La sacralisation romantique de Jeanne d’Arc de 1870 à 1920
p. 113-123
Texte intégral
1Les histoires littéraires académiques de la seconde moitié du xxe siècle proposent souvent une chronologie ternaire de l’époque romantique désormais classique : une naissance européenne liée aux orages de la Révolution française, dont les principales œuvres sont, en France, celles de Madame de Staël et de Chateaubriand, et, en Allemagne, celles de Schiller, notamment La Pucelle d’Orléans en 1801. Un épanouissement, dans les années 1820-1840, grâce à l’éclat de la génération de 1830, celle de Balzac, de Hugo, de Vigny et de Michelet, dont les premiers volumes de l’Histoire de France contribuent à métamorphoser la bergère lorraine en une incarnation saisissante du Peuple au Moyen Âge et en une vivante préfiguration des Soldats de l’An II. Enfin, dans la seconde moitié du xixe siècle, une interminable « fin de partie » littéraire, malgré les derniers feux hugoliens1. Or la thématique de la réévaluation du Romantisme développée par notre ouvrage et appliquée au mythe de Jeanne d’Arc permet assurément de corriger cette perspective canonique. La Pucelle d’Orléans que l’Ancien Régime avait volontairement ignorée, sauf pour la tourner en dérision avec Voltaire, que les historiens de la Monarchie de Juillet ont lentement tirée de l’oubli, connaît, au cours des cinquante premières années de la Troisième République, un rayonnement national exceptionnel, pour le meilleur, mais aussi pour le pire. Dans ces conditions, aux trois actes traditionnels du grand théâtre romantique, ne conviendrait-il pas d’en rajouter un quatrième, spécifiquement consacré à la gloire tardive de la bergère de Domrémy, que les circonstances politiques de l’époque ont transformée en héroïne populaire de premier plan, non sans susciter du reste de graves malentendus.
2Comment et pourquoi la Troisième République a-t-elle poussé à son paroxysme un culte romantique instauré, entre 1830 et 1860, par une poignée de fidèles, et longtemps restreint aux élites cultivées de la France septentrionale ? Comment surtout expliquer cette double et paradoxale métamorphose : en une cinquantaine d’années, une figure historique longtemps inconnue de la plupart des Français, sauf bien sûr dans les principaux sites de la geste johannique — la Lorraine, le Val-de-Loire, l’Île-de-France, la Normandie — est devenue, y compris dans le Midi, la personnalité la plus vénérée des populations, toutes tendances politiques et religieuses confondues, détrônant même, dans la mémoire collective, après 1870, Napoléon Ier, discrédité par le désastre de son neveu, Napoléon-le-Petit, à Sedan ? En une cinquantaine d’années, celle que les historiens anticléricaux Jules Michelet et Jules Quicherat s’apprêtaient à « canoniser » civilement, selon les principes de la laïcité républicaine et citoyenne, et à porter sur les « autels » de la Libre Pensée, est proclamée sainte dans le ciel par cette même Église catholique, qui l’avait, quelque siècles plus tôt, envoyée au bûcher pour hérésie avant de l’oublier pendant des siècles ?
3Pour tenter de comprendre cette incompréhensible sacralisation, il convient de saisir ce phénomène à plusieurs niveaux complémentaires successifs : celui du livre dans tous ses états, notamment scolaires et populaires ; celui des images de toute nature, depuis les œuvres artistiques, par essence uniques, jusqu’aux innombrables images d’Épinal répandues dans tout le pays ; celui des multiples mises en scène de l’art dramatique et musical ; enfin et surtout celui de l’instrumentalisation politique et religieuse du destin de la bergère lorraine devenue, entre 1890 et 1920, un révélateur brûlant des passions françaises que les batailles suscitées par l’affaire Dreyfus et ses conséquences portent à un très haut degré d’incandescence.
