Préface
p. 7-8
Texte intégral
1Si les études réunies ici ont pour objet de contribuer à la connaissance de l’histoire des religions de la Scandinavie médiévale, elles représentent également une réaction à une certaine actualité. Des deux côtés de l’Atlantique, des partisans de la droite la plus dure, reprenant de vieilles habitudes, se réclament de la culture et la religion de la Scandinavie préchrétienne. Ils peignent des runes sur leurs boucliers, ils invoquent l’éthique martiale d’Odin, ou encore les combats que livre Thor contre les géants, et s’inventent des ancêtres « germaniques ». La religion préchrétienne de l’Europe du Nord se voit encore une fois enrôlée sous les bannières du suprémacisme blanc, de l’antisémitisme, de l’anti-modernisme et du fascisme.
2Aucun livre ne remplacera l’action politique, aucun livre ne remplacera une éducation aux valeurs humanistes. Toutefois, il est du devoir des spécialistes de la Scandinavie médiévale d’opposer aux mythes que (se) racontent les membres de ces mouvements d’extrême droite ce que l’histoire, les sciences ont établi. Contre des usages idéologiquement biaisés, factuellement erronés et volontiers fantaisistes, on doit opposer, d’une part, des faits, de l’autre, une méthode. En priorité, il faut rappeler que la quasi-totalité des sources dont nous disposons sur Odin, Thor et autres dieux et héros « germaniques » ont été rédigées par des chrétiens, pour des chrétiens, et dans une Islande depuis longtemps convertie au christianisme. Les récits rapportant les aventures de ces personnages ne fournissent en aucun cas un accès immédiat à la pensée religieuse des « païens » d’avant la conversion. En deuxième lieu, il faut rappeler que ces récits répondent invariablement à des préoccupations précises et souvent contradictoires ; des préoccupations qui ne relèvent pas nécessairement de ce que nous appelons la « religion », un concept qui émerge — c’est important — entre l’époque des Guerres de Religion et le siècle des Lumières.
3Mais outre les faits, il faut encore opposer à tous ceux qui recyclent la mythologie de la Scandinavie ancienne pour y trouver leurs racines, une manière de procéder. Le caractère historique, situé, contextualisé, de nos sources implique la nécessité de se défaire de l’idée selon laquelle la société scandinave préchrétienne aurait été une entité culturelle stable et homogène, dont les mythes auraient fonctionné comme un système cohérent, reflétant une éthique, voire même une mentalité. La Scandinavie médiévale est traversée par des conflits, des contradictions, des intérêts divergents ; on y chercherait en vain la trace quelconque d’une âme « germanique », adjectif qui ne renvoie d’ailleurs à aucune réalité autre que linguistique. Un deuxième point de méthode qui me paraît central est la nécessité d’adopter une perspective critique, une perspective qui interroge la nature de nos sources et reconnaît que celles-ci sont invariablement porteuses des projets politiques de leurs auteurs. Cette perspective implique qu’il nous faut également repenser nos outils conceptuels tels que les catégories de « religion » et de « mythe », des concepts qui ont souvent été non seulement mal pensés mais qui ont aussi été activement construits dans le but d’avancer certains agendas idéologiques.
4En proposant une lecture critique et historiciste du corpus littéraire en vieil islandais ou vieux norrois dans lequel s’enracine notre connaissance des religions de la Scandinavie médiévale, et en prêtant attention à l’armature théorique qui rend possible cette lecture, je souhaite non pas faire des anciens Scandinaves les porteurs de nos valeurs progressistes et démocratiques — ce qui serait aussi absurde que d’en faire les champions d’un néofascisme — mais les remettre dans leurs contextes, mettre en évidence leurs projets, leurs préoccupations, leurs intérêts et, ce faisant, montrer que ce qu’en dit l’extrême-droite ne correspond à rien sinon ses propres fantasmes.
5En préparant les études réunies ici, j’ai pu compter sur nombre d’amies et amis et collègues qui ont bien voulu partager leurs connaissances, leurs encouragements mais aussi leurs critiques et ainsi améliorer ces textes. En premier lieu, il y a bien sûr Bruce Lincoln, dont la contribution excède de beaucoup ce que peut suggérer sa présence dans les notes de bas de page. J’ai également une dette très importante à l’égard de Daniel Barbu et de Vinciane Pirenne-Delforge, qui tous deux m’ont fait l’amitié et l’honneur de lire intégralement le manuscrit. Leurs critiques et suggestions m’ont été d’une aide précieuse.
6Plusieurs des textes qui suivent ont d’abord été présentés sous forme orale, et je tiens à remercier celles et ceux qui les ont commentés, interrogés et critiqués, notamment Philippe Borgeaud, Cléo Carastro, Matthias Egeler, Carlo Ginzburg, Dominique Jaillard, Greg Johnson, Philippe Matthey, Àgnes Nagy, Francesca Prescendi, Hugh Urban et Youri Volokhine. J’ai également bénéficié des conseils et de l’érudition de Laurent Di Filippo, Jürg Glauser, Verena Höfig, Carolyne Larrington, Stephen Mitchell, Russell Poole et last but not least Lukas Rösli. Finalement, je tiens à remercier Séverine Desponds pour cette si enrichissante discussion qui aura bientôt vingt ans.
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