1Constat est fait du volume considérable de la littérature produite au cours des quatre dernières décennies sur les questions relatives au territoire, sous l’angle de la territorialisation, des territorialités ou plus largement du développement territorial. Cette abondante littérature académique, professionnelle, administrative et militante a d’abord été alimentée par l’émergence du développement local, dans les années 1970, lequel a battu en brèche les certitudes des aménageurs nationaux qui ne concevaient le local qu’au prisme de la mise en valeur de l’espace national considéré dans son ensemble. C’est ensuite la remise en cause de la place de l’État dans la gouvernance territoriale, dans les années 1980, laquelle a redéfini les rôles respectifs des acteurs publics et privés et a plébiscité le principe de la subsidiarité, qui a donné lieu à nombreux écrits. Mais, c’est surtout la montée en puissance, à partir des années 1990, du territoire comme entité spatiale d’expression et de gestion des problèmes de société (en particulier liés aux situations de pauvreté) et de complexification croissante liée à la multiplication des acteurs et des échelles de gouvernance, qui a donné lieu à une production scientifique nourrie.

2Outre le fait de révéler le caractère polysémique des notions de territoires et de territorialisation, cette littérature académique foisonnante présente deux particularités. Elle affiche d’abord un caractère nettement disciplinaire — même si une diversité de sens des deux notions s’observe au sein de chaque discipline — alors même que l’objet d’analyse, le territoire, est par essence interdisciplinaire. Ensuite, elle est fortement centrée sur les expériences des pays du nord et plus particulièrement sur l’expérience française. Or, les processus de territorialisation sont aussi largement mis en œuvre dans les pays du sud (Caron et al., 2017), le plus souvent selon des modalités relevant du mimétisme institutionnel ou de la circulation des normes (Bonnal et al., 2016).

Interdisciplinarité et pluralité de l’approche par la territorialisation

3Cet ouvrage est le résultat d’un projet de coopération universitaire CAPES-COFECUB (2013-2016), réunissant des chercheurs brésiliens et français, pour certains géographes, pour d’autres sociologues ou économistes1. Ce cadre de collaboration scientifique, qui est au fondement de l’ouvrage, ouvre la voie à une approche interdisciplinaire de la territorialisation de l’action publique, dans ses liens en particulier avec le développement, la pauvreté et les dynamiques sociales qui leurs sont associées. Il explique aussi que les contributions portent, d’une part, sur le Brésil mais sans pour autant écarter d’autres pays latino-américains (Nicaragua, Bolivie) et, d’autre part, sur des situations et des territoires en France. Si la vocation de l’ouvrage n’est pas de conduire une approche comparée de ces différents espaces géographiques, le croisement des situations et des processus qui s’y déploient permet la mise en dialogue de différentes formes de territorialisation de l’action publique, et de confronter des lectures et des approches relevant de différentes traditions disciplinaires géographiquement situées. Il s’agit en d’autres termes de mettre en regard des résultats de recherche empirique et/ou théorique portant sur les processus de territorialisation en précisant les cadres d’analyse et les contextes d’action.

4L’approche interdisciplinaire consiste cependant à se doter d’une conception générale commune concernant le territoire et la territorialisation pour mieux mettre en complémentarité les approches disciplinaires. On part de l’hypothèse qu’il est possible de formuler certaines postures communes et transversales, à partir d’éclairages disciplinaires complémentaires, concernant les conceptions (i) de territoire et (ii) du processus de territorialisation.

5(i) Le territoire du géographe (social), dans sa dimension d’espace vécu, le territoire institutionnalisé et administré de l’analyste politique et le territoire de production et d’échange de l’économiste (social, institutionnaliste), présentent de nombreuses porosités. Dans les différents cas, le territoire correspond à une construction sociale supposant une traduction spatiale autour de la mobilisation de ressources : naturelles, physiques (infrastructures), sociales, symboliques (croyances, valeurs, idées), humaines (compétences), techniques ou encore financières, etc. La mise en sens de cette mobilisation est réalisée dans des cadres de représentation et d’interprétation du réel et du possible partagés par des acteurs collectifs. C’est sur la base de ces représentations que les acteurs définissent leurs stratégies d’action compte tenu de leurs intérêts, attentes et valeurs auxquelles ils adhèrent, qu’ils soient collectifs et individuels ainsi que du faisceau de contraintes existantes.

