Henri Hubert, un historien à la croisée des disciplines
p. 7-37
Texte intégral
1Né à Paris le 23 juin 1872 dans une famille de la bourgeoisie d’affaires qui comptera également l’historien d’art Paul Vitry, Henri Pierre Eugène Hubert bénéficie, dès sa jeunesse, d’un bon capital économique et culturel. Il poursuit une excellente scolarité au lycée Louis-le-Grand entre 1884 et 1890 et obtient sa licence ès lettres à la Sorbonne en 1892. Admis la même année à l’École normale supérieure, il y assume le poste de bibliothécaire-adjoint auprès de Lucien Herr dont il partage l’idéal socialiste et qui exerce sur lui, comme sur d’autres alors, un véritable magistère moral et intellectuel. Également doué dans toutes les matières, le jeune homme est considéré comme le meilleur élément de sa promotion par Paul Vidal de la Blache et est reçu troisième à l’Agrégation d’Histoire en 1895. À la sortie de l’École Normale Supérieure, il étudie l’hébreu et le syriaque à l’École Pratique des Hautes Études et s’inscrit au cours d’assyrien de l’abbé Quentin pour s’engager dans la voie de l’orientalisme1. Hubert a d’ailleurs commencé une thèse sur la déesse syrienne qu’il n’a jamais achevée bien qu’il en ait rassemblé toute la documentation2.
2En 1896, il se découvre de grandes affinités intellectuelles et se lie d’amitié avec Marcel Mauss (1872-1950) qui fréquente comme lui le cours de judaïsme talmudique et rabbinique d’Israël Lévi. Introduit auprès d’Emile Durkheim dont il sera l’un des plus proches collaborateurs, Hubert joue un rôle essentiel lors de la fondation de L’Année sociologique3. Avec Mauss, il contribue à l’introduction et au développement des thèses durkheimiennes dans les domaines de l’histoire des religions, de la mythologie, de l’ethnographie comparée et de la protohistoire tout en prenant fermement et définitivement parti contre Vacher de Lapouge et les thèses de l’anthropo-sociologie raciale qui se sont développées dans les années 1870-1890 à la faveur de la période de stagnation économique4 et trouvent leur épanouissement dans le développement de l’antisémitisme et de l’affaire Dreyfus5.
3Dans le même temps, son intérêt pour le passé préhistorique et les langues orientales conduisent le jeune normalien à accepter un poste d’« attaché libre » proposé par Salomon Reinach (1858-1932) au Musée des antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye (ci-après MAN) où il est nommé le 4 avril 1898. C’est d’ailleurs Hubert lui-même qui l’assure en 1915, dans un texte émouvant rédigé à l’attention de son « petit garçon », Marcel, né en 1912, au moment où il est mobilisé :
Mon goût pour les Musées, les formes, l’art, l’archéologie m’a porté à accepter d’entrer au Musée de Saint-Germain avec Salomon Reinach. Au bout de trois ans je m’y suis passionné et j’ai beaucoup entrepris. C’est du côté ethnographique de l’archéologie que je me suis attaché. Dans le Musée, ce qui m’a attiré, c’est la salle dite de comparaison où précisément la diversité des reliquats archéologiques correspond à la diversité des peuples. Mon cours de l’École du Louvre à partir de 1906 a été dirigé vers la constitution d’une Ethnographie Préhistorique de l’Europe où les données de l’archéologie seraient combinées avec celles de la linguistique6.
Le métier de conservateur et d’archéologue : alliances et tensions
4A complètement réorganisé, au rez-de-chaussée du Musée, les salles des monuments romains et des machines de guerre ; à l’entresol, les salles des dieux, des inscriptions, de l’armée romaine, de l’architecture, des tombeaux et de la vie civile ; au premier étage, la salle de comparaison et la salle de Morgan, la salle de la poterie rouge ; au deuxième étage du Musée, les salles Moreau, de Baye et Piette.
Assure la suppléance du cours d’antiquités nationales depuis 1906, avec la seule interruption de la guerre7.
La sécheresse de cette récapitulation de carrière ne peut dissimuler l’ampleur de la tâche déjà accomplie au sein du MAN ou encore en cours d’exécution par Hubert. Pendant ses onze premières années de collaboration bénévole, il abat un travail considérable au moment où entrent successivement au musée les collections qui constituent encore aujourd’hui le cœur de son parcours muséographique. La quantité des objets a pratiquement doublé et leur mise en valeur tient désormais compte, autant que possible, des provenances et des contextes. Dans cet esprit, Hubert se consacre au classement de la majeure partie des collections et à la conception des aménagements muséographiques des salles de l’âge du Bronze et de l’époque de Hallstatt, de la mythologie, des métiers et de la céramique gallo-romaine. Il s’attaque à l’étude et à la présentation des collections des grands donateurs tels que Frédéric Moreau, Joseph de Baye, Paul du Chatellier, Édouard Piette et Jacques de Morgan. Passant au crible les collections anciennement acquises, l’archéologue regrette seulement que les conservateurs de Saint-Germain soient encore des « hommes à tout faire », « devant passer du Paléolithique au Mérovingien et de la Préhistoire française à l’Ethnographie [alors que] la nécessité de la spécialisation s’impose là comme ailleurs. »
5Menant ce travail de réévaluation du matériel archéologique avec patience et méticulosité, Hubert met au point sa méthode fondée sur la restitution d’ensembles clos pour les comparer, saisir leurs éventuelles concomitances et en déduire une chronologie par l’étude des variations au sein de ces assemblages. Il fonde par exemple la révision du classement des industries du Paléolithique supérieur sur les observations tirées de sa collaboration aux travaux du Dr Léon Henri-Martin en Charente dont les découvertes finiront par enrichir le musée après sa mort. Il perfectionne la présentation des séries d’objets caractéristiques de l’âge du Bronze d’Europe occidentale grâce à ses relations avec l’abbé Philippe et ses fouilles du site du Fort-Harrouard (Eure-et-Loir). Dans une sorte de préfiguration des travaux d’André Leroi-Gourhan8, qui sera lui-même un élève de Mauss, il recourt à « une comparaison systématique des types dont la superposition logique supplée à la chronologie » et qui facilite « l’étude technologique des objets, en faisant apparaître plus clairement la parenté des motifs interchangeables ou associés, les relations entre l’ornement et la forme et les emprunts d’un type à l’autre »9. Cette préoccupation constante, perceptible dans ses notes archéologiques et ethnographiques, lui permet de mettre en valeur les permanences mais surtout les états intermédiaires, les transitions, les « mélanges de coutumes et de mobiliers », les « phases indécises de métamorphoses » propres à caractériser les différents états d’une culture ou les interférences des phénomènes sociaux10.
6Toutes ces réalisations ont assurément conforté le choix de Salomon Reinach qui a appuyé à plusieurs reprises les demandes de son jeune collègue afin d’obtenir une juste reconnaissance par un meilleur statut professionnel et l’augmentation de son traitement à la hauteur de ses compétences et de son engagement professionnel et scientifique11. D’ailleurs, lors de la disparition soudaine de son confrère en 1927, le directeur du MAN multiplie les marques d’admiration non seulement pour le travail accompli mais aussi pour sa curiosité d’esprit et la multiplicité de ses dons :
Un deuil aussi cruel qu’imprévu a frappé l’École des Hautes Études et le Musée de Saint-Germain, Henri Hubert, directeur à l’École et conservateur-adjoint au Musée, est mort dans sa belle villa de Chatou le 25 mai 1927, à l’âge de 55 ans. Valétudinaire depuis de longues années, obligé à des soins multiples et de plus en plus sensible aux fatigues physiques, il n’en avait pas moins conservé jusqu’à la fin, qui vint inopinément, le goût du travail et l’aptitude aux recherches originales. Sa mort est d’autant plus déplorable qu’il était sur le point de terminer, pour la Bibliothèque de synthèse historique, un volume sur les Celtes et qu’il en préparait un autre sur les Germains.
[…] En 1898, il entra, comme attaché libre, au Musée de Saint-Germain et, peu après, comme maître de conférences, à l’École des Hautes-Études (sciences religieuses) où il devait devenir directeur. À Saint-Germain, il ne fut nommé conservateur-adjoint qu’en 1910, par une de ces grossières injustices dont était alors coutumière l’administration. Entre temps, il fit de nombreux voyages, même en Chine, au Japon et en Amérique, qui développèrent ses instincts naturels de connaisseur. Il dessinait fort bien et acquit une réelle compétence sur les produits de l’art oriental, dont il possédait une jolie collection.
[…] Malgré sa faible constitution, il a rendu au Musée de Saint-Germain d’éminents services, non seulement en classant à nouveau et sans doute d’une manière définitive des séries considérables – salle de comparaison, salle du Bronze et de Hallstatt, salle des métiers, salle de la poterie gallo-romaine, collections Piette, Moreau, de Morgan, de Baye – mais en allant étudier sur place diverses collections qui sont entrées au Musée (Plicque, Chenet, etc.). Dans l’arrangement des salles qu’il remania, il fit preuve d’un goût d’artiste qui était une de ses qualités dominantes, en même temps que d’une solide érudition. J’ai parfois même regretté qu’il entreprît trop à la fois et passât d’une série à l’autre avant d’avoir terminé le premier travail ; mais c’était alors l’amour du mieux qui le desservait.
Quand je cessai d’enseigner l’archéologie nationale à l’École du Louvre, Hubert me remplaça comme suppléant d’abord, puis comme titulaire. Son cours fut très apprécié et il forma quelques bons élèves ; il en forma d’autres, et de mieux préparés, à l’École des Hautes Études. Alors que Bertrand et moi nous étions remis à d’Arbois de Jubainville pour tout ce qui touchait la civilisation celtique insulaire, Hubert eut le grand mérite d’apprendre l’irlandais et de faire une part importante, dans son enseignement, aux matières où d’Arbois avait été un initiateur12.
