Introduction

1Le débat sur les notions de territoire et de processus de territorialisation/déterritorialisation1 présente un caractère multi/interdisciplinaire, bien qu’il adopte des connotations particulières dans chacun des champs disciplinaires, ainsi que différentes configurations théoriques et politiques selon les contextes nationaux, linguistiques et culturels occupant des positions différentes dans la géopolitique mondiale de production du savoir. Pour le public avec lequel nous dialoguons, à savoir des chercheurs de différents pays et appartenant à diverses disciplines, il est important, en termes méthodologiques, d’expliquer notre lieu d’énonciation2 et les lignes de force qui traversent notre argumentaire dans le présent texte.

2Notre réflexion sur les notions de territoire et de processus de déterritorialisation est conditionnée par : i) Le champ disciplinaire dans lequel nous sommes formés et nous intervenons (la géographie) ; ii) Le contexte géopolitique de production du savoir (le Brésil et l’Amérique latine) ; iii) Les domaines de recherches et les références empiriques de nos travaux (études sur les peuples et les communautés traditionnelles et sur les mouvements sociaux dans l’Amazonie brésilienne).

3En géographie, et notamment dans la géographie brésilienne, le territoire est un concept structurant du champ disciplinaire, c’est-à-dire qu’il a une centralité et un caractère structurant dans l’identité et l’organisation de la matrice disciplinaire3. Ce statut du concept de territoire en géographie est différent dans d’autres domaines de la connaissance, que ce soit en anthropologie, en sciences politiques, en histoire et bien d’autres pour lesquels le territoire ne constitue une catégorie importante que dans certains champs thématiques, mais ne joue pas un rôle structurant dans leur matrice disciplinaire.

4Malgré ces différences de statut dans les différentes disciplines, le concept de territoire et ses processus dérivés de déterritorialisation sont devenus centraux dans le discours universitaire et politique brésilien et latino-américain. C’est là le fruit d’une sensibilité accrue au rôle ontologique et épistémologique de la spatialité dans l’explication des processus sociaux, un véritable « tournant spatial ». C’est dans ce cadre que s’épanouit une intense production intellectuelle marquée par une riche diversité de constructions conceptuelles autour des catégories de territoire et de processus de dé-territorialisation (centralité théorique et épistémologique). Cette production intellectuelle reflète et dialogue directement avec une nouvelle dynamique économique et sociopolitique dans laquelle le territoire, les « ressources territoriales », les « conflits territoriaux », les « droits territoriaux » et les « politiques territoriales » montent en puissance et en centralité dans les agendas du capital, de l’État et des mouvements sociaux (centralité historico-empirique). Dans ce contexte, certains auteurs affirment que nous vivons une sorte de « tournant territorial », le concept de territoire ayant assumé une double centralité/visibilité : une centralité analytique (catégorie d’analyse) et une centralité empirique (catégorie de la pratique).

5Dans le champ de la pensée, c’est à dire comme catégorie d’analyse, le territoire n’est plus une catégorie centrale pour la seule géographie et rayonne avec grande vigueur dans le champ de tout ce qu’on appelle les sciences sociales et humaines qui la mobilisent pour expliquer une multitude de phénomènes socio-spatiaux. Á la lecture des revues, des annales de rencontres, des titres de thèses et de dissertations, on constate que cette notion jouit aujourd’hui d’un immense prestige dans le monde universitaire, à tel point que d’aucuns affirment que nous assistons à la naissance d’une « approche territoriale » et même d’un « paradigme territorial » dans de nombreux champs des sciences humaines et sociales.

6Du point de vue empirique, comme catégorie de la pratique, le territoire se présente en tant que catégorie normative, hégémonique et institutionnalisée qui a été appropriée à la fois par l’État aux différents niveaux d’action/intervention du pouvoir étatique dans le cadre des politiques publiques, mais aussi par la planification stratégique des sociétés capitalistes. Dans le cas brésilien, ce mouvement est emblématique. Divers ministères emploient le concept de territoire à titre d’élément structurant de leurs formes de planification et d’intervention. Par ailleurs, des programmes comme « Développement territorial » et « Territoire de citoyenneté » ne font qu’illustrer la diversité des usages de ce concept par le système techno-bureaucrate aujourd’hui.

7Sous une autre perspective, en tant que catégorie de la pratique contestataire et instituante, plus liée à la société civile et aux mouvements sociaux en particulier, le concept fonctionne comme un dispositif d’agencement politique ; cette catégorie est une espèce de catalyseur des énergies émancipatrices dans la lutte pour les droits et la justice. L’emploi constant du mot territoire est un marqueur discursif central dans la rhétorique de ce que l’on appelle les « nouveaux » mouvements sociaux. Lorsque l’on écoute des enregistrements d’entretiens, des témoignages et des déclarations de dirigeants de mouvements paysans, indiens et de mouvements quilombolas et des peuples ou communautés dit traditionnels, on se retrouve souvent devant un usage de la notion de territoire, ou plutôt, du droit au territoire comme quelque chose de central dans leurs agendas de luttes.

