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Territoire(s) et territorialisation(s) de l’action publique. Réflexions à partir de l’exemple français

p. 25-37


Texte intégral

1Depuis plus de trente ans en France, les concepts de territoire et de territorialisation alimentent une abondante littérature scientifique (Di Méo, Buléon, 2005 ; Faure, 2004 ; Vanier, 2008). Territoire et territorialisation ont connu un incroyable succès et une diffusion large dans les sciences sociales, particulièrement en géographie et en science politique. Succès qui a débordé la sphère académique pour pénétrer le langage et les représentations communes. Perméabilité qui, si elle a permis des allers-retours entre les sphères académiques et politiques, n’en a pas moins contribué à brouiller la définition et le sens que l’on donne à ces deux concepts, objets, par ailleurs dès leur apparition, de débats et de vives controverses scientifiques (Vanier, 2009).

2Bien que les deux termes soient apparus — comme nous le verrons — selon des temporalités différentes dans la littérature, ils partagent plus qu’une parenté sémantique. Véritable « duo conceptuel », qui devient trio dès lors que l’on lui associe la notion de territorialité (Debardieux, 2009), territoire et territorialisation s’articulent dans une même dynamique socio-spatiale et politique. Si traditionnellement, le territoire renvoie à « la marque essentielle de l’État » (Badie, 1995), dès les années 1980 des travaux en géographie élargissent la portée sémantique du territoire en introduisant, à la suite de Jean-Paul Ferrier (1984), des idées de reproduction et d’appropriation sociale du territoire. Tout un pan de la géographie sociale, autour des travaux de Guy Di Méo, met en avant la double dimension éthologique et politique du territoire (Di Méo, 2000). Quant à la territorialisation, comme l’a noté Alain Faure (2010), elle est indiscutablement associée au renouvellement de sens que prend le territoire en sciences sociales au moment où, après avoir été la marque de l’État, il devient de plus en plus lié à la capacité des acteurs locaux à agir sur une portion d’espace.

3Loin de faire consensus, territoire et territorialisation sont l’objet de controverses, — certains allant jusqu’à évoquer la fin des territoires (Badie, 1995) — et d’analyses différentes. Les recherches en science politique lient, par exemple, la question du territoire à l’analyse des politiques publiques dans le contexte français de décentralisation et de dévolution des pouvoirs de l’État. Elles renvoient à l’essor des politiques territorialisées (Béhar, 2000) et des politiques territoriales des acteurs locaux (Faure et Douillet, 2005). Pendant qu’en géographie à la suite de Claude Raffestin (1986), la territorialisation est appréciée « comme l’ensemble des actions, des techniques et des dispositifs d’action et d’information qui façonnent la nature ou le sens d’un environnement matériel pour le conformer à un projet territorial » (Debardieux, 2009). Certains auteurs anglo-saxons situent, pour leur part, la territorialisation au regard des évolutions du capitalisme global (Brenner, 1999). Ce dernier induit une recomposition des formes territoriales de l’État et nécessite pour se déployer de nouvelles régulations territoriales à d’autres échelles (métropoles, régions qui constituent autant de « nouveaux territoires d’action publique »). Ces différentes acceptions ne sont toutefois pas sans lien dans la mesure où elles s’intéressent aux mêmes réalités et questionnent le couple territoire/territorialisation dans ses dimensions sociopolitiques et dans ses rapports aux échelles spatiales (Smith, 2004).

4Le propos de ce texte consiste d’abord à revenir sur le sens que l’on donne au couple territoire/territorialisation en soulignant la diversité des approches. Il s’agira ensuite de dresser un panorama (certes sommaire) de la littérature scientifique sur le sujet et de souligner son intérêt heuristique dès lors qu’il est envisagé dans une dynamique transversale. Entre territorialisation comme pratique sociale de l’espace et territorialisation comme spatialisation des politiques publiques, une voie féconde semble s’ouvrir autour de l’idée de « territorialisation réflexive » (Melé, 2009) ; elle permet de sortir des impasses conceptuelles que la littérature scientifique a relevées et abondamment commentées dès que l’on parle du couple territoire/territorialisation (Alduy, 2008).