7On l’a souvent oublié mais Hubert contribua aussi à la préparation d’un projet de loi sur les fouilles, déclinaison de la loi sur les monuments historiques de 1887 révisée et augmentée en 1913, que les milieux scientifiques ont appelée de leurs vœux à la suite de l’exportation de certaines découvertes de Dordogne par le préhistorien-antiquaire suisse Hauser. En raison d’une mobilisation très offensive des sociétés savantes – à la tête desquelles la Société préhistorique française – qui souhaitent voir protéger la liberté des fouilles et l’indépendance des chercheurs, le projet de loi débattu en 1910 ne verra pas le jour13. Il ne réapparaît qu’intégré à un nouveau texte complexe dont Théodore Reinach, le frère cadet de Salomon, est le rapporteur et qui aboutit à la Loi sur les monuments historiques votée le 31 décembre 1913 et publiée au Journal officiel le 4 janvier 1914. À l’époque, l’opposition manifestée contre la volonté de l’État et des savants officiels, majoritairement issus du Muséum national d’histoire naturelle, de construire un dispositif de protection du patrimoine archéologique, a entraîné l’abandon du projet d’organisation d’un véritable service des fouilles, à la tête duquel le MAN devait jouer un rôle prépondérant14. En revanche, et grâce au soutien du Dr Louis Capitan, pour lequel Hubert cultive une amitié fidèle, est acquise la création de « laboratoires de recherche préhistorique » tels que celui des Eyzies-de-Tayac (Dordogne), à l’origine du Musée national de préhistoire actuel15.
8La période précédant la Première Guerre mondiale est en tout cas celle d’une intense activité intellectuelle et professionnelle pour Hubert, mêlant publications théoriques relatives aux systèmes religieux et à la mythologie, cours de l’École du Louvre (à partir de 1906) et de l’École Pratique des Hautes Études, ainsi que divers travaux liés aux conditions de l’archéologie de terrain et de la sauvegarde du patrimoine. Poursuivant ses objectifs archéologiques, Hubert réussit aussi à se faire élire maître de conférence au sein de la Section des sciences religieuses en 1901 pour y occuper la chaire des « religions primitives de l’Europe » et du même coup agrandir le périmètre de sa réflexion16. Cette position institutionnelle supplémentaire lui offre surtout l’occasion de tester, avec l’aide de ses confrères enseignants et chercheurs et certains de ses élèves, les réflexions et expérimentations élaborées au quotidien autour des séries archéologiques et ethnographiques du MAN.
9Ce moment est par ailleurs l’époque au cours de laquelle le « jeune » savant, déjà signataire de la troisième liste en faveur de la révision du procès du capitaine Dreyfus, assume davantage ses engagements philosophique et politique en participant, aux côtés de Mauss, à la transformation de la librairie Bellais achetée en 1898 par Charles Péguy, en une Société nouvelle de librairie et d’édition grâce à l’aide financière de Lucien Herr et à l’action d’un conseil d’administration réunissant Léon Blum, Hubert Bourgin, François Simiand et Mario Roques. Lorsqu’en 1900, cette nouvelle société coopérative d’édition confie à François Simiand le secrétariat d’édition de son bulletin bibliographique Notes critiques. Sciences sociales, Hubert fait naturellement partie de l’équipe de ses collaborateurs qui se trouve être pratiquement celle de L’Année sociologique17. La reconnaissance de ses pairs lui permet d’obtenir à trente ans, en 1902, une mission du ministère de l’Instruction publique pour représenter l’École Pratique des Hautes Études au Congrès international des Orientalistes de Hanoï. Souhaitant approfondir sa connaissance de la préhistoire de l’Indochine et de l’Extrême-Orient, il profite de ce voyage au long cours pour aller au Japon et traverser les États-Unis d’Ouest en Est pour constituer son réseau de correspondants et négocier des échanges de matériel archéologique et ethnographique ainsi que des moulages avec de grandes institutions anthropologiques telles que la Smithonian Institution18.
Faire la synthèse : la salle de mars
10Aidé de l’amitié de quelques collègues comme lui passionné d’archéologie et d’ethnographie extrême-orientales, Hubert cherche à concevoir une synthèse des connaissances et y met à profit les observations recueillies lors de son voyage autour du monde19. De l’aveu même d’Hubert, « l’organisation de la salle de Mars de S[ain]t Germain est [son] travail le plus important »20.
11Enrico Hillyer Giglioli (1845-1909), directeur du Muséum d’histoire naturelle de Florence, ancien participant de la circumnavigation sur le Magenta, jouera de ce point de vue un rôle primordial. Il est alors particulièrement apprécié en France où ses collègues anthropologues et naturalistes lui ont rendu hommage à l’occasion du quarantième anniversaire de son enseignement à Florence, peu avant sa mort en 190921. Les bribes de correspondance conservées au MAN évoquent une véritable relation d’amitié entre les deux hommes et ce malgré la différence de génération. Ils ont réalisé, surtout, plusieurs échanges de pièces paléolithiques et néolithiques de provenance française contre des « types » de haches de « Cochinchine », du Cambodge, du Laos, de Java, voire même du Sénégal « pour compléter les séries de comparaison » du MAN22. À l’occasion de l’envoi d’un exemplaire du guide du musée français en vue de la rédaction d’un article « anthropo-ethnologique » sur les collections qu’il a récemment visitées à Paris, Giglioli insiste auprès d’Hubert sur « la nécessité de réunir les collections ethnographiques qui sont si mal dispersées à Paris »23. En retour, Hubert pourra justifier « de la nécessité de maintenir au musée de Saint-Germain des objets définis généralement comme ethnographiques »24.
12C’est à partir de 1910, à la demande de Salomon Reinach, qu’Hubert va se consacrer entièrement à l’organisation de la salle de comparaison. Dès l’origine du musée, un embryon de collection archéologique de provenance étrangère avait tant bien que mal été regroupé, notamment au cours des années 1880, dans l’ancienne salle des fêtes du château. Peu de temps après son arrivée au musée, Hubert améliorera la présentation de la collection de Frédérik VII du Danemark ainsi que les collections De Baye, Bertrand, Mortillet, Chantre, Geslin, Saulcy, Lepic et Schoelcher pour y intégrer celles de Giglioli, Degrand, Schweinfurth, Morgan et Girod. C’est cependant le sauvetage et le transfert partiel des collections du Musée de marine et d’ethnographie du Louvre en 1906-1907 qui lui offrent l’occasion inespérée de concevoir cette salle de comparaison comme un microcosme, reflet condensé de la variété des sociétés humaines dans leur dimension nouvellement acquise, la dimension archéologique25. Dans une note, Hubert regrette d’ailleurs que le transfert de cette collection ait donné lieu à un partage trop rapide entre le MAN, le Musée d’ethnographie du Trocadéro, le Musée chinois de Fontainebleau et le Muséum d’histoire naturelle de La Rochelle, rompant partiellement la cohérence des collections. Le conservateur souligne par ailleurs l’intérêt d’une nouvelle conception comparatiste qui
contribue à l’étude des phénomènes sociaux, […] étude à laquelle peuvent déjà servir les matériaux rassemblés dans la partie principale du musée. Ces phénomènes sont […] technologiques, par adaptation des objets à la fonction, par filiation des formes et des phénomènes de répartition (répartition des objets dans une aire donnée, correspondance de l’aire de répartition avec l’aire d’expansion des peuples correspondants). On se préoccupe beaucoup aujourd’hui, bien qu’avec peu de lucidité, de l’étude de ces deux séries de phénomènes en Europe […].
13Il termine sa note en donnant les grands types d’objets sur lesquels fonder sa démonstration, remarquant que « les meilleurs faits de comparaison nous sont fournis par les collections d’objets océaniens anciens et modernes »26.
14En tentant la transcription muséographique de ses conceptions théoriques, Hubert s’est efforcé de dépasser le simplisme de certaines positions positivistes, refusant par exemple d’établir une stricte analogie entre le matériel magdalénien et les productions en os et en pierre des « Eskimos » de la fin du xixe siècle. Ses partis pris muséographiques sont de ce point de vue à l’opposé des anciens cabinets de curiosité ou des accrochages en panoplies « esthétiques » des musées d’ethnographie contemporains dont il dénonce l’obsolescence et la vacuité27. En rapprochant les objets – faits matériels – non selon leur contexte de collecte, mais plutôt selon leur provenance et éventuellement par assemblages cohérents lorsque ceci est encore possible, et en essayant de saisir les subtiles variations de forme et de matière, il est possible de caractériser des phénomènes sociaux – faits immatériels – communs à plusieurs sociétés plus ou moins rapprochées dans le temps ou l’espace ; que ceux-ci d’ailleurs soient transmis par contact direct court ou prolongé, par des intermédiaires permanents ou encore par filiation à partir d’une origine commune.
15Aussi, et avec l’aide de ses élèves les plus doués de l’École Pratique des Hautes Études tels qu’Olov Janse ou Henri Beuchat, Hubert cherche à traduire, en quelque sorte matériellement, l’une des préoccupations de l’école durkheimienne qui consiste à reconstituer la généalogie des faits sociaux et les séquences de l’évolution humaine à partir de l’identification des moments intermédiaires soumis à plus ou moins de contingences mais toujours dominés par l’existence de rapports déterminés entre des sociétés elles-mêmes déterminées.
16Malgré la difficulté de leur interprétation, les notes de travail du conservateur livrent quelques indications sur sa manière d’envisager l’organisation de la salle : « L’objet principal du plan choisi est de mettre en lumière certaines des distributions de civilisation ». Il considère en effet qu’il convient de développer un « plan ethnologique par l’explication des collections exposées dans le reste du Musée » en ayant recours à un « tableau des techniques de la civilisation » à propos duquel il note l’exemple du « musée Pitt Rivers »28 (Oxford, Grande-Bretagne)29. Pour sa démonstration, Hubert choisit d’organiser la salle à partir de deux grandes idées : selon un premier axe, il s’agit d’offrir une vision globale des sociétés humaines anciennes et sub-contemporaines en montrant leur variété géographique et chronologique, puis, selon d’autres axes transversaux, il s’agit d’évoquer leur succession chronologique en les ordonnant selon leurs niveaux techniques30. L’historien-archéologue souhaite faire saisir au visiteur que, d’un continent à l’autre, et parfois à des époques différentes, des sociétés humaines ont connu un niveau de développement comparable (passage de l’état de chasseur-cueilleur à celui de producteur), maîtrisé des capacités techniques similaires (exploitation du silex ou production métallurgique), ou au contraire créé des objets répondant à des fonctions identiques mais aux formes ou aux décors extrêmement différents, déterminés par des choix culturels spécifiques ou de fortes valeurs symboliques.