1 Jeanne star bibliographique sous la Troisième République
4Le point de départ de la fortune bibliographique de la bergère de Domrémy se situe en 1869 lorsque le chartiste Marius Sepet publie sa biographie populaire de Jeanne d’Arc chez Mame à Tours, une maison spécialisée dans la littérature édifiante destinée aux écoles et aux familles chrétiennes, on ne relève alors dans le catalogue de l’Histoire de France de la Bibliothèque nationale, qui répertorie l’ensemble de la production relative à l’histoire de France, que 151 biographies johanniques de toute nature. En 1924, quatre ans après sa canonisation, lors de la parution de la dernière édition de l’ouvrage de Marius Sepet, le même catalogue en recense 5222. Si on affine à présent ce comptage en ne retenant que les monographies réellement populaires, je relève 191 monographies parues de 1820 à 1914. Or, sur ces 191, 147 volumes paraissent entre 1871 et 1914, preuve de l’importance capitale de la Troisième République dans le développement du culte johannique à l’échelle nationale3.
5Enfin et surtout, ce qui, sur la longue durée, contribue à sortir Jeanne de l’anonymat où elle était plongée avant la Troisième République, c’est la place considérable que les manuels scolaires de la période, confessionnels et laïques, lui accordent désormais. En effet les lois laïques de Jules Ferry, votées dans les années 1880-1882, transforment volontairement le livre d’histoire en un authentique bréviaire républicain, que les instituteurs, les fameux « Hussards noirs de la République », célébrés par Charles Péguy, répandent dans les campagnes et s’efforcent de substituer, dans les écoles primaires de la France profonde, au catéchisme diocésain. Or, c’est cette littérature, tout à la fois patriotique et démocratique, qui fait entrer l’épopée de Jeanne dans le cœur de tous les Français. Entre 1880 et 1914, le manuel des Frères des Écoles chrétiennes, le « Petit Lavisse » et Le Tour de la France par deux enfants. Devoir et Patrie constituent, malgré leurs profondes divergences politiques et religieuses, les supports les plus efficaces de la diffusion du mythe johannique dans la France rurale. Le cas du Tour de la France, ce Petit livre rouge de la République, selon la belle expression de Mona Ozouf, est exemplaire : entre 1877 et la Grande Guerre, la maison Belin a vendu plus de six millions d’exemplaires de ce best-seller absolu de la littérature française de la Belle Époque, que certains Poilus ont même emporté dans leur havresac dans les tranchées de Verdun4.
6Dans tous ces ouvrages de la Troisième République — ceux qui considèrent Jeanne comme une envoyée de la divine Providence comme ceux qui célèbrent en elle une victime innocente du clergé symbolisé par l’infâme Cauchon — un leitmotiv revient sans cesse : Jeanne est unique dans les annales de toutes les nations. Pour les auteurs confessionnels, son destin prouve que la France demeure bien, depuis le baptême de Clovis et pour l’éternité, malgré ses sacrilèges révolutionnaires, la Fille aînée de l’Église, que la Providence protège jalousement en lui envoyant un sauveur. En parcourant leur pays, André et Julien, les deux orphelins, héros du Tour de la France par deux enfants. Devoir et Patrie, apprennent que :
Jeanne Darc, mon enfant, est l’une des gloires les plus pures de la patrie. Les autres nations ont eu de grands capitaines qu’elles peuvent opposer aux nôtres. Aucune nation n’a eu une héroïne qui puisse se comparer à cette humble paysanne de Lorraine, à cette noble fille du peuple de France5.
7Jugement lyrique partagé par Ernest Lavisse, dont Pierre Nora a montré de manière convaincante que, par ses inusables manuels scolaires, en usage permanent entre 1876 et 1946, il était devenu un véritable « instituteur national6 » :
Dans aucun pays, on ne trouve une aussi belle histoire que celle de Jeanne d’Arc. Tous les Français doivent aimer et vénérer le souvenir de cette jeune fille qui aima tant la France et qui mourut pour nous7.
