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Les politiques publiques contre le territoire. La zone industrialo-portuaire de Fos au croisement de la géographie sociale et radicale
p. 59-79
Texte intégral
Introduction
1Cet article met à mal la notion de « régulation » par les politiques publiques dans un territoire productif industriel. Ainsi, depuis 50 ans, le vécu des politiques publiques par les habitants de la zone industrialo-portuaire (ZIP) de Fos est celui d’une agression et d’une dérégulation sociale (Bleitrach et Chenu, 1975). Cette ZIP, à l’instar des territoires productifs industriels, est considérée comme tolérante, car vouée au travail, conditionnée par l’existence et la pérennité de l’activité et de l’emploi, et passablement dégradée (pollutions, nuisances...). Or, on y observe des mobilisations contestataires qui ne portent pas seulement sur le travail (luttes syndicales), mais aussi sur le territoire et son habitabilité, et ce depuis sa création à la fin des années 1960. Cela nous amène à poser une hypothèse forte : les politiques publiques sont agressives pour les habitants et non régulatrices sur un territoire productif industriel car elles nient les existences au profit du capitalisme industriel. Les mobilisations sont alors une réponse citoyenne à des politiques publiques affichant des enjeux de développement global pour un territoire et ses habitants, mais générant dans les faits des territoires que nous définissions comme subalternes.
2Notre approche se situe au croisement de la géographie sociale et de la géographie radicale. Elle interroge la réception sociale et le vécu des politiques publiques sur un territoire productif industriel en lien avec le territoire vécu des habitants. Elle se distingue en cela de l’approche classique des politistes et des géographes de l’action publique dont l’entrée se fait plus par la politique publique que par le territoire. Interroger la réception sociale et le vécu des politiques publiques sur un territoire productif industriel nous amène à explorer les impensés du territoire par les politiques publiques, notamment leur incapacité à prendre en compte l’existence des habitants, expliquant à la fois les défiances, les frustrations et les mobilisations collectives locales. La focale scientifique se déplace non seulement d’une politique publique à l’action publique, telle que les politistes la revendiquent dans un contexte de « crise étatique » et de décentralisation au profit des collectivités (Massardier, 2008), mais aussi à l’action collective, telle que la sociologie politique l’envisage via notamment la sociologie des mobilisations (Duchesne et Müller, 2003).
3Le territoire fosséen sur lequel nous avons ciblé notre recherche offre un terrain d’observation particulièrement riche pour développer cette approche renouvelée des politiques publiques et du territoire. En effet, la plus grande ZIP de France a été fondée par une politique publique à la fin des années 1960, et depuis lors, ce territoire productif industriel est saturé de politiques publiques en tout genre visant à prendre en charge soit la crise par le redéveloppement économique, soit des dysfonctionnements socio-environnementaux. Par ailleurs, on y observe la complexité territoriale caractéristique d’un territoire productif récent : la spécialisation fonctionnelle autour des activités industrialo-portuaires, la proximité spatiale entre des fonctions généralement disjointes (travail, habiter, se divertir...), l’éloignement du centre originel de la ville portuaire (Marseille est à 50 km) et toujours la prégnance du territoire pré-productif, à travers des milieux littoraux aux écosystèmes riches et fragiles (entre Camargue et Plaine de la Crau). Quels sont les effets des politiques publiques sur ce territoire ? En quoi ont-elles une dimension de dérégulation ?
4Notre réflexion repose sur un bilan du vécu des politiques publiques par les habitants de la ZIP de Fos depuis cinquante ans à partir des travaux scientifiques sur la création de la ZIP, de documents d’archives, d’une analyse de la littérature grise, d’observations (concertation, actions associatives) et d’une enquête de terrain réalisée entre 2011 et 2015. Elle combine 78 entretiens semi-directifs menés auprès de 55 habitants, 16 techniciens des collectivités locales et de l’autorité portuaire, 5 acteurs associatifs et de deux élus1. Dans une première partie, le cadrage conceptuel permettra d’interroger le « territoire », le « public » et la variété des politiques publiques à l’œuvre dans les territoires productifs industriels. Dans une deuxième partie, la mise en parallèle des périodes successives de création (années 1960-1970), de crise (années 1970-1980), puis de redéveloppement (depuis les années 2000) de la ZIP de Fos montrera qu’hier comme aujourd’hui, les politiques publiques ont créé, puis géré un territoire productif industriel en décalage par rapport au territoire vécu des habitants. Le territoire productif industriel est un territoire glorifié, sacrifié, puis damné ; un territoire simplifié ; et, enfin, un territoire subalterne.
Cadrage conceptuel : articuler politique publique et territoire
Quel est le territoire des politiques publiques ?
5Nous distinguons deux approches scientifiques de l’articulation entre politique publique et territoire : celle des sciences politiques et de la géographie de l’action publique, centrée sur la politique publique ; celle de la géographie sociale et radicale, centrée sur le territoire vécu, dans laquelle nous nous inscrivons (tableau 1).
6Dans un contexte scientifique de foisonnement des études interrogeant la relation entre politique publique et territoire en France depuis les années 1990 (Faure, 2010), les politistes et les géographes de l’action publique privilégient trois entrées sur le territoire à travers la notion consacrée de « territorialisation des politiques publiques » (Faure, 2010).
7Des politiques publiques locales
8La décision publique ne se fait plus seulement à l’échelle nationale. Avec la multiplication des échelons administratifs infranationaux (décentralisation, intercommunalité), le territoire local devient un référentiel et un enjeu des politiques publiques (État et local). Sont ainsi développées des analyses interrogeant les formes de la gouvernance territoriale, valorisantes (« proximité », « échelle pertinente », bonne gouvernance, développement local, collaboration, etc.) ou plus critiques.
9L’atterrissage local de politiques publiques supra-locales : les politiques publiques supra-locales (nationales et européennes) sont mises en œuvre par des acteurs locaux qui s’en emparent alors qu’ils sont soumis à une forte compétition dans une course au financement et/ou à la labellisation (appel à projet, à concours, guichet). Les scientifiques étudient alors les rapports entre État et collectivités qui oscillent entre collaboration (État animateur et acteurs locaux à l’origine d’une « hybridation » ou « co-construction » des politiques publiques) et injonction (un État manageur qui « gouverne à distance », Epstein, 2005).
10Le territoire de l’action publique
11La politique publique est mise en œuvre dans des périmètres d’action qu’elle définit (zonage, périmètre, catégorisation spatiale, etc.). Ce territoire peut faire l’objet de négociations, d’oppositions ou de détournements de la part des acteurs locaux.
12Ces approches ont ceci en commun que leur entrée se fait plus par la politique publique que par le territoire, et ce à plusieurs titres. Les analyses portent sur une politique publique (approche mono-politique publique), récente (approche anhistorique ou « présentisme », Fontaine & Hassenteufel, 2002), centrée sur les acteurs de la décision et de la mise en œuvre, jusqu’aux acteurs constitués de la société civile (approche institutionnelle).