17Le développement des centres d’intérêt ethnographiques d’Hubert, qui a abouti à la mise en œuvre de la salle de comparaison, s’inscrit tout à fait parmi les préoccupations scientifiques d’une partie des acteurs impliqués dans les débats sur l’anthropologie physique, d’une part, et la naissance d’une ethnographie « professionnelle », d’autre part. La position d’Hubert suit, aussi, l’affermissement de la position de Durkheim à l’université qui, en 1912 avec la publication des Formes élémentaires de la vie religieuse semble conclure cette décennie 1910 par une sorte d’apogée des débats concernant les « peuples non civilisés » et plus particulièrement celui qui traite de leur religion en faisant évoluer l’histoire des religions vers une analyse de l’organisation sociale et de la culture des sociétés dites primitives, fondée sur la collecte de faits ethnographiques. C’est l’époque aussi où Mauss resserre ses liens avec les anthropologues anglais (multiplie ses séjours à Londres comme en 1905 et en 1912), publie des constats alarmistes sur la situation de l’ethnographie en France31 et manifeste de l’intérêt pour le poste de directeur du Musée d’ethnographie du Trocadéro (1907) qui sera finalement attribué à Verneau32.
18Comme pour bon nombre de ses contemporains, la Grande Guerre sera une rupture majeure dans la vie personnelle et professionnelle d’Henri Hubert. Appelé dans le cadre de la mobilisation générale du 1er août 1914, il est affecté au Sous-secrétariat à l’Artillerie qui deviendra le ministère de l’Armement. Sa formation, son ancien réseau de camaraderie au sein de l’École normale supérieure et la maîtrise de quatre langues ont vraisemblablement favorisé son intégration dans le cercle des proches collaborateurs d’Albert Thomas, auprès duquel il assume notamment les fonctions de secrétaire-archiviste lors de la mission du sous-secrétaire d’État en Russie en avril-juin 191733. À partir du mois de mai 1918, il est remis à la disposition du ministre de l’Instruction publique et chargé d’organiser une série de dépôts à l’arrière du front français destinés à la préservation des œuvres d’art conservées dans les collections publiques et les monuments historiques34. C’est cependant un homme à la santé détériorée et au moral ébranlé qui réintègre son poste de conservateur au MAN en 191935. Poussé par Salomon Reinach, vieillissant et impatient de publier une édition remaniée et complétée de son catalogue36, Hubert se remet à la tâche pour essayer d’achever la présentation de la salle de comparaison. Il reprend simultanément la rédaction de son ouvrage sur les Celtes. Bien qu’inachevée à sa mort et à l’origine de tensions entre lui et Reinach lorsqu’il en reprend la mise en œuvre après sa démobilisation, cette salle a fait l’admiration de beaucoup de ses contemporains, à commencer par Mauss qui, après avoir lui-même étudié et classé certains des objets de la collection, recommandait
que l’on aille voir son [Hubert] chef-d’œuvre, la “salle de Mars” […]. [Qu’] on y trouver[ait] l’histoire à la fois chronologique, logique et géographique de tout le néolithique et du début des métaux. [Qu’]on y trouver[ait] un essai de solution unique des trois problèmes, posés tous et simultanément comme ils doivent l’être37.
19Les échanges de correspondance et certains dossiers de travail montrent l’agacement croissant d’Hubert face aux injonctions de son supérieur hiérarchique de plus en plus souvent absent du musée38. Une distance qui ne cesse de s’amplifier depuis 1906 lorsque Hubert insiste dans la séance inaugurale de son cours de l’École du Louvre consacré aux antiquités nationales sur les différences d’avec son prédécesseur. Tout en saluant le caractère encyclopédique du savoir de Reinach, Hubert propose à ses élèves un enseignement qui suscite leur réflexion et leur collaboration active « à la cuisine scientifique ». À un enseignement général, le conservateur-adjoint préfère une formation pratique qui selon lui, devrait être l’apanage de l’École du Louvre, « école pratique pour les archéologues et les conservateurs de musée », à l’instar de l’École Pratique des Hautes Études destinée à former à la recherche par le dialogue et la confrontation des idées entre le professeur et ses élèves. Selon une vision assez novatrice pour l’époque, il envisage d’employer tous les moyens de formation possibles : des « leçons-monologue » théoriques assorties de séances de travaux pratiques dans les musées concernés tels que Saint-Germain-en-Laye ou le Musée d’ethnographie du Trocadéro afin de travailler non plus seulement sur des photographies d’objets mais sur la matérialité des objets. Il conçoit donc ses élèves comme des collaborateurs directs, ainsi que le prouvent d’ailleurs les échanges de correspondance avec certains d’entre eux39. Hubert insiste surtout sur la nécessité de concilier au sein du même établissement – le MAN – qui lui paraît être d’une nature nouvelle, la présentation des matériaux liés à l’histoire nationale à côté des matériaux relevant de « l’histoire naturelle et primitive de l’Homme » (la préhistoire). D’une certaine façon, il partage encore la conception de Reinach rattachant l’archéologue à l’historien, par opposition aux « autres espèces de savants, géologues, technologues, ethnographes ». En revanche, il considère comme largement prépondérant le matériel dont l’étude doit procéder des méthodes propres aux séries préhistoriques parce que le recours aux méthodes historiques traditionnelles (études des textes) n’en dit rien. Il donne ainsi la préférence à l’étude technologique recoupée avec l’étude des provenances et des contextes qui doit aboutir à des conclusions d’ordre ethnologiques et chronologiques. Enfin, Hubert souligne la concomitance des découvertes françaises avec celles effectuées sur d’autres territoires, qui ont servi à la communauté scientifique pour définir une « espèce de doctrine commune » fondé sur l’usage raisonné de la comparaison40. L’archéologue a en vue de s’appuyer sur la constitution « d’un musée technologique des civilisations primitives, petit mais très précieux », qui devrait selon lui tendre à devenir « la section préhistorique de notre musée d’ethnographie ».
20Ses mérites professionnels seront reconnus dans la décennie suivante puisqu’il sera nommé chevalier dans l’ordre national de la Légion d’honneur en octobre 192041 et en 1923, il partage avec Marcel Mauss le prix Lefèvre-Deumier de l’Académie des Sciences morales pour l’ensemble de leurs travaux sociologiques. Hubert continue d’assumer la responsabilité du fonctionnement quotidien du MAN au cours des années qui suivent, en dépit d’une sérieuse altération de sa santé qui l’oblige à interrompre certaines de ses activités pendant la majeure partie de l’année 1925, afin de tenter de nouveaux traitements médicaux. Le décès de sa femme en 1924, à la naissance de leur second enfant, n’a évidemment pas peu contribué à hâter sa dégradation physique et augmenter son désespoir moral. C’est un homme prématurément vieilli qui meurt d’une attaque cardiaque, le 25 mai 1927, sans avoir vu achevés la salle d’archéologie comparée du MAN, ni ses deux gros ouvrages sur les Celtes et les Germains42.
Un historien dans le camp des sociologues
21Malgré ce parcours bien rempli qui nous rappelle combien Hubert était au centre des grandes innovations qui ont touché plusieurs disciplines, comme l’histoire, l’archéologie ou l’ethnologie comparée et l’histoire des religions, cette figure reconnue de son vivant a aujourd’hui presque totalement disparu des panoramas des sciences sociales qui abordent la première moitié du xxe siècle et la constitution de la sociologie française. Hubert fait partie de ces « illustres » inconnus dont la vie se résume, au mieux, à quelques lignes dans les dictionnaires biographiques ou les manuels d’introduction à la pensée sociologique.
22Il suffit, pour s’en convaincre, de se tourner vers la récente historiographie produite sur les durkheimiens à l’occasion du centenaire des Formes élémentaires de la vie religieuse (1912). Si Mauss, Halbwachs, Lévy-Bruhl et Hertz sont présentés et intégrés dans l’histoire de la production de l’opus magnum de Durkheim, Hubert n’est quant à lui jamais cité, ni même replacé dans ce moment particulier et, lorsqu’il l’est, c’est uniquement pour ses travaux co-écrits avec Mauss, plus particulièrement celui sur la magie (en 1904) qui a anticipé certaines hypothèses que Durkheim va mettre au cœur de son propre travail43.
23Il est vraisemblable que son renom a pâti non seulement de circonstances administratives complexes mais que son œuvre s’est également trouvée dans l’ombre portée des deux fortes personnalités qu’étaient Marcel Mauss et Salomon Reinach44. Il est par contre certain que sa « polygraphie » n’a pas facilité la récupération de ses écrits. Son travail fragmenté et éclaté, constitué par de très nombreux comptes rendus, plusieurs articles co-écrits avec Marcel Mauss ainsi qu’un ouvrage de Mélanges lui aussi coédité avec son « jumeau » et publié chez Alcan en 1909 n’a fait l’objet que de peu de commentaires et encore moins d’approfondissements45. C’est pourtant grâce à Mauss que nous possédons dans la collection L’évolution de l’Humanité deux volumes posthumes sur les Celtes (vol. I et II) et, avec l’aide d’Olov Janse, son ouvrage sur les Germains46. Mauss a par ailleurs longuement lutté, y compris lors de sa leçon d’ouverture au Collège de France, pour relever l’importance d’Hubert dans le développement de la sociologie des religions47.
24Si nous insistons sur ce point c’est surtout pour rappeler que l’un des enjeux de cet ouvrage est de prendre au sérieux les réflexions d’Hubert sur le religieux sans pour autant les réduire à celle de Mauss, et encore moins à celles de Durkheim. Hubert a son originalité propre et personne n’a jusque-là vraiment cherché à montrer comment, et en quoi, il influença les durkheimiens – comme historien et archéologue – dans sa manière de voir les faits religieux.
25De ce point de vue, il est important de préciser qu’Hubert appartient à la première génération d’historiens qui a su incorporer des méthodes, des problèmes et des techniques proprement « scientifiques »48. La trajectoire scolaire d’Hubert est marquée par le contact avec une École Normale Supérieure en transformation, mais surtout, et à partir de 1896, avec l’École Pratique des Hautes Études qui le prédispose à cette rencontre fructueuse avec les « sciences » historiques, en particulier dans le champ des études grecques et orientales dont il devient un spécialiste apprécié. Il développe un nombre considérable d’alliés parmi ces deux groupes alors distincts d’historiens. Parmi les plus âgés, il fréquente les maisons de Sylvain Lévi et d’Amadée Hauvette, et intègre l’équipe d’études épigraphiques de René Cagnat tout en s’occupant des inscriptions grecques d’Asie Mineure. Salomon Reinach et Edmond Pottier lui ouvrent les portes du Dictionnaire des antiquités grecques et romaines. Mais il apprend beaucoup aussi du linguiste Antoine Meillet et, surtout, de son ami Joseph Vendryes. Parmi les plus jeunes, il entretient des rapports soutenus avec Paul Perdrizet, Pierre Jouguet, Israël Lévy, tous des futurs maîtres dans leurs domaines d’études49. Hubert s’est fait aussi membre de l’Association pour l’encouragement des études grecques en France dès 1898, dans un moment où cette société représentait encore une place d’excellence dans plusieurs domaines scientifiques.