2 Jeanne une icône nationale
8Dans son hommage lyrique, prononcé à Rouen, le 30 mai 1964, André Malraux, ministre de la Culture du général de Gaulle, évoque ses « vingt mille statues, sans compter celles des églises8 ». Chiffre élevé, mais probablement très inférieur à la réalité, dans la mesure, où, à partir de la béatification de 1909, les statues, les plaques et les monuments commémoratifs se multiplient non seulement en place publique, dans les églises, mais aussi dans tous les bâtiments et édifices religieux : écoles de village et collèges confessionnels, en particulier ceux qui, réservés aux jeunes filles, portent souvent le nom de la bienheureuse, et bientôt de la sainte ; petits et grands séminaires ; orphelinats ; maisons de retraite, etc. Après la Grande Guerre, il n’est pas rare de voir, notamment dans les régions catholiques (Bretagne, Aveyron, en particulier), une effigie de Jeanne associée aux monuments aux morts de la Grande Guerre9.
9D’autre part, les tableaux qui mettent en scène son destin, notamment celui de Ingres, réalisé en 1854, conservé au Louvre, montrant Jeanne dans la cathédrale de Reims, tenant fièrement son étendard lors du sacre de Charles VII, et les fresques de Lenepveu au Panthéon, achevées en 1890, sont largement reproduits dans les monographies scolaires, le premier par les ouvrages laïques — Jeanne symbolise chez Ingres le peuple victorieux auquel le roi doit son trône — les secondes par les livres confessionnels : on y voit successivement Jeanne, dont la mission est explicitement inspirée à Domrémy par saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite, puis, à Reims, au pied des autels rendant grâce à Dieu. Couvertures de cahiers, buvards, tableaux muraux placés dans les salles des écoles primaires prolongent cette sacralisation héroïque tout au long de la Troisième République, voire même jusqu’au mitan des années soixante.
10Enfin, et ce n’est pas le moins important, il faudrait dresser un inventaire aussi complet que possible des images populaires de Jeanne répandues dans la France profonde depuis la fin du xixe siècle à nos jours : non seulement les vitraux des églises, mais aussi les affiches et les produits de la publicité, les jouets, la vaisselle, les objets relevant des arts décoratifs, etc. L’exposition présentée pendant l’été 2012, dans la collégiale Saint-Pierre-le-Puellier d’Orléans, « Jeanne d’Arc, une image à l’épreuve du temps », organisée par Olivier Bouzy, spécialiste de la sainte et directeur du centre de documentation de la maison Jeanne d’Arc à Orléans, résume avec bonheur l’étendue de ces représentations symboliques qui ont rendu Jeanne familière à tous les Français, y compris dans les classes populaires10.
11Cette gloire iconographique est aussi inséparable de sa valorisation par des pièces dramatiques et musicales, certes de faible valeur littéraire et artistique, mais d’un grand rayonnement populaire dans la mesure où ce théâtre johannique était joué par des troupes d’amateurs qui obtenaient un grand succès en province auprès d’un public familial peu exigeant : chorales paroissiales, patronages de villages, groupes d’adolescentes et d’adolescents encadrés par leurs aumôniers, élèves des écoles normales de filles, troupes scoutes après 1920, etc. Du reste, certains futurs grands acteurs, notamment Louis Jouvet, ont parfois débuté leur carrière dans ce genre de spectacles11.
12Cependant, si les Français ont appris à connaître l’histoire de Jeanne à travers les récits et les images de leurs ouvrages scolaires et de leurs livres de lecture et de prix, et leurs expériences théâtrales de jeunesse, ils doivent probablement aussi une part de leur familiarité avec elle aux luttes politiques et religieuses, particulièrement ardentes entre 1894 et 1914, notamment celles liées à l’affaire Dreyfus, dans lesquelles Jeanne d’Arc fut, malgré elle, impliquée, et qui en fit un enjeu de premier plan entre catholiques et laïques, gauche et droite...