8La force explicative et mobilisatrice du concept de territoire comme catégorie d’analyse et comme catégorie de la pratique vient de sa capacité à permettre une lecture de la géographicité humaine sous l’angle de la politique au sens large, c’est à dire une lecture de la spatialité privilégiant l’action et les rapports sociaux de pouvoir/conflit/résistance dans leurs multiples dimensions et configurations socio-spatiales. Ces rapports et ces pratiques de pouvoir, dans leur expression territoriale, se matérialisent historiquement et géographiquement par de nombreuses formes d’exploitation, de domination et d’oppression (rapports de classes, de groupes ethniques/raciaux, de genre, de sexualité, de groupes culturels, religieux, etc.). Mais ils s’expriment également par diverses formes de luttes sociales, d’antagonismes, de conflits et de pratiques de résistance à diverses échelles, qui imprègnent de la macro à la micro-politique, des pouvoirs structurels dans leurs manifestations moléculaires et microphysiques, ainsi que les différents champs de la vie sociale dans divers contextes, situations, échelles et découpages spatiaux.

9Cependant, si le concept de territoire assume de plus en plus cette double centralité (analytique et politique), son emploi comme outil intellectuel manque de développement théoriques et méthodologiques. Le champ de réflexion autour de ce concept est marqué par une grande polysémie et une grande ambigüité. Une telle diversité est signe de richesse, mais également de confusions et d’imprécisions théorico-méthodologiques, avec d’importants prolongements éthiques et politiques. Nous proposons maintenant d’avancer dans la construction d’éléments qui balisent le débat en termes théorique et méthodologique.

Le concept de territoire, son historicité et son champ de problématisation

10Tout concept a une histoire. Comprendre l’historicité d’un concept veut dire comprendre qu’il est construit à un moment historique particulier, à partir de problèmes eux aussi particuliers. Par ailleurs, tous les concepts sont chargés d’accumulations, d’héritages et de continuités dans un champ disciplinaire et dans une tradition théorique donnée, mais ils sont aussi marqués par des ruptures, des interruptions et des soubresauts. Il faut aussi rappeler l’historicité radicale des concepts, avec leur potentiel de longévité ou leur décalage et leur capacité de dépassement. En effet, les concepts voient leur validité, leur capacité de mise en œuvre analytique et leur légitimité politique et idéologique exposées au mouvement de l’histoire qui les approfondit, les redéfinit, les resignifie ou les dépasse.

11Au gré du mouvement de la société, des problématiques qui se posent comme importantes et des divers mouvements intégrés dans le champ de la pensée sociale, certaines catégories acquièrent ou perdent une aura de centralité dans un champ disciplinaire donné. En effet, quand on regarde le champ de la géographie, on constate que d’autres catégories ont déjà joui du statut de centralité, comme le concept de région qui, dans la géographie dite classique, a fait très longtemps figure de concept paradigmatique.

12Quand on regarde l’histoire de la géographie, on s’aperçoit que le concept de territoire est l’un des plus anciens dans les travaux géographiques, mais qu’il a subi diverses mutations et resignifications. Cette catégorie embrasse plusieurs dimensions d’analyse des relations société-espace, tout en privilégiant les relations espace-pouvoir. Sa perspective analytique est multiple et se métamorphose au gré des moments historiques de la discipline et des prises de position philosophiques et politiques des chercheurs. Le débat est ancien et prolixe en géographie : le concept de territoire est présent dans les réflexions de Ratzel (2011) ; Gottmann (2013) Raffestin (1993) ; Sack (1986 ; 2011) ; Claval (1999) ; Bonnemaison (2002) ; Bonnemaison & Cambrezy (1996) ; Santos (1996) ; Souza (1995 ; 2009) ; Haesbaert (2004 ; 2009).

13À partir de cette vaste production, Haesbaert (2004) analyse la complexité des différentes perspectives et formulations sur le concept de territoire et, à partir d’un répertoire explicatif des divers courants et interrogations autour de cette catégorie dans la tradition géographique et dans d’autres histoires disciplinaires, il crée une espèce de « cartographie conceptuelle » où il identifie trois grandes conceptions de territoire en géographie, qui sont :

• i) Politique (relative aux rapports espace-pouvoir en général) ou juridico-politique (englobant en plus toutes les relations espace-pouvoir institutionnalisées) : la plus largement diffusée, pour laquelle le territoire est envisagé comme un espace délimité et contrôlé, par le biais duquel s’exerce un certain pouvoir, la plupart du temps — mais pas exclusivement — lié au pouvoir politique de l’État.
• ii) Culturelle (souvent culturaliste) ou symbolico-culturelle : elle privilégie la dimension symbolique et plus subjective, pour laquelle le territoire est envisagé avant tout comme le produit de l’appropriation/valorisation symbolique d’un groupe vis-à-vis de son espace vécu.
• iii) Économique (souvent économiciste) : moins disséminée, elle met l’accent sur la dimension spatiale des relations économiques, le territoire comme gisement de ressources et/ou intégré dans la lutte entre classes sociales et dans le rapport capital-travail comme produit de la division « territoriale » du travail, par exemple. (Haesbaert, 2004 : 40).