13À travers la géographie sociale, notre approche de l’articulation entre politiques publiques et territoire interroge le vécu des politiques publiques en lien avec le vécu du territoire, à travers l’analyse des relations entre espace, société et pouvoir, abordées à partir des représentations, des pratiques et des attentes des habitants comme acteurs sociaux (Frémont et al., 1984 ; Séchet et Veschambre, 2006). Cette approche nourrit l’enquête en sciences sociales menée auprès des habitants qui, à partir de leur habiter de la ZIP, identifient et interrogent des politiques publiques (projets de développement, loi sur les risques, reformatage des intercommunalités...), des satisfactions/insatisfactions, et, dans certains cas, des causes de mobilisation (pour ou contre des politiques publiques). À travers la géographie radicale, nous étudions comment, à travers des politiques publiques, s’exercent des relations de domination économiques, sociales et politiques, et notamment à travers l’espace. La ZIP constitue de ce point de vue un espace emblématique d’ancrage du capitalisme où l’habiter est malmené (Lefebvre, 1974 ; Harvey, 2001). Notre entrée se fait donc plus par le territoire que par la politique publique, ce qui renverse l’ordre des priorités, ainsi que la nature et l’étendue des faits observés. En effet, les analyses menées sur un territoire donné obligent à considérer plusieurs politiques publiques, leur articulation et, dans certains cas, leur absence (approche de la pluralité des politiques publiques et du laisser-faire), leur évolution dans des contextes socio-spatiaux dynamiques (approche historique), et, au-delà des acteurs de la décision et de la mise en œuvre, les bénéficiaires supposés de la politique publique (approche par le public-cible) ainsi que leurs récipiendaires sur le territoire (approche par l’habiter et la citoyenneté).
Quelle est la dimension « publique » des politiques publiques ?
14À travers la géographie sociale et la géographie radicale, nous questionnons la dimension « publique » des politiques publiques.
15Une politique est publique car élaborée par un acteur public. Dans quelle mesure l’intérêt général qui sert de soubassement aux politiques publiques ne va-t-il pas à l’encontre des intérêts des habitants ? En quoi les décisions politiques engageant des territoires sont-elles de nature inter-catégorielle, dégagées d’intérêts particuliers ? Et notamment les politiques de l’État, qui jouit en France d’une légitimité spécifique construite en parallèle de l’État moderne et considérée comme au-dessus des partis (Chevallier, 2013) ?
16La politique est publique car elle apporte une solution à un problème public. Comment un problème passe-t-il de la sphère privée à la sphère publique, à travers une prise en charge collective et une mise en agenda politique ? Selon quels processus de publicisation ? Quels acteurs les portent ? Et quel rôle jouent les mobilisations collectives ?
17La politique est publique car elle vise le bien-être d’un public-cible. L’article interroge les bénéficiaires des politiques publiques, autrement dit le public des politiques publiques, tel qu’il est présenté dans la rhétorique politique, et de l’autre, le vécu des politiques publiques. D’un côté, quels sont les bienfaits attendus des politiques publiques mises en place : à qui s’adressent-elles, dans quel périmètre ? De l’autre, quels sont les effets sociaux des politiques publiques pour les habitants ? Et au final, quels sont les décalages entre les affichages en termes de public-cible et les acteurs qui en bénéficient réellement ?
18Au final, en tant que géographes, nous nous défaisons de la notion de « public » des politiques publiques, pour nous emparer de la notion de « citoyenneté » en lien avec la question de l’habiter. L’habitant est citoyen, au sens de l’engagement dans l’espace public, et le citoyen habite, au sens de l’habiter tel que la notion a été importée du champ de la philosophie vers les sciences sociales par Henri Lefebvre (Paquot et al., 2007). Questionner l’habiter, comme le « propre de l’humain », c’est questionner les relations de l’homme à l’espace, dans leurs multiples dimensions, fonctionnelle certes, mais aussi affective et sensible, sociale et politique et en interroger la dimension existentielle. L’habiter apparaît alors comme l’un des ressorts de l’engagement dans l’espace public et ainsi une manifestation de la citoyenneté. L’habitabilité du territoire en est l’enjeu.
Quelles sont les politiques publiques à l’œuvre sur un territoire productif industriel ?
19Pour catégoriser les différentes politiques publiques à l’œuvre sur le territoire fosséen depuis les années 1960, nous introduisons trois binômes conceptuels.
20Le premier binôme part de la distinction entre politiques publiques développementalistes et politiques publiques correctrices. Les premières ont pour but de « garantir l’environnement du capital » engagé dans la production industrielle (Fressoz, 2012) et les secondes, intervenant en aval, sont censées corriger les conséquences négatives de l’activité industrielle capitaliste que l’on nomme « externalités négatives », « effets pervers », ou « méfaits » selon le niveau de responsabilité retenu.
21Le second binôme différencie politiques publiques exogènes et politiques publiques endogènes, permettant d’interroger l’origine de la décision et les décalages entre cette décision et les territoires sur lesquels elle s’applique. Les premières sont imposées par un acteur extérieur au territoire concerné (que ce soit l’État — à travers la législation nationale — ou des collectivités) et les secondes sont arrachées par la lutte des acteurs du territoire local (qu’ils soient habitants, associatifs, élus locaux...).
22Le troisième binôme, distinguant les politiques publiques territoriales explicites et les politiques publiques territoriales implicites, permet de questionner la dimension territoriale des politiques publiques. Les premières sont celles qui sont « désignées comme telles (territoriales) dans les documents officiels et dans les publications scientifiques » (Kukliński, 1970). Les secondes correspondent aux « conséquences locales et régionales de toutes les décisions socio-économiques importantes qui sont prises et appliquées par les autorités centrales et régionales d’un pays » (salaire, industrie, fiscalité, protection sociale, etc.) (Kukliński, 1970). Elles ne sont pas présentées comme territoriales et, de ce fait, difficilement identifiables et peu analysées dans leurs effets sur les territoires. Elles jouent cependant un rôle majeur, voire supérieur, aux politiques qualifiées de territoriales.
23Le point commun de toutes ces politiques est qu’elles sont qualifiées de « publiques ».