26La philologie, l’histoire ancienne, l’approche critique des documents50 mais aussi l’analyse approfondie des objets archéologiques mérovingiens51 sont quelques-unes des nouvelles orientations qu’Hubert va chercher à pleinement incarner dans ses premiers travaux. Mais il vise aussi, comme d’autres historiens de sa génération, à constituer des classifications opératoires des phénomènes qu’il analyse. Il n’hésite pas à critiquer les classifications précédentes et à reprendre, toujours dans le détail, la masse des informations disponibles sur tel ou tel sujet52. L’histoire que fait Hubert – au milieu des durkheimiens – ne se cantonne pas seulement à élaborer un récit chronologique53. Elle est un véritable travail de rapprochements et de distinctions qui doit lui permettre de confronter des objets, des sociétés, des processus parfois éloignés historiquement ou ethnographiquement. Confrontations qui, dans l’idéal, sont autant diachroniques (une société à divers moments) que synchroniques (différentes sociétés au même moment).
27C’est cependant sur le terrain, alors en pleine recomposition, de l’histoire des religions qu’Hubert fera d’importantes découvertes, en particulier pour ce qui concerne les religions grecque, romaine et assyrienne. S’il n’est pas possible de faire la liste de l’ensemble des points par lesquels, dans ces nombreux textes, il manifeste son originalité, on peut toutefois s’attarder sur ce qui a particulièrement retenu l’attention de cet historien méticuleux dans les deux articles qu’il publia avec Marcel Mauss dans L’Année sociologique : l’« Essai sur la nature et la fonction sociale du sacrifice »54 et l’« Esquisse d’une théorie générale de la magie »55.
28Si ces deux articles ont connu de nombreux commentaires, parfois des critiques56, ils ont l’intérêt d’avoir été repris du vivant de leurs auteurs qui ont su profiter de la publication en 1909 de leurs Mélanges d’histoire des religions pour remettre en perspective certaines de leurs hypothèses. Un travail de relecture largement nourri par d’innombrables discussions dont la correspondance porte la trace. Si elle nous montre à quel point Hubert était attentif à l’emploi de plusieurs notions comme celle de représentation, de sacré, de mana, mais aussi de prière, de sacrifice, d’offrande, de mythe et peut-être d’abord de Dieu, elle nous permet de mieux comprendre la difficile position que cherche alors à défendre Hubert, entre sociologie et histoire57. Une histoire ouverte à une lecture plurielle des faits religieux qu’ils soient sociaux ou individuels.
29Sa fructueuse collaboration avec Mauss débuta au travers de plusieurs lectures communes : celles du Rameau d’or de J.G. Frazer, des Lectures on the religion of the Semites de W.R. Smith, ou encore des premiers travaux ethnographiques australiens de W.B. Spencer et F.J. Gillen. Des auteurs que Mauss et Hubert vont avoir à cœur de reprendre mais surtout de critiquer dans leur premier article publié à la fin de l’année 1899 dans L’Année sociologique. C’est durant la difficile rédaction de l’« Essai sur le sacrifice » surtout, qu’Hubert s’affirmera comme un collaborateur inflexible58, rejetant la plupart des propositions de définition du « sacrifice » que lui présentent Mauss mais aussi Durkheim59. De la même manière, il refuse aussi plusieurs longues analyses de Mauss qu’il juge hors de propos : « Pourquoi as-tu voulu écrire 5 ou 6 pages sur les occasions du sacrifice dans la Bible, je t’assure que je n’en laisserai pas une ligne », ajoutant :
Il faudra que je te montre quelques passages où j’ai dû corriger ton charabia. Il y en a d’autres que je n’ai pas touchés mais que j’ai marqués d’un formidable trait de crayon bleu. Je te montrerai qu’une ou deux fois je me suis permis de rétablir mes anciennes phrases et je te dirai pourquoi60.
30Dans une autre lettre, encore, il note :
Je ne vois pas du tout la nécessité de faire entrer la notion d’oblation et d’offrande dans notre travail. [...] L’idée de l’offrande est une idée secondaire. Elle s’est introduite dans l’histoire du sacrifice. Elle est devenue créatrice de sacrifice61.
31Hubert semble s’occuper principalement des données venant du folklore européen, de l’histoire du christianisme primitif et de celle du Moyen et du Proche-Orient. Ses compétences s’articulent alors parfaitement avec celles de Mauss qui, quant à lui, se charge du rituel sacrificiel dans les brâhmanas à partir du livre de l’indianiste Sylvain Levi dont il fera par ailleurs une recension élogieuse dans L’Année sociologique62.
32Sur le fond, ce qui intéresse Hubert dans la question du sacrifice c’est le sacrifice divin. Ce chapitre se trouve à la fin de l’article publié alors qu’il aurait écrit en premier si l’on en croit encore une fois les correspondances échangées63. Ce sujet passionne Hubert depuis sa thèse sur la déesse syrienne et le culte d’Hiérapolis comme l’indiquent les quelques dizaines de fiches préparatoires à ce travail inabouti qui sont encore conservées dans son fichier du Muséum d’Histoire naturelle (voir ci-après en Annexe). Il est même possible de reconstituer son questionnement initial : « Comment le sacrifice est devenu une condition de l’existence divine en donnant naissance aux dieux ? »
33C’est avec une extrême attention qu’il examine les différents plans du futur « Essai » que lui propose régulièrement Mauss qui réside à Londres puis à Leyde une bonne partie de l’année :
Je ne crois pas que la discussion sur le sacrifice communiel et le sacrifice expiatoire doive être entamée dans ce chapitre sur les occasions du sacrifice. La distinction du sacrifice communiel périodique et du sacrifice expiatoire occasionnel me semble inutile, illusoire et fausse, nous n’avons aucun moyen de l’établir [ill.] La religion de la religiosité normale et de la religiosité anormale si elle est maintenue ne doit pas rester là. Il faut simplifier ce chapitre, l’alléger64.
34Ces revirements concernant la place des différents chapitres n’est pas de l’ordre du détail. Il s’agit, au contraire, d’évoquer pour Hubert le plus exactement possible la complexité d’un tel rituel sans reproduire les erreurs des théories précédentes. C’est d’ailleurs lui qui veillera à mettre en place quelques précautions oratoires indispensables. L’article doit en effet donner l’illusion d’un objectivisme sans faille. Aussi, et « pour ne pas nous faire traiter d’imbéciles », il aura à pondérer le style parfois trop personnel de Mauss en indiquant dès le début du texte certains développements récents concernant le sacrifice. Il lui semble tout aussi important de rappeler « que tout au moins dans les pays sémitiques et occidentaux et dans les cultes publics, le sacrifice tel que nous le comprenons n’existe plus qu’à l’état de survivance »65.
35La place qu’occupe Hubert en 1903-1904 lors de la rédaction de l’« Esquisse d’une théorie générale de la magie » est différente. Son « empreinte » se retrouve dans le choix de la terminologie ainsi que dans l’orientation générale de la réflexion et la méthodologie employée. Une différence qui s’explique par l’intérêt évident que l’historien porte à la question de la magie66. Dans son premier séminaire de l’École pratique, il aborde la question de la magie du Moyen Âge dans le but de comprendre comment les survivances du paganisme germanique et celtique ont pu se mêler à des croyances et des rites légués par le monde gréco-romain. Dans la longue entrée « Magia » du Dictionnaire des antiquités grecques et romaines qui précède de peu la publication de l’« Esquisse », il va préciser plusieurs points concernant la nature et la place de la magie (en particulier magie théâtrale et magie utilitaire) dans le monde gréco-latin. Pourquoi, dans l’espace de la Méditerranée antique, la magie ne peut-elle se confondre avec l’astrologie, l’alchimie, la nécromancie et surtout la religion67 ?
36Les différents états du manuscrit de l’« Esquisse » qui sont conservés au MAN permettent de se rendre compte de l’imposant travail de documentation fourni par l’historien. D’un point de vue strictement disciplinaire, il s’agit de produire sur cette question une histoire ouverte et son rôle va consister à introduire de nouveaux éléments de réflexion autre que strictement sociologique ou ethnographique68. Les notes qu’il rédigea, mais qui malheureusement ne seront pas publiées dans le texte final faute de place, avaient pour fonction de convoquer des matériaux de première main comme par exemple des recettes magiques, des descriptions de rituels, ou encore des descriptions d’objets utilisés lors de ces rituels. Les faits qu’il va retenir pour étayer ses exemples proviennent aussi des magies méditerranéennes, antiques et médiévales, et doivent jouer un rôle de contrepoint face aux données ethnographiques mises en perspective par Mauss, en particulier celles concernant Madagascar et la Mélanésie où la magie est comme le rappelle l’ethnologue une composante essentielle de la société69.
37La multiplication de ces exemples, tous pris dans la profondeur historique, montre aussi comment Hubert cherche à présenter la magie comme une situation limite pour la sociologie. Situation limite, en premier, par rapport à la religion puisqu’il s’agit de savoir si et comment la magie s’y oppose, si elle en dérive ou au contraire si la religion en est une conséquence. Mais aussi, et plus intéressant, situation limite par rapport à l’approche durkheimienne des phénomènes religieux70. Certes, et il ne faut pas en douter, la magie est pour Mauss comme pour Hubert du côté du collectif et doit s’expliquer d’abord par le collectif. Les deux auteurs font pleinement ressortir ce caractère dans leur texte. Cependant, le souci d’objectivité d’Hubert va l’entraîner à interroger, du moins dans ses notes, les phénomènes religieux pris sur le vif71. En ce sens, il est prêt à faire des concessions à l’individu, du moins à constater, lorsqu’il le peut, la croissance de l’initiative individuelle dans les pratiques magiques. Voici, par exemple, ce que laisse paraître une fiche préparatoire rédigée par Hubert :
Questions sociologiques. La question fondamentale est de savoir si la magie relève de la sociologie. Dans toute société plus ou moins organisée elle paraît être une échappatoire, le refuge des indisciplinés, le recours supplémentaire de ceux que la religion ne satisfait pas. N’est-elle donc pas œuvre individuelle ? Ne repose-t-elle pas sur un assemblage d’illusion individuelle mal systématisée ou de singularités psycho-physiologiques. Nous sommes mal armés dans l’étude que nous faisons ici pour résoudre cette question directe72.
38Les critiques répétées de Durkheim contre la psychologie « ordinaire » auront certainement fini par faire reculer Hubert dans sa tentative de prise en compte des phénomènes individuels comme l’a bien noté Henri Berr en 1906 qui est longuement revenu sur les travaux de Mauss et d’Hubert73. Il faut d’ailleurs attendre la mort de Durkheim en 1917 pour voir à nouveau évoluer le rapport d’Hubert avec les sociologues de L’Année sociologique.