Du territoire à la territorialisation : proximité et diffusion de concepts encore problématiques

5Apparus il y a plus de vingt ans, les concepts de territoire et de territorialisation ont connu un incroyable succès dans la communauté scientifique française avant d’être largement diffusés dans le monde de l’action publique.

Le couple territoire/territorialisation : boîte noire des sciences sociales

6Comme l’a souligné Guy Di Méo, le territoire est partout, « cette prolifération des territoires contemporains, cette surabondance spatiale dont parle l’anthropologue Marc Augé (Augé, 1992), revêt le caractère d’un réel paradoxe » (Di Méo, 2000, p. 5). Depuis près de trois décennies en France, le territoire fait l’objet d’une (sur) production dans les discours et les pratiques des acteurs sociaux mais aussi dans la littérature scientifique. Malmenées par la mondialisation et ses recompositions « de nombreuses populations réagissent en lui opposant leur singularité territoriale1 ». Souhaitant s’articuler aux changements d’échelle — que supposent la mondialisation de l’économie et la banalisation de la néo libéralisation des politiques publiques (Brenner et Theodore, 2002) -, les États, et plus largement les acteurs publics, se lancent dans une production effrénée de territoires à différentes échelles (territoires de projet aux échelles : locale, régionale, nationale, transnationale). Cette frénésie de « fabrique territoriale » — si elle décrit bien les mécanismes de production territoriale à l’œuvre au regard des changements induits par la mondialisation (Brenner, 2004) -, suggère aussi l’idée d’une « confusion territoriale ». Confusion à comprendre comme une profusion d’échelles territoriales inédites et comme une confusion de sens et de représentations. Le territoire devient un mode usuel, mot à la mode, porteur de représentations et de discours communs, parfois à finalité performative, pour les responsables de l’action publique comme pour les groupes sociaux. Résultat d’une construction autant sociale que politique, le territoire reflète un type de rapport à l’espace des individus et des groupes. Rapport spatial qui combine les dimensions concrètes et matérielles, celles des pratiques et des expériences sociales du quotidien avec les dimensions idéelles du quotidien et des pouvoirs (Di Méo, Buléon, 2005). En géographie sociale, en suivant Di Méo, il est admis que « le territoire forme donc un écheveau complexe de relations socio-spatiales dynamiques, multidimensionnelles et multiscalaires ; relations volontaires, délibérées et intentionnelles ; relations tant sociales que culturelles2 ».

7Malgré les clarifications de sens portées en géographie sociale au début des années 2000, le territoire semble être un concept à l’étroit dans le champ scientifique. La diffusion, la perméabilité et la proximité des communautés scientifiques et politiques dans leur usage du territoire ont souvent justifié des orientations des politiques publiques et nourrissent encore discours et représentations communes. Précisons que les concepts de territoire et de territorialisation ont longtemps été une commodité conceptuelle à de nombreux raisonnements en sciences sociales portant sur l’inscription spatiale des processus sociaux et politiques, loin des approches plus complexes développées chez plusieurs auteurs (Di Méo, Buléon, 2005 ; Vanier, 2008 ; Debardieux, 1995). Le territoire s’est ainsi vu doté dans les discours scientifique et politique de nombreuses vertus (proximité, réactivité, etc.) et apparaît comme la boîte noire des sciences sociales. Depuis plusieurs années territoire et territorialisation ont été largement interrogés, critiqués et le sens — comme les limites — a fait l’objet de nombreuses publications car souvent l’usage qui en fait reste porteur de confusions et d’ambiguïtés.

