Introduction

1Nombre d’auteurs s’accordent à affirmer que le sport contemporain est le produit du modèle de production capitaliste qui s’est imposé en Angleterre à partir du xix^e siècle1. Mais il faut reconnaitre que chaque société dispose de ses propres jeux ludiques traditionnels qui désignent sa perception du corps, de l’environnement et de ses ramifications sociales. Ceci est particulièrement vrai pour les pays qui ont subi les effets du colonialisme. « Il n’y a pas un pays au monde qui ne puisse d’enorgueillir de son sport national [...] chaque peuple a ses jeux populaires et ses compétitions typiques [...], C’est ainsi que le sport contemporain est alimenté par un sport traditionnel, populaire2. »

1 Sportifs et jeux traditionnels au Maroc

2Au niveau du Maghreb arabe, différents écrits historiques ont abordé le sujet du sport mais avec des connotations différentes. « Ce qui explique que l’importation des activités sportives modernes ne s’est pas effectuée dans une terre vierge, mais au contraire il existait auparavant des traditions corporelles propres à ces sociétés3. » Parmi ces ouvrages à citer « Al Houlal Almouchia Fi Dikri Alakhbar Almourakouchia » publié au début du xii^e siècle et « Moukhtasar Al Afarid » qui décrivaient les activités sportives du système éducatif marocain. Le dernier a consacré tout un chapitre dédié au football. L’historien Abdellah Rochd nous informe aussi « que le premier à avoir évoqué le football est l’historien grec Hérodote (480-420) qui a mentionné le jeu Koora ou Takourt couramment connu au sein de la population Berbère4 ». Dans le même ordre d’idées, Émile Laoust, écrivait que : « Le jeu de la Koura est, si l’on peut dire, le véritable sport national des berbères. Il consiste, comme l’on sait, à chasser, soit avec le pied, soit avec un bâton, une pelote de laine, de chiffons, parfois de bois que se disputent des joueurs divisés en deux camps5. »

3Les jeux sportifs traditionnels ou jeux sportifs et traditionnels peuvent être définis comme étant un « ensemble de mouvements libres de l’être humain, souvent même des distractions sans règles et sans objets fondés sur la tradition, les usages et qui ont été intégrés dans les habitudes6 ». Nous sommes souvent confrontés à des appellations différentes : jeu traditionnel, jeu national, jeu populaire ou sport populaire. Leur dénominateur commun fait référence à des activités ludiques et physiques authentiques et ancestrales.

4Il est impératif de signaler que le premier obstacle rencontré lors de l’élaboration de cet article est la rareté des ouvrages qui traitent de l’histoire du sport au Maroc en général et des jeux sportifs traditionnels en particulier, à l’exception de thèses non publiées et de mémoires de fin d’étude.

5Les rares recherches scientifiques que nous avons pu consulter et qui ont tenté d’explorer les traces de ces sports ancestraux ont réussi à répertorier des dizaines de jeux sportifs et traditionnels pratiqués au Maroc.

1.1 Les différents types de jeux traditionnels

6Les jeux sportifs et traditionnels à caractère guerrier :

• Tir à l’arc ;
• Shara : ce jeu consiste à marquer des buts par des tirs de fusil.

7Les jeux sportifs et traditionnels à caractère hédonique :

• Akato : tir à la corde ;
• Rekla : un jeu de lutte ou seuls les pieds sont utilisés ;
• Nsasa : pratique proche du judo moderne ;
• Teghsit : un cercle troué ou les joueurs tentent de faire entrer un ballon dans le trou ;
• Takort : jeu agressif nécessitant une force physique consistant en la combinaison entre le football et le handball ;
• Tbourida : jeu de chevaux ;
• Chira : désigne l’action de la balle en jeu, faisant penser au hockey, ou deux équipes s’affrontent. Pour le jouer, il nécessite un matériel composé d’une balle, d’un bâton pour chaque participant ;
• Lmabza : un jeu de lutte où les joueurs utilisent seulement leurs mains pour maitriser l’adversaire ;
• Lamchaicha : lutte traditionnelle pratiquée par les artisans souvent lors des Moussems notamment à Fès, Meknès et Marrakech ;

8Les jeux à caractère spirituel :

• Ces jeux se pratiquent souvent au moment des Moussems liés à l’immortalisation de la mémoire d’un Waly ou d’un Sheikh. De nos jours, on retrouve les mouvements de ces jeux dans des danses comme le Gnawa ou le Hmadcha...