Le vécu des politiques publiques dans les territoires productifs industriels : le cas de la ZIP de Fos
24En interrogeant le lien entre politique publique et territoire par la géographie sociale et radicale, nous explorons, dans cette deuxième partie, le vécu des politiques publiques par les habitants du golfe de Fos sur les 50 dernières années. En mettant en parallèle les périodes successives de création (années 1960-1970) (Paillard, 1981 ; Ricard, 1989), de crise (années 1970-1980) (Fischer et Malézieux, 1999), puis de redéveloppement (depuis les années 2000) de la ZIP de Fos (Berry-Chikhaoui et Lavaud-Letilleul, 2013), nous montrons que les politiques publiques sont en décalage par rapport au territoire vécu et aux attentes des habitants. Simultanément, les habitants se sont mobilisés pour préserver et/ou développer l’habitabilité du territoire productif qui leur était refusée par des politiques publiques agressives développementalistes ou correctrices. En cela, l’histoire du golfe de Fos, saturée de politiques publiques, est aussi, des années 1960 jusqu’à nos jours, l’histoire de ces mobilisations habitantes.
Des territoires glorifiés, sacrifiés puis damnés : comment les politiques publiques créent des territoires capitalistes
25À partir des années 1950, la Zone industrialo-portuaire (ZIP) devient l’outil majeur de l’industrialisation dans les pays développés (Vigarié, 1980). Dans une Europe où l’industrialisation littorale touche en priorité l’Europe du Nord, la ZIP de Fos, première ZIP française par le volume de trafic, parvient à se hisser au premier rang des ZIP méditerranéennes, et au troisième rang des ZIP européennes, après Rotterdam et Anvers. À travers cet outil, les politiques publiques ont créé des territoires productifs capitalistes, c’est-à-dire centrés sur la maximisation du profit tiré du salariat dans l’industrie. La notion de « spatial fix » (Harvey, 2001), entendue à la fois dans le sens d’ancrage et de front pionnier du capitalisme, s’y applique bien. En revanche, l’habiter n’y a pas sa place. Les politiques publiques ne visent pas à créer un territoire habitable, mais un mundus oeconomicus (Fressoz, 2012). Il s’agit d’un monde taillé à la mesure de l’homo œconomicus, défini et organisé pour maximiser son utilité économique. Les grandes réformes ont ainsi eu pour but de « garantir l’environnement du capital » engagé dans la production industrielle, en le protégeant notamment des mouvements du politique, comme on l’observe pour la ZIP de Fos.
Le territoire capitaliste industriel comme territoire glorifié
26En premier lieu, le territoire capitaliste industriel est un territoire glorifié (années 1960-1970). Dans la période de création de la ZIP de Fos, les politiques publiques développementalistes portées par l’État mettent en avant les paradigmes de la croissance et du développement, comme facteurs de progrès et de bien-être. Créée en 1968, la ZIP de Fos est une grande opération d’intérêt national, emblématique des « trente glorieuses ». Le premier ministre de l’époque, George Pompidou, parle de Fos comme de « la grande affaire de la nation ». La ZIP de Fos est le projet de tous les superlatifs : l’« Europort du Sud » rivalisant avec Rotterdam ; « le plus grand chantier d’Europe » avec ses 18 000 ouvriers (Paillard, 1981). Elle correspond à un âge d’or de l’interventionnisme étatique français fondé sur le modernisme et l’industrialisation. Les auteurs de l’époque parlent de « capitalisme français « inachevé » » (Beau et al., 1978) fondé sur le complexe technocratique étatique de production de grands équipements et d’ouverture de grands chantiers (Rosanvallon, 1990). Dans la mythologie étatique, l’acier est synonyme de croissance et « symbole de la puissance moderne » et la sidérurgie, un « impératif national » se confondant avec « l’intérêt général » (Padioleau, 1981). Au final, « les vrais développeurs des années 1963-1973 furent les entreprises pétrolières (l’énergie est indispensable), les industries automobiles (la société est en route), les maîtres de la sidérurgie (indispensable pour l’automobile et les infrastructures générales), l’industrie de la construction et des travaux publics (autoroutes, ports, développement urbain...)... » (Frémont, 1993, p. 40).
Le territoire capitaliste industriel comme territoire sacrifié
27En second lieu, le territoire capitaliste industriel est un territoire sacrifié. En créant un territoire capitaliste, les politiques publiques développementalistes dégradent l’habitabilité de ce territoire. Parallèlement, elles euphémisent ou occultent les dégradations subies par les habitants sur leur territoire vécu, qu’elles soient sociales, culturelles, sanitaires, environnementales ou paysagères, tandis que l’État étouffe la critique des « Trente Ravageuses » à travers « le gouvernement de la critique dans le projet modernisateur » (Pessis et al., 2013, p. 25).
28En effet, le sacrifice du territoire productif est rendu possible par la sélection des problèmes publics (depuis les années 1970, l’État axe sa politique publique correctrice sur la gestion des « risques majeurs » technologiques, alors que les acteurs locaux sont préoccupés par la pollution et ses conséquences sanitaires) ; par la maîtrise de l’expertise (l’État prend le contrôle du Secrétariat permanent pour la prévention des pollutions et des risques industriels Fos-Berre — S3PI —, créé en 1972 sous la pression des acteurs locaux) ; et au final, une stratégie de déni (une portion éventuellement importante de la réalité est perçue, mais occultée) et de « production d’ignorance », selon le terme consacré dans le champ de l’agnotologie (Proctor repris par Bonneuil et Frioux, 2013, p. 42-43). Sur ce dernier point, les habitants du golfe de Fos considèrent que, depuis les années 1970 jusqu’à aujourd’hui, l’État fait largement obstruction à la connaissance des problèmes de pollution qu’ils subissent. Au moment de sa création, le Rapport Schnell de 1971 (du nom de l’ingénieur des Mines dirigeant cette mission gouvernementale) qui portait un diagnostic sur les pollutions autour du golfe de Fos est resté secret (Paillard, 1981, p. 173-174). Dans la période récente, ni les élus locaux ni les habitants ne parviennent à obtenir des services sanitaires de l’État le lancement d’une enquête épidémiologique empirique étudiant la santé des habitants du golfe de Fos (Gramaglia et al., 2015).
Le territoire capitaliste industriel comme territoire damné
29En troisième lieu, le territoire capitaliste industriel est un territoire damné. En reprenant le titre de la grande enquête sociologique menée sur la ZIP de Fos dans les années 1970 — « La damnation de Fos » (Paillard, 1981) —, nous définissons comme un territoire damné un territoire productif dont le cadre cognitif de développement réside dans la seule activité productive. En effet, la création d’un « territoire productif » crée une dépendance à l’activité, en période de croissance comme de crise. Les politiques publiques correctrices y sont tout autant assujetties que les politiques développementalistes. Elles se comprennent dans l’équation de « l’économiquement acceptable » des entreprises, et ce, au détriment du « socialement acceptable » des habitants. Le bénéfice social qu’elles apportent est toujours mesuré à l’aune de leur coût pour l’entreprise. De ce fait, leur action est marginale au regard des dysfonctionnements socio-environnementaux, voire agressive pour les habitants dont elles ignorent les attentes véritables.
