1Entre 1836 et 1846, Madame de Grancey effectua, en compagnie de son mari, trois voyages dont elle fit le récit, sous la forme d’un journal où sont consignés emploi du temps, observations personnelles, états d’âme et rencontres avec le Gotha européen. C’est, en même temps, une sorte de guide touristique qui décrit paysages, populations, fortifications, chefs-d’œuvre du patrimoine culturel (religieux surtout), et porte des jugements sur la qualité des gîtes d’étapes. Le tout est ponctué d’humour et de sous-entendus.

2Jeanne Louise Laure Rachel Eugénie de Cordoüe, dite Eugénie, est née le 28 décembre 1809, pendant les meilleures années du Premier Empire : Napoléon I^er vient de battre la cinquième coalition. Eugénie grandit auprès de sa mère, à Paris, sous la Restauration. Le 16 mai 1830, peu avant la promulgation des Quatre Ordonnances, la chute de Charles X et l’instauration de la monarchie de Juillet, elle épouse Ernest de Mandat, comte de Grancey, avec lequel elle aura six enfants1. Pendant ses jeunes années, Eugénie voit se succéder crises et grands bouleversements : invasion de la France, chute de l’Empire, première et seconde Restauration, Terreur Blanche, Trois Glorieuses…

3Eugénie appartient à la noblesse ancienne, tant par son père, le comte de Cordoüe2, seigneur d’Aurons, en Provence, chargé d’affaires à Varsovie dans les années 1820, que par sa mère Eugénie de Montboissier, petite-fille du célèbre magistrat et ministre de Louis XVI, Chrétien Guillaume Lamoignon de Malesherbes (1721-1794), issu d’une des plus anciennes familles de parlementaires de Paris. L’illustre famille auvergnate Montboissier Beaufort Canillac, attestée avant l’an mil, liée à l’abbaye de Cluny, avait redoré son blason par une alliance matrimoniale en 1748, entre Charles Henri de Montboissier Beaufort Canillac et la fille d’un financier et fermier général, Marie-Charlotte Boutin de La Coulommière. Leur petit-fils Charles épousa en 1775 Françoise-Pauline de Lamoignon de Malesherbes, grand-mère maternelle d’Eugénie. La grand-mère paternelle (Cordoüe, née Le Bault), et les Lamoignon étaient ouverts aux idées des Lumières.

4 L’époux d’Eugénie, Galliot Marie François Ernest de Mandat, comte de Grancey, né le 25 mai 1808, est le fils aîné d’Adrien Simon Galliot Marie de Mandat, baron de Nully, seigneur et comte de Grancey, officier de la marine de Louis XVI, qui s’est illustré à plusieurs reprises lors des campagnes contre les Anglais (à sa mort, Ernest n’a que deux ans, il est élevé par ses oncles paternels, anciens chouans, et sa tante Anne Sophie, légitimiste). Galliot a pour mère Charlotte Marguerite Pauline de Paris Labrosse, fille du marquis de Paris, cinquième président de la Cour des Comptes. Comme la plupart des membres de la haute aristocratie, ces familles ont connu les péripéties de l’Émigration pendant la Révolution, s’éparpillant dans toute l’Europe, selon le bon vouloir des dirigeants et les fluctuations territoriales dues aux campagnes militaires. Les Émigrés eurent souvent des moments précaires, tout en s’efforçant de continuer leur vie mondaine à la cour des Princes, frères de Louis XVI, outre-Rhin, en Italie, en Angleterre… Beaucoup s’engagèrent dans leur armée ou dans celle de Condé pour combattre la Révolution ; quelques-uns préférèrent rentrer, comme Malesherbes revenu défendre Louis XVI lors de son procès, et guillotiné pendant la Grande Terreur, ainsi qu’une de ses filles, ses deux gendres et sa petite-fille ; ce fut également le sort de plusieurs autres membres de la famille.

5Le récit d’Eugénie de Grancey témoigne de l’apparition du tourisme, pratiqué d’abord par la riche aristocratie lorsqu’elle a réussi à préserver ses biens pendant la Révolution, et les nouvelles élites issues de l’Empire et de la monarchie de Juillet. Ces personnalités n’hésitent pas à se lancer dans de longs déplacements : voyages culturels avec visite guidée des grands sites gothiques, de la Renaissance ou de l’âge baroque, le long de l’axe européen historique qui va de Londres à Rome en longeant le Rhin, séjours dans les stations thermales où l’on rencontre les têtes couronnées, hivernage à Nice. Les activités s’enchaînent à un rythme soutenu : visites, dîners, bals, shopping chez les bijoutiers les plus renommés ou dans les grands magasins à la mode, lecture de la presse… De fait, le développement des chemins de fer et des bateaux à vapeur facilite la mobilité, même si les conditions de voyage ne sont guère confortables.