14Bien que l’on trouve d’importantes formulations (et auteurs) dans ces trois directions théoriques, elles n’ont ni le même poids ni la même importance dans la production des géographes. La conception qui privilégie la dimension plus politique de l’espace est, de loin, la plus développée et la plus exploitée par les géographes (bien qu’avec de nombreuses nuances et variations selon les auteurs). Ceci étant dit, l’approche plus culturelle monte en puissance dans le paysage intellectuel contemporain, dans le sillage d’un mouvement plus large de centralité épistémologique que la culture prend peu à peu dans les sciences sociales depuis les deux dernières décennies (ce qu’on appelle le virage culturel). En revanche, dans la conception plus liée à une approche marxiste, où la dimension économique occupe la centralité, le concept de territoire est peu développé car c’est celui d’espace socialement produit qui y bénéficie du statut de catégorie d’analyse fondamentale et qui est souvent employé comme synonyme de territoire.

15La conception juridico-politique ou, plus largement, politique du territoire est la plus répandue et celle dont l’histoire est la plus longue dans la tradition de la géographie, mais elle n’a pas toujours été formulée de la même manière. La problématique ou le champ de problématisation autour de cette conception de la notion de territoire est historiquement et intimement liée à la question du pouvoir ou, plutôt, de l’exercice du pouvoir dans et par le biais de l’espace, mais la façon dont ce problème a été traité du point de vue théorique et pratique a largement évolué.

16Au début, le problème était résolu dans le cadre de la relation pouvoir/espace/État. En effet, depuis les origines de la géographie et en particulier de la géographie politique, l’emploi du terme territoire était intimement lié à l’idée de fondement matériel de l’État. Les travaux de Ratzel illustrent cette vision. Chez lui, le territoire est envisagé comme fondement de l’existence matérielle de l’État ; la relation sol, culture et État est analysée à partir de l’idée « d’espace vital », où le territoire est appréhendé en tant que ressource fondamentale, quelque chose d’indispensable au développement des peuples car sans territoire on ne saurait comprendre l’augmentation de la puissance et de la solidité de l’État (Ratzel, 2011).

17Cette lecture du territoire et du pouvoir est devenue paradigmatique. Mais elle s’est souvent montrée réductionniste et nettement idéologique car, en raison de sa tradition géopolitique, elle est devenue très état-centriste, quand elle restreint le concept de territoire aux problèmes circonscrits à l’échelle nationale et qu’elle privilégie l’État comme seul acteur de premier plan4. De cette manière, la notion de territoire finissait par se confondre avec celle de territoire national, son existence n’étant admise que sur un mode mono-échelle et le phénomène du pouvoir étant exclusivement de nature étatique.

18Au cours des dernières décennies, de nouvelles théories de l’action, de la politique et du pouvoir ont fait leur apparition en sciences sociales et en philosophie. On peut dresser une liste de contributions en ce sens, depuis celles qui se situent dans le camp du matérialisme historique, comme la théorie politique de Gramsci5, jusqu’à celles qui vont au-delà, comme c’est le cas de l’analytise du pouvoir de Michel Foucault (1975), de la théorie de la raison pratique de Pierre Bourdieu (1993), de la théorie des agencements et de la micropolitique de Deleuze et Guattari (1997 ; 2010). On peut inclure à cette liste d’importantes contributions issues des études culturelles, des études postcoloniales, des théories antiracistes, des théories féministes, des théories queer, ainsi que de la vigoureuse pensée décoloniale latino-américaine. Elles ont toutes affecté directement ou non, les formulations conceptuelles du territoire et de la territorialisation.

19Les progrès dans la lecture des théories de l’action et dans la lecture du phénomène du pouvoir, ce dernier vu comme relation et non comme possession, et le constat par Michel Foucault (1975) de l’existence d’une microphysique du pouvoir, ont permis une réflexion plus complète sur la territorialité humaine, qui s’achemine vers une compréhension du pouvoir comme immanent aux rapports sociaux. Cela a également permis de comprendre que les formes de manifestation de l’exercice du pouvoir peuvent se produire à des échelles multiples, et concerner une multitude d’acteurs sociaux.

Conceptions de territoires relationnelles, multidimensionnelles et multi-échelles

20À partir de ces renouvellements théoriques dans le débat sur l’action, le pouvoir et la politique, on a vu naître en géographie de nouvelles conceptualisations sur le territoire, la territorialité et la territorialisation, dont la marque commune est le caractère historique relationnel et une lecture du pouvoir et du territoire comme étant multidimensionnelle et multi-échelles. Nous mettrons en perspective trois contributions, de Sack6 (1986 ; 2011), de Souza (1995 ; 2009) et d’Haesbaert (2002 ; 2004), que nous considérons centrales pour le renouveau du débat sur le territoire dans la géographie brésilienne. Nous n’avons pas la prétention d’en faire une analyse détaillée, mais simplement d’expliquer les lignes de force de ces formulations qui ont apporté une bouffée d’air au débat théorico-méthodologique sur le territoire dans le milieu intellectuel brésilien.