39L’œuvre d’Hubert, en particulier concernant la question du religieux, mérite d’être travaillée pour elle-même. On peut encore y trouver des éléments dignes d’intérêt, et la plupart de ses propositions théoriques et méthodologiques sont actuelles car Hubert a su adopter des modes d’analyses multiples, dégager des ensembles et formuler des hypothèses qui méritent d’être poursuivies. De ce point de vue, celle sur les catégories est certainement l’une des plus intéressantes.
Les catégories et le raisonnement sociologique
40La religion, que les durkheimiens traitent comme un fait social d’importance cruciale pour la compréhension des liens sociaux, est également l’une des sphères des représentations collectives et de la formation des catégories fondamentales de la connaissance, telles le temps et l’espace. Hubert a lui aussi cette préoccupation bien qu’elle ne soit pas toujours explicite dans ses réflexions, et surtout bien comprise de la part des lecteurs et commentateurs.
41Rappelons, en effet, qu’une grande partie de ce qui a été écrit sur les catégories dans le cadre des études sur l’école de sociologie française, en privilégiant surtout les analyses de Durkheim et de Mauss, a mis l’accent soit sur le dialogue direct des sociologues avec Kant, soit sur celui indirect par l’intermédiaire du philosophe Charles Renouvier (1815-1903). Pourtant, en proposant une explication sociologique des catégories, l’équipe de L’Année ne cherche pas à placer celles-ci dans un cadre présent a priori dans tous les sujets de la connaissance, comme l’aurait fait Kant, mais bien plutôt dans une dimension particulière de la nature qu’est le social. Les éléments qui composent le substrat de la logique avec laquelle les hommes se pensent eux-mêmes et pensent le monde sont inséparables des fondements et des exigences de la vie en société74.
42Les textes d’Hubert étayent cette discussion en attirant l’attention sur une autre référence philosophique : Aristote75. C’est ce que l’on peut lire dans cet extrait emprunté à son introduction au Manuel d’histoire des Religions de Chantepie de la Saussaye :
Cette idée, toujours présente, de sacré a plus que la valeur d’une simple notion. Nous sommes tentés de la considérer comme une véritable catégorie, au sens aristotélicien du mot. Elle est dans les représentations religieuses ce que les notions de temps, d’espace, de cause, sont dans les représentations individuelles. C’est elle qui fonde la croyance et empêche la critique de l’hallucination religieuse en imposant des conditions à l’expérience et aux raisonnements. Or, c’est à la pensée de l’homme en société, et non pas de l’homme individuel, qu’elle appartient. Le sacré a précisément par rapport à l’individu la même objectivité que le phénomène social dont il est l’acteur involontaire76.
43L’expression « au sens aristotélicien du mot » est intrigante. Que signifie-telle pour le sociologue ? Quelle est l’importance et quelles sont les implications de ce traitement particulier du sacré ?
44Afin que la discussion ne s’égare pas dans les multiples interprétations de l’œuvre d’Aristote, nous ferons appel à l’un des interlocuteurs les plus fréquents des sociologues, qu’Hubert ne pouvait certainement ignorer, le philosophe français Octave Hamelin (1856-1907). Cette relation est stratégique pour une raison très particulière. Ami intime de Durkheim depuis l’époque où ils étaient tous deux collègues à la Faculté des Lettres de Bordeaux, cet homme intéressé par la philosophie grecque et bien intégré au néo-kantisme français s’est installé en 1903 à Paris, occupant un poste de professeur à l’École normale supérieure et à la Sorbonne jusqu’à sa mort précoce survenue en 1907. De ce bref passage à Paris, marqué par l’explicitation du problème des catégories de la part des sociologues77, on peut retenir un cours qu’il donna entre 1904 et 1905 et dans lequel il aborde précisément les aspects du système philosophique aristotélicien et où les catégories occupent une place de choix78. La logique aristotélicienne isole les différentes notions nécessaires à la constitution d’une proposition, ce qui suppose l’existence, en termes grammaticaux, de sujets et de prédicats. Les catégories sont des « notions » prises indépendamment de toutes ces liaisons. Ce sont des attributs possibles, entendus sous l’angle même de cette possibilité, qui n’appartiennent à aucune proposition. En tant que telles, les catégories agissent comme le point zéro de toute réflexion en fournissant les prémisses fondamentales, universellement valables, à partir desquelles on peut avancer une affirmation à propos de quelque chose qui existe.
45Comme le rappelle aussi Hamelin, Aristote fournit une liste de dix catégories : substance, quantité, qualité, relation, où, quand, situation, avoir, action et passion. Il ne s’agit pas ici de faire une présentation détaillée de chacune d’entre elles, qu’Aristote lui-même traite de manière très inégale tout au long de son œuvre. Il convient cependant d’observer que la substance y occupe une place déterminante. Elle implique non seulement la désignation d’essences distinctes mais aussi de propriétés hiérarchiques, d’inclusion, qui relient ces essences les unes aux autres, comme par exemple l’espèce et le genre. Les autres catégories tournent, pour ainsi dire, autour de cette notion.
46Revenons à Hubert. Lorsque le sociologue affirme que le sacré est une catégorie « au sens aristotélicien du mot », il n’a sans doute pas l’intention de l’assimiler à l’une ou l’autre de celles qui constituent la liste élaborée par le philosophe de l’Antiquité. Cette phrase suggère l’existence d’un socle empirique dans sa sociologie et donc l’idée qu’il existe une logique intrinsèque à cette dimension de la Nature qui est justement le « social ». L’empirique que les sociologues réclament alors en tant qu’objet et en tant que fondement de leur science est celui qui caractérise cette dimension particulière de la nature. Dans un texte écrit à quatre mains avec Mauss en 1909, Hubert commente justement la relation entre empirie et rationalité :
Avec les empiristes nous avons reconnu que ces jugements n’étaient possibles qu’après un minimum d’expériences sur des choses, des objets matériels ou conçus comme matériels. Avec les nominalistes nous reconnaissons la toute-puissance du mot, d’origine sociale lui aussi. Avec les rationalistes enfin, nous reconnaissons que ces jugements de valeur sont coordonnés, suivant des règles constantes et constamment perfectionnées. Mais, tandis que, pour eux, c’est une entité, la raison qui dicte ses règles, pour nous, ce sont des puissances sociales, la tradition, le langage, qui les imposent à l’individu79.
47Cet empirie peut être représentée comme une série de phénomènes qui, comme cela se produit dans des univers analogues – le physique ou le biologique, par exemple –, sont régis par des principes et des relations spécifiques dont la loi de non-contradiction qui postule que ces principes et ces relations ne peuvent se nier eux-mêmes. Ainsi, une pratique ou un objet qui existe dans le monde social ne peut être considéré, en même temps, comme une chose et son contraire. Il se trouve que les attributs conférés aux pratiques et aux objets ne proviennent ni de leur propre essence, comme le dirait Aristote, ni du sujet, comme le dirait Kant. Les attributions sont données par un groupe spécifique, dans une circonstance spécifique. Il s’agit des qualités qui caractérisent le social.
48Cet empirisme sociologique ne peut cependant pas être absolu. Le groupe étant composé d’individus, il est absolument nécessaire que ceux-ci partagent les attributions entre eux, en les testant dans leurs différentes réflexions sur eux-mêmes et sur le monde. Aussi, ce que défend Hubert, c’est que les attributions qui sont reconnues comme collectives et universelles soient isolées et étudiées en tant que catégories servant de point de départ à la mise en place d’un véritable programme sociologique de recherche. La question est maintenant de savoir quelles sont les catégories répertoriées et étudiées par le sociologue.
49Dans le contexte des études d’Hubert sur la religion, la catégorie qui lui sert de pierre angulaire est celle de sacré. Lorsqu’il peut affirmer, comme en 1904, que « la religion est l’administration du sacré », Hubert signifie que rites, dogmes ou mythes situent tout ce qui existe pour un groupe social au sein d’un ensemble de relations qui suppose d’un côté le sacré et de l’autre le profane. Ce qui fait toute la différence avec l’empirisme aristotélicien, c’est que le sacré d’Hubert n’est pas une substance, mais une qualité fondamentale. Un acte, une loi ou un objet ne peut donc être qualifié, au sein dudit groupe, de sacré et de profane en même temps. Si ce paradoxe se produisait, la loi de non-contradiction serait violée au niveau sociologique.
50Pour affirmer la pertinence de son approche sociologique, Hubert écarte deux hypothèses. La première est d’ordre psychologique alors que la seconde est de type empiriste. Dans le premier cas, l’origine et l’universalité du sacré seraient garanties, selon la terminologie kantienne, par l’entendement des sujets de la connaissance. Dans le second cas, il faudrait situer le sacré dans la nature comme un tout, également présent au plan physique, biologique, psychologique et sociologique. Pour Hubert, au contraire, le sacré apparaît de manière bien plus complexe dans et pour l’individu, parce qu’il est formé au cours des réunions périodiques d’individus, qui soupçonnent alors quelque chose de plus grand que chacun d’entre eux. Comme il l’indique en 1905 : « il faut tenir compte de ces états d’agitation collective où nous supposions naguère que s’était formée la notion du sacré »80. Le fait que ces moments d’« effervescence », comme le précisera à son tour Durkheim dans les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), soient sujets à des conditions historiques et ne produisent pas toujours les mêmes résultats est un argument en faveur de cette nature sociale du sacré. Le second argument, lequel est une des clés pour comprendre le relativisme de ces sociologues de l’Année, est que des groupes différents n’attribuent pas nécessairement aux mêmes actes, aux mêmes lois ou aux mêmes objets des positions analogues à l’intérieur d’un système de relations construit à partir de la notion de sacré. Bref, ce qui est sacré pour un certain groupe peut très bien être profane pour un autre. Le sacré n’est pas toujours une qualité univoque au sein d’une société. Sans que cela porte atteinte aux principes de la logique du social fixés auparavant, il a tendance à se diviser en sous-ensembles qui accordent différentes dignités à des objets et des pratiques différentes. Le monde, tel qu’il se présente à un groupe spécifique est donc hiérarchisé, voire classifié81.
51Après la catégorie de « sacré », celle de « Mana » et de « temps » seront, elles aussi, abordées très directement par Hubert.