30Ainsi, le « chantage à l’emploi » apparaît très tôt sur la ZIP de Fos. Interrogé en 1972 par un journaliste quant à l’éventualité de mesures restrictives pour l’activité industrielle en cas de pollution, le directeur général de l’usine sidérurgique de Fos, la Solmer, répond :
Vous me demandez si nous serons prêts à arrêter l’usine. Il est difficile de répondre à cette question autre chose que oui, parce que nous sommes parfaitement conscients de nos responsabilités ; mais tout autant parce que nous sommes certains que les gens qui nous demanderaient d’arrêter nos usines auraient mesuré toutes les conséquences qui, dans l’hypothèse ultime où l’on serait amené à arrêter les hauts-fourneaux, pourraient signifier l’arrêt de l’usine pendant plusieurs mois ou, tout au moins, l’arrêt total de toute production pendant huit jours, ceci touchant 6 000 emplois2.
31Plus récemment, les politiques publiques correctives exogènes se restreignent au champ des « risques technologiques » délaissant les pollutions et leurs conséquences sanitaires. Leur coût, en outre, est en grande partie supporté financièrement par les habitants et/ou les contribuables (par le biais des collectivités locales). Ainsi, suite à la catastrophe d’AZF à Toulouse en 2001, la « loi Bachelot » du 30 juillet 2003 a créé les Plans de prévention des risques technologiques (P.P.R.T.) pour les installations soumises au régime de l’autorisation avec servitudes d’utilité publique, qui sont des sites équivalents au régime européen dit « Seveso seuil haut ». La législation implique pour les propriétaires dont les habitations sont comprises dans un périmètre d’exposition aux risques des mesures foncières et immobilières drastiques et coûteuses à leur charge : l’expropriation, le droit de délaissement ou des prescriptions de travaux sur les logements pour consolider le bâti et créer une pièce de confinement. Cette politique publique exogène, bien qu’à visée correctrice, a provoqué un vaste mouvement de mobilisations habitantes sur l’ensemble du territoire français à travers un réseau d’associations anti-PPRT, particulièrement actives sur le golfe de Fos. En effet, elle est vécue paradoxalement comme injuste par les habitants concernés (Martinais, 2015). Outre le risque financier qu’elle fait peser sur les propriétaires, elle représente un risque social lié au déplacement en cas de droit de délaissement ou d’expropriation. Au final, cette politique correctrice peine à reconnaître les industriels comme étant les responsables majeurs des risques technologiques en diluant les responsabilités entre ces derniers, les collectivités locales et les habitants riverains, et en faisant peser d’autres formes de risques sur ces derniers.
32Par ailleurs, par temps de crise, les politiques publiques correctrices implicites sont revues à la baisse par l’État. La fiscalité des entreprises en est un bon exemple. La taxe professionnelle, créée en 1975, avait pris la suite des « patentes » qui furent un des enjeux de la bataille autour de l’intercommunalité à la création de la ZIP de Fos. Elle avait le mérite de faire des communes industrielles, socialement pauvres, des communes fiscalement riches, assurant par là une compensation par une politique locale sociale et d’équipement. Or la taxe professionnelle a été supprimée en 2010 car « cet impôt “entreprise” était néfaste à la compétitivité de l’économie française » (selon le site internet officiel de l’administration française3.).
33Enfin, en territoire capitaliste, les politiques correctrices y compris endogènes, arrachées par les mobilisations locales, apparaissent limitées. Force est de constater que depuis les années 1970-1980, les habitants et les élus locaux des territoires productifs industriels ont intériorisé le compromis entre perspectives d’emplois et revendications territoriales : ces dernières portent sur un « mieux industriel », pas sur la suppression de l’activité. Cela peut expliquer la modestie des résultats obtenus suite aux mobilisations fosséennes dans la période récente, marquée par la crise, les fermetures d’usine et le chômage. Ainsi, malgré la victoire de David contre Goliath que représente l’annulation du permis d’exploiter le terminal méthanier de GDF/Elengy décidée par le Tribunal administratif de Marseille le 8 novembre 2011, une association locale fosséenne a décidé de ne pas nuire à l’activité gazière en négociant une circulation séparée entre trafics urbain et industriel aux abords de la plage et une concession au profit de la municipalité de douze ans sur la plage rendant possible son accès alors que celui-ci était menacé par l’implantation du terminal.
34Ainsi, les politiques à visée correctrice se fondent-elles rarement sur l’expérience ou la mémoire des habitants et des acteurs locaux contestataires. L’ensemble de ces politiques correctrices ainsi que la succession des politiques publiques sur le territoire s’opèrent sur fond d’« amnésie » étatique. En effet, du côté de l’État, c’est sans droit d’inventaire que s’opère le passage du paradigme du « modernisme » par l’industrialisation à la « crise » : aucune remise en question, aucun questionnement en termes de responsabilité sur les choix passés ou les investissements consentis au regard des résultats et des difficultés accumulées. Or la ZIP de Fos a été un semi-échec économique (le mirage des 40 000 emplois) et un gouffre pour l’argent public (l’État a financé à 100 % l’outil portuaire et 34 % de l’outil industriel) (Girard, 1974, p. 13).
Par le truchement de cette cellule amnésique (qui consiste à « oublier les intentions de départ ou les promesses non tenues pour accepter le contraire des effets attendus »), l’aménageur est invité à agir comme s’il pouvait agir dans un monde sans conséquence. (Chalas et Soubeyran, 2009, p. 151)
L’occultation toute française de la dimension capitaliste de l’État
35Au final, l’approche du vécu des politiques publiques par la géographie sociale et la géographie radicale interroge l’occultation toute française de la dimension capitaliste de l’État dans les recherches en sciences politiques et en géographie de l’action publique. Nous ne reprenons pas la lecture structuraliste d’inspiration marxiste du capitalisme monopoliste d’État façonnant le « système urbain » dans le « Monopolville » dunkerquois (Castells et Godard, 1974), par trop rigide, comme Manuel Castells l’a reconnu depuis (Pflieger, 2006). Mais force est de constater que l’État a joué et joue encore un rôle majeur dans le développement et le soutien du capitalisme. Or c’est une dimension qui demeure absente de la plupart des recherches sur les politiques publiques françaises.
36Nous interprétons la difficulté du monde académique français à assumer la dimension capitaliste d’un acteur public, à la différence du monde scientifique anglo-saxon où se déploient le « critical planning » et la géographie radicale, comme une difficulté à se départir de l’idée que la régulation est consubstantielle de la politique publique. En France, la croyance en l’État se retrouve dans deux tendances des travaux scientifiques portant sur les politiques publiques. Premièrement, les chercheurs ont tendance à sortir l’économie de la sphère des politiques publiques étatiques (Milewski, 2010). Ils questionnent les politiques publiques correctrices, celles que Bourdieu mettait du côté de la « main gauche de l’État » ou de la « petite noblesse d’État4 » (Bourdieu, 1998), et non les politiques publiques développementalistes de la « main droite de l’État », dite aussi la « grande noblesse d’État5 ». Deuxièmement, les politiques publiques implicites (salaire, taxe professionnelle, intercommunalité, etc.), qui jouent un grand rôle dans le vécu des habitants de la ZIP, sont trop rarement étudiées (Kukliński, 1970).