21À partir de cette perspective du territoire comme espace par excellence de l’exercice du pouvoir de manière multidimensionnelle et multi-échelles, l’une des formulations les plus importantes est celle de Robert Sack (1986 ; 2011), quand il souligne que l’idée de territorialité est directement liée au contrôle d’une zone géographique, aux limites définies par le pouvoir, s’efforçant de discipliner, de modeler, d’influencer ou de contrôler le comportement par le contrôle de l’accès. Il définit la territorialité comme « une tentative par un individu ou un groupe d’affecter, d’influencer ou de contrôler les personnes, les phénomènes et les relations en délimitant et en revendiquant le contrôle sur un espace géographique. Cet espace sera appelé territoire » (Sack, 2011 : 76).

22Pour Sack (2011), la territorialité comme forme spatiale primaire du pouvoir est essentiellement une stratégie humaine visant à affecter, à influencer et à contrôler les formes d’utilisation de l’espace. Le déploiement de cette stratégie se concrétise par la mise en place de différents niveaux d’accès aux individus, aux choses et aux relations. Il nous montre que la mobilisation de la territorialité comme stratégie définissant l’accès, le contrôle et l’utilisation de l’espace se manifeste à diverses échelles spatiales et dans différents contextes historiques et culturels.

23La territorialité, pour les humains, est une puissante stratégie géographique permettant de contrôler les individus et les choses par le biais du contrôle d’une zone. Les territoires politiques et la propriété privée de la terre peuvent en être les formes les plus familières, mais la territorialité se manifeste à divers niveaux et dans d’innombrables contextes sociaux. Elle est mobilisée dans les rapports quotidiens et dans les organisations complexes. La territorialité est une expression géographique primaire du pouvoir social. C’est le moyen qui relie l’espace et le temps (Sack, 2011 : 63).

24Comme expression primaire du pouvoir et comme forme d’organisation du temps et de l’espace qui conditionne, détermine et influence les formes d’interaction spatiale, la territorialité n’est pas quelque chose de naturel ni d’instinctif, mais elle est radicalement historique et renvoie aux intentionnalités, aux objectifs et aux motivations des individus ou des groupes qui s’en saisissent comme stratégie de pouvoir. D’après l’auteur, la territorialité est toujours construite socialement. Elle suppose un acte de volonté et implique de multiples niveaux de raisons et de significations. Et la territorialité peut aussi avoir des implications normatives. Mettre des espaces à l’écart et appliquer des niveaux d’accès signifie que des individus et des groupes ont retiré certaines activités et personnes de certains lieux et en ont inclus d’autres. Ils ont ainsi établi différents niveaux d’accès (Sack, 2011 : 87).

25Stratégie à caractère historique, la territorialité est plastique, flexible, polymorphe, dynamique et elle est sujette à évolution, adaptation et restructuration, se trouvant plus stable et figée ou plus dynamique et instable selon la situation historique et géographique. En ce sens, Sack (2011 : 78) affirme que les limites, les configurations d’un territoire et les moyens par lesquels celles-ci sont communiquées peuvent être modifiés : « les propriétés foncières changent de taille. De même font les États de la nation. Une clôture peut être remplacée par un type différent de limite, comme un quai (...) De nombreux territoires tendent à être fixes dans l’espace géographique, mais certains peuvent se mouvoir ».

26Le territoire comme résultat de l’actionnement de la territorialité peut être utilisé pour contenir ou restreindre, aussi bien que pour inclure ou exclure, produisant ainsi des frontières, des limites et des formes de classification sociale entre individus ou groupes. Si l’on considère la territorialité comme une stratégie pour des accès différenciés, son emploi dépend de qui influence et contrôle quoi et qui, mais aussi de la raison d’un tel affect/contrôle/influence. Les moyens, les outils, les dispositifs de l’exercice du pouvoir dans l’affirmation d’une territorialité et, donc, visant à affecter, influencer et contrôler, peuvent être divers, de natures différentes car, comme l’affirme Sack (2011 : 79),

la territorialité peut s’affirmer d’innombrables façons, y compris par des descriptions de travail (combien de temps peut-on rester assis, où peut-on aller ou non, etc.), des droits légaux, la force brute ou le pouvoir, des normes culturelles et des prohibitions d’utilisation de zones et des formes subtiles de communication, comme la posture corporelle.

27Si la territorialité peut s’affirmer sous de multiples configurations de l’exercice du pouvoir, depuis la violence jusqu’à des dimensions culturelles et symboliques du pouvoir, en passant par le droit, Sack (2011) indique que la territorialité est intimement liée aux façons dont les peuples utilisent la terre, dont ils s’organisent dans l’espace et dont ils confèrent un sens aux lieux. En effet, l’auteur nous parle de la territorialité comme d’un moyen par lequel nous faisons l’expérience du monde et le dotons de significations.