52Dans son entrée « Magia » de 1902, publié pour la première fois en tant que fasicule indépendant, il n’existe pas d’allusions explicites à ce problème des catégories de l’entendement. Il s’agit d’une étude des pratiques magiques dans un cadre historique très précis, la Méditerranée antique, qui met l’accent sur la période qui a suivi l’unification politique romaine. Cependant, Hubert a recours aux catégories sociologiques et plus particulièrement à celle du sacré pour défendre sa nouvelle approche de la magie et s’opposer en particulier à la thèse de J.G. Frazer qui réduit ce phénomène à une simple expression primitive de l’esprit humain, guidé par la logique de la sympathie. Le sacré, fondement d’une croyance collective indicative de la qualité d’un être, réclame une explication qui ne soit pas tout simplement psychologique pour Hubert. C’est en 1904, avec Mauss, qu’Hubert élabore une nouvelle conception de la magie en réfléchissant à la catégorie du « mana »82. Cette notion complexe, dont la traduction exige un effort considérable pour la raison occidentale, renvoie dans les langues mélanésiennes à une substance particulière (mana est quelque chose qui existe dans le monde), à une adjectivation positive (où mana est à la fois charisme et force), et enfin, à un (ad) verbe (où une action mana est une action efficace). Les deux auteurs soutiennent également que « mana » trouve des synonymes dans des formes très distinctes d’expériences sociales. Par conséquent, il s’agirait d’un phénomène à vocation universelle. Cependant, et pour comprendre cette universalité, il leur paraît salutaire de ne pas confondre magie et mana. Celui-ci n’est pas seulement le principe qui la guide, mais la représentation la plus primitive d’une catégorie qui est celle de l’efficacité ; de ce qui est capable de produire un effet dans le monde. En d’autres termes : le mana implique un sacré mis en action, en mouvement. Si le mana ne sert pas à assimiler les différentes magies produites dans le temps et dans l’espace, car celles-ci sont tributaires de sociétés différentes, il assure à toutes les magies possibles le même fondement logico-opérationnel. Plus encore, il se manifeste, au-delà de la magie, dans tout ce qui, socialement, exige l’idée même d’efficacité, comme aussi la science. Défendre une telle hypothèse ne signifie pas que l’on veuille mettre sur le même pied science et magie mais plutôt reconnaître qu’il existe un principe commun à ces deux activités que l’on à tendance à séparer parfois fortement : celui de la causation.
53Le temps a lui aussi sa place parmi les catégories considérées par Hubert. Dans son Étude sommaire de la représentation du temps, le sociologue part du constat que la représentation du temps comme suite infinie de moments indistincts, comme pure quantité, n’est qu’une représentation parmi beaucoup d’autres possibles83. Plus que cela, elle serait historiquement récente et peu représentative face à d’autres représentations sociales du même phénomène. Fondant son analyse sur la comparaison entre les données ethnographiques romaines, grecques et germaniques, Hubert soutient plus précisément encore que cette catégorie s’exprime sociologiquement en termes qualitatifs. Pour la religion et la magie, le passage du temps apparaît ainsi relié à un calendrier qui suppose des dates critiques sous forme de festivités qui donnent une dignité spécifique à l’intervalle délimité par elles. Ces dates jalonnent une certaine manifestation du sacré, dont la qualité particulière tend à contaminer tous les événements qui se sont produits entre elles. Une fois incorporé, c’est ce calendrier qui oriente les perceptions du temps pour les individus appartenant à un même groupe. En 1909, Hubert et Mauss reprennent et résument cette thèse dans les termes suivants :
La notion de temps, qui préside à la formation des premiers calendriers magiques et religieux, n’est pas celle d’une quantité, mais celle de qualités. Elle comprend essentiellement les représentations de parties, qui ne sont point aliquotes, qui s’opposent les unes aux autres, qui sont prises les unes pour les autres, et chacune pour toutes les autres, en raison de leurs qualités spécifiques. Les harmonies et les discordances qualitatives des parties du temps sont de la même nature que celle des fêtes. Tout fragment de calendrier, toute partie du temps, quelle qu’elle soit, est une véritable fête84.
54Signalons, pour finir sur ce point des catégories, une réserve et une réflexion. Pour s’en tenir aux exemples étudiés de près par Hubert, les différentes catégories qu’il évoque n’ont de sens que parce qu’elles se réfèrent à une sphère spécifique de la nature, le social. Il n’y a, après tout, aucun sens à parler de sacré dans la logique aristotélicienne ou kantienne, ou encore à le chercher du côté de la biologie et de la physique. Il s’agit de formalismes différents qui portent sur différents domaines de la nature. En ce sens, la tentative d’Hubert de construire une « table » de catégories est propre au domaine sociologique de la connaissance et dépend, comme l’a souligné Nick Allen, d’un travail intense à partir des données provenant de la linguistique et de l’ethnographie85.
55Pourtant, là est la réflexion qu’il y aurait à mener à partir d’Hubert : la discussion sociologique sur les catégories dans les termes justement employés par le sociologue serait d’une importance majeure pour comprendre la production de la connaissance. Si, comme il le propose, la formulation collective plus élémentaire des notions comme substance, classe, efficacité et temps est vraiment liée à cette dimension de la nature qu’est le social, il revient alors pleinement à la sociologie de créer des outils de vigilance épistémologique. La position stratégique de cette discipline permettrait d’aider le chercheur, quel que soit son domaine de recherche, à construire cette distance minimale entre sa propre activité de chercheur, d’autres domaines de la vie sociale et les catégories impliqués dans ces domaines, en les « dénaturalisant ».
Magie, sacré, temps, héros – de quelques apports d’Hubert à la sociologie des religions
56Ce recueil porte en lui une double reconnaissance. En premier, celle de la place d’Hubert qui a été à la fois centrale et originale au sein de l’équipe des sociologues de L’Année sociologique. En second, celle de son travail précurseur et novateur en sociologie des religions, plus particulièrement autour de quatre « notions », « domaines », ou « problèmes » que sont la magie, le sacré, le temps et les héros. Quatre notions qu’Hubert envisage à la frontière de plusieurs approches, disciplines et méthodes et que nous avons choisi de présenter en republiant pour la première fois, ensemble, l’entrée « Magia » du Dictionnaire des antiquités grecques et romaines (1902), son introduction au Manuel d’histoire des religions de Chantepie de la Saussaye (1904), l’« Étude sommaire de la représentation du temps dans la religion et la magie » publiée pour la première fois en 1905, puis reprise en 1909 avec quelques modifications, enfin sa préface au livre de Czarnowski sur Le Culte des héros et ses conditions sociales ; saint Patrick, héros national de l’Irlande, publié après de nombreuses vicissitudes en 1919.
57Rédigés au cours d’une vingtaine d’années, ces quatre textes sont tirés d’une œuvre immense et composite (voir la bibliographie finale), mais ils ont aussi pour particularité d’être le seul fait d’Hubert qui possédait une solide connaissance théorique, un savoir quasi encyclopédique de la littérature spécialisée, et une grande capacité de synthèse. Ils ont surtout été écrits, ou envisagés, à un moment où la démarche sociologique s’implante dans ces sciences, nombreuses, qui s’occupent d’analyser les phénomènes religieux dans leur hétérogénéité comme dans leur fonction. Ce nouveau « postulatum » sociologique, comme le nomme Hubert dans sa longue introduction au Manuel de Chantepie de la Saussaye, implique en effet de ne plus traiter les faits religieux comme des faits dont l’explication peut être fournie en dernière analyse par une psychologie des individus, mais d’abord comme des faits sociaux qui se produisent nécessairement dans des sociétés et où l’activité des individus est réglée par la vie en commun.
58Si chacun de ces textes porte la trace de cet important changement de perspective, il nous semble d’autant plus important de les relire aujourd’hui que les hypothèses et les propositions d’Hubert demeurent innovantes sur plusieurs points.
59Sa contribution à l’histoire de la magie anticipe des questions posées dans le contexte constructiviste et discursif du xxie siècle. Lorsque Jean Wirth, par exemple, cite avec approbation l’article « Magia »86, c’est d’abord pour la manière dont Hubert fait de la distinction entre magie et religion une affaire « nominale », conventionnelle, alors que ses contemporains tentaient toujours de naturaliser cette différence. C’est un texte qui vaut également pour la manière dont Hubert cherche à caractériser les pratiques magiques par leur but et leur fonction, plus que par d’autres traits distinctifs comme le caractère secret de la magie, son aspect souvent incompréhensible, merveilleux, paradoxal, contre-naturel ou, encore, illicite, annonçant des études discursives d’historiens des religions comme R. Styers ou K. Stratton. Marcello Carastro a aussi pu noter, comment, en insistant sur le rôle central des formules, l’historien a devancé les analyses pragmatiques de Bronislaw Malinowski de trente-trois ans et celles de Tzvetan Todorov de quelque soixante-dix ans87.
60Sa longue introduction au Manuel de Chantepie de la Saussaye va lui donner l’occasion de qualifier précisément ce qu’il faut entendre par « faits » religieux. Composés à la fois de mouvements et de représentations, de rites manuels et oraux, les « faits » religieux sont pour Hubert un mélange de morale religieuse (avec les notions de dieu, de démon, de pur et d’impur), de faits de morphologie (églises, ordres, sociétés secrètes) et de systèmes de rites et de cultes que l’historien nomme aussi « faits de composition ». Avec cette définition volontairement extensive, il va pouvoir mener une analyse inédite de la catégorie de sacré qu’il avait pour la première fois « travaillée » en 1899 avec Mauss dans leur « Essai sur la nature et la fonction sociale du sacrifice ».
61Les propos d’Hubert qui concernent la genèse sociale de la catégorie du temps – certainement la partie la plus connue de son œuvre et ce depuis l’article d’Isambert intitulé « Hubert et la sociologie du temps » – valent aujourd’hui pour son application toute particulière du comparatisme qui lui a permis de voir le temps comme une qualité plus que comme une quantité, mais aussi d’articuler sociologie religieuse et sociologie de la connaissance. Dans sa note autobiographique, l’historien synthétise cette dimension spécifique de son travail :
Dans l’analyse des faits religieux, celle des représentations qui président à leur développement et en règlent la logique, s’est imposée tout d’abord à nous [Hubert et Mauss]. Nous avons dégagé l’idée de Sacré, nous l’avons dégagée comme catégorie des opérations mentales impliquées dans les faits religieux. Cette étude des catégories de la pensée collective est notre originalité. De là, je suis allé à l’idée de Temps, pendant que Mauss allait à celle d’Espace88. Mon travail sur l’idée de Temps a été la première étape de mon travail sur les Fêtes qui devait être dans ma pensée un acheminement à mes travaux futurs de mythologie89.