6Cette construction du territoire revêt alors plusieurs caractéristiques :

• Elle est conflictuelle car il est illusoire d’imaginer que l’ensemble des acteurs territoriaux a les mêmes objectifs et les mêmes représentations du réel et du possible.
• Elle est discriminante car inscrite dans un rapport de force entre des groupes constitués — il y a des gagnants, des perdants et des laissés pour compte — processus inducteur de diverses formes d’inégalités, d’exclusions, de pauvreté mais aussi de mobilisations sociales.
• Elle n’est pas autonome car interconnectée au contexte global par des règles et des normes qui régissent le degré de liberté des acteurs territoriaux, par les jeux d’alliance entre des acteurs localisés à différentes échelles de gouvernance, de l’international au niveau local, par les modalités de fonctionnement du marché ou encore par la mobilité des acteurs, la prégnance des réseaux d’acteurs, etc. À ce titre, il n’y a pas d’antinomie entre l’acteur-territoire et l’acteur-réseau.
• Elle n’est jamais définitive car constamment remise en cause par l’évolution du contexte général, l’évolution des dynamiques sociales, la remise en cause de l’équilibre entre les forces en présence, l’évolution des normes. Son existence même peut être remise en cause par des crises ponctuelles ou durables et l’inadéquation des réponses apportées pour les résoudre.
• Elle s’inscrit dans une trame historique, plus ou moins longue, configurée par des institutions au sens large du terme (normes sociales, règles, cadre juridique, etc.), et éventuellement ponctuée par des crises pouvant imprimer des bifurcations institutionnelles.

7Cette conception partagée est enrichie par les approches disciplinaires. Le politiste ou l’analyste politique, de son côté, porte son attention sur l’organisation du gouvernement local (local goverment), sur le processus de transfert et de construction de politiques publiques territoriales, sur l’ingénierie institutionnelle, sur la coordination des échelles d’intervention. Le géographe (social), quant à lui, s’intéresse tout particulièrement à la territorialité — ici de la pauvreté et des politiques publiques associées — activée par des actions, des pratiques, des mobiles, des intentions, etc. ; territorialité qui peut être diversement qualifiée selon la nature des phénomènes en jeu : territorialité habitante, développante, médiatrice, etc. L’économiste (territorial, social, institutionnaliste), enfin, cherche des solutions innovantes en matière de production et de compétitivité dans un univers économique désormais largement ouvert à la concurrence ou, au contraire, à comprendre et accompagner les formes inédites d’échange qui émergent et sont expérimentées au niveau des territoires.

8Le processus de territorialisation peut être conçu comme un processus d’intervention ou de transformation sur/de cet espace (le territoire) socialement construit. Il peut s’agir d’une intervention exogène, notamment de la part de la puissance publique, par le biais de dispositifs et d’actions publiques, ou d’une transformation endogène au sein du territoire, induite ou intrinsèque, liée au jeu des acteurs, aux conflits ou aux dynamiques sociales provoqués par l’évolution du contexte social et politique d’ensemble. Le processus de territorialisation donne lieu à des effets de rupture, d’inégalités, de discontinuité d’ordre social, économique, environnemental, politique et de conflits porteurs d’ajustements.

9La question de la territorialisation est appréhendée également de façon différenciée selon les disciplines. Pour les uns, elle correspond à un ensemble de processus, de différentes natures, à travers lesquels les acteurs sociaux s’inscrivent dans l’espace, lui confèrent du sens, le chargent de valeurs, en tirent des ressources et, ce faisant, construisent et/ou connectent des territoires (Vanier, 2009). Pour d’autres, la territorialisation est conçue comme un processus d’intervention spatialisée. Il s’agit de définir des interventions publiques capables de répondre à des problèmes de société spécifiques à chaque territoire, en essayant de trouver des solutions acceptables compte tenu du fait que  le territoire de l’autorité juridique est clos et déterminé quand le territoire de gestion des problèmes reste ouvert et indéterminé » (Duran, 2011 : 479).