3 Jeanne au cœur de la mêlée politique et religieuse des années de braise : 1894-1914
13Pour empêcher le scandale d’une canonisation civile opérée par Michelet, Quicherat et leurs épigones, Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans depuis 1849, où il a remis en usage le panégyrique du 8 mai en l’honneur de la libératrice de la cité, lance, en 1869, les premières démarches du procès en canonisation de Jeanne. La lenteur de la procédure, loin de contrarier les catholiques, leur permet au contraire de bénéficier pleinement de cette stratégie de récupération qui consiste à démontrer aux fidèles que, loin d’être le champion de la Libre Pensée, Jeanne en est au contraire l’otage et qu’elle appartient pleinement à l’Église, dont elle fut, jusqu’au trépas, la fille soumise. À partir de 1894, année de la déclaration de Vénérabilité par Rome, l’Église de France passe ainsi d’une position défensive à une tactique offensive. Jeanne lui sert désormais d’instrument de reconquête efficace d’une société perçue par les catholiques comme gangrenée par les valeurs démocratiques et laïques, voire même de chef de file d’une croisade contre les ennemis de Dieu et de la France. Or, selon les thuriféraires de Jeanne, pendant l’affaire Dreyfus, qui débute en 1894, ce seraient les mêmes !
14Cette instrumentalisation de Jeanne dans les rangs des anti-dreyfusards se manifeste notamment par des publications nationalistes venimeuses aux relents antisémites nauséabonds. Voici la Vie populaire de Jeanne d’Arc, publiée par la maison confessionnelle Lefort de Lille, destinée en 1895 aux familles par la vicomtesse de Pitray, la fille de la célèbre comtesse de Ségur. L’avant-propos anonyme félicite l’auteur parce qu’elle « traite sans pitié les juifs, les francs-maçons, les Anglais, ennemis de sa religion et de son pays ; [parce qu’]elle stigmatise surtout les bourreaux, les juges de l’Héroïne, et en particulier l’évêque Cauchon, qu’elle affirme avoir été un juif converti et vendu aux Anglais ».
15Certes, les laïques réagissent en dénonçant l’imposture de cette récupération illégitime à leurs yeux :
O ironie des choses d’ici-bas ! les successeurs de ceux qui ont brûlé Jeanne d’Arc lui élèvent des statues !
Les héritiers de ceux qui ont laissé consommer le crime de 1431 sans s’émouvoir et sans protester, poussent aujourd’hui à l’apothéose de celle qu’ils ont martyrisée.
Et si, révoltés par l’impudente comédie qui se joue devant eux, quelques citoyens indignés veulent protester, dans l’intérêt de la vérité historique, en déposant aux pieds de la statue de Jeanne d’Arc une couronne avec cette inscription :
À Jeanne
Brûlée par l’Église
Abandonnée par la Royauté
Tous les partisans du trône et de l’autel s’ameutent contre eux, les insultent et les assomment à coups de gourdin, sous l’œil impassible de la police qui laisse faire12.
16Auguste Delpech, sénateur radical de l’Ariège et dignitaire important de la Franc-Maçonnerie, stigmatise la manœuvre romaine en replaçant le sort tragique de Jeanne dans une vaste perspective historique, celle du martyrologe de la Libre Pensée :
Oui, Jeanne appartient aux catholiques et aux royalistes ; elle est à eux comme la victime est aux bourreaux ; elle est à eux comme les milliers de créatures détruites par la rage fanatique de l’Église ; Vaudois, Albigeois, cadavres charriés par la Seine à la Saint-Barthélémy et tant d’autres dont on retrouverait les cendres en grattant les places publiques des villes d’Espagne, tout cela est bien à eux13.