La territorialité comme composante du pouvoir n’est pas qu’un moyen de créer et de maintenir l’ordre, mais elle est une stratégie pour créer et maintenir en grande partie le contexte géographique par le biais duquel nous faisons l’expérience du monde et nous le dotons de sens. (Sack : 219)

28Dans les formulations conceptuelles et, notamment dans les analyses historiques de cas et de situations révélant des mutations historiques dans les territorialités de différentes sociétés, on peut identifier chez Sack (2011) trois aspects ou clefs méthodologiques de lecture du territoire qui sont liés entre eux et qui constituent ses principales contributions analytiques. Ainsi, comprendre une territorialité (stratégie), une territorialisation (processus) et un territoire (produit) veut dire prendre en compte :

• Le contrôle de l’accès (discipline, vigilance, sécurité, défense d’un espace) ;
• Les formes d’utilisation du territoire, c’est à dire les utilisations économiques, écologiques, politiques et culturelles que les différents groupes ou individus font de l’espace (la terre, les ressources, les moyens de production et de travail, le logement, les lieux sacrés, de culte etc.) ;
• Les normes territoriales, c’est à dire, les cadres normatifs qui définissent le caractère normatif de l’exercice d’une territorialité et qui régulent le contrôle et l’utilisation du territoire (normes, règlements, règles sociales, les formes de droit, etc.).

29Dans la même perspective historique et relationnelle qui met en valeur la dimension politique de la spatialité humaine, Souza (1995) affirme que le territoire est essentiellement un espace défini et délimité par et à partir des rapports de pouvoir, qui se distingue des autres concepts géographiques offrant des lectures qui privilégient d’autres problématiques et dimensions de la spatialité et que, pour cela même, ce concept ne se confond pas avec d’autres comme celui d’espace social, de lieu ou d’environnement :

Le territoire (...) est essentiellement un espace défini et délimité par et à partir des rapports de pouvoir. La question primordiale ici n’est pas, en réalité, quelles sont les caractéristiques géoécologiques et les ressources naturelles d’une zone donnée, ce qui s’y produit ou qui y produit ou encore quels sont les liens affectifs et d’identité entre un groupe social et son espace. Ces aspects peuvent revêtir une importance cruciale pour la compréhension de la genèse d’un territoire ou de l’intérêt à s’en emparer ou à le conserver (...), mais le véritable leitmotiv est le suivant : qui domine ou influence cet espace et comment s’y prend-il ? Ce leitmotiv porte en lui, tout au moins quand on n’a aucun intérêt à occulter les contradictions et les conflits sociaux, la question suivante, inséparable, dans la mesure où le territoire est essentiellement un instrument de l’exercice du pouvoir : qui domine ou influence qui dans cet espace, et comment s’y prend-il ? (Souza, 1995 : 78, italiques de l’auteur)

30Par la suite (2009), Souza renforcera son point de vue quand il affirmera que le noyau épistémologique, c’est à dire, ce qui « définit » le territoire en tant que tel, c’est fondamentalement le pouvoir — et en ce sens, la dimension politique est celle qui, avant toute autre, définit son profil. En effet, le noyau épistémique, ce qui singularise et distingue le concept de territoire par rapport à d’autres du champ de la géographie, c’est la centralité dans le phénomène du pouvoir et de la politique. Mais, pour l’auteur, cette priorité analytique « ne veut cependant pas dire que la culture (le symbolisme, les réseaux de significations, les identités...) et même l’économie (le travail, les processus de production et de circulation des biens) ne sont pas importants ou ne sont pas “couverts” quand on emploie le concept de territoire » (Souza, 2009 : 60). Il ne s’agit pas de séparations et de dichotomies ontologiques, mais plutôt de distinctions qui ont pour objectif un meilleur raffinement analytique7.

31Toujours d’après Souza (2009 : 60), un processus de territorialisation ou de déterritorialisation est toujours, et en premier lieu, « un processus qui implique l’exercice de rapports de pouvoir et la projection de ces rapports sur l’espace (espace qui, simultanément, est lui aussi, en tant que substrat matériel et “lieu”, une référence et ce qui conditionne des pratiques de pouvoir) ». Les objectifs, les motivations, les significations de l’action et la configuration concrète d’un processus de territorialisation peuvent varier selon les agents concernés et la situation socio-spatiale en question.

32Soucieux de préciser sa formulation à caractère relationnel et non substantialiste, Souza (1995 : 86-87) explique que « les territoires sont, au fond, plutôt des rapports sociaux projetés sur l’espace que des espaces concrets (lesquels ne sont que les substrats matériels des territorialités) ». Poursuivant son effort de démontrer qu’une lecture relationnelle suggère une distinction entre territoire et espace, il explique que le territoire n’est pas le substrat spatial en soi, mais « un champ de forces, les rapports de pouvoir spatialement délimités et opérant donc sur un substrat référentiel » (Souza, 1995 : 97).

33C’est pour cela que, selon lui, on ne doit pas confondre le territoire avec le substrat spatial matériel (les formes spatiales, les objets géographiques tangibles — le bâti, les champs cultivés, les traits « naturels » etc.). Cela équivaudrait à « chosifier » le territoire, tout en empêchant de percevoir que, en tant que projection spatiale de rapports de pouvoir, les découpages territoriaux, les frontières et les limites peuvent tous changer, sans que ne change forcément le substrat matériel qui sert de support et de référence matérielle aux pratiques spatiales (Souza, 2009 : 61).