10Partant de ces éléments, l’ouvrage privilégie deux entrées thématiques. La première vise à rendre compte du caractère multidimensionnel du territoire, à savoir sa vocation économique et productive d’une part, sa configuration institutionnelle et organisationnelle d’autre part, et sa dimension sociale et identitaire enfin. La deuxième entrée thématique concerne l’expression, la nature et la prégnance des disjonctions introduites par les modes de territorialisation des individus et des groupes sociaux, d’un côté, et de l’action publique, de l’autre. Ces disjonctions peuvent concerner l’ensemble des facteurs constitutifs de la territorialité : les idées, les cadres de représentation, les projets, les stratégies, les alliances, les modalités de concertation, la mise en place des actions, etc. Elles concernent également les différences de temporalités des règles, normes et institutions mises en place et leurs éventuelles contradictions eu égard à leurs objets spécifiques (i. e. entre « le temps du politique », « le temps de l’économiste du territoire », « le temps des ajustements sociaux », etc.).

Structuration de l’ouvrage

11L’ouvrage s’organise en quatre parties. Tandis que la première engage un débat théorique autour du concept de territorialisation, les trois autres parties déclinent la territorialisation de l’action publique sous des angles différents et complémentaires : celui, tout d’abord, de la spécialisation fonctionnelle et sectorielle des territoires productifs ; celui, ensuite, des dispositifs de l’action publique et des cadres institutionnels d’intervention ; et celui, enfin, des situations sociales de pauvreté et des processus d’exclusion à proprement parler.

12Dans une première partie de l’ouvrage, deux auteurs ouvrent le débat autour du cadre conceptuel et méthodologique de l’analyse de la territorialisation. En partant du même constat de brouillage et d’ambiguïté de sens attribués à la notion de territorialisation, ils apportent un éclaircissement théorique du concept sous des angles à la fois complémentaires et convergents.

13La contribution de David Giband relève l’effet de confusion entre deux modes d’appréhension de la territorialisation : celle qui relève d’une pratique sociale de l’espace et celle qui renvoie à la spatialisation des politiques publiques. Après avoir posé les jalons de ces deux acceptions, l’auteur propose d’avancer dans la réflexion sur le territoire comme catégorie de l’action publique. Il montre qu’en France, les politiques publiques (de lutte contre la pauvreté et l’exclusion, d’éducation, ou de la ville) souffrent de mouvements successifs de territorialisation-déterritorialisation-reterritorialisation. Prise au piège d’une « contradiction territoriale », l’action publique oscille dans un jeu d’échelles permanent entre local et national, entre déconcentration administrative de la gestion locale d’une question sociale et priorisation de l’action de l’État dans certains territoires. De manière à dépasser cette contradiction, l’auteur s’inspire de l’idée de « territorialisation réflexive » pour prôner des approches bottom-up centrées sur l’analyse des interfaces entre, d’un côté, les habitants et leurs territoires de vie et, de l’autre, les politiques publiques. La territorialisation réflexive, qui se construit dans les conflits et la contestation, naît alors du « processus de confrontation et d’hybridation entre territoires institutionnels et territoires vécus des habitants ».

14Valter do Como, quant à lui, propose une épistémologie de la notion de territoire en rappelant son historicité et sa variation de sens dans l’histoire de la géographie, et plus largement des sciences sociales. En s’inspirant des apports fondamentaux de plusieurs auteurs (Sack, Sousa, Haesbert), il insiste sur la « dimension politique de la spatialité humaine », en montrant que le territoire est avant tout une question de rapport de pouvoir, tels que l’ont montrées les nouvelles théories de l’action se déclinant aux différentes échelles et sous de multiples dimensions, et mettant à jour la portée fondamentale de la relation espace-temps. Construction sociale et historique toujours mouvante, le territoire est le produit d’une territorialité comme stratégie de pouvoir — rappelle l’auteur — qui passe par des assignations de sens, par la création de normes d’accès et donc de formes d’exclusion. Dans ces conceptions, cependant, le rapport au pouvoir est pluriel, tant matériel, fonctionnel que symbolique, relevant à la fois du contrôle, du découpage, de l’appropriation, du symbole, et dont les modalités varient selon les contextes socio-historiques et géographiques. En partant de ces approches, l’auteur nous livre au final une proposition de lecture méthodologique du processus de territorialisation qu’il convient de regarder depuis i) son caractère historique, relationnel et situationnel ii) la pluralité des acteurs et les sens de l’action iii) la multi-dimensionnalité de l’exercice du pouvoir iv) l’antagonisme et la conflictivité sociale v) le caractère multi-échelles et la diversité des agencements spatio-temporels vi) les systèmes de stratification et de classification sociale vii) les ordres normatifs et les formes d’utilisation du territoire.