Territoire, territorialisation, territorialité : « la confusion territoriale »

8Territoire et territorialisation connaissent une filiation qui n’est pas seulement sémantique. Les deux termes s’articulent dans une même dynamique sociale et politique et renvoient à des formes de spatialités que nous évoquerons plus loin. Sans rentrer dans le détail ni dans une fastidieuse analyse épistémologique, il semble, quitte à simplifier, que le couple territoire/territorialisation (car il s’agit bien d’un couple, l’un allant rarement sans l’autre) renvoie à deux éléments. Il procède d’abord de dynamiques sociales spatialisées et renvoie à des questionnements sur les acteurs, leurs pratiques, leurs intentions qui accompagnent la production de territoires institutionnels ou fonctionnels. Ensuite, il fait référence à des processus engagés par les acteurs via des dispositifs, des procédures, des rapports de force, des mises en tension, des conflits, pour faire advenir un territoire, le faire exister.

9En France, le recours au couple territoire/territorialisation est monnaie courante et se révèle d’un usage problématique en raison des incertitudes de sens qu’il porte. Le couple devient d’ailleurs trio dès l’instant où il est apprécié sous l’angle du territoire/territorialisation de l’action publique/territorialité ; notamment dans le cadre des dispositifs de lutte contre la pauvreté souvent associés aux territoires sociaux de la pauvreté (le quartier pauvre), à leur délimitation fonctionnelle dans des périmètres institutionnels (zone d’éducation prioritaire, géographie prioritaire de la politique de la ville, etc.) et par la spatialisation de dispositifs et procédures dès lors ancrés dans ces territoires plus ou moins définis (dispositifs de lutte contre l’habitat insalubre, d’aides sociales etc.).

10Ce couple, désormais trio, relève souvent de l’incantation et de l’injonction, confondant dynamiques sociales spatialisées et ancrage spatial de procédures de l’action publique. Projets de territoire, territoires de projet et autre dispositifs territorialisés font que le territoire est partout et nulle part pour une territorialisation de l’action publique aux contours confus et dont l’utilisation vise à donner de la légitimité à d’autres mots-clefs de l’action publique : gouvernance, proximité, égalité etc. Confusion à laquelle s’ajoute, au moins en France, une autre qui a trait à la territorialisation de l’action publique, à la décentralisation ou à la déconcentration, sans que l’on sache de quoi l’on parle ! Bref, le territoire est omniprésent et la territorialisation tous azimuts.

11Il paraît important de revenir sur les différents sens de ce « trio », et plus spécialement sur le concept de territorialisation, et dépasser la critique pour en montrer l’intérêt heuristique.

Derrière la diversité des usages, quel intérêt heuristique de la notion de territorialisation ?

12Quitte à caricaturer un peu, comme l’a rappelé P. Melé (2009) la territorialisation est évoquée en sciences sociales de deux façons. D’un côté, les travaux qui s’intéressent aux pratiques et aux représentations des acteurs cherchent à saisir les modalités d’appropriation de l’espace par des individus ou des groupes d’individus agissant. De l’autre, des travaux qui se focalisent sur l’analyse d’actions collectives, sur les actions de découpage et de contrôle de l’espace par des pouvoirs, sur les modalités de saisie de sous ensembles spatiaux par des politiques publiques et sur les modes de relations entre acteurs publics et privés au sein d’un espace local.

13Si pendant un temps ces approches ont paru inconciliables, poussant certains à évoquer la fin des territoires (Badie, 1995) et l’usure des concepts de territoire et de territorialisation (Retaillé, 2009), plusieurs travaux ont renouvelé l’intérêt heuristique de ces concepts. Certains d’entre eux s’intéressent aux situations d’interface entre « habitants agissant » (Berry-Chikhaoui et al., 2007) et politiques publiques à la fois à partir de l’action collective et des liens entre processus de territorialisation sociale et l’action publique, constituant désormais une troisième voie.

De la territorialisation comme pratique sociale de l’espace...