62En déportant la compréhension du « héros » vers l’anthropologie et la sociologie, en décidant de ne plus en faire une pure individualité comme le faisaient pourtant classiquement philologues et historiens, Hubert ouvre la réflexion sur les processus sociaux qui transforment un personnage en héros national, sur la manière dont celui-ci devient le symbole de tout un peuple mais encore, et au niveau politique, sur la manière dont une nation s’incarne. Ce texte va surtout lui permettre de réinvestir et d’actualiser des réflexions antérieures, comme celle qui touche à la question du rapport entre mythes et rites qui était au cœur de ses premiers travaux, celle du sacrifice du dieu-héros (qu’il avait abordé dans l’« Essai sur le sacrifice »), du rapport entre structure sociale et croyance (qu’il avait posée dans l’« Esquisse d’une théorie de la magie »), ou encore celle des fêtes et des cérémonies religieuses ou du totémisme90.
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63Chacun de ces quatre textes, insuffisamment considérés par les spécialistes qu’ils soient sociologues ou historiens des religions, est introduit par une notice dont la fonction est de renseigner au plus près les conditions de leur production, mais aussi de préciser leur réception à partir des polémiques, parfois durables, qu’ils ont initiées.
64À ce premier ensemble de texte, nous avons ajouté deux textes qui abordent des aspects méconnus d’Hubert. Le premier aborde la manière dont travailla l’historien à partir de son vaste fichier aujourd’hui conservé au Muséum national d’histoire naturelle. Loin d’être secondaire, ce fichier forme en fait l’ossature de son travail. Il permet, certes, de mieux documenter cette pensée subtile, mais surtout de décrire le style de pensée d’Hubert en mettant en lumière ses silences et quelques-uns de ses présupposés. Le second texte revient sur l’émergence de la question du totémisme et plus particulièrement sur la manière dont Hubert chercha à se distinguer à la fois de Salomon Reinach dont il est par ailleurs très proche au Musée des antiquités nationales, mais aussi des théories proposées par J.G. Frazer ou W. Robertson Smith et E. Durkheim.
65Dans une troisième partie, nous donnons à voir, sous forme d’illustrations mais aussi de transcriptions, plusieurs documents d’archives qui viennent utilement compléter les différents commentaires sur les textes d’Hubert.
66Le volume se clôt sur deux outils essentiels à la compréhension de cette figure oubliée, en premier une bibliographie, par ordre chronologique, de l’ensemble de sa production scientifique, et plus particulièrement son immense travail d’auteur de comptes rendus dans L’Année sociologique, mais aussi dans la Revue archéologique. En second, une présentation des différents fonds qui contiennent les archives d’Henri Hubert. Des archives qui valent autant pour les informations qu’elles donnent sur la manière de travailler d’Hubert que pour les indications qu’elles contiennent sur cette période charnière entre les xixe et xxe siècles qui a vu, entre autres, l’émergence des sciences humaines et sociales.
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67Nous tenons à remercier Gérard Hubert et Étienne Hubert pour leur soutien à ce projet de réunir les écrits d’Henri Hubert concernant la sociologie religieuse.
68Nous exprimons notre sincère reconnaissance aux spécialistes avec lesquels nous avons depuis plusieurs mois partagé, sous de multiples formes, l’idée de ce volume : Jean-Pierre Faguer, Yann Dahhaoui, Marcello Carastro, William Watts Miller, Stéphane Bacciochi, Corinne Bonnet, Grégory Cormann, Vinciane Pirenne, Alice Lemaire, Anaïs Boucher.
69Notre gratitude va aux bibliothèques et institutions dont les noms suivent : le Musée d’Archéologie nationale (Saint-Germain-en-Laye), le Muséum national d’Histoire naturelle (Paris), la Bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence, le service des archives du Collège de France, l’Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine (IMEC).
70Enfin, nos remerciements vont à Chantal Dulos, responsable du service de la photothèque du MAN, ainsi qu’à Loïc Hamon et Valérie Gô, photographes.
Notes de bas de page
1 Ch. Lorre, 2010, « Henri Hubert (1872-1927) », in Dictionnaire des historiens de l’art actifs en France de la Révolution à la Première guerre mondiale (1789-1920), dir. C. Barbillon et P. Sénéchal, Paris, INHA, mis en ligne à l’adresse : http://www.inha.fr/spip.php?article2370.
2 Portant le nom d’origine sémitique transposé en grec Dercetis ou Derceto, ou désignée en araméen Atargatis, cette divinité d’origine phénicienne, qui régne sur les eaux et les sources disposait d’un sanctuaire principal dans la ville de Hieropolis, au nord de la Syrie actuelle. Ce culte s’est diffusé à l’époque hellénistique à travers l’Égypte, la Grèce et la Macédoine et fut décrit par Diodore de Sicile puis Lucien de Samosate. Hubert s’y est intéressé, déjà en raison du sacrifice du dieu qui y tient une part importante ; cf. H. Hubert, « Texte autobiographique » [rédigé en 1915 et édité par Ph. Besnard], Revue française de sociologie, 20/1 (1979), p. 205- 207.
3 Ph. Besnard, « La formation de l’équipe de l’Année sociologique », Revue française de sociologie, 20/1 (1979), p. 7-48.
4 Période dite de la Grande Dépression, à partir de la crise bancaire de 1873 qui s’étend à l’échelle mondiale.
5 I. Strenski, « Henri Hubert, Racial Science and Political Myth », Journal of the History of Behavioral Sciences, 21 (1987), p. 353-367 ; I. Strenski, Durkheim and the Jews of France, Chicago, The University of Chicago Press, 1997 ; L. Mucchielli, « Sociologie versus anthropologie raciale. L’engagement des sociologues durkheimiens dans le contexte “fin de siècle” (1885-1914) », Gradhiva. Revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie, 21 (1997), p. 77-95.
6 « Texte autobiographique », op. cit., p. 205-207.
7 État de ses services dressé par H. Hubert pour la constitution de son dossier de chevalier de la Légion d’honneur, septembre 1920 ; Archives nationales, base Léonore, dossier LH/1316/3.
8 Se reporter, en particulier, aux deux publications fondamentales que sont L’Homme et la matière, Paris, Albin Michel, 1943 et Milieu et techniques, Paris, Albin Michel, 1945.
9 H. Hubert, « Congrès d’anthropologie et d’archéologie préhistoriques », Revue de synthèse historique, 1900, p. 219-228.
10 J.-P. Mohen, « Henri Hubert et la salle de Mars », Antiquités nationales, n° 12/13 (1980/81), p. 85-89 et Ch. Lorre, « L’archéologie comparée des cinq continents », in P. Périn (dir.), Le Musée des Antiquités nationales, Paris, Fondation Paribas-RMN, 2004, p. 112-125.
11 Correspondance Reinach et fonds Hubert, correspondance ; Archives MAN ; Dossier personnel H. Hubert ; Archives centrales des musées nationaux.
12 S. Reinach, « Henri Hubert », Revue archéologique, 5e série, XXVI (1927), p. 177-179.
13 A. Hurel, La France préhistorienne de 1789 à 1941, Paris, CNRS Editions, 2007, p. 179-203.
14 Il est possible que l’idée d’une loi sur les fouilles ait d’ailleurs été reprise à l’issue de la Première Guerre mondiale si l’on en croit ces mots adressés à Mauss par Hubert en 1923 : « Moi j’ai eu de grosses discussions avec Reinach, que je te dirai : j’ai obtenu qu’il demande éventuellement un 2e conservateur-adjoint. Je ne crois pas avoir réussi à lui donner le sentiment qu’il n’a jamais fait son devoir. D’autre part, Marin se fait fort de faire adopter mon projet pour les fouilles préhistoriques. Je l’ai remis sur pied. Tout cela m’a pris du temps » (Note inédite, 1926 ; Archives MAN, fonds Hubert). Mais là encore ce fut apparemment sans plus de résultat concret puisqu’il a fallu attendre l’adoption de la loi Carcopino promulguée en 1941.
15 La Commission des monuments historiques, 1910 et 1914 ; Note inédite, 1926 ; Archives MAN, fonds Hubert.
16 M. Fournier, Marcel Mauss, Paris, Fayard, 1994, p. 184-186.
17 Ibid., p. 220-225.
18 Ch. Lorre, « Henri Hubert et l’archéologie de l’Asie du Sud-Est : un moment de formation personnelle et d’échanges intellectuels », Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient (à paraître). Les archives montrent en effet qu’il a employé le temps de son voyage de retour à entreprendre un « manuel » sur l’archéologie préhistorique de l’Indochine, ainsi qu’à rédiger une première ébauche de sa préface au manue le de Chantepie de la Saussaye que nous reproduisons ici-même.
19 Dossier « Préhistorique, SG catalogue » ; Archives MAN, fonds Hubert.
20 Besnard, « La formation », op. cit.
21 R. Verneau, « Hommage au Professeur Enrico H. Giglioli » et « Le quarantenaire universitaire du Professeur Enrico Hillyer Giglioli », L’Anthropologie, 1909, p. 249 et 482.
22 Lettre de Giglioli à Hubert, Florence, 18 juillet 1900 ; Archives IMEC, fonds Marcel Mauss, correspondance Hubert. Voir aussi : Lorre, « Henri Hubert », op. cit.
23 Lettre de Giglioli à Hubert, Florence, 22 août 1900 ; Archives IMEC, fonds Marcel Mauss, correspondance Hubert.
24 Note inédite, vers 1909-1910 ; Archives MAN, fonds Hubert.
25 Mohen, « Henri Hubert », op. cit., p. 88.
26 Note inédite, vers 1909-1910 ; Archives MAN, fonds Hubert.
27 « Introduction au cours de l’École du Louvre », 1906, note inédite ; Archives MAN, fonds Hubert. Voir aussi S. Jacquemin, Histoire des collections océaniennes dans les musées et établissements parisiens (xviiie — xixe siècles). Mémoire de recherche de l’École du Louvre [inédit], 2 vol., Paris, École du Louvre, 1991, 418 p.
28 Fondé en 1884, lorsque le lieutenant-général Augustus Pitt Rivers (1827-1900), célèbre pour l’intérêt qu’il porte à l’archéologie et à l’anthropologie sociale, a cédé sa collection à l’Université d’Oxford.
29 Dossier « Préhistorique, S G Catalogue I — Plan de la salle de Mars », non daté ; Archives du MAN, fonds Henri Hubert.