15La deuxième partie de l’ouvrage traite de la spécialisation fonctionnelle et sectorielle des territoires en situation de tension, concurrence, opposition ou conflit entre les régulations territoriales des habitants et celles des projets industriels ou de développements productifs. Les quatre textes, deux sur la France et deux autres sur l’Amérique Latine, traitent la question sous des angles très divers.

16Le texte d’Isabelle Berry-Chikhaoui et Valérie Lavaud-Letilleul porte sur la non régulation par les politiques publiques d’un territoire productif industriel, celui de la zone industrialo-portuaire de Fos sur Mer en France, qualifiée d’espace de dérégulation sociale par les auteurs et d’agression sociale par les acteurs, lesquels ont pourtant fait preuve de mobilisation et ont été entendus, mais sans résultat. Les explications retenues sont diverses : complexité et manque de transparence des dispositifs d’intercommunalité, politique industrielle aveugle aux priorités des habitants, action collective politique sans transparence, annonce déçue du fonctionnement de la démocratie participative. De ce cas complexe, les auteures retiennent l’intérêt d’une approche croisant sciences politiques, sociologie des mobilisations, géographie sociale et radicale.

17Sophie Masson interroge la territorialisation des espaces logistiques (essentiellement les infrastructures et plateformes de fret et de transport) en France. Dans un contexte d’inégalités d’accès aux ressources, la régulation territoriale de ces infrastructures est soumise aux contraintes croisées de la compétitivité et des exigences du modèle productif, de la réglementation publique en matière d’urbanisme et d’objectifs de développement durable. L’auteure conclut à la nécessité d’innovations territoriales entre acteurs permettant d’initier des structures sociales d’animation et d’orientation du développement logistique.

18Geneviève Cortes, Ludivine Eloy et Anaïs Vassas Toral proposent une lecture comparée entre Altiplano bolivien et Cerrados brésiliens des relations entre politiques publiques, territorialités habitantes et dynamiques rurales. Dans les deux pays, la participation pour la définition de projets de développement territorial se trouve limitée par les principes du zonage et du bornage, de la spécialisation de l’espace et de l’intensification des systèmes productifs, de la fixation et sédentarité supposées des populations. Les auteures pointent la difficulté de concevoir et mettre en œuvre des politiques publiques prenant en compte l’existence de « territorialités réticulaires, souples et extensives d’usage de l’espace », alors même que les populations concernées y ont toujours eu recours dans le cadre de leurs stratégies de reproduction sociale et de réponse à des situations de vulnérabilité.

19Henri Acselrad, quant à lui, examine les stratégies de territorialisation des grandes entreprises sur les terres des communautés indigènes et quilombolas au Brésil. Selon l’auteur, les discours et pratiques de philanthropie, de « gouvernance », de « responsabilité sociale » et « d’investissement social privé » ont été actionnés pour légitimer les stratégies territoriales des grandes entreprises contre les droits des peuples traditionnels, lesquels sont les plus confrontés aux situations de pauvreté. Il conclut en notant que les départements de planification des grandes entreprises possédant des intérêts dans les zones limitrophes où sont installés les grands projets adoptent des catégories comptables telles que le « coût indigène » ou le « coût quilombo » afin de payer à moindres frais l’occupation du territoire ou le règlement de conflits (y compris par des voies non légales ou criminelles). L’auteur conclut que cette réalité a été rendue possible par la « relative dépolitisation de l’action publique gouvernementale et la politisation de l’action des entreprises » et le recours toujours plus explicite à des stratégies dites de « non-marché ».

20Notons que les approches théoriques mobilisées dans cette deuxième partie sont fort différentes allant de la géographie radicale à l’économie politique, mais elles militent toutes pour le croisement pensé et anticipé d’approches interdisciplinaires pour traiter des processus de territorialisation et des dynamiques sociales.