1.2 Les rôles dévolus aux jeux sportifs et traditionnels

9Partant du constat qu’ils constituent un pur produit naturel de leur environnement socioéconomique et culturel, les jeux sportifs et traditionnels avaient, dans la plupart des cas, un but utilitaire allant de la préparation physique des jeunes jusqu’au service de la communauté, aux activités de loisirs pour tous comme des danses lors des évènements commémoratifs ou des cérémonies rituelles et initiatiques. Ces activités physiques trouvaient leurs origines dans le mode de vie des populations.

Les jeux sportifs et traditionnels avaient toujours un aspect d’utilité matérielle, alimentaire, initiatique, formateur, et préparaient les jeunes gens à la pêche, à la chasse, aux travaux champêtres, à la défense de la tribu ou de la famille. Une autre variété retrace les festivités de réjouissance ou la commémoration des évènements festifs ou initiatiques. Il n’était pas rare qu’on joue aussi pour le simple plaisir, même si l’on y trouve toujours beaucoup de plaisir dans tous ces jeux. Mais le but fait toujours référence à l’apprentissage, à la formation, à l’éducation. C’est toute l’importance des jeux traditionnels. Ils retracent le vécu, l’histoire, la culture des peuples7.

10Divers auteurs insistent sur le rôle que peuvent jouer les jeux sportifs et traditionnels notamment sur le plan pédagogique. La pratique du jeu Chirra peut contribuer au développement de certaines qualités motrices, socio-affectives et cognitives que l’enseignement de l’éducation physique et sportive au Maroc cherche à développer.

11La réhabilitation des jeux sportifs et traditionnels peut être d’un apport important aux nouvelles démarches tant convoitées par les collectivités territoriales supposées être désormais un lieu d’initiative et d’innovation pour attirer le maximum d’investissements et de touristes.

1.3 Le déclin progressif des jeux sportifs et traditionnels

12Après une période d’euphorie caractérisée par une place de choix accordée au développement des jeux sportifs et traditionnels dans les différentes régions du royaume, suivent des moments très difficiles intimement liés à un contexte historique lors de l’avènement du Protectorat. Ce dernier étend son hégémonie sur le territoire et tente d’éradiquer toutes les facettes de la civilisation marocaine par tous les moyens possibles en proposant, en parallèle, un nouveau modèle de vie. Cette période connaît aussi le déclenchement du processus de la morte lente des jeux sportifs et traditionnels en tant que composante essentielle de la culture marocaine. La politique coloniale consiste à dévaloriser les pratiques autochtones en valorisant la culture occidentale dont les sports.

13Ainsi, nous sommes face un phénomène d’acculturation, c’est-à-dire :

L’ensemble des phénomènes qui résultent d'un contact continu et direct entre des groupes d'individus de cultures différentes et qui entraînent des modifications dans les modèles culturels initiaux de l'un ou des deux groupes. Il ne s'agit donc pas seulement de décrire la perte d'une culture d'origine (déculturation) mais aussi, et peut-être surtout, l'appropriation d'une nouvelle culture8.

14On pourrait ajouter qu’avec l’urbanisation croissante et la modification des mentalités, une tendance relativement généralisée à marginaliser les jeux sportifs et traditionnels dont les valeurs éducatives ne sont plus à démontrer, et s’accentue de plus en plus.

15Parmi les facteurs qui peuvent expliquer l’agonie des jeux sportifs et traditionnels, on peut énumérer également le fait que « le dialecte berbère ne s’écrit pas, c’est pour cela que la transmission du patrimoine culturel y compris les jeux traditionnels s’est faite de générations en générations par voie orale9 ».