17Pour mieux condamner les crimes de l’Inquisition cléricale, on réédite même, en cette année de la déclaration de Vénérabilité de Jeanne, un extrait des Mystères du peuple d’Eugène Sue (1804-1857), véritable brûlot anticlérical : « La Vierge des Gaules a expié sa gloire immortelle ! Qu’ils soient maudits tous les prêtres catholiques ! Exécration sur l’Église catholique, apostolique et romaine14 ! »
18Cependant, force est de constater que, en 1909, lorsque Rome proclame Jeanne bienheureuse, Mgr Dupanloup, disparu en 1878, a, de manière posthume, déjà gagné son pari. Jeanne semble avoir réintégré, malgré les protestations indignées du camp laïque, le giron de l’Église. Certes, les manuels scolaires de l’école publique continuent de sacraliser la sainte de la Patrie, mais, dans la littérature de vulgarisation, composée de livres de lecture et de prix, les monographies laïques s’effacent devant la prépondérance confessionnelle. De manière plus générale, en 1909, Jeanne est devenue, à son corps défendant, le porte-drapeau des nationalistes, la figure de proue de la vraie France dressée contre l’anti-France, celle que Charles Maurras, l’idéologue de l’Action française fondée en 1899, stigmatise comme celle des quatre États confédérés : les Juifs, les Francs-maçons, les protestants et les métèques (les étrangers). Les exemples suivants montrent la dérive nationaliste de Jeanne entre 1909 et 1914, à Paris, comme en province.
19La maison catholique Téqui publie, en 1909, une brochure virulente intitulée Sous l’étendard de la bienheureuse Jeanne d’Arc : appel à la France. Sur la couverture illustrée, Jeanne à cheval désigne à ses troupes une bastille maçonnique sur laquelle flotte le drapeau du Grand Orient : « En avant, mes amis ! en avant tout est vôtre ! » En 1912, un opuscule de la même farine, publié à Reims par une Association saint-Rémy oppose l’Hymne à l’étendard de Jeanne d’Arc à « l’immonde » Marseillaise.
20Les nationalistes ne se limitent pas aux batailles de papier, mais n’hésitent pas à défier et à combattre physiquement leurs adversaires en faisant, avec les Camelots du roi, le coup de poing dans la rue. Le 16 février 1909, les conférences du professeur Thalamas à la Sorbonne sont ainsi perturbées par des étudiants d’Action française qui l’accusent d’avoir déclaré que Jeanne était une hallucinée et le frappent. Parmi les agresseurs de Thalamas arrêtés par la police figurent le jeune Georges Bernanos et Maxime Réal Del Sarte, qui devint, après la Grande Guerre, un des sculpteurs les plus prolifiques de monuments en l’honneur de Jeanne d’Arc15. Or, cette agitation sous l’étendard de la nouvelle bienheureuse se manifeste aussi en province. En voici deux exemples révélateurs.
21À Lille, dans la chapelle sainte Jeanne d’Arc de l’actuelle cathédrale, Notre-Dame-de-la-Treille, on peut voir, placée sur l’autel, une statue de l’héroïne, ceinte d’une véritable épée. Elle lui fut donnée, en 1909, après sa béatification, par un ancien officier, le capitaine Magniez. Requis, en 1906, lors de la campagne des Inventaires, consécutive à la promulgation de la loi de Séparation de l’Église et de l’État, pour enfoncer les portes, fermées à double tour, d’une petite église du nord de la France, Saint Jans Cappel, il refusa d’obtempérer à un ordre qui heurtait sa conscience et préféra briser son épée puis démissionner de l’armée. C’est pour le remercier de son geste, que des femmes de la grande bourgeoisie catholique du Nord lui offrent, en 1907, une épée d’honneur qu’il déposa, en 1909, dans la chapelle pour orner la statue.