21La troisième partie de l’ouvrage se penche sur le rapport souvent ambigu qu’entretiennent politique publique et territoire. D’un côté, l’action publique ramène le territoire à un découpage administratif (et objectif) permettant de cibler ses interventions (une population circonscrite sur un espace physique) ; de l’autre, le territoire comme espace social dans lequel la proximité entre individus conduit à l’émergence d’une identité plus ou moins forte et explicite. Que ce soit au Brésil, en France ou au Nicaragua, l’écart dans la conception des territoires qui s’exprime entre politique publique et population ciblée, induit un certain nombre de dérives au regard des objectifs initialement visés. L’affichage d’une volonté politique pour aborder un problème social généralement se modifie en s’imprégnant des conditions sociales rencontrées sur le terrain. Il en résulte une transformation plus ou moins profonde des objectifs politiques initiaux, transformation qui relève souvent d’une forme locale de bricolage. Cette confrontation entre la volonté politique et le tissu social sur lequel elle s’applique s’exprime au travers d’une sorte d’hybridation pouvant parfois conduire à des résultats très éloignés des visées initiales. Les contributions de cette partie proposent de comprendre la manière dont s’opère le cheminement d’un projet politique vers un espace d’application, et principalement d’en étudier les effets à la lumière des reconstructions opérées localement.

22Philippe Bonnal et Christian Poncet, dans leur contribution, soulèvent la question de l’adéquation entre des politiques territoriales de développement rural et la définition institutionnelle des territoires impliqués. La succession chronologique de politiques publiques de soutien à l’agriculture familiale au Brésil montre une redéfinition permanente des territoires visés par les mesures publiques. Ainsi, en agissant sur les institutions, les politiques publiques modifient des équilibres locaux, par une redistribution de pouvoirs, et affectent alors la représentation même des territoires. Par conséquent, les politiques publiques de lutte contre la pauvreté au Brésil se succèdent, remettant en cause des découpages de territoires préalablement définis. En outre, les divers échelons de l’action publique (fédéral, étatique et municipal) constituent autant de superpositions d’initiatives et de conflits institutionnels dans la lutte contre la pauvreté. Ce chapitre tente de mettre au jour les mécanismes à l’origine des interférences qui affectent l’action publique contre la pauvreté en milieu rural ; interférences spatiales mais aussi temporelles que traduit la succession de politiques s’appuyant sur des espaces (physiques, sociaux) aux limites et au contenu fluctuants, interférences qui tendent à limiter l’impact local de ces politiques.

23Dans le chapitre proposé par Catia Grisa et Nelson Delgado, les auteurs reviennent sur l’adéquation entre les objectifs visés par les politiques publiques et la (re)construction de territoire que cela implique. S’appuyant sur les mêmes expériences de politiques publiques que le chapitre précédent, les auteurs mettent en évidence le manque de convergence entre idées, intérêts et institutions (les 3i). De la non prise en compte de groupes sociaux au désintérêt manifesté par d’autres, les politiques publiques se heurtent à la difficulté de mettre ces 3i en adéquation, et ce malgré un intérêt croissant des municipalités à l’égard du dernier programme public. Dans le cadre de ces politiques, le découpage des territoires subit le poids des inerties des premières interventions publiques dans la lutte contre la pauvreté (diversité réduite des acteurs impliqués, absence de continuité entre le rural et l’urbain, implication réduite des acteurs privés et manque d’organisation pour la gestion locale des fonds). Tous ces aspects sont à l’origine d’une disjonction entre les objectifs d’une politique publique et ses résultats sur le terrain. Malgré ces contradictions, l’idée de territoire s’enracine dans la mise en œuvre des politiques publiques de lutte contre la pauvreté au Brésil.