34Souza (1995) s’est attaché à construire une formulation mettant l’accent sur les rapports sociaux et échappant à une vision « chosifiée » du territoire. Pour ce faire, il a recours à une métaphore qui fait le lien entre l’idée de territoire et celle de « champ de forces », « réseau ou trame de relations ». Ainsi, le territoire est un champ de forces, une trame ou un réseau de rapports sociaux qui, conscient de sa complexité interne, détermine en même temps une limite, une altérité : la différence entre « nous » (le groupe, les membres de la collectivité ou de la communauté, les insiders) et les « autres » (ceux d’en dehors, les étrangers, les outsiders).

35Dans une perspective semblable sur le caractère politique du concept de territoire mais mettant l’accent sur un autre aspect, Haesbaert (2009) expose l’idée selon laquelle la notion de territoire est étroitement liée au pouvoir, quand il affirme que « dans toutes ses acceptions » ce concept a trait au pouvoir. Son « focus » analytique s’intéresse aux problématiques de l’exercice des rapports de pouvoir dans et au travers de l’espace, mais pas seulement au « pouvoir politique » traditionnel. Il s’intéresse autant au pouvoir dans le sens le plus explicite, de domination, qu’au pouvoir dans le sens le plus implicite ou symbolique, d’appropriation.

36De fait, chaque territoire se construit par une combinaison et une imbrication unique de multiples rapports de pouvoir, du plus matériel et fonctionnel, lié à des intérêts économiques et politiques, au pouvoir le plus symbolique et expressif, lié aux rapports d’ordre plus strictement culturel. Donc, le territoire, en tant que rapport de domination et d’appropriation société-espace, se décline au long d’un continuum qui va de la domination politico-économique la plus concrète et fonctionnelle à l’appropriation la plus subjective et/ou culturo-symbolique. Même s’il l’on a tort de séparer ces différentes sphères, chaque groupe social, classe ou institution peut « se territorialiser » au moyen de processus à caractère plus fonctionnel (économique et politique) ou plus symbolique (politico-culturel) dans les rapports qu’il entretient avec « ses » espaces, selon le pouvoir et les stratégies qui sont en jeu (Haesbaert, 2004 : 95-96).

37Ainsi, pour Haesbaert (2009), tout territoire est fonctionnel et symbolique en même temps et obligatoirement dans différentes combinaisons, car nous exerçons une domination sur l’espace autant pour réaliser des « fonctions » que pour produire des « significations » (Haesbaert, 2009). Toutefois, la signification et la configuration du territoire varient énormément au fil du temps et des espaces, car ses « fonctions » et ses « significations » dépendent des échelles et des contextes historiques, géographiques et culturels spécifiques, partant de sujets spécifiques.

38En tant que continuum dans le cadre d’un processus de domination et/ou d’appropriation, le territoire et la territorialisation doivent être traités dans la multiplicité de leurs manifestations — qui est aussi et avant tout multiplicité de pouvoirs, intégrés entre eux par le biais des multiples sujets impliqués (autant dans le sens de celui qui soumet que de celui qui est soumis, autant dans le sens des luttes hégémoniques que des luttes de résistance — car le pouvoir sans la résistance, si minime soit-elle, n’existe pas). Ainsi devons-nous d’abord distinguer les territoires selon ceux qui les bâtissent, que ce soit des individus, des groupes sociaux/culturels, l’État, des entreprises, des institutions comme l’Église, etc. Les objectifs du contrôle social avec sa territorialisation varient selon la société ou la culture, le groupe et, souvent, l’individu lui-même (dans le cas des différences de genre, par exemple). On contrôle une « zone géographique », c’est-à-dire, on crée le territoire, dans le but d’atteindre, d’affecter, d’influencer ou de contrôler les individus, les phénomènes et les rapports.

39Les motivations, les intentionnalités et les significations de l’action, ou plus directement, les objectifs des processus de territorialisation, peuvent différer en fonction des agents et des contextes géo-historiques spécifiques. Selon Haesbaert (2014 : 68), on peut, en simplifiant, en termes de types idéaux, parler de cinq grandes « finalités » ou objectifs de la territorialisation, qui peuvent s’accumuler et/ou être différemment mis en valeur au fil du temps :

• abri et sécurité physique (le confort, dans un langage plus phénoménologique) ;
• gisement de ressources matérielles et/ou moyen de production pouvant renforcer le pouvoir politico-économique de certains groupes et/ou classes sociales ;
• identification de groupes sociaux (renforçant leur pouvoir symbolique) par le biais de référents spatiaux (à commencer par la construction même de frontières) ;
• contrôle et/ou disciplinarisation par la définition d’espaces individualisés (comme le renforcement de l’idée d’individu également, dans le cas du monde moderne) ;
• contrôle et/ou orientation de la circulation, des flux, par les connexions et les réseaux (principalement les flux de personnes, de marchandises et d’informations).