14Le sens premier de la territorialisation renvoie à une pratique de l’espace dans ce qui relève de l’appropriation. Ce sens a été et reste particulièrement développé en géographie (plus particulièrement en géographie sociale) et a fait l’objet d’une littérature abondante. Parmi les auteurs ayant théorisé cette approche, Guy Di Méo (2005 ; 2014) évoque la territorialisation comme : « la réalisation spatiale du lieu ». Reprenant l’approche développée par de Certeau (1980), Di Méo et Buléon (2005) considèrent que l’espace est un lieu pratique au sens d’une configuration géographique d’éléments : lieux arrimés par des fréquentations assidues. Cette définition renvoie à la fonction d’appropriation du système topologique par l’individu agissant assuré également par un procès d’énonciation. L’appropriation participe ici d’un sens large autant physique qu’idéel. C’est dans la rencontre de lieux et de groupes d’humains que se fait la territorialisation comme objectivation(s), représentation(s) et pratique(s) du territoire. D’autres, comme Raffestin (1980), évoquent la territorialisation à travers l’image d’un corps-à-corps entre une société et son territoire. La territorialisation correspond à l’ensemble des actions, des techniques et des dispositifs d’action et d’information qui façonnent un environnement matériel pour le conformer à un projet territorial (Vanier, 2009). Selon cette perspective, la territorialisation peut être appréciée comme une forme de domestication de l’espace géographique notamment par l’utilisation de techniques. Au gré des évolutions technologiques, s’opèrent des mouvements de dé-re-territorialisation. C’est le cas dans le monde agricole où les évolutions techniques (motorisation, techniques scientifiques) modifient la construction des territoires par les acteurs.

15Deux notions sont ici centrales et font référence aux rapports sociaux médiatisés au sein de l’espace physique : celles d’appropriation et de représentation par un individu ou un groupe. L’appropriation suppose des rapports de pouvoirs, de contrôle, de conflits soulignant la dimension politique du processus par des acteurs sur un espace physique. Quant à la représentation, elle révèle la part d’idée dans le processus de territorialisation par des acteurs. La territorialisation est ainsi appréciée à l’aune d’un processus social porteur de représentations, d’identifications, d’identités, de valeurs définies par un groupe sur un espace physique.

16En géographie, mais aussi en sociologie ou en sciences politiques, cette dimension de la territorialisation se décline dans nombreux champs et concerne une grande variété d’objets de recherche : territorialisation des techniques, de la pauvreté par exemple qui désigne l’enkystage de populations pauvres dans certains quartiers ou espaces géographiques et les pratiques sociales afférentes (développement de solidarités locales). On retrouve des travaux qui s’intéressent aux pratiques et aux représentations des acteurs et qui cherchent à saisir les modalités d’appropriation de l’espace par un habitant ou un groupe : territorialisation des gangs dans l’espace des ghettos des villes nord-américaines (Ley et Cybriwsky, 1974), territorialisation de certaines professions (à partir des pratiques policières par exemple, Herbert, 1996).

17Ces approches considèrent la notion de territorialisation à la fois au sens d’identification, de production d’espaces sociaux délimités (le ghetto, le quartier etc.), de diffusion d’une représentation spatiale de la relation à l’espace par des individus et d’appropriation d’espaces ou de portions d’espaces.