16Certains chercheurs10 estiment que les États en voie de développement, dans un souci de recherche de prestige et de reconnaissance internationale, ont dû conserver les structures et les pratiques héritées de la colonisation. C’est ainsi que toutes les tentatives de revalorisation des anciennes pratiques des jeux et autres activités traditionnelles ont échoué ou du moins ont du mal à survivre. L’absence de réglementation, de codification rigoureuse et de politique de promotion rend encore plus difficile leur revivification.

1.4 Le regain d’intérêt au profit des jeux sportifs et traditionnels

17Face à la mondialisation, qui impose un mode de vie unique aux niveaux socio-économique, culturel et sportif11, on tend de plus en plus au Maroc et dans certains États voisins à prendre des initiatives visant à explorer l’histoire nationale en vue de revivifier et redécouvrir les différentes facettes du patrimoine culturel immatériel, y compris les arts populaires, les manuscrits, ainsi que les différentes représentations, manifestations, connaissances, compétences et espaces culturels y afférant.

18Cette mutation qualitative dans la perception du patrimoine immatériel ou du patrimoine vivant procède de la conviction selon laquelle il serait la principale source de diversité culturelle transmise d’une génération à l’autre. Le patrimoine est revivifié par les groupes et les collectivités suivant leur environnement ainsi que par leur interaction avec la nature et leur histoire. Cette redécouverte du patrimoine donne à ces groupes et collectivités un sentiment d’appartenance et de continuité, contribuant au-delà à développer chez eux le sens du respect, de la diversité culturelle et de la créativité humaine.

19Ainsi le concept de patrimoine culturel immatériel est fréquemment utilisé, notamment par l’UNESCO12 ; il peut être défini comme étant :

L’ensemble des pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire — ainsi que les instruments, objets et espaces culturels qui leur sont associés — que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine13.

20Des recherches scientifiques14 menées au Maroc ou ailleurs confirment que les jeux traditionnels ne nécessitent pas autant d’investissement, ils sont simples et le matériel nécessaire à leur pratique se trouve souvent dans l’environnement immédiat de leur lieu de pratique. Ces jeux présentent les mêmes qualités éducatives, physiques, compétitives, morales et affectives que les sports modernes, ils peuvent alors avoir des effets bénéfiques sur l’éducation physique des enfants.

2 Le cas du Festival national des jeux et sports traditionnels

21Nous avons choisi, comme cas d’étude, l’organisation du Festival national des jeux et sports traditionnels (FNJST) car c’est une initiative émanant de chercheurs universitaires. C’est une action réfléchie qui converge vers des objectifs de développement du territoire et un événement soutenu par les autorités territoriales.

22L’objectif escompté à travers cette étude de cas est d’identifier les actions en faveur de la préservation des jeux sportifs et traditionnels, de présenter les différents aspects liés à l’organisation du Festival national des jeux et sports traditionnels et d’analyser l’existence de liens entre l’événement et le projet de développement du territoire.

23Nous avons soulevé les questions suivantes :

• Comment peut-on préserver les jeux traditionnels ancestraux en voie de disparition ?
• Comment peuvent-ils contribuer à la promotion et à la démocratisation du sport dans les milieux urbain et rural ?
• Quels rôles peuvent jouer les différents acteurs impliqués dans la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel ?
• Les jeux sportifs et traditionnels peuvent-ils servir d’appui pour les nouvelles démarches impulsées par les collectivités territoriales afin d’attirer le maximum d’investissements et de touristes ?

24Dans le but d’effectuer une évaluation de cet événement sportif à portée culturelle, nous avons eu recours aux outils suivants :

• Collecte, traitement et analyse des documents ayant un rapport avec l’événement ;
• Série d’entretiens avec les personnes ressources membres du comité d’organisation.

2.1 L’émergence de l’idée d’organiser le Festival des jeux et sports traditionnels

25L’idée d’organiser un événement d’envergure nationale a émergé en 2009 grâce à l’accumulation d’un nombre important de travaux de recherche effectués par des universitaires marocains15, convaincus que la civilisation marocaine a développé des jeux sportifs traditionnels reflétant sa spécificité géographique et sa richesse socioculturelle.