Un territoire simplifié : les politiques publiques créent le territoire fonctionnaliste de « l’homme en rondelles »
37Autour de la ZIP de Fos, les politiques publiques développementalistes ont créé un territoire fonctionnaliste centré sur la dimension productive industrielle. C’est un territoire simplifié qui ne tient pas compte de la complexité existentielle des habitants.
Le territoire des politiques publiques développementalistes nie l’habiter des habitants
38Avec les villes nouvelles, les ZIP sont les projets emblématiques de la politique d’aménagement du territoire engagée par l’État français dans les années 1960. La notion de « territoire » est alors mobilisée dans sa dimension nationale pour justifier la création de la ZIP de Fos en 1968 et celle de Dunkerque, intervenue dès 1963. La notion d’« équilibre » renvoie alors à la répartition des activités au bénéfice du sud de la France, laissant entendre que le bien-être pourrait venir d’un rééquilibrage spatial national des activités industrielles, même si, comme le rappelait le géographe polonais Antoni Kukliński, « nous devons nous rappeler que le principal objectif de notre temps est l'égalité entre les hommes et pas entre les lieux » (Kuklinski, 1970, p. 220). Cette puissante rhétorique spatialisante s’appuie sur un soubassement scientifique emprunté à l’économiste François Perroux dont la « théorie des pôles de croissance » et la notion d’« industries industrialisantes » ont été dévoyées dans un sens normatif par les politiques publiques développementalistes (Parr, 1999).
39Cette conception étatique du territoire « hors sol » est plaquée sur les réalités territoriales locales (politiques, sociales, paysagères, environnementales). La ZIP de Fos est fondée sur un impensé du territoire au sens de l’habiter : le contexte local n’est pas pensé (le golfe de Fos est une terre vierge à coloniser) ; l’État local pas entendu (l’État central ignore les propositions formulées dans les années 1960-1970 par la Mission interministérielle d’aménagement de Fos et de l’étang de Berre qui connaît le terrain) ; les élus locaux et les habitants ignorés (Paillard, 1981), y compris dans la période récente de redéveloppement de la zone (Berry-Chikhaoui, Lavaud-Letilleul, 2013).
Le territoire productif créé par les politiques publiques développementalistes est un territoire simplifié
40Les politiques publiques développementalistes opèrent une simplification au bénéfice du productif en niant la complexité existentielle des habitants. Ainsi, dans les deux phases de la création de la ZIP et de son redéveloppement, les politiques publiques opèrent deux types de simplification.
41Elles se traduisent, en premier lieu, par une focalisation sur la sphère productive. Les politiques publiques touchant les territoires productifs industriels sont sectorielles. Elles appréhendent « l’homme en rondelles », « coupant son temps, sa vie, en tranches bien séparées (...) » (Gorz, 1973). Industriel, le développement n’est jamais pensé de façon globale, mais à partir de l’activité et de l’emploi, qui gèle ainsi toute forme de développement socio-territorial autonome. Pour autant le chaînage de l’entreprise à la société n’est jamais explicité (en termes de salaires, de conditions de travail et de vie). Il se traduit rarement, hier comme aujourd’hui, par des politiques d’accompagnement adéquates en termes de logement, de formation, de transport. Ainsi, dès sa création, la ZIP de Fos est un projet sur une jambe. L’État français a pensé le développement industrialo-portuaire sans le développement urbain (Paillard, 1981 ; Girard, 1974). Dans les documents d’archives comme les récits actuels, les habitants — Fosséens d’origine ou nouveaux venus, les « Lorrains » — témoignent de l’enfer du chantier (congestion routière, boue, vent, etc.), de l’absence de logements (caravanes) et du sous-équipement des territoires locaux, en services (eau, déchets) et équipements collectifs (hôpitaux, écoles). Pour les habitants, le golfe de Fos, où affluent 18 000 ouvriers et leurs familles, se transforme en gigantesque « séisme » (Paillard, 1981).
42Les politiques publiques engendrent, en deuxième lieu, l’occultation du territoire pré-productif et des loisirs comme lieu et temps de la construction de soi. Le développement envisagé par les politiques publiques développementalistes nie la dimension existentielle de l’habiter, et en particulier celle qui est attachée au territoire pré-productif. La logique marchande occulte les usages et la vie quotidienne dans leur dimension sensible (affect, émotions, culture, sociabilité, loisirs, etc.). En effet, le territoire non productif des politiques publiques est pensé en relation avec la reproduction de la sphère de production et de la force de travail, il est rapporté à la consommation et aux loisirs marchands. Or pour les habitants, le loisir ne peut se limiter à sa dimension consumériste, il a une dimension existentielle et de liberté. C’est le temps du ressourcement et de la construction de soi. Dans le golfe de Fos, le territoire pré-productif tient une place essentielle dans la vie des habitants. En 1960, la ZIP s’est en effet implantée sur des écosystèmes littoraux remarquables, où la relation homme-nature est forte (la ZIP de Fos se situe en bordure de la Camargue et de la plaine de la Crau). Cette vie traditionnelle sur le golfe de Fos, qui perdure pour de nombreux habitants, est marquée par l’importance de la pêche, de la chasse, des traditions taurines, de la pratique du cabanon et par les temps partagés et les sociabilités qui y sont intrinsèquement liées. Pour les habitants, elle inverse l’ordre des priorités et des valeurs de la vie sociale entre travail et loisir.
Nié, l’habiter devient un ressort des mobilisations
43Hier comme aujourd’hui, l’habiter fonctionne comme un ressort des mobilisations des habitants des territoires productifs industriels. L’ancrage territorial, les sociabilités, le bien-être, le ressourcement sont au cœur des existences. À ce titre, ce sont des enjeux de premier ordre pour lesquels les habitants se mobilisent sur le territoire quand des politiques publiques agressives les mettent à mal. D’où des mobilisations contre les projets destructeurs, tels que le « séisme » de la création de la ZIP hier, ou le terminal méthanier GDF-Elengy sur la plage du Cavaou aujourd’hui. Ce terminal méthanier (le troisième français), lancé en 2002 dans le cadre du redéveloppement de la ZIP soutenu par l’autorité portuaire (État local), touche directement à l’habiter et à l’intimité des lieux. Il ampute un « haut lieu de la vie ordinaire » à Fos (Le Floch, Candau et Deuffic, 2002) : la plage du Cavaou (« le cheval » en provençal), dernier vestige d’une plage avec ses cabanons qui allait jusqu’à Port-Saint Louis du Rhône avant la création de la ZIP, fortement fréquentée le dimanche par les habitants et, au-delà, les Vauclusiens. Ce projet a engendré une mobilisation habitante sans précédent dès 2003, assortie de propositions de site alternatif.