... à la territorialisation comme spatialisation des politiques publiques

18La territorialisation en sciences sociales est également utilisée en lien avec l’action publique et est envisagée comme la territorialisation de l’action publique, également déclinée en de multiples thèmes et objets de recherche (dont la territorialisation des politiques de pauvreté). Si les travaux sur la territorialisation comme pratiques sociales de l’espace sont apparus dès les années 1970 en géographie, ceux sur la territorialisation comme spatialisation de l’action publique se font jour à l’orée des années 1980 en science politique dans le cadre de l’analyse de la décentralisation de l’État français. Cette dernière dimension de la territorialisation a acquis le statut de paradigme scientifique et de très nombreux travaux lui sont consacrés (Faure, 2010 ; Faure et Négrier, 2007). Les analyses portent sur la territorialisation de l’action publique (sous l’angle d’un ancrage spatial localisé) qui s’est développée en France à l’occasion du transfert de compétences de l’échelon national (l’État) à l’échelon local (les collectivités territoriales). Dans le cadre des lois de décentralisation (1981-1983) puis (1992-1995), les politiques d’aménagement du territoire renvoient la territorialisation à un double mouvement de mise en proximité des politiques nationales de l’échelon local et à un ancrage spatial de dispositifs et de procédures d’ordre sectoriel (politiques du logement, de l’éducation, etc.). Elle présuppose de la proximité spatiale et l’efficacité de l’action publique. Elle passe soit par la légitimation d’une définition spatialisée d’un bien commun localement négocié (territorialisation pragmatique), soit par le démarquage des lieux à problème et la construction de solidarités horizontales (territorialisation normative). Daniel Béhar (2010) signale que, dans le cadre de la décentralisation, les processus de territorialisation reposent d’abord sur une approche pragmatique de l’action publique « au plus près des territoires » et des demandes sociales. Toutefois, ce mouvement est « tellement inscrit dans la dynamique actuelle de l’action publique » que l’on assiste ensuite à un mouvement réactif. « Pour garantir les objectifs et les priorités propres à l’action publique, celle-ci doit se mettre à “distance relative” » de la demande sociale et développer une approche territoriale plus normative, centrée sur les catégories prioritaires des territoires. L’éducation prioritaire fournit un exemple intéressant. Dans un premier temps, la politique de l’éducation prioritaire en faveur des quartiers pauvres colle au plus près de la demande sociale et l’école s’ouvre aux quartiers (territorialisation pragmatique). Ce qui permet la mise en œuvre de projets éducatifs locaux marqués par une grande autonomie. Puis dans un second temps, l’État se met à distance et définit un cadre normatif général (les zones et dispositifs de l’éducation prioritaire) afin de garantir l’équité sur l’ensemble du territoire national (territorialisation normative).

19La territorialisation revêt une double signification. Elle signifie l’ancrage dans des territoires institutionnels de dispositifs d’action publique (le plus souvent les départements et les communes) : contre la pauvreté, pour l’éducation prioritaire, pour le traitement urbanistique, social des quartiers pauvres (traitement de l’habitat social ou de l’habitat insalubre, aides à l’éducation prioritaire, etc.). Et, elle désigne la prise en compte juridique du territoire en tant que construction sociale localisée, comme composante de la politique d’action locale.

De la territorialisation des politiques publiques au territoire comme catégorie de l’action publique