26Ils ont constaté, aussi, que ces jeux traditionnels sont menacés de disparition à cause de l’évolution rapide de la société urbaine et du manque d’intérêt porté à leur égard.

27Ainsi les questions qui se sont posées de manière récurrente furent les suivantes :

• Comment peut-on préserver les jeux traditionnels ancestraux en voie de disparition ?
• Quelles sont les voies susceptibles de faire converger ces jeux sportifs et traditionnels et le projet de développement du territoire ?

28Ces chercheurs ont procédé au rassemblement de tous les écrits et recherches menées autour du domaine des jeux sportifs et traditionnels, tout en essayant simultanément de répertorier les différents jeux développés dans les différentes régions du Maroc.

29Au départ, leur souci majeur était d’ordre scientifique. Puis, l’organisation d’un événement qui reproduit devant un public hétérogène des jeux ancestraux pouvait, entre autres, attirer l’attention de responsables au niveau territorial dans l’optique d’une plus grande préservation de ce patrimoine immatériel.

30Certes, il existait au Maroc des initiatives d’ordre local notamment dans les provinces du Sahara. Cependant, il faut attendre 2012 pour que l’intérêt particulier d’un haut responsable (Gouverneur d’Ifrane) cherchant à développer un projet original puisse engendrer une dynamique culturelle, artistique et touristique.

31Il faut noter que la ville d’Ifrane se caractérise, tout au long de l’année, par une forte affluence de la population attirée par sa splendeur naturelle. Hormis les espaces verts et les montagnes, les visiteurs de cette ville se trouvent toutefois à court d’activités ludiques et de divertissement. De ce fait, le souci majeur des autorités territoriales est d’identifier des projets originaux intimement liés au territoire, mais aussi ceux ayant une vocation nationale, voire internationale.

32Le Gouverneur de la ville a pris contact avec les chercheurs universitaires en les invitant à monter un projet consistant à organiser le premier festival des JST.

2.2 L’organisation du Festival national des jeux et des sports traditionnels

33Le premier festival s’est déroulé du 2 au 23 août 2012 à Ifrane en partenariat avec le ministère de la Jeunesse et des Sports, la préfecture de la province d’Ifrane, le ministère de la Culture, la région de Fès/Meknes. Le thème choisi fut : « Ensemble pour la sauvegarde de notre patrimoine culturel immatériel ».

34Les objectifs affichés étaient de :

• Préserver les jeux et les sports traditionnels marocains ;
• Créer une dynamique sportive originale en matière de sports traditionnels ;
• Encourager l’organisation de manifestations consacrées aux jeux traditionnels ;
• Réaliser un fichier de jeux pratiqués dans les différentes régions du Maroc ;
• Mettre ces jeux traditionnels à la portée de tous (livres, sites internet, fiches pédagogiques, films) ;
• Favoriser la création d’associations de jeux traditionnels.

35Huit régions ont été représentées dans le festival à savoir : Marrakech-Tensift-Al Haouz, Rabat- Salé-Zemmour-Zaier et Doukkala-Abda, connues respectivement pour les jeux de lutte de « Lamchaycha », « Lmaabza » et « Al Gorara ». Les cinq autres régions sont Guelmim-Es Smara, connue pour les jeux dits « Arrah », et pour « Kbayba », un autre jeu traditionnel inventé par des tribus sahraouis, ainsi que les régions de Meknès-Tafilalet, Tadla-Azilal et Souss-Massa-Draa qui ont participé respectivement aux jeux de « Chira », « Lhayt » et « Ahmed moussa ».

36Par ailleurs, un séminaire culturel s’est tenu sur le thème de la « sauvegarde du patrimoine culturel immatériel », animé par des professeurs et des experts ; lors de ce séminaire a eu lieu la lecture de recommandations de la Déclaration d’Ifrane.