La disqualification des mobilisations habitantes par les acteurs du développement
44Pour les développeurs de la ZIP, publics ou privés, l’approche fonctionnaliste de la subjectivité fait que l’habitant a toujours tort dans ses mobilisations. Dans les années 1960-1970, dans le paradigme moderniste, l’habitant fosséen était un individu passéiste, vivant d’activités traditionnelles (la pêche et la chasse) dans un habitat illégal (le cabanon). Il s’agissait au mieux d’un « bon sauvage » à civiliser, au pire d’un « indigène fainéant » à dresser, et lorsqu’il contestait, ses mobilisations collectives relevaient d’un « syndrome réactionnaire ». À cinquante ans d’écart, dans les années 1990-2000, dans le contexte de crise et de redéveloppement de la ZIP, face au paradigme moraliste de l’intérêt général, l’habitant fosséen est devenu un riverain égoïste, refusant d’accueillir des équipements générant des nuisances, dont il valide pourtant le principe, et irrationnel, puisque s’opposant à des projets économiques censés le faire vivre. Les mobilisations relèveraient dès lors d’un « syndrome NIMBY » (« Not in My BackYard », « pas dans mon jardin »). Ainsi, pour les acteurs du développement, l’habiter n’est jamais une revendication légitime face au développement industrialo-portuaire.
Pauvreté des politiques publiques, richesse des existences
45Au final, l’approche du vécu des politiques publiques par la géographie sociale et la géographie radicale interroge la pauvreté des politiques publiques au regard de la richesse et de la complexité des existences.
46Dans les recherches en sciences politiques et en géographie de l’action publique, l’accent est mis sur les acteurs institutionnels et les corps constitués de la société civile. Les habitants, dans leur dimension individuelle, sociale, territoriale et ainsi dans la complexité de leur existence, ne sont pas regardés. Ils apparaissent illégitimes dans la construction des politiques publiques aussi bien pour les acteurs publics que pour une partie de la recherche scientifique. Cette occultation est sous-tendue par le mythe de l’acteur public capable d’embrasser tous les aspects de la vie à travers la notion supérieure de « l’intérêt général » (Chevallier, 2013).
47Sur le plan scientifique, on opposera ici une géographie de l’action publique face à une géographie des existences (Silva et al., 2005). Le découpage scientifique des politiques publiques territoriales opéré par les politistes et les géographes de l’action publique ne rend pas compte de la réception des politiques publiques sur un territoire donné. Seule une vue d’ensemble, centrée sur l’habitant, telle que la géographie sociale le propose, le permet.
Des territoires subalternes : comment les politiques publiques génèrent de la périphérisation territoriale
48Du point de vue des habitants, les politiques publiques touchant les territoires productifs industriels génèrent une périphérisation territoriale. Nous ne prenons pas la notion de « périphérie » dans un sens spatial, selon un modèle centre-périphérie classique en géographie, mais dans une approche de justice socio-spatiale (Reynaud, 1981). Nous la définissons comme un processus de domination inscrit dans un espace donné, que nous appelons un « territoire subalterne » (Schindler, 2014). Un territoire subalterne est un territoire dont les habitants ne bénéficient pas du même pouvoir de décider, ni des mêmes conditions d’habiter, que dans les territoires dominants. Les décisions sont prises à l’extérieur du territoire subalterne, par les territoires qui le dominent (renvoyant aux politiques publiques exogènes) ; et elles engendrent la dégradation de ses conditions d’habiter. Or, les politiques publiques développementalistes et les politiques publiques correctrices exogènes entourant la ZIP de Fos ont créé un territoire subalterne, fondé sur un double déni aux yeux des habitants.
Périphérisation urbaine et déni d’habitabilité
49Dans les années 1960, les politiques publiques développementalistes centrées sur la dimension productive du territoire de la ZIP vont de pair avec un déni d’habitabilité pour les habitants : la création de la ZIP a engendré le port et l’industrie sans la ville et la qualité de vie. En effet, le nouveau centre de gravité portuaire incarné par la ZIP se trouve dans une périphérie urbaine (Fos est situé à 50 km de la ville-centre, Marseille). Dans les années 1970, le maire de Fos a dû se battre sur un double front : contre les pollutions et pour que l’urbanisation future de la commune soit garantie. Pour ce faire, il a retourné avec ruse contre l’État la lettre restée célèbre, datée du 16 août 1971 et signée de M. Girardet, directeur de la Mission pour l’aménagement de l’étang de Berre (MAEB), en menaçant de la médiatiser (Paillard, 1981, p. 170-171). En préconisant un arrêt de l’urbanisation de Fos du fait de la trop grande proximité des nuisances et pollutions de la ZIP, cette lettre signifiait la reconnaissance des pollutions par l’État et sa responsabilité.
50Aujourd’hui, les habitants de la ZIP continuent de se battre contre leur sous-équipement urbain et la dégradation de leurs lieux de vie. Les politiques urbaines, soutenues par l’État, privilégient la ville-centre de Marseille à travers le projet Euroméditerranée, centré sur le redéveloppement des anciens bassins portuaires marseillais et les quartiers arrière portuaires (Bertoncello, Dubois, 2010). Côté lieux de vie, les habitants sont mobilisés contre toute une série de nouveaux projets émergeant en 2003 et 2004. Outre la bataille contre l’implantation du terminal méthanier de GDF-Elengy sur la plage du Cavaou, les habitants luttent contre le sous-équipement routier provoquant des problèmes de congestion et de sécurité routières, renforcés par la construction du terminal à conteneurs Fos 2XL. Dans le cadre de la politique correctrice locale exogène engagée par la communauté urbaine de Marseille visant la construction sur la ZIP de Fos d’un incinérateur en remplacement d’une décharge à ciel ouvert (la décharge d’Entressen dans la plaine de la Crau), les habitants refusent d’être considérés comme des « habitants de seconde zone » (« la poubelle de Marseille »), prêts à accueillir la face cachée de l’urbanisation dans des territoires considérés comme tolérants, car déjà dégradés (Subra, 2014).
Périphérisation politique et déni de citoyenneté
51Aux yeux des habitants de la ZIP, leur périphérisation urbaine se double d’une périphérisation politique. Les décisions qui portent sur leur territoire n’appartiennent ni aux élus locaux, ni aux habitants. Depuis la création de la ZIP, les habitants connaissent un désenchantement démocratique (Rosanvallon, 1990) : la déception et les frustrations gagnent du terrain au fur et à mesure que se développent de nouveaux dispositifs susceptibles de favoriser le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », pour reprendre la formule célèbre du président Lincoln. Les habitants estiment subir un triple déni de citoyenneté à travers i) la technocratie depuis les années 1960, ii) la saga de l’intercommunalité dans le cadre de la démocratie représentative et iii) l’annonce d’une démocratie participative depuis les années 2000.
