Conclusion
p. 117-118
Texte intégral
1Au terme de ce parcours, balisé par une analyse des contextes socio-historiques qui président à la composition des sources dont nous disposons et à l’usage des catégories auxquelles s’articulent les études sur la religion de la Scandinavie ancienne, j’espère avoir démontré que l’idée même de vouloir reconstituer cette religion de manière synthétique et cohérente ne saurait être autre chose qu’une illusion. Le problème n’est pas seulement dû au fait que le concept totalisant de « religion » — tel que l’a inventé l’Occident moderne1 — ne saurait être appliqué tel quel aux données issues de la Scandinavie médiévale (des données, du moins en partie, non chrétiennes). L’on constate en effet que les récits, les notions, les mots qui exprimeraient les fondamentaux de cette « religion » sont trop bien pris dans leurs contextes socio-politiques. Il nous faut donc reconnaître qu’un projet comme celui de Georges Dumézil qui visait à reconstruire le système de pensée des anciens Scandinaves, mais aussi celui des Indo-Européens, était, malgré son érudition et sa finesse, fondamentalement voué à l’échec. Car ce projet refusait de voir qu’une société, toute société, loin d’être homogène, harmonieuse et stable, est en fait pétrie de conflits, de contradictions, de défauts et donc de variantes. Chercher à reconstruire le système de pensée des anciens Scandinaves (ou de n’importe quelle autre société, d’ailleurs), c’est prendre le risque de ne reproduire que les idées du groupe étant parvenu à imposer sa vision des choses, et donc de ne reproduire qu’un discours tendancieux, à la fois partiel et partial2. Un discours nécessairement hiérarchisant pouvant facilement être récupéré par les mouvements d’extrême droite, comme le montre d’ailleurs la tragique histoire du XXe siècle3.
2Est-ce à dire que l’historienne ou l’historien des religions est condamné à n’effectuer que des études hyperspécialisées, fondées sur des corpus toujours plus réduits et consacrées à des contextes historiques toujours plus précis ? Qu’il serait impossible de généraliser ? Au contraire ! Cela signifie qu’il nous faut reconfigurer de manière critique l’objet même de l’histoire des religions et donc le type de généralisations que cette discipline est susceptible de produire. Plutôt que de chercher à reconstruire l’histoire, la nature ou la signification d’un objet « religion », réifié et conçu à l’aulne du modèle chrétien moderne, et en fait du protestantisme, il me semble que nous devons prendre pour objet un certain type d’interactions humaines : ces interactions où, d’une manière ou d’une autre, est invoquée une autorité plus qu’humaine. C’est pour désigner ce type d’interactions — qu’il s’agisse de discours, de pratiques, d’institutions, etc. — que je réserve le terme heuristique de « religion », qui dès lors n’apparaît pas comme un objet historique réifié (par exemple le christianisme) mais comme un mode transculturel4. En amont d’une telle définition de notre objet d’étude se trouve implicitement la reconnaissance d’une forme d’universalité. Universalité non pas de la « religion », mais des hiérarchies sociales, des conflits et rapports de force qui animent toute société et dont nos sources sont l’expression. Comme le suggèrent les chapitres qui précèdent, la « religion », entendue comme « un discours dont le trait caractéristique réside dans sa prétention à parler de choses éternelles et transcendantes avec une autorité tout aussi transcendante et éternelle5 », a pour finalité d’intervenir dans ces conflits humains, qui ne cessent de traverser les sociétés islandaises et norvégiennes du Moyen Âge, que ce soit en vue de conserver ou au contraire de modifier certaines configurations socio-politiques. La religion prend ainsi les traits d’une catégorie éminemment politique, en fait très proche de la notion d’idéologie.
3 ainsi conceptualisée, la religion apparaît bien comme un phénomène général. Quelle société peut en effet prétendre être libre de hiérarchies ? Quelle société ignore des êtres, des forces, personnelles ou impersonnelles, pensées comme plus qu’humaines et susceptibles d’intervenir dans les affaires humaines ? Ou plutôt d’être déployées à leur avantage par certains acteurs sociaux. Même nos sociétés prétendument désenchantées connaissent de telles forces, que l’on pense au « marché » et sa « main invisible ». Le cas scandinave étudié ici constitue de ce fait un cas que l’on pourra rapprocher et comparer à d’autres exemples, ailleurs, en Afrique, en Mélanésie, en Méditerranée, ou encore au sein même de nos sociétés, afin de contribuer à une analyse critique de ces phénomènes historiques, profondément humains et terriblement actuels que sont l’idéologie, l’autorité, le pouvoir ou encore l’exploitation6.
Notes de bas de page
1 Voir entre autres Smith 2014, p. 29-52.
2 Faut-il le rappeler ? Les peaux sur lesquelles l’on a écrit nos textes constituent un matériau de prix en Scandinavie médiévale, où l’écriture demeure peu répandue et reste le privilège de l’élite socio-économique.
3 À ce sujet, voir par exemple, Lincoln 1998 ; et les études réunies dans Meylan, Rösli à paraître.
4 D’où l’apparent syncrétisme de certains des discours étudiés ici, en particulier celui des landvættir (chapitre 1) et de la magie (chapitre 3).
5 Lincoln 1996, p. 225 (traduction par Daniel Barbu et Nicolas Meylan).
6 Pour des exemples d’historiens des religions travaillant en ce sens, voir par exemple Grottanelli 1999 ; Urban 2003 ; Lincoln 2012, p. 121-130.
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