40Ainsi, l’auteur affirme que les processus de territorialisation comme création de médiations spatiales qui nous procurent un « pouvoir » effectif sur notre reproduction en tant que groupes sociaux (pour certains, en tant qu’individus également) peuvent adopter plusieurs configurations, fonctions et significations, selon les agents et les contextes historiques, géographiques et culturels spécifiques. Car, comme nous le suggère Haesbaert (2004), se territorialiser ne veut pas dire la même chose pour un groupe indien de l’Amazonie que pour les directeurs d’une multinationale. Chacun décline ses relations avec ou au moyen de l’espace des façons les plus diversifiées. Pour les uns, le territoire est construit beaucoup plus dans le sens d’une zone-abri et gisement de ressources, à un niveau avant tout local ; pour d’autres, il intéresse en tant que nœud de connexions ou de réseaux à caractère mondial (Haesbaert, 2004).

Quelques clefs méthodologiques pour la construction d’une approche territoriale

41Comme on l’a vu au point précédent, les débats récents sur le territoire et la territorialisation suggèrent un ensemble de clefs méthodologiques pour la construction d’une approche territoriale relationnelle, multi-échelles et multidimensionnelle. Nous présenterons ci-après de façon schématique une synthèse de quelques-uns de ces postulats que nous considérons les plus importants pour la construction d’une approche territoriale en géographie.

Le caractère historique, relationnel et situationnel

42L’analyse du territoire et des processus de dé-territorialisation doit partir du principe qu’il s’agit d’une construction historique et relationnelle. Dans cette optique, le territoire ne s’envisage pas de manière naturaliste, mais comme une construction/production humaine dans son historicité radicale. Cette lecture intègre le mouvement, la dimension du temps, les temporalités, les durées et les rythmes comme éléments essentiels dans les dynamiques de territorialisation, de déterritorialisation et de reterritorialisation. Cela oblige à appréhender le territoire non comme une chose, ni comme une substance, ou simplement comme un substrat matériel, mais comme une toile, un réseau, une trame de relations, de pratiques spatiales de pouvoir, qui opère dans une situation socio-spatiale donnée. Le rôle du chercheur est d’analyser l’histoire des trames de relations qui produisent un territoire dans une situation donnée.

La pluralité des acteurs et les sens de l’action

43Comprendre le territoire comme construction historique et relationnelle signifie partir des acteurs et des sens donnés à leurs actions et à leurs intentionnalités. Pendant longtemps, l’idée de territoire est restée liée à un seul acteur qui était l’État national ; il était impossible de parler d’autres acteurs comme dotés de capacité, de droits ou de légitimité à produire des territoires et des processus de territorialisation.

44Les nouvelles lectures du territoire vont au-delà de cette vision état-centriste et on peut aujourd’hui penser le territoire à partir d’une pluralité d’acteurs, soient-ils hégémoniques ou subalternes dans l’agencement social en vigueur. On peut donc parler de processus de territorialisation des politiques publiques de la part de l’État, de territorialisation comme fruit des stratégies spatiales des grandes sociétés capitalistes, mais aussi de territorialisation de groupes indiens ou même de tribu urbaine juvénile. En ce sens, il n’y a pas de monopole d’un acteur en particulier qui soit un chef de file et capable de mettre en œuvre des processus de territorialisation ; ce sont les contextes concrets qui nous obligent à percevoir quel type de processus on analyse et ce que territoire veut dire pour les agents de chaque processus concret.

La multidimensionnalité de l’exercice du pouvoir

45Malgré les différences dans les formulations des divers auteurs, une espèce de « consensus » existe autour du fait que le concept de territoire est directement lié au phénomène du pouvoir et de la politique. Ici la sphère de la politique est envisagée au sens large, entrelacée et imbriquée de façon complexe avec et dans d’autres dimensions de la société (cela amène à penser les imbrications politique-économie, politique-nature, politique-droit, politique-culture, politique-technique, etc.).

46Dans ces constructions théoriques et méthodologiques, le phénomène du pouvoir est vu comme quelque chose d’immanent à tous les rapports sociaux, à toutes les échelles spatio-temporelles. Il n’est point de rapports sociaux exempts de pouvoir ; une société sans rapports de pouvoir est quelque chose de fictif et d’irréel. Le pouvoir est disséminé dans tous les espaces et environnements de la société ; il n’est rien en dehors ou d’extérieur au pouvoir. Mais, si le pouvoir est partout, cela ne veut pas dire qu’il se réalise de la même façon et sur le même mode opératoire dans tous les champs de la vie sociale ; le pouvoir coagule en construisant différents modes structurels de son exercice. Ainsi prend-il parfois la forme de l’exploitation, de la domination, ou de l’oppression/soumission et, souvent, ces diverses formes d’expression du pouvoir sont complexement imbriquées et entrelacées les unes dans les autres, formant de complexes constellations, champs et schémas structurels de pouvoir. Les nouvelles approches en géographie appréhendent ces processus de territorialisation de façon multidimensionnelle, du pouvoir économique au pouvoir symbolique, dans leurs expressions et configurations selon les situations concrètes.