52La technocratie mise en place avec la création de la ZIP a eu pour effet de dépolitiser le territoire productif en y instaurant un pouvoir administratif bureaucratique étatique, renvoyant au « capitalisme bureaucratique fragmenté » de Castoriadis (1978). Dans le cas des ZIP françaises, à travers les autorités portuaires étatiques instaurées par la loi de 1965 — les Ports autonomes, devenus Grands ports maritimes en 2008 —, l’État a confisqué la gestion portuaire aux milieux économiques locaux en charge des ports (Chambres de commerce et d’industrie) (Roncayolo, 2014, rééd. 1990) et s’est affranchi des élus politiques locaux. Les circonscriptions des ZIP, entièrement dédiées au développement industrialo-portuaire, sont gigantesques (près de 10 000 ha en moyenne). Elles sont administrées selon des dispositions dérogatoires du droit commun du code de l’urbanisme, supprimant le droit de regard des élus locaux et des habitants sur une grande partie du territoire communal dont ils s’estiment dépossédés (la ZIP de Fos occupe ainsi 80 % de la superficie de la commune de Fos-sur-mer, soit 7 500 ha sur un total de 9 200 ha).
Démocratie représentative et intercommunalité
53La saga de l’intercommunalité autour du golfe de Fos montre, s’il en était encore besoin (Offner, 2006), que l’intercommunalité ne saurait être une simple affaire d’« échelle pertinente » de la gestion territoriale. Il s’agit aussi d’une politique publique territoriale mettant en jeu des rapports de force autour des questions de bénéfices, de nuisances et de compensation/redistribution financière entre communes.
54Dans la phase de création de la ZIP, les élus locaux de Marseille et du golfe de Fos ont fait barrage à l’intercommunalité que l’État central souhaitait alors imposer. Lors de la célèbre « nuit des DS noires » du 8 mars 1972 (Paillard, 1981, p. 150-153), le maire de Fos et ses conseillers arrachent aux officiels parisiens deux « intercommunalités sur mesure » autour du golfe de Fos permettant de redistribuer équitablement, de leur point de vue, la manne industrielle en fonction des besoins d’équipement communal et des nuisances subies par la création de la ZIP : à l’ouest, un Syndicat communautaire d’aménagement (depuis 1984 Syndicat d’Agglomération Nouvelle Ouest Provence) ; et à l’est, la Communauté d’agglomération ouest de l’étang de Berre (depuis 2008 Communauté d’agglomération du pays de Martigues).
55Mais, le dernier avatar de la saga de l’intercommunalité provençale vient de supprimer ce périmètre de la juste compensation arraché par les élus du golfe de Fos dans les années 1970. Créée au 1er janvier 2016, la Métropole dite d’Aix-Marseille-Provence a fusionné six intercommunalités, dont le SAN ouest Provence et la Communauté d’agglomération du pays de Martigues. Les élus locaux y voient un nouveau passage en force de l’État et de la ville-centre, 113 sur les 119 maires du département ayant voté contre (Douay, 2013). Sous-équipés, éloignés des préoccupations d’une ville-centre proclamée « capitale européenne de la culture » en 2013 et politiquement opposés (Marseille est à droite ; le golfe de Fos, socialiste et communiste), les acteurs du golfe de Fos s’estiment floués sur le plan financier par une mutualisation des bénéfices (la manne industrielle et portuaire abondera les caisses vides de Marseille), sans partage des périls, nuisances et risques, qui demeurent inéluctablement attachés à l’activité industrielle et au territoire de la ZIP. Ils voient, dans la création de la Métropole, l’institutionnalisation politique de leur périphérisation urbaine, symbolisée dix ans plus tôt par l’implantation de l’incinérateur de la Communauté urbaine de Marseille en 2004.
L’annonce d’une démocratie participative
56Quant à la démocratie participative, dans laquelle nombre de personnalités politiques et académiques mettent beaucoup d’espoir depuis les années 2000, force est de constater au terme de cette enquête que, malgré quelques avancées, elle n’est pas parvenue à panser la crise démocratique sur le golfe de Fos. Paradoxalement, elle a même eu plutôt tendance à renforcer la méfiance des habitants vis-à-vis du politique. La participation institutionnelle est vécue tout à la fois comme une injonction (P.P.R.T., débat public) et un marché de dupes. Les habitants s’estiment non entendus : il n’y a pas eu de débat public pour les projets les plus contestés tels que le terminal méthanier GDF Cavaou ou l’incinérateur et les habitants se sentent mis à l’écart dans les dispositifs de concertation pour les P.P.R.T. ; non écoutés : l’enquête publique très suivie de GDF Cavaou fut sans effet, de même que le débat public de Fos 2XL, d’où le boycott par les associations des débats publics sur les terminaux méthaniers de Fos Tonkin et Fos Faster en 2010 ; non considérés : les habitants estiment que les acteurs du développement portuaire et des politiques publiques — autorité portuaire, DREAL, préfet, CUM — ne reconnaissent pas leurs légitimités ordinaires inscrites dans le vécu du territoire (Hatzfeld, 2011).
57Aussi, pour le « peuple fosséen », la multiplication des dispositifs participatifs et, en parallèle, les mobilisations locales contestataires depuis les années 2000 traduisent tout à la fois l’inanité de la démocratie participative institutionnalisée et l’impérieuse nécessité d’une « contre-démocratie » arrachée (Rosanvallon, 1990). Pour ce faire, depuis les années 1960, une « contre-démocratie » s’organise autour du Golfe de Fos à grand renfort d’associations — on parlait déjà de la « crise aiguë d’associannite » sur le Golfe de Fos dans années 1960 (Paillard, 1981, p. 140) —, de manifestations (« journée ville morte », manifestations à Marseille contre l’incinérateur...), de consultations populaires (référendum de 2005 contre le terminal GDF Cavaou), de contre-expertise (création de l’Institut Écocitoyen pour la connaissance des pollutions en 2010) et de procédures judiciaires (contre le terminal méthanier GDF et contre l’incinérateur). Le tout vise à créer un rapport de force pour s’inviter à la table des négociations des décideurs, des entreprises et de l’État. C’est ainsi qu’à travers leurs mobilisations, les habitants de ces territoires productifs industriels simplifiés, sacrifiés, damnés et subalternes se font citoyens.
L’occultation toute française de l’action collective dans le policy making
58L’approche du vécu des politiques publiques par la géographie sociale et la géographie radicale interroge une dernière dimension toute française des recherches des sciences politiques et de la géographie de l’action publique sur politique publique et territoire : la survalorisation de l’État et des acteurs publics locaux et l’occultation des mobilisations collectives locales dans le policy making.
