensifs en travail, et fixés sur la propriété individuelle, sont peu adaptés, puisqu'ils s'adressent à des familles en situation d'insécurité foncière, dont les logiques productives privilégient, au contraire, la pluri-localisation et la complémentarité entre activités productives intensives (agriculture de bas-fond) et extensives (élevage pastoral sur plusieurs sites), et emplois rémunérés.
Discussion et conclusion
48A priori, tout semblait opposer les deux exemples traités : en Bolivie, l’agriculture familiale est fortement insérée dans des logiques productives tournées vers le marché mondial tandis que le cas brésilien, au contraire, est marqué par l’exclusion de l’agriculture familiale vis-à-vis des logiques productives mondialisées et de l’agro-industrie. Pourtant, dans les deux cas, on observe une disjonction entre, d'un côté, des politiques du développement rural « territorialisantes » — c’est-à-dire des politiques qui bornent et délimitent des territoires, qui « sédentarisent » ou circonscrivent les populations, qui spécialisent des espaces — et, de l’autre, des territorialités habitantes, à savoir celles des agriculteurs familiaux qui, par leurs pratiques d'usage des ressources et de l'espace, échappent et parfois se heurtent à ces cadres.
49Les populations rurales de l’Altiplano sud bolivien, fortes d’un savoir-faire productif et socio-organisationnel, ont saisi l’opportunité d’un mouvement global autour de la qualité alimentaire et nutritive du quinoa. La valorisation et la reconnaissance de savoirs locaux, et qui plus est indigènes, signifie aussi une forme d’inclusion sociale dans un pays où les tensions identitaires sont particulièrement exacerbées. Cette inclusion des agricultures familiales, toutefois, n’est pas sans risque puisque l’enjeu pour les populations de la région est désormais de protéger leur niche productive au sein d’un marché du quinoa de plus en plus convoité et concurrentiel, la plante faisant l’objet d’expérimentations culturales dans plus d’une vingtaine de pays aujourd’hui (Bazile et al., 2014). De même, les tensions autour du recul du pastoralisme, de la ressource foncière et de la pression sur le milieu (déforestation, mise en péril de la fertilité des sols), bien qu’ils fassent l’objet de fortes controverses (Jacobsen, 2011 ; Winkel et al., 2012), sont sources de fractures au sein des communautés et constituent des défis dont sont largement conscients les populations et les acteurs locaux impliqués dans la filière (AVSF, 2009).
50Bien que l’État prône la préservation de la durabilité sociale et écologique avec la mise en place de certains dispositifs d’intervention15, on peut s’interroger sur les risques de diffusion de ces tensions à d’autres zones de l’Altiplano dans le cadre de politiques territoriales cherchant à faire de ces hauts plateaux le territoire-cible d’une intensification de l’usage agricole des terres et d’une spécialisation productive. Force est de reconnaître par ailleurs un effet de distorsion entre, d’un côté, les orientations des politiques de développement rural centrées sur le quinoa et, de l’autre, la réalité des pratiques spatiales et des territorialités des populations dans la région. Car non seulement, on l’a vu, le succès du quinoa ne signifie pas la fixation des populations dans la zone (d’autant que le recul de l’élevage libère la population d’une présence obligée sur leur terroir), mais en plus la mobilité est une condition de la viabilité des systèmes productifs et de l’organisation sociale du travail.
51Dans le Cerrado du Brésil, en dehors des politiques d'infrastructures et de crédit qui visent à développer la filière agroindustrielle du soja, les politiques publiques territoriales sont de type environnemental, concourant à déqualifier les systèmes agricoles traditionnels et, simultanément, à légitimer l’expansion du soja. Par ailleurs, les politiques et programmes agricoles qui s'adressent aux agriculteurs familiaux sont basés sur une logique de spécialisation et d'intensification, alors que, dans un contexte de dégradation environnementale et de confinement territorial, la plupart des familles ont des logiques productives qui privilégient la pluriactivité et la pluri-localisation.
52Au final, en Bolivie ou au Brésil, les politiques territoriales rurales, alors même qu’elles peuvent être fondées sur la lutte contre la pauvreté et la recherche de l’inclusion sociale, restent guidées par le principe de « l’impératif territorial » (Retaillé, 1996), à savoir les principes du zonage et du bornage, de la spécialisation de l’espace (et de l’intensification des systèmes productifs qui lui est associé), de la fixation et sédentarité supposée des populations. Elles passent ainsi sous silence les territorialités « fluides » qui caractérisent de nombreuses sociétés rurales et agriculteurs familiaux, dès lors que leurs pratiques et rapports à l’espace s’organisent autour des principes de la multi-localisation, de la pluriactivité, de la mobilité ou encore de la complémentarité entre différents modes productifs. On touche ici à la difficulté de concevoir des territorialités réticulaires, souples et « extensives » d’usage de l’espace auquel les populations ont toujours eu recours dans le cadre de leurs stratégies de reproduction sociale. En d'autres termes, les effets de disjonction entre territorialisation des politiques publiques et territorialités habitantes mettent en contraste des principes spatiaux basés sur les zonages et la fixité, et des pratiques fondées davantage sur la connectivité et les réseaux de lieux. Ces dernières peuvent être considérées comme des innovations territoriales (Giraut, 2009) à la marge du développement agroindustriel.