24Pour Ademir Cazella, Fabio Bùrigo et Lauro Mattei, la décentralisation politique et administrative est souvent synonyme d’efficacité dans les interventions publiques, notamment au regard des caractéristiques historiques et géographiques du Brésil. Ce chapitre met donc l’accent sur les enjeux de la décentralisation dans la mise en œuvre des politiques publiques, en s’appuyant sur l’étude des grands programmes gouvernementaux engagés depuis la constitution de 1988. La décentralisation (administrative, fiscale, politique) implique l’abandon progressif d’une vision verticale (du haut vers le bas) de l’exercice du pouvoir politique. En retour, elle nécessite l’existence de relais locaux, c’est-à-dire d’acteurs à la fois impliqués et relativement étrangers aux pratiques politiques institutionnalisées (clientélisme, intérêts catégoriels). La gestion des grands programmes nationaux doit alors s’appuyer sur des organisations solidement implantées dans les régions visées ainsi que sur la participation active des acteurs locaux. Ces conditions s’expriment très clairement dans la manière dont l’État de Santa Catarina (Brésil) articule ces formes de décentralisation (par le Secrétariat au Développement Régional et les secrétariats d’État au niveau sectoriel). Cependant, les auteurs soulignent que ces dispositifs ne contrecarrent pas la conception verticale (du haut vers le bas) des politiques publiques, et surtout ils n’incitent pas suffisamment à une participation effective et soutenue des acteurs sociaux.

25Sandrine Freguin-Gresh, quant à elle, étudie la mise en place et la gestion d’une aire protégée au Nicaragua. Une telle intervention publique renvoie à la construction de structures de gouvernance environnementale, elles-mêmes insérées dans l’histoire politique du pays. De ce point de vue, le cas de Peñas Blancas illustre parfaitement les difficultés que soulève la question des politiques publiques environnementales, et notamment celle de la coordination à tous les niveaux administratifs qui interviennent dans la gestion d’un territoire. Du pouvoir central aux élus locaux, d’une administration bureaucratique à l’implication de la société civile, ce lieu se trouve à la croisée de nombreux enjeux tant politiques qu’environnementaux. Autour de cette problématique, se dessine un territoire original, en équilibre entre des visions différentes des enjeux sur ce territoire, des rivalités, des conflits, des traditions qui opposent les acteurs dans la construction de ces espaces. Dans tous les cas, le développement de ces formes de gouvernance a favorisé la montée en puissance des acteurs locaux (élus, société civile), autour d’enjeux spécifiques qui confèrent au territoire une certaine identité. Il s’agit cependant d’un processus qui montre quelques fragilités, notamment dans la solidité et la pérennité de l’implication des acteurs locaux, dans un contexte historique particulier.

26Le chapitre que propose Catherine Sélimanovski se tourne vers les milieux urbains en France, et les actions publiques pour lutter contre la pauvreté. Ces politiques (gouvernementales ou locales) conduisent à une délimitation des espaces visés, tout en laissant en suspens la question plus large du territoire. « L’impensé du territoire » se situe donc au cœur du malentendu qui touche les actions publiques contre la pauvreté. Il conduit alors à l’apparition de tensions qui deviennent récurrentes dans les politiques publiques urbaines. Tensions entre protection et disqualification sociale, entre politique égalitaire et inégalités territoriales, entre pauvreté et hyper-territorialisation de la question sociale. Ces tensions tendent alors à influer lourdement sur les conséquences des politiques urbaines de lutte contre la pauvreté, en renforçant paradoxalement les inégalités spatiales. L’action publique revient, dans ces conditions, à jeter un voile sur la pauvreté urbaine et à éparpiller des moyens dans des directions souvent contradictoires (insertion et répression, réhabilitation destruction). Il en résulte un enfermement de la pauvreté dans des espaces dédiés, enfermement qui stigmatise les individus (effet de lieu), et conduit à des résultats souvent éloignés des objectifs contenus dans les annonces publiques.

27La quatrième et dernière partie de l’ouvrage est consacrée à la territorialisation de l’action publique en ciblant plus directement les questions de pauvreté et d’exclusion sociale. Elle comprend les contributions de huit auteurs au fil de cinq chapitres.

28Le texte de Daniela Pacífico se penche sur le Plan Brésil Sans Misère (PBSM), mis en place en 2011, pendant le premier mandat de la présidente Dilma Rousseff, et qui avait pour objectif d’éradiquer la pauvreté extrême. Selon les chiffres du gouvernement fédéral, il concernait donc près de 16 millions de personnes dont 46 % vivant en milieu rural. L’une des caractéristiques du PBSM est la tentative de conjuguer lutte contre la pauvreté rurale et approche territoriale, en mobilisant en synergie différents outils de politiques publiques s’adressant aux ménages les plus défavorisés et portant sur les territoires. L’auteure s’attache à discuter la notion de pauvreté employée par le Plan, les conceptions du territoire mises en œuvre et les solutions adoptées, avec leur ingéniosité mais aussi leurs distorsions, pour bâtir la liste des bénéficiaires du Plan.