37Les initiateurs du projet du Festival national des jeux et des sports traditionnels ont poursuivi l’organisation de l’évènement sur quatre éditions. La première édition (août 2012) a été l’occasion de poser les fondements de ce festival. Un travail important a été réalisé en répertoriant et identifiant au niveau des différentes villes disposant de jeux traditionnels ou qui les ont développés. La prise de contact avec les responsables de ces jeux a permis de les évaluer et de présenter un show à la hauteur de l’événement. Une équipe composée de techniciens sportifs pour encadrer les jeux fut inscrite dans le programme de compétition. Enfin, les fédérations sportives qui encadrent des disciplines ayant des ressemblances avec les jeux traditionnels (gymnastique, lutte, tir à l’arc.) ont été impliquées.

38Il est important de signaler que l’enjeu majeur consiste à présenter une compétition sportive comportant les ingrédients d’un spectacle qui peut intéresser et attirer l’attention du public.

39Compte tenu de la durée du festival (4 jours) qui nécessite de proposer un programme riche et diversifié, les responsables du Festival ont procédé le plus souvent à l’organisation de compétitions ayant rapport avec les jeux et sports traditionnels. L’objectif étant de sensibiliser les jeunes générations aux sports issus de leur civilisation.

40Aussi ils ont programmé, en parallèle des compétitions sportives, des animations artistiques traditionnelles sous l’égide du ministère de la Culture.

41Durant le Festival, un colloque scientifique a été organisé, animé par des chercheurs universitaires autour d’un thème d’actualité problématique touchant au développement des jeux sportifs et traditionnels. L’utilité de cette action est productive d’un débat permettant d’éclairer les décideurs quant aux voies susceptibles de revivifier les jeux sportifs et traditionnels.

42Lors de la seconde édition, les organisateurs ont essayé d’améliorer le contenu du programme du festival proposé en prenant en considération les remarques/défaillances identifiées lors de la précédente. Deux actions phares sont réalisées. La première consiste à travailler sur une seule thématique à savoir « les jeux sportifs et traditionnels au Sahara ». En effet, les provinces du sud du Maroc regorgent de différents types de jeux toujours pratiqués par la population locale. Ainsi, la région de Guelmim fut l’invité d’honneur de cette édition.

43La deuxième phase vise à confier l’organisation du festival à une agence spécialisée en intégrant une touche purement artistique.

44La troisième édition insiste sur l’ouverture vers le monde arabe avec la participation effective du Qatar, du Sultanat Oman, de la Palestine, du Liban, de la Jordanie, des Émirats Arabes Unis.

45La quatrième édition fut l’occasion de décider, pour les responsables du ministère des sports, de confier l’organisation du festival à la Fédération royale marocaine du sport pour tous. Cette décision, qui avait vocation à alléger la lourdeur des procédures administratives, finalement, précipita l’essoufflement du projet.

2.3 L’essoufflement du projet

46L’ambition des organisateurs du festival s’estompe car ils ne parviennent pas à atteindre l’objectif de départ : assurer une dimension internationale au festival. Deux raisons peuvent l’expliquer. La première est le changement de gouvernement. Dès le départ, le nouveau ministre affirme que la promotion des jeux et sports traditionnels ne constitue pas une priorité dans son agenda politique. La deuxième raison est liée au départ du gouverneur de la ville hôte du festival, muté à un autre poste de responsabilité. Il a cru au projet et a su mobiliser tous les moyens à sa disposition pour en assurer la réussite. Dès lors, on assiste à un changement radical du comportement des fonctionnaires locaux avec une marginalisation du projet et une faible implication de leur part.

47Néanmoins il faut reconnaitre que ces facteurs ne constituent que la face cachée de l’iceberg, d’autres éléments précipitent l’arrêt définitif de ce projet. En premier lieu, on note un comportement d’hostilité émanant de la part du tissu associatif au niveau de la ville d’Ifrane qui, ne voyant pas d’un bon œil l’organisation de ce festival, faisait circuler la rumeur selon laquelle cet événement n’est qu’un outil de manipulation et de récupération politique en faveur d’un parti politique auquel appartenait le ministre chargé du sport. Cette forte opposition s’est manifestée par une attitude passive, déclinant toute implication dans l’organisation du festival et refusant même d’y assister. En deuxième lieu, lors de la troisième édition, et à la grande surprise des organisateurs du festival des JST, un autre événement culturel a été programmé à la même période. Les autorités locales, pourtant garantes de la réussite du festival, sont restées muettes face à cette situation. Enfin, la population locale ne s’approprie pas le festival et se désengage du projet.