Les dispositifs de lutte contre la pauvreté

20L’évolution des rapports au territoire et à la territorialisation des dispositifs de lutte contre la pauvreté en France constitue un exemple intéressant qui éclaire les processus à l’œuvre tout comme les analyses qui en sont tirées dans la littérature scientifique. Le déploiement spatial des dispositifs de lutte contre la pauvreté suit historiquement un mouvement alternant territorialisation, puis (dé) et (re) territorialisation. Jusqu’à la fin du xixe siècle, la lutte contre la pauvreté relève de « l’exigence de territorialisation » (Castel, 1995) qui se fonde sur l’ancrage du bénéficiaire dans une communauté territoriale, c’est-à-dire celle relevant du lieu de vie et de résidence permettant la fourniture de services et d’aides de la part de l’Église ou de structures caritatives. Dans ce cadre, les dispositifs de lutte contre la pauvreté participent de l’assistance qui suppose une relation de proximité entre le bénéficiaire de l’aide et celui qui la dispense (Palier, 1998) au sein d’un réseau territorialisé d’inter relations sociales. La mise en place du système français de protection sociale après 1945 transforme la nature des relations spatiales entre bénéficiaires et prescripteurs des aides et dispositifs d’action sociale (protection quasi universelle, protection par branche d’activité professionnelle). La sectorisation de l’action sociale et des dispositifs de lutte contre la pauvreté induit un mouvement de déterritorialisation encouragé par le rattachement d’une partie des aides sociales aux branches professionnelles. Enfin, au tournant des années 1980, dans un contexte marqué par la généralisation du chômage de masse, par la précarisation d’une partie grandissante du salariat et par la déconcentration des actions de l’État s’opère une reterritorialisation de l’action publique en matière de lutte contre la pauvreté. L’émergence de problèmes sociaux inédits — articulés à des dynamiques territoriales spécifiques (dont la question en France des cités d’habitat social de banlieue) — couplée à la crise de la sectorialité de l’action sociale ouvre la voie à une reterritorialisation de l’action publique dans le champ social. Le terme désigne à la fois l’articulation des dispositifs publics de l’aide sociale dans des territoires d’action et l’émergence de territoires inédits de l’action publique sociale dont témoignent les périmètres mis en place au titre de la politique de la ville : géographie prioritaire, les quartiers, zones d’éducation prioritaire, etc. Ce mouvement de reterritorialisation opère à des échelles inédites et interreliées, allant de l’espace du territoire vécu (la cité et le quartier) aux périmètres institutionnels (zonage de la géographie prioritaire et des bassins d’emploi par exemple) ; changement d’échelles qui témoigne aussi du glissement des politiques publiques du registre de la lutte contre la pauvreté à celui de la lutte contre l’exclusion. L’exclusion — induisant une composante territoriale — appelle, aux yeux des pouvoirs publics, un ancrage territorial fort des dispositifs d’intervention reposant sur une articulation des différentes échelles de l’action publique. Dans ce cadre partiellement renouvelé, le territoire (local) apparaît comme la référence centrale de l’action publique, de la conception à la mise en œuvre des politiques et dispositifs d’intervention sociale (Palier, 1998). La territorialisation est ainsi appréciée comme un mouvement de restructuration territoriale en lien avec des dynamiques sociospatiales territorialisées (exclusion, précarité). Le territoire devient tout à la fois (a) le cadre spatial de l’action publique dans une articulation sans cesse en mouvement des échelles (dans un mouvement de va-et-vient entre national et local) opéré par les acteurs publics (alternant ancrage territorial des politiques publiques et mise à distance, Epstein, 2005), (b) un « quasi » acteur social désignant de façon variable et floue une formation sociospatiale porteuse d’identités et d’appropriation sociale (le quartier, la cité, etc.3) et (c) une référence (voire une norme de l’action publique) à la légitimité indéfinie mais à la forte valeur performative (le « territoire » invoqué par les acteurs publics). Ainsi (in)défini, le territoire ne se trouve plus seulement au cœur de contradictions, il devient lui-même contradiction.

La territorialisation des politiques de lutte contre la pauvreté entre « contradictions territoriales » et récit républicain

21Pour nombre d’auteurs, la territorialisation de l’action publique dans le champ social en France agrège trois enjeux : la solidarité, la contractualisation de l’action publique et l’adaptation de politiques sectorielles à des espaces locaux. Ce qui amène à l’idée d’une coïncidence spatiale entre ces trois éléments et permet de dépasser le cadre d’analyse du simple transfert de l’État au local. La mise en place d’une géographie prioritaire (qui délimite des territoires d’action au sein des quartiers pauvres), résume ces « contradictions territoriales ». La territorialisation hésite en effet entre deux polarités. La déconcentration administrative de la gestion de la pauvreté, exercice de déconcentration de la gestion administrative et financière de l’État ; déconcentration qui induirait une autonomie plus grande des acteurs locaux et permettrait une meilleure adaptation à la réalité sociale et économique des territoires. Et une priorisation de l’action de l’État dans certains territoires, au travers d’un nombre limité de quartiers bénéficiant des procédures (comme celles de la rénovation urbaine par exemple), en fonction d’un ciblage de moyens financiers sur certains territoires définis selon des critères nationaux.