29Problématisant les questions liées aux politiques d’inclusion sociale et aux différentes pratiques qui vont en sens contraire, celui de la mise à l’écart ou défiliation sociale, le chapitre écrit par Éric Sabourin et Flávio Eiro souligne la nécessité qu’il y a à distinguer les différentes significations de la pauvreté et de l’exclusion afin d’aller plus loin dans l’analyse du processus de territorialisation en cours au Brésil, ainsi que des politiques de lutte contre la pauvreté, en particulier en milieu rural. À partir de la notion de non-accès aux politiques publiques comme mouvement d’exclusion, les auteurs abordent trois politiques majeures des deux dernières décennies : le Programme Bolsa Família, le Pronaf - destiné à l’agriculture familiale -, et le Pronat concernant la mise en place des territoires ruraux dans plusieurs régions. Malgré les progrès enregistrés dans ces domaines, le texte montre la capacité de résilience des élites et les pratiques clientélistes qui caractérisent encore la mise en œuvre des politiques, comme des entraves importantes dans la lutte contre la pauvreté et les inégalités sociales.

30Toujours centré sur le monde rural brésilien, le chapitre rédigé par Silvia Zimmermann problématise la question de la territorialisation des politiques publiques, notamment le Programme Territórios da Cidadania [Territoires de la citoyenneté] (PTC) et le Pronat. Elle introduit la question de la spatialisation (ainsi que les « nouvelles frontières ») de la pauvreté et leurs conséquences sur les « effets de lieu », notion peu employée au Brésil, selon l’auteure, si ce n’est dans le cadre de certaines analyses de secteurs urbains. Soulignant le fait que la simple existence de politiques de lutte contre la pauvreté n’entraîne pas automatiquement son éradication, Silvia Zimmermann se penche sur les notions de privation et de précarité autour d’une série de situations sociales dans des régions ciblées par les programmes de territorialisation.

31Pour Arilson Favareto, les années 2000 ont vu au Brésil la formulation et la mise en œuvre d’un ensemble expressif et diversifié de politiques publiques destinées spécifiquement à l’agriculture familiale. En général, affirme-t-il, celles-ci ont constitué des avancées marquantes sous divers aspects de la dynamique sectorielle, y compris par l’élargissement de l’espace institutionnel consacré à l’agriculture familiale, mais elles n’ont pas modifié significativement les inégalités de patrimoine et de revenus et n’ont pas entraîné d’évolutions substantielles du profil de production des économies territoriales et régionales. On observe en même temps des signes d’essoufflement du modèle brésilien de développement et du type prédominant de politiques publiques. Une question urgente se pose : les responsables publics et les mouvements sociaux ont-ils conscience de la nécessité de les faire évoluer, et y ont-ils intérêt ? Quel sens prendront ces évolutions et qui les portera ?

32Cette partie se termine par le chapitre d’Isabelle Berry-Chikhaoui, David Giband et Lucile Medina, qui se sont intéressés au milieu urbain français et au cas particulier de la ville de Montpellier, notamment à son marketing territorial accrocheur avec le slogan de « Montpellier ville surdouée ». Les auteurs questionnent la démarche et la dynamique néolibérale qui marque la territorialisation des politiques et qui soumet ce que l’on dénomme les « espaces mixtes » (euphémisme employé pour quartiers pauvres) à la logique de l’internationalisation métropolitaine. Se réclamant de la tradition de la géographie sociale française, ils problématisent la tentative de concevoir la pauvreté en partant de l’idée d’acteurs a-territorialisés ou même hyper-territorialisés, en vigueur dans cette nouvelle grammaire spatiale. Il s’agit là d’un mouvement qui mène à l’invisibilité des habitants et favorise une représentation sociale de ces derniers marquée par un processus de « médianisation » des citoyens (fausse homogénéisation de la diversité sociale qui caractérise le territoire urbain) imposé par le répertoire des villes internationalisées.