2.4 Les jeux d’acteurs territoriaux

48Ce qui nous intéresse dans cette étude, entre autres, c’est essentiellement d’analyser les relations entre trois types d’acteurs principaux impliqués dans l’organisation de cet événement : les élus, les autorités administratives et les associations sportives.

2.4.1 Les fonctionnaires

49Le système administratif du Maroc est basé sur une répartition dans la gestion des affaires publiques entre les structures élues et les autorités locales, avec une forte prédominance de ces dernières. Aussi, l’armature administrative territoriale tourne autour de la personnalité du wali et du gouverneur. Ils disposent de la force de la loi ainsi que de multiples attributions et de ressources pouvant peser lourdement sur les choix stratégiques effectués au niveau du territoire et, en conséquence, peuvent donner plus d’importance ou ignorer complètement le sport.

50Ainsi, l’organisation du Festival national des jeux et des sports traditionnels, à l’instar des activités sportives, est subordonnée à la personnalité de l’autorité locale, ses tendances, ses préférences et ses convictions. Si cette autorité manifeste un intérêt particulier, alors divers projets sportifs peuvent voir le jour, les acteurs locaux vont se mobiliser et un budget consistant sera débloqué. Au contraire, l’arrivée d’une autre personnalité avec des préoccupations autres que le sport conduit automatiquement à l’abandon de ce projet et le budget est simplement supprimé.

51Ce changement brusque du comportement du fonctionnaire local illustre les recherches menées par Michel Crozier et Ehrard Friedberg concernant l’importance du système dans le processus de régulation de l’organisation :

Un système d’action concret est un ensemble humain structuré qui coordonne les actions de ses participants par des mécanismes de jeux relativement stables et qui maintient sa structure, c’est-à-dire la stabilité de ses jeux et les rapports entre ceux-ci, par des mécanismes de régulation qui constituent d’autres jeux16.

52Quant à l'acteur, il ne dispose pas d’objectifs clairs et cohérents, en fait, il en change, et les adapte en fonction de ses résultats. Il a toujours une certaine activité, même dans la passivité : son comportement a toujours un sens, ayant un aspect offensif (améliorer sa situation) et défensif (maintenir sa marge de liberté). C’est dans ce sens que Michel Crozier et Ehrard Friedberg ont conçu la notion de l’apprentissage collectif « à travers lequel un ensemble d’acteurs, partie prenante d’un système d’action apprennent de nouveaux modèles de jeu, avec leurs composantes affectives, cognitives et relationnelles ». Au sein d’une organisation se développe l’instrument du jeu qui :

concilie la liberté et la contrainte. Le joueur reste libre, mais doit, s’il veut gagner, adopter une stratégie rationnelle en fonction de la nature du jeu et respecter les règles de celui-ci. Cela veut dire qu’il doit accepter, pour l’avancement de ses intérêts, les contraintes qui lui sont imposées. S’il s’agit d’un jeu de coopération, comme c’est toujours le cas dans une organisation, le produit du jeu sera le résultat commun recherché par l’organisation17.

2.4.2 Les élus locaux

53Nous avons constaté que les collectivités territoriales ne constituent pas un acteur essentiel dans l’organisation du Festival national des jeux et des sports traditionnels. Ce qui pose, avec acuité, la question de la place du sport dans le plan de développement du territoire.

54Le sport est souvent utilisé comme un outil permettant de crédibiliser les acteurs locaux auprès des électeurs tout en démontrant qu’ils sont présents dans tous les domaines et répondent favorablement aux besoins et aspirations de la population locale. Les acteurs territoriaux, notamment les autorités locales et les élus, continuent à user du sport comme moyen de distraction ou pour meubler le vide laissé par le retrait progressif des structures de socialisation.