59Sur la ZIP de Fos, l’analyse montre que les habitants-citoyens jouent un rôle important pour contrer des politiques publiques développementalistes, arracher des politiques publiques correctrices endogènes, et contrer des politiques publiques correctrices exogènes agressives. Mais la conception de la société française comme englobée dans le vaste mouvement de création de l’État moderne fait peser sur la recherche scientifique la quête de la preuve de cette assertion (Chevallier, 2013). Du même coup, l’histoire des politiques publiques françaises a tendance à occulter le récit des expériences locales où, à travers des mobilisations, les citoyens ont réussi à mettre sur l’agenda un nouveau problème public (Fontaine et Hassenteufel, 2002) (cf. le Secrétariat permanent pour la prévention des pollutions et des risques industriels ou S3PI, arraché par la lutte anti-pollution sur le Golfe de Fos).
60Aborder les politiques publiques « par le bas » (habitants, citoyens, associations, élus locaux contestataires, etc.) permet donc de travailler sur les interactions entre politiques publiques, action publique et action collective, ce qui oblige à décloisonner les recherches des politistes qui demeurent divisées entre décision et mobilisation (Duchesne et Müller, 2003).
Conclusion
61D’un point de vue méthodologique et théorique, l’approche des politiques publiques et des territoires par la géographie sociale et radicale opère un triple élargissement par rapport aux approches classiques des sciences politiques et de la géographie de l’action publique. Elle permet de prendre en compte plusieurs politiques publiques sur un même territoire, ainsi que leur absence, et non une politique publique sur un territoire donné ; les politiques publiques dans leur dimension historique et leur articulation (conception, détournement, confiscation, mise en concurrence, abandon...), et non une politique publique récente, au moment de son élaboration (policy making) ; les interactions entre acteurs institutionnels et habitants-citoyens, interrogeant les bénéficiaires supposés de la politique publique (le public-cible), ainsi que ses récipiendaires sur le territoire (les habitants), et non les seuls acteurs institutionnels constitués impliqués dans la décision et la mise en œuvre.
62Au final, la dynamique territoriale observée depuis 50 ans sur le territoire productif industriel de la ZIP de Fos montre que le vécu des politiques publiques par les habitants est celui d’une agression et d’une « dérégulation sociale » (Bleitrach et Chenu, 1975). Nous soulignerons :
- l’antériorité et la prééminence du développement sur la correction des possibles dysfonctionnements dans les politiques publiques d’un territoire productif industriel pensé de façon fonctionnaliste ;
- ii) l’agressivité des politiques publiques correctrices exogènes dont l’État cherche à obtenir le monopole (cf. la gestion des risques technologiques) ;
- iii) l’importance des politiques publiques implicites (de nature économique — cf. la taxe professionnelle — ou institutionnelle — cf. l’intercommunalité) sur le bien-être des habitants ;
- iv) et, à rebours de l’idée communément admise de « territoires productifs tolérants », les mobilisations constantes des habitants et des élus locaux pour tenter d’arracher des politiques publiques correctrices endogènes, leur permettant de préserver l’habitabilité de leur territoire industriel (« mieux industriel »).
63Au terme d’une évolution qui couvre les 50 années d’existence de la ZIP de Fos, le bilan contemporain des politiques publiques, de l’action publique et de l’action collective est plutôt défavorable aux habitants.
64Dans les années 1960-1970, les batailles ont conduit à des résultats importants à travers la mise en œuvre de nouvelles politiques publiques correctrices arrachées (ex. le développement de l’urbanisation de Fos, la délimitation d’une intercommunalité « juste » permettant la compensation des nuisances industrielles par la fiscalité et la création d’institution comme le S3PI pour la lutte anti-pollution). En revanche, dans la période contemporaine, les résultats obtenus sont partiels. Ils ne conduisent pas à l’adoption de politiques publiques nouvelles, mais débouchent sur des actions qui apportent certes un gain, mais demeurent ponctuelles et inachevées (ex. concession sur la plage, séparation des trafics sur le pont bleu suite à la victoire au tribunal administratif d’une association contre GDF, répartition du financement des coûts de mise en œuvre des P.P.R.T. impliquant toujours le contribuable et le propriétaire, un contournement routier qui ne va pas jusqu’à Fos).
65Les politiques publiques correctrices, notamment implicites, obtenues dans les années 1960, ont été mises à mal dans la période contemporaine (ex. la compensation par la fiscalité, qui permettait une redistribution de la manne industrielle pour mettre en œuvre des politiques sociales et d’équipement local, est remise en cause par la suppression de la taxe professionnelle en 2010 et la création de la Métropole Marseille-Aix en 2016).
66Enfin, dans un contexte d’affichage institutionnel de l’avènement d’une démocratie participative, les habitants estiment que les dispositifs participatifs sont confisqués par les décideurs, conformément aux rapports de domination en place et que la mobilisation, dans ses diverses formes (manifestations, consultations, actions en justice, constitution de contre-expertise), demeure pour eux le moyen d’être écoutés et, éventuellement, d’obtenir des résultats.
67Pour un habitant d’un territoire productif qui souhaite être acteur de la vie publique, être pris en compte passe par l’établissement d’un rapport de force. Nous y voyons une invitation à approfondir des approches croisées entre sciences politiques, sociologie des mobilisations, géographie sociale et géographie radicale.
Notes de bas de page
1 Cette recherche a été lancée dans la cadre du programme de recherche PISTE (« Développement industrialo-portuaire, enjeux socio-environnementaux et gestion durable des territoires dans les ports de commerce. Réalités françaises, comparaisons internationales », coord. V. Lavaud-Letilleul ; co-financement : programme LITEAU, ministère de l’Écologie et Grand port maritime de Marseille, 2010-2012). Elle a été approfondie dans le cadre du programme de recherche HABIRISK 1 « Risques, pollutions et habitabilité d’une zone industrialo-portuaire : le cas du golfe de Fos » (2015-2016) (coord. C. Gramaglia ; financement : Observatoire Homme Milieux Littoral méditerranéen).
2 http://www.ina.fr/video/CAF93027641/fos-sur-mer-les-problemes-de-pollution-video.html (Fos-sur-Mer : les problèmes de pollution, émission « La France défigurée », 3 décembre 1972).
3 http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/finances-publiques/collectivites-territoriales/ressources/pourquoi-t-on-supprime-taxe-professionnelle.html
4 « L’ensemble des agents des ministères dits dépensiers qui sont la trace, au sein de l’État, des luttes sociales du passé » (Bourdieu, 1998, p. 9).
5 « Énarques des ministères des Finances, des banques publiques ou privées et des cabinets ministériels » (Bourdieu, 1998, p. 9-10).
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Action publique, dynamiques sociales et pauvreté
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