22Ces deux dimensions (déconcentration et priorisation de l’action publique) s’alternent dans une représentation du territoire qui resitue le local dans le système territorial national. Dans ce jeu d’échelles, la territorialisation de l’action publique participe d’une inscription du local et de la déconcentration de l’action publique dans le grand récit républicain français, véhiculant des valeurs d’égalité et d’équité territoriale. De nombreux travaux portant sur la territorialisation de l’action publique ont montré la polysémie du terme et souligné qu’il véhiculerait des présupposés. Parmi ceux-ci, la territorialisation de l’action publique présuppose des vertus de proximité ce qui tend à associer proximité spatiale de l’échelon local à la quête d’efficacité de l’action publique ; ce qui engage également les acteurs publics dans une quête désespérée de la « bonne échelle » d’intervention territoriale, privilégiant (notamment dans les politiques sociales) l’échelle du micro, small is beautiful en quelque sorte.

La territorialisation réflexive : engagement et confrontation des habitants à l’action publique

23Pour nombre de chercheurs (Melé, 2009, Vanier, 2009), il s’agit désormais de dépasser le clivage entre ces approches et de débarrasser territoire et territorialisation des présupposés qui leur collent à la peau. Beaucoup proposent de redéfinir la notion de territorialisation à partir d’approches bottom-up comme celle de l’engagement des citoyens, des habitants et de leurs actions/confrontations aux pouvoirs publics dans leurs territoires de vie.

24Cette approche suppose d’apprécier les individus et les groupes sociaux sous l’angle de l’habitant, de l’habitus, et surtout de « l’habitant mobilisé » c’est-à-dire doté de capacités, d’intentions d’agir et de savoir faire (Berry-Chikahoui et al., 2007). Cette acception de la territorialisation implique une confrontation des habitants mobilisés aux modes de spatialisation de l’action publique. Si l’on suit P. Melé « s’intéresser aux situations d’interface entre habitants et politiques publiques permet de repenser à la fois la territorialité à partir de l’action collective et les liens entre processus de territorialisation et action publique (...) c’est-à-dire réinterroger les deux traditions de recherche à partir d’une ré interrogation entre territoire et action4 ». C’est le cas de la politique de la ville, où des dispositifs et des instances de concertation ont été mis en place pour réguler les relations entre habitants et autorités. Au sein de ces instances de régulation locale et territorialisées, se produisent des formes de production territoriale dans un processus de confrontation et d’hybridation entre territoires institutionnels et territoires vécus des habitants. Par exemple, lors de contestations de démolition de logements dans les quartiers pauvres de banlieue, les habitants mobilisés (issus des couches les plus pauvres et des populations issues de l’immigration) s’appuient sur l’appareillage juridique de la politique de la ville qu’ils utilisent comme ressource et socle à leur mobilisation. Les habitants mobilisés profitent de ces instances de régulation pour transmettre et diffuser des représentations territoriales qui leur sont propres. Se produisent des processus d’hybridation entre les représentations territoriales de l’action publique et celles des habitants. C’est le cas par exemple dans la contestation de périmètres d’action. À Perpignan en 2008, un groupe d’habitants pauvres d’un quartier exclu du périmètre officiel du plan de rénovation urbaine a réussi dans une de ces instances à faire valoir la légitimité de ses représentations et pratiques territoriales. Le périmètre du plan de rénovation urbaine a été revu de façon à inclure le quartier et à intégrer des problématiques spécifiques aux pratiques territoriales de ce groupe (préservation d’un mode d’habitat spécifique, création d’une commission locale valorisant la mémoire du quartier).

25Dans cette dimension de la territorialisation de l’action publique, les conflits sont des éléments intéressants de l’analyse des processus de territorialisation. En effet, ils mobilisent discours et représentations, ils questionnent les valeurs véhiculées par les politiques publiques (par exemple : injonction de mixité sociale contestée par les habitants, la proximité etc.) ou encore la pertinence des périmètres d’action publique et ils contribuent à la constitution de réseaux d’habitants dotés de capacité d’expertise. Ces conflits instituent des formes de territorialisation parce qu’ils produisent des groupes d’habitants organisés, conscients d’une solidarité de destin inscrite dans une dimension spatiale : celle de l’espace de vie, de la routine qu’il s’agit de défendre ou de valoriser. Des processus de territorialisation allant de la définition, voire de l’invention par les habitants en confrontation (ou en appui des périmètres de l’action publique) à la défense de territoire en passant par de la co-production de territoires. Mais ces conflits conduisent aussi parfois à des processus d’autonomisation du territoire et du groupe au sein de la ville, voire à des formes de confiscation au détriment d’autres groupes appréciés comme indésirables. Ce que l’on retrouve classiquement lors des mouvements de type NIMBY5.