55Les acteurs territoriaux n’ont pas encore saisi la portée et l’impact directs et indirects de la pratique sportive sur les domaines socioéconomiques, notamment sur la promotion du tissu économique, l’amélioration du cadre de vie du citoyen, la consolidation du lien social et l’aménagement du territoire.

2.4.3 Le tissu associatif

56La complexité de la gouvernance urbaine a fait émerger de nouveaux acteurs en dehors de la sphère étatique, comme le secteur privé et la société civile, qui exigent, de par leur importance dans la société, d’être impliqués dans le processus de prise de décision.

57Souvent, les activités sportives organisées au niveau territorial ne sont pas soumises à une logique managériale qui se caractérise par la rationalité ; notamment celle de répondre à des besoins précis, d’arrêter des objectifs clairement identifiés, et enfin d’assurer une continuité dans la réalisation de ces actions. Le rythme de l’organisation des évènements sportifs durant l’année est fluctuant, avec une forte concentration durant une période précise, qui coïncide souvent avec des festivités nationales, et une baisse, voire, une absence d’activités durant le reste de l’année.

58Les associations reproduisent en même temps la même prestation avec un contenu similaire, ce qui constitue un lourd fardeau à supporter pour les autorités locales qui se voient obligées de gérer les conséquences d’une mauvaise coordination et d’une programmation défaillante. Il en découle un essoufflement progressif de ces actions puisque l’organisation d’un événement sportif nécessite des moyens financiers importants et surtout une forte mobilisation des compétences avérées dans le domaine.

Conclusion

59Tout au long de cette étude qui fait suite à nos recherches récentes18, nous avons essayé de traiter la problématique de la réhabilitation des jeux sportifs et traditionnels. Nous nous sommes notamment intéressés aux actions initiées au niveau territorial visant à préserver les jeux traditionnels ancestraux en voie de disparition, l’interaction des acteurs territoriaux et le lien de ces jeux sportifs et traditionnels avec le plan de développement global du territoire. Pour apporter des éclaircissements autour de ces questions nous avons analysé le Festival national des jeux et sports traditionnels.

60Ainsi, nous avons identifié des cas concrets de multiples intervenants, souvent animés de bonne foi, qui font double emploi, sans aucune coordination ni informations fiables. Les personnes ressources questionnées sont pleinement conscientes de cette situation qui incombe aux facteurs suivants :

• L’absence d’une vision claire des objectifs à atteindre par les acteurs territoriaux ;
• L’absence d’un plan d’action global participatif, intégré et inclusif, dont l’élaboration devrait impliquer l’ensemble des acteurs concernés par le domaine sportif,
• L’absence d’une structure assurant la coordination et la cohérence des actions initiées par les différents acteurs.

61En guise de conclusion, le territoire dispose d’atouts à exploiter, mais il a également besoin d’une réactivité rapide pour répondre aux besoins diversifiés émanant de la population et aux impératifs de développement durable. C’est dans ce sens que le sport ne doit plus être conçu selon sa logique et perception anciennes, mais doit s’adapter aux changements fondamentaux de la société et apporter des réponses probantes, afin d’intégrer la logique globale du développement spécifique au territoire. Les modèles sportifs réussis, à travers le monde, sont ceux qui ont anticipé les changements prévisibles et ont essayé d’apporter des solutions aux vrais enjeux du développement du territoire.

62Il faut reconnaitre que la principale difficulté de la redécouverte des jeux traditionnels est qu’ils sont tombés aux oubliettes de l’histoire du fait du déracinement de certains de leur environnement socioculturel et économique. En conséquence, la redécouverte et la revivification des sports traditionnels doivent s’inscrire dans le cadre d’un plan global focalisé sur le monde rural afin d’en faire un axe de développement durable.

63Ainsi, il parait nécessaire de conjuguer les efforts des différents intervenants institutionnels et non-institutionnels en assurant un véritable rayonnement continu dans le temps et l’espace de ce genre d’initiatives, ainsi qu’en encourageant et en encadrant ces jeux pratiqués dans les différentes régions du Royaume à travers des actions concrètes et ciblées.