22À Montpellier, avant 1914, Jeanne divise également la gauche et la droite, le camp catholique et le monde laïque. L’évêque de la cité, Mgr de Cabrières (1830-1921), en poste depuis 1874, est réputé pour son respect de la tradition monarchique, son appui aux « Blancs du Midi » et pour sa vénération envers Jeanne d’Arc, dont il a, à plusieurs reprises, prononcé le panégyrique, non seulement dans le Midi, mais également à Orléans en 1889. En 1913, il appuie l’initiative de l’association du Souvenir français, présidée par l’amiral Servan, d’édifier une statue équestre de Jeanne d’Arc. Si le choix de l’artiste Paul Dardé ne suscite aucune réserve à Montpellier, en revanche, la municipalité dirigée par des radicaux-socialistes, refusant de participer à une manifestation de cléricalisme, rejette la demande d’une parcelle de terrain pour installer la statue et celle d’une subvention pour financer le projet, ce qui provoque la colère de la Semaine religieuse du diocèse de Montpellier : « Le vrai motif du refus, que l’on n’a pas osé mettre en avant, mais que tout le monde devine, est celui-ci : Jeanne d’Arc est une personnalité imbibée ou auréolée de surnaturel. C’est l’intervention évidente de Dieu dans les destinées de la France : elle est un signe incontestable de la vocation chrétienne et catholique de notre pays : elle a été placée sur les autels par l’Église16. »
23Pour surmonter cet obstacle, Mgr de Cabrières lui offre alors un terrain privé, détaché du Grand Séminaire pour permettre l’érection du monument.
24Maurice Agulhon est convaincu, à juste titre, que, au lendemain des crises de l’affaire Dreyfus et de la Séparation de l’Église et de l’État, les troupes de l’Action française ont délibérément dressé la figure de Jeanne d’Arc contre celle de Marianne, symbole d’un régime honni : « Puisque la République abhorrée mettait en avant, non sans succès, une déité féminine, pourquoi ne pas lui opposer avec Jeanne une image analogue, ayant comme elle la capacité émotionnelle de son sexe et sur elle l’avantage d’avoir existé ? »
25Une chose est sûre : dans le Midi, l’affrontement entre les Blancs et les Rouges est si violent que même la victoire de 1918 ne parvient pas à le surmonter. On le voit bien, à Montpellier, le 29 décembre 1918, lors de l’inauguration de la statue de Paul Dardé, boulevard Pasteur. Si les autorités militaires y participent, en revanche, les responsables politiques, le préfet et le maire de la ville, boudent ostensiblement la cérémonie à laquelle le Petit Méridional radical n’accorde qu’un mince entrefilet tandis que l’Éclair royaliste en rend compte longuement et avec enthousiasme....
26À la veille de la Grande Guerre, Jeanne, l’humble bergère soumise à son Église, semble omniprésente dans la société catholique qui en fait grand usage, si j’ose dire. On peut mesurer la force de son enracinement chrétien dans ce témoignage du jeune Henry de Montherlant, en pèlerinage à Lourdes, pendant l’été 1910, avec sa tante : « des boutiques, des boutiques ! Des bidons bleus [...], des vierges aux regards noyés, des Jeanne d’Arc — que vient faire Jeanne d’Arc ici ? — des Jeanne d’Arc à tous les pas bien peignées, bien pommadées, tenant un tas d’ustensiles de guerre en or... (Ces choses avec du doré, vous n’avez pas idée de ce que ça se vend17 !) »...
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27La conséquence naturelle de cette récupération militante de Jeanne par les nationalistes, qui a pour corollaire l’indifférence croissante de la gauche laïque envers la Pucelle d’Orléans, semble la canonisation de Jeanne par Rome en 1920. Et on serait même tenté d’ajouter que cette captation du mythe johannique par le monde catholique aura probablement contribué, en 1940, à l’utilisation de sa gloire par le régime de Vichy. Répondre par l’affirmative serait cependant oublier que, dès l’été 1940, ce sont des catholiques, fervents lecteurs de Péguy, Charles de Gaulle à Londres, Edmond Michelet à Brive, entre autres, qui invoquent l’exemple de Jeanne d’Arc pour légitimer les premiers pas balbutiants de la Résistance. La presse anglo-saxonne a du reste salué avec perspicacité dans l’homme du 18 juin une synthèse de Jeanne d’Arc et de la Liberté guidant le peuple de Delacroix18. Ce qui me semble sûr c’est que, en fondant en juin 1940, de manière à la fois désintéressée et quelque peu utopique les bases de la France libre, Charles de Gaulle renouait avec le véritable esprit du romantisme, le panache et le grain de folie de la génération de 1830...