26Ce n’est pas seulement le conflit qui institue le processus de territorialisation ou l’interaction entre le conflit et un aménagement dans un espace donné (Melé, 2009) mais bien plus la double expérience de construction d’un acteur collectif dans le conflit et de la confrontation de ce collectif aux procédures et techniques spatialisées de l’action publique (Melé, 2009 ; Ion, Carrel, Neveu, 2009). Plusieurs auteurs (Vanier 2009, Melé, 2009) empruntent à Beck et al. (1994) l’idée d’une « territorialisation réflexive ». Dans les situations de conflit, les acteurs développent leur propre expertise, leur propre vigilance et s’approprient des savoirs experts, soit autant de formes de réflexivité sociale. Ils empruntent à Giddens la notion de réflexivité entendue comme la capacité des acteurs « à comprendre ce qu’ils font pendant qu’ils le font » (Giddens, 1987, p. 33). La mise en place de nouveaux zonages et de dispositifs par l’action publique, par exemple dans le cadre de la politique de la ville en France, conduit les habitants mobilisés à se présenter comme les porte-parole du territoire en jeu en s’appropriant les outils juridiques de l’action publique qu’ils participent à redéfinir localement. Ce qui crée de nouveaux espaces de débat propices à de la production territoriale par la diffusion d’une vision territoriale des dynamiques sociospatiales auprès des responsables de l’action publique locale. Par exemple, lors de la mise en place en France de procédures de concertation dans les quartiers pauvres de banlieue à l’occasion des opérations de démolition induites par des politiques de rénovation urbaine, les instances de concertation n’ont pas permis de résoudre les conflits mais en revanche elles ont facilité l’hybridation entre savoirs profanes et experts qui agissent parfois sur la conduite de l’action publique et sa territorialisation.

27Les mobilisations fortes de collectifs sont autant de processus de reterritorialisation. Ce qui conduit à envisager la territorialisation de l’action publique dans des dynamiques complexes alternant (dé-) et (re-) territorialisation dans laquelle la réflexivité des acteurs sociaux joue un rôle désormais central.

Conclusion : territoire et territorialisation, la question centrale de l’hybridation

28On l’aura compris, le champ d’analyse reste ouvert et semble encore riche en perspectives. Au-delà de la complexité du couple/trio évoqué ici, il semble que l’on peut reprendre la proposition de Lajarge (2011) pour qui, en matière de territorialisation de l’action publique, se pose la nécessité de sortir le territoire et la territorialisation du prisme administratif et sectoriel pour le remettre au cœur d’un principe de développement humain via l’analyse des dispositifs de territorialisation et de leur hybridation. Dans le cadre de l’étude de la territorialisation des politiques publiques, et plus particulièrement des politiques de lutte contre la pauvreté, l’effort doit porter sur l’analyse des conflits, de coopérations, des apprentissages, des bricolages institutionnels qui sont autant de formes de manifestations de territorialisations réflexives. Formes de transactions sociales territorialisées dans lesquelles savoirs profanes et savoirs experts tendent à s’hybrider, permettant aux acteurs de (re) construire leur rapport au territoire.

Notes de bas de page

1 Di Méo, 2000, p. 7.

2 Ibidem, p. 12.

3 Autant de figures spatiales qui désignent implicitement des groupes sociaux : jeunes, immigrés, pauvres.

4 Melé P., 2009, p. 50.

5 Not in my backyard.

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