L’antagonisme et la conflictivité sociale

47Le conflit est une clef analytique fondamentale pour comprendre la géographicité humaine par le biais d’une approche territoriale. Á partir d’une conception du pouvoir et de la politique immanente et relationnelle, il nous faut bâtir une conception du conflit plus large et plus complexe, car les formes de domination et de résistance sont multiples et variées, et ont des natures, des degrés et des échelles différentes. En effet, il peut y avoir des conflits en vertu de la lutte pour les ressources matérielles, comme c’est le cas de la lutte pour le pétrole, les minerais, l’eau etc., mais il peut aussi y avoir des conflits pour des questions de nature culturelle et symbolique, comme c’est le cas des conflits ethnico-religieux et, souvent, ces dimensions sont entremêlées. Ainsi est-il donc plus pertinent, quand on parle de domination, de résistance, de conflit et d’émancipation, de traiter ces questions au pluriel. En réalité, ce qu’il y a ce sont toujours des dominations, des résistances, des conflits et des émancipations, car le pouvoir est multidimensionnel, tout comme les conflits.

Le caractère multi-échelles et la diversité des agencements spatio-temporels

48Le territoire est aussi multi-échelles, autant en termes de temps (durées) comme d’espace (étendues). En termes temporels, certains processus de territorialisation se réalisent sur le long terme, maturés par des décennies, voire des siècles, dans une grande stabilité, comme c’est le cas de quelques territoires d’États-nations ou des territoires de quelques peuples indiens, etc., alors que d’autres processus de territorialisation sont marqués dans leur essence par l’éphémérité et le caractère cyclique, ce qui leur confère dynamique et instabilité, comme c’est le cas des territoires de tribus urbaines qui occupent certains espaces des villes pendant quelques heures. Si du point de vue temporel on peut passer d’une échelle de siècles à une échelle d’heures, en termes d’étendue spatiale les variations d’échelles et la spatialité différentielles peuvent aller de processus moléculaires, qui ont le corps, la maison, la rue pour échelle, jusqu’à des processus au niveau des pays, des continents et même à l’échelle mondiale. Comprendre la constitution des territoires passe par la compréhension du jeu des échelles spatio-temporelles impliquées dans chaque processus concret.

49Au-delà de la nature multi-échelles des configurations géo-historiques des territoires et des processus de territorialisation, ceux-ci adoptent différentes configurations et agencements spatio-temporels, ce qui a pour résultat une grande diversité de morphologies en fonction de la continuité et de la contigüité spatiale, parfois dans une configuration zonale, à l’exemple du territoire comme zone. Mais d’autres territoires peuvent se constituer sur le mode réticulaire, sans continuité ni contiguïté spatiale, en véritables territoires-réseaux. Il est donc impossible dans le monde contemporain de penser les processus de territorialisation seulement selon la logique zonale. Il faut comprendre que les territoires et les processus de territorialisation peuvent se constituer autant par le contrôle de zones que par la construction de réseaux, qui ne respectent pas forcément les continuités et les contigüités spatiales ; ils peuvent être continus et discontinus dans l’espace, plus fermés ou plus poreux, ouverts, etc.

Systèmes de stratification et classification sociale

50Tout mécanisme de territorialisation, en tant que projection de l’exercice du pouvoir sur un espace produit, résulte d’un processus de stratification et de classification sociale ; c’est à dire qu’il est le produit d’inégalités et d’asymétries de pouvoir et de ressources entre les groupes, classes sociales, communautés, etc. Les processus de territorialisation, d’une part, divisent, séparent, distinguent et, d’autre part, rapprochent, articulent et unifient ces groupes sociaux en produisant des frontières sociales et culturelles qui se matérialisent dans des limites spatiales, définissant ceux qui appartiennent ou n’appartiennent pas à certains territoires.

51Ces formes de classification sociale définissent des appartenances et identités, renforçant les liens sociaux et l’émancipation de quelques groupes, mais elles produisent également des exclusions, des stéréotypes et la stigmatisation d’autres groupes. C’est donc une question centrale à tout processus de territorialisation que de comprendre comment les stratifications et classifications sociales produisent ou sont produites et actionnées à partir de la constitution des territoires.

Arrangements normatifs et formes d’utilisation du territoire

52Tout processus de territorialisation implique un type d’arrangement normatif, un ensemble de normes et de règles collectives qui définissent la configuration territoriale, la production de frontières, limites physiques ou symboliques et les différentes formes d’utilisation du territoire. Ces arrangements normatifs peuvent être des lois concernant l’ordonnance juridique formelle de l’état, par exemple les titres de propriété privée ou de terres collectives, les législations urbaines, foncières, environnementales, etc. Mais, il peut s’agir de droits coutumiers liés à une tradition, aux pratiques des communautés et groupes sociaux, à leurs racines religieuses, mythiques. Ils peuvent également correspondre à des accords politiques de régulation des pratiques quotidiennes, comme les accords collectifs sur l’usage de la terre et des ressources naturelles en vigueur chez certains peuples ou communautés traditionnels. Comprendre les trames de ces relations et pratiques spatiales de pouvoir liées aux processus de territorialisation signifie, entre autres choses, comprendre les arrangements normatifs qui définissent les usages économiques, sociaux, politiques, militaires, écologiques du territoire en question.