53Dans les deux cas, la reconnaissance de populations culturellement différenciées (indigènes, traditionnelles) dans des politiques de développement rural « durable » et social est croissante. Mais elle nécessite un réel débat sur l’évolution des modes de production et de gestion des ressources naturelles dans ces territoires. L’enjeu de la recherche est donc de promouvoir un véritable dialogue entre savoirs politico-institutionnels, savoirs scientifiques et savoirs locaux autour des questions de développement rural.
Notes de bas de page
1 Le quinoa aujourd’hui exporté est de type « quinoa real », regroupant une vingtaine d'écotypes locaux.
2 L’Altiplano sud se distingue par la présence de grands lacs salés (salars) et de pampas désertiques, soumis à des contraintes extrêmes. Les précipitations varient entre 120 et 250 mm/an, et le gel sévit environ 250 jours par an avec un rayonnement solaire diurne intense.
3 Notons que l’année 2015 est marquée par la perte de 60 % de la production dans la zone intersalar de l’Altiplano liée aux facteurs climatiques (faibles précipitations et vents violents) ce qui a entraîné une perte de marchés internationaux (baisse de 50 % des volumes d’exportation).
4 Le code forestier brésilien, adopté en 1965 et révisé de nombreuses fois par la suite, exige que les propriétaires fonciers protègent le couvert forestier le long de tous les cours d'eau et des pentes (zones de protection permanente, APP) et de maintenir une partie de la végétation naturelle de leurs propriété (la « réserve légale »). Dans le Cerrado, la « réserve légale » doit couvrir 20 % de chaque propriété (contre 80 % dans la plupart des régions d'Amazonie).
5 Cette enquête de terrain a été conduite en 2008 et 2009 dans le cadre d’un doctorat de géographie ayant bénéficié d’un financement d’une durée de 36 mois lié au programme ANR Equeco, coordonné par Thierry Winkel (I.R.D.) (ANR-06-PADD-011-EQUECO).
6 La zone dite « intersalar » est localisée entre deux étendues salées : le salar d’Uyuni et le salar de Coipasa. L’étude a concerné neuf municipes qui sont dans le département d’Oruro (Salinas de Garci Mendoza, Santuario de Quillacas et Pampa Aullagas) et dans le département de Potosi (municipes de Uyuni, Colcha « K », Llica, Tahua, San Pedro de Quemes et San Agustín).
7 Nous remercions ici les différents partenaires ayant participé à cette recherche : le Centro de Desenvolvimento Substentável (CDS) de l'Université nationale de Brasilia (UnB), dans le cadre du projet ENGOV (commission européenne, FP7-2010, Accord no. SSH-CT-2010 à 266,710), l'Institut de recherche pour le développement (IRD-France) et l'Instituto de Estudos Socioambientais (IESA), de l'Université Fédérale de Goias, dans le cadre du projet RESBIO (financement par le Conselho Nacional de Desenvolvimento Científico e Tecnológico, Edital UNIVERSAL CNPq no 14/2011). Enfin, la recherche dans Jalapão (Tocantins) a été financée para la GIZ (coopération allemande), en coopération avec l'ICMBio. Cette recherche a également reçu le soutien de INSHS-CNRS à travers le « soutien à la mobilité internationale ».
8 Qui donnera lieu en 2013 à la création de la « Mancomunidad de la gran tierra de los Lipez ».
9 La CECAOT, créé en 1974, rassemble 14 coopératives de producteurs de quinoa real du sud de l’Altiplano bolivien. ANAPQUI, crée en 1983, regroupe 12 organisations régionales pour un total de 2 000 petits producteurs répartis dans 192 communautés de la région du sud de l’Altiplano bolivien. Cette association, à partir des années 1990 s’est lancée dans la promotion du quinoa certifiée biologique avec la co-fondation de l’Association des organisations de producteurs biologiques de Bolivie (AOPEB), parallèlement à la création du programme de formation et d’encadrement technique (PROQUINAT) en 1992. La certification biologique d’une partie de la production est obtenue dès 1991 (via l’organisme de certification bolivien Bolicert). Aujourd’hui, 85 % de la production gérée par ANAPQUI est certifiée.
10 Selon le modèle ancestral andin des « archipels verticaux » mis en lumière par J. Murra dans les années 1970, les populations ont toujours pratiqué l’échange avec d’autres étages écologiques pour compléter leurs ressources et diversifier leur diète alimentaire.
11 On assiste en effet à une modification des règles d’usage de la terre et des normes communautaires et familiales d’accès au foncier. Les changements tiennent au droit d’appropriation individuelle par défrichage des terres des zones planes, à la revendication des membres « émigrés » des communautés voulant récupérer « leurs » terres, aux règles de transmission hommes/femmes, etc. Notons que, traditionnellement, la notion de « propriété privée » n’existe pas dans les communautés rurales de l’Altiplano. En revanche, les familles ont un « droit d’usufruit privé » de la terre, sous contrôle des règles de répartition du foncier par la communauté et en échange de certains devoirs envers elle.
12 Voir Revista Comercio Exterior, 2013, no 210, año 21, marzo, Santa Cruz.
13 Le recensement national de 2012 indique dans les provinces productrices de quinoa de l’Altiplano sud un taux de croissance de la population de 19,5 % par rapport au précédent recensement de 2001 (Kerssen, 2015).
14 Sauf exception, dans le Jalapão (Eloy et al., 2015).
15 Pour exemple, l’unité de gestion territoriale indigène du vice-ministère des Terres (UGTI-VT), en partenariat avec différents acteurs locaux (associations de producteurs, ONG, etc.), a lancé en 2009 un plan de prévention de la dégradation et de récupération des sols dans la zone.
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Action publique, dynamiques sociales et pauvreté
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