6En temps ordinaire, les Grancey résident dans leur domaine de Bourgogne, où Ernest administre l’exploitation de ses fermes, bois, vignobles et forges ; ils séjournent aussi à Paris, rue des Saussaies, près du palais de l’Élysée. Ce milieu aristocratique évolue encore dans un univers protégé et sert de modèle aux nouvelles classes dirigeantes : la noblesse a gardé son prestige, même si les privilèges n’existent plus. Toutefois, M^me de Grancey se montre, par ses remarques, patriote et même un peu chauvine. Elle vit avec son temps. Gagnée par la vague romantique, elle assiste à toutes sortes de spectacles, qui servent parfois la cause libérale ou réformatrice de l’Allemagne et de l’Italie en quête d’unité ; elle commente l’actualité, les potins mondains, se préoccupe des mariages des enfants de Louis-Philippe (l’aîné, Ferdinand, est né un an après elle) ; elle est sensible à la misère qui frappe les habitants des régions qu’elle traverse et à la condition féminine. Elle s’est prononcée en faveur du catholicisme libéral, pour la liberté de l’Église et de l’enseignement, puis, après la condamnation de ce mouvement par le très conservateur pape Grégoire XVI en 1832, elle assiste à la naissance du catholicisme social. Tout en étant consciente de la profonde mutation de la France, elle reste sur la réserve : l’avenir l’inquiète, elle craint, comme beaucoup, un retour des troubles et de la Terreur. Peut-être ses méditations rejoignent-elles la réflexion que son cousin, Alexis de Tocqueville, consignera dans ses souvenirs : « L’aristocratie était déjà morte quand j’ai commencé à vivre, et la démocratie n’existait point encore. »

7Ainsi, par bien des aspects, les voyages d’Eugénie de Grancey ressemblent à un pèlerinage, par les allusions nostalgiques au passé, par l’évocation de ses contacts avec des familles d’Émigrés restés dans leur pays d’accueil, et les visites aux personnalités belges, suisses, allemandes, russes…

8Eugénie de Grancey a consigné dans ses carnets le récit de trois voyages. Le premier concerne les bords du Rhin (du 15 juin 1836 au 24 août 1836). M. et M^me de Grancey quittent leur château, traversent la Lorraine, les Ardennes, puis se rendent en Belgique où ils retrouvent Monsieur Augustin de Talleyrand, duc de Périgord (1788-1879) et Madame, née Marie-Antoinette de Choiseul-Praslin (1789-1866) ; ils remontent le Rhin mis à la mode par les romantiques, traversant plusieurs États allemands, pour achever le voyage en Suisse, et rentrer par Genève. Le programme est très chargé : innombrables visites guidées de monuments qui induisent de fréquentes références à l’histoire, rencontres avec de grandes familles locales et françaises, excursions sportives en haute montagne. Eugénie de Grancey manifeste souvent sa fatigue et son chagrin d’avoir laissé ses enfants.

9Le deuxième voyage est effectué à Londres (du 23 juin au 8 juillet 1838). Le couple, qui essuie une forte tempête pendant la traversée de Calais à Douvres, se rend au couronnement de la reine Victoria. Les Grancey visitent la ville ancienne et moderne, Windsor et Eton, où se termine le récit. Ils ont été invités à de nombreuses réceptions, y compris au bal donné par le duc de Wellington.

10Le troisième voyage a pour destination l’Italie, avec d’abord un long séjour en famille à Nice (du 1^er au 28 février 1846), ville de villégiature où les riches rentiers européens passent l’hiver. Sorties, excursions, bals se succèdent. Au début du mois de mars, M. et M^me de Grancey partent pour l’Italie, le long de la « route des arts » à destination de Rome. Ils visitent Gênes, le duché de Modène… Le journal se termine à Florence où, après un vrai marathon touristique, M^me de Grancey rend visite à une femme sculpteur, figure pittoresque de l’insurrection légitimiste de 1832.

11L’orthographe d’origine des textes que l’on va lire a été respectée.