Notes de bas de page
1 Citons, outre le volume de la collection Lagarde et Michard, Le Romantisme de Pierre Moreau, dans Histoire de la littérature française publiée sous la direction de Jean Calvet, Paris, Del Duca, 1957.
2 Christian Amalvi, « Les livres d’histoire de la maison Mame, supports de la doctrine du catholicisme social de 1830 à 1880 », dans Mame. Deux siècles d’édition pour la jeunesse, sous la direction de Cécile Boulaire, Presses universitaires de Rennes, 2012 ; préface de Jean-Yves Mollier, p. 127-135.
3 Christian Amalvi, « Jeanne d’Arc dans la littérature de vulgarisation historique : 1871-1914 », dans Centenaire de la « Jeanne d’Arc » de Péguy : 1897-1997, L’Amitié Charles Péguy. Bulletin d’informations et de recherches, n° 82, avril-juin 1998, p. 76-77.
4 Jacques et Mona Ozouf, « Le Tour de la France par deux enfants ». « Le petit livre rouge de la République », dans Les Lieux de mémoire sous la direction de Pierre Nora, t. 1, nouv. éd., Paris, Gallimard, 1997, coll. « Quarto », p. 277-301.
5 Giordano Bruno [Mme Fouillée, née Augustine Tuillerie, Le Tour de la France par deux enfants. Devoir et patrie, nouv. éd., Paris, Eugène Belin, 1905, p. 61.
6 Pierre Nora, « Lavisse, instituteur national. Le “Petit Lavisse”, évangile de la République », dans Les Lieux de mémoire, op. cit., p. 239-275.
7 Ernest Lavisse, Histoire de France, cours moyen, Paris, Armand Colin, 1912, p. 53.
8 Cité par Régine Pernoud, J’ai nom Jeanne la Pucelle, Paris, Gallimard, 1994, coll. « Découvertes », p. 132.
9 Dans les Landes, on trouve une statue de Jeanne à l’intérieur de la cathédrale de Dax. À Saint-Amans-Soult, dans le Tarn, et à Magnanac, en Haute-Garonne, Jeanne figure, dans l’espace public, sur le monument aux morts du village.
10 Xavier Renard, « L’évolution de l’image de Jeanne d’Arc à travers les siècles », La Croix, 18-19 août 2012.
11 Voir Paul-Louis Mignon, Louis Jouvet, qui êtes-vous ?, Lyon, La Manufacture, 1988.
12 A. Defosse, Conférence sur Jeanne d’Arc faite à Lille le 31 mai 1894, Lille, 1895, p. 5.
13 Auguste Delpech, Jeanne d’Arc, Paris, 1894, p. 34-36.
14 Eugène Sue, Procès et supplices de Jeanne d’Arc. Épisode des Mystères du peuple, Paris, Librairie du progrès, 1894, p. 230.
15 Catalogue de l’exposition Bernanos, Paris, Bibliothèque nationale, 1978, p. 18-19.
16 Cité par Pierre Barral, « Jeanne d’Arc à Montpellier », conférence présentée dans la séance du 10 janvier 2005, Bulletin de l’Académie des sciences et lettres de Montpellier, t. 36, 2005, p. 6.
17 Cité par Pierre Sipriot, Montherlant sans masque, biographie, nouv. éd., Paris, LGF, Le Livre de poche, 1993, p. 35.
18 Citons la couverture du magazine Time, daté du 4 août 1941.
Auteur
Université Paul-Valéry Montpellier
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