30 Mohen, « Henri Hubert », op. cit.
31 M. Mauss, « L’ethnographie en France et à l’étranger », Revue de Paris, 20 (1913), p. 537-560 et 815-837.
32 Ch. Lorre, « Henri Hubert et l’aménagement de la salle de comparaison du musée des Antiquités nationales : un atelier de sociologie durkheimienne », Antiquités nationales, 41 (2011 [2010]), p. 191-204 et J.-F. Bert, « L’ethnographie en France, une science négligée, un musée à former (1907). Texte inédit de Marcel Mauss », Revue européenne de sciences sociales, 49/1 (2011), p. 209-234.
33 Dossier personnel ; Archives centrales des musées nationaux, O30 289.
34 Dossier particulier ; Archives du MAN, fonds Hubert.
35 Rappelons qu’à l’issue de la Première Guerre mondiale, l’école sociologique française s’est trouvée privée de quelques-uns de ses meilleurs contributeurs : Robert Hertz, tué au front en 1915, et Emile Durkheim, décédé en 1917, après avoir perdu son fils André, également mort au champ d’honneur, des suites de ses blessures, en 1915.
36 S. Reinach, Catalogue illustré du Musée des Antiquités nationales au château de Saint-Germain-en-Laye, t. II, Paris, Musées nationaux, 1921.
37 M. Mauss, Œuvres, t. II, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 472.
38 Correspondance Reinach et fonds Hubert, correspondance ; Archives MAN.
39 Cf. les correspondances de S. Czarnowski ou d’Olov Janse conservées au MAN ou dans le fonds Mauss du Collège de France.
40 Voir le texte intégral inédit retranscrit en annexe « Introduction à la 1ère leçon du cours d’archéologie nationale de l’École du Louvre » ; Archives MAN, fonds Hubert, boîte “Religions I”, [octobre 1906].
41 Décret publié le 2 octobre 1920 ; Archives centrales des musées nationaux, dossier personnel O30 289.
42 Hubert est vu par certains archéologues contemporains comme l’homme qui aurait trop embrassé à la fois et eu recours à un corpus de données déjà en partie périmé sans pouvoir faire aboutir la réflexion théorique qui devait parachever ses publications sur les Celtes et les Germains et contribuer au renouvellement de l’archéologie protohistorique française (P. Brun et L. Olivier, « Henri Hubert », Les Nouvelles de l’archéologie, 79 [2000], p. 5-32 : 9-10). Il semble pourtant qu’au cours d’un travail épuisant et ingrat, en s’efforçant d’être fidèle aux méthodes de la jeune sociologie, il a su combiner la richesse des collections du Musée des antiquités nationales à son extraordinaire érudition. On ne peut que regretter que toute cette énergie déployée n’ait pas abouti alors à une évolution radicale de l’organisation et des méthodes de l’archéologie française.
43 Citons, à titre d’exemple de cette production récente : « Durkheim : les formes élémentaires de la vie religieuse (1912) retour sur un héritage », Archives de sciences sociales des religions, 159 (juillet-septembre 2012) ; « Emile Durkheim. Les Formes élémentaires de la vie religieuse, un siècle après », L’Année sociologique, 62 (2012).
44 Sans qu’il soit possible de l’évoquer ici en détail, la situation professionnelle d’Hubert a connu un déroulement anormal, le laissant dans les fonctions d’attaché sans traitement de 1898 à 1910 alors qu’il bénéficie pourtant d’une délégation dans les fonctions de conservateur-adjoint à partir de 1903 (Archives MAN, administration générale 1870-1910 ; fonds Hubert non classé ; Archives centrales des musées nationaux, dossier Hubert O30289).
45 Mélanges d’histoire des religions : de quelques résultats de la sociologie religieuse, le sacrifice, l’origine des pouvoirs magiques, la représentation du temps (Bibliothèque de philosophie contemporaine ; Travaux de L’Année sociologique publiés sous la direction de M. E. Durkheim), Paris, F. Alcan, 1909, xlii-236 p.
46 Les Celtes et l’expansion celtique jusqu’à l’époque de La Tène (L’Évolution de l’humanité, 21), éd. par M. Mauss, R. Lantier et J. Marx, préf. de M. Mauss, Paris, La Renaissance du livre, 1932, xxvi-403 p. et Les Celtes depuis l’époque de La Tène et la Civilisation celtique (L’Évolution de l’humanité, 21bis), éd. par M. Mauss, R. Lantier et J. Marx, Paris, La Renaissance du livre, 1932, xvii-368 p. « Les Germains », in Marcel Mauss, Cours professé à l’École du Louvre en 1924-1925 (L’Évolution de l’humanité, 23), [Ouvrage posthume], éd. O. Janse, préf. d’H. Berr et P. Chalus, Paris, A. Michel, 1952, xxvii-336 p.
47 « C’est la forte figure tendre et claire d’Henri Hubert, mon ami et mon frère de travail, une moitié de moi-même arrachée par la mort ». Cité in J.-F. Bert, L’atelier de Marcel Mauss, Paris, CNRS, 2012, p. 259.
48 Voir, en ce qui concerne les réformes du système d’enseignement, F. Ringer, Fields of Knowledge, Cambridge, Cambridge University Press, 1992. Par rapport uniquement aux historiens, nous signalons au lecteur le livre de F. Hartog, Le xixe siècle et l’histoire. Le Cas Fustel de Coulanges, Paris, Seuil, 1988.
49 Cf. les boîtes MAS 49 et MAS 50 (Collège de France, fonds Mauss). Peut-être, ce rapport avec Cagnat explique aussi le premier article scientifique d’Hubert : « Deux inscriptions d’Asie Mineure », Revue archéologique, 1894, p. 308-314.
50 Cf. « Étude sur la formation des États de l’Église : les papes Grégoire II, Grégoire III, Zacharie et Etienne II et leurs relations avec les empereurs iconoclastes (726-757) », Revue historique, 64 (1899), p. 1-40, 241-272.
51 Voir à ce sujet, « Fibules de Baslieux », Revue archéologique, 1899, p. 363-381.
52 Les critiques sont nombreuses qu’il s’agisse dans l’« Esquisse d’une théorie générale de la magie » de l’approche de James G. Frazer ou, dans l’introduction du Chantepie de la Saussaye, de Max Müller, Jastrow ou encore Réville. Le texte qui est sans doute le plus révélateur de cette manière de faire est sa préface pour les héros de Czarnowski que nous reproduisons ici. Ses premières notes sont en effet une mise au point précise des nombreuses dérives des théories précédentes concernant ce sujet.
53 Rappelons que c’est son positionnement critique, et même sceptique, héritier de l’histoire positiviste de Langlois et Seignobos, mais aussi de Louis Duchesne, qui a immédiatement plu à Durkheim. Dès le premier numéro de L’Année sociologique, ce dernier décide de lui attribuer une place centrale dans le dispositif de l’équipe des sociologues. Durkheim est même obligé de pondérer les ambitions totalisantes du jeune historien. En 1898, pendant la publication de l’Essai sur le sacrifice, il lui écrit : « non seulement vous ne pouvez faire de travail exhaustif, mais il n’y a pas de travail de sociologie qui puisse avoir ce caractère, ni, plus généralement, de travail proprement scientifique. Tous les faits, cela n’existe pas. Tout ce qu’on peut et doit faire, c’est réfléchir aux faits qu’on connaît en cherchant à en connaître non le plus possible, mais qui sont les plus significatifs possibles. Peut-être que, au fond, le […?] l’historien et le sociologue ne se distinguent-ils que parce que le premier est réfractaire à ce postulat de toute recherche scientifique et doit l’être dans une certaine mesure. » Cité in Besnard, « La formation… », op. cit., p. 497.
54 En collaboration avec M. Mauss, « Essai sur la nature et la fonction sociale du sacrifice », L’Année sociologique, 1899, p. 29-138.
55 En collaboration avec M. Mauss, « Esquisse d’une théorie générale de la magie », L’Année sociologique, 1904, Volume VII, 1902-1903, p. 1-146. Repris dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950.
56 Citons, rapidement pour la France, C. Lévi-Strauss, G. Gurvitch, les antiquisants J-P. Vernant et M. Detienne, R. Girard ou encore, et pour la Belgique, l’africaniste L. de Heusch.
57 Dans son récit autobiographique de 1915, Hubert rappelle que ce sont ses recherches sur la déesse syrienne qui l’ont attiré « dans le camp des sociologues où (l)’a retenu (sa) profonde amitié pour Mauss ». « Texte autobiographique », op. cit., p. 205-207.
58 On peut noter que l’une des principales difficultés de la collaboration entre les deux hommes concerne les nombreux retards de Mauss qui mettent à mal la patience de son ami, comme de son oncle : « Mon Cher Marcel, tu n’as certainement rien compris à ce que je t’ai envoyé. Je proposais de supprimer tout ce que tu disais du sacrifice du dieu dans la conclusion, à n’en parler au début que pour avoir une transition. [...] Tu sais bien que j’ai rédigé le chapitre sur le sacrifice du dieu avant les autres, et que par conséquent il y a des flottements qui devaient être corrigés dans une rédaction définitive. […] Si tu avais des réserves à faire et des explications précises à donner, il fallait les donner au lieu de grogner vaguement. Quant à ce que j’appelle le rachat, tu aurais dû voir que je n’en ai parlé dans le sacrifice agraire que pour montrer presque schématiquement le rôle du sacrifiant. Mais dans un travail complet cela serait passé ailleurs. Je trouve toujours que la conclusion n’est pas assez sociologique et est trop mythologique. » (Lettre d’Hubert à Mauss, s.d. ; IMEC, fonds Mauss, ). Pour en savoir plus sur ce moment de la rédaction de l’« Essai » : J.-F. Bert, « Genèse d’un travail à deux : “Essai sur la nature et fonction du sacrifice” », Revue d’histoire des sciences humaines, 22/1 (2010), p. 145- 160.
59 Mauss prend lui aussi quelques distances avec le dogmatisme de son oncle, entrant dans une véritable pratique interdisciplinaire qui ne dédaigne aucun apport, même minime, d’autres disciplines comme la linguistique, la technologie ou la psychologie.
60 Lettre d’Hubert à Mauss, s.d. ; Collège de France, Fonds Mauss.
61 Lettre d’Hubert à Mauss, s.d. ; Collège de France, Fonds Mauss.
62 Il s’agit de La Doctrine du sacrifice dans les Brahmanas, recensé dans L’Année sociologique, 1900 ; repris in Mauss, Œuvres, op. cit., 1, p. 352.
63 Ce chapitre était si important qu’Hubert empêcha Durkheim d’intervenir par des coupes trop importantes : « dans le chapitre sur le sacrifice du Dieu, tous les passages que vous avez désiré voir maintenus ont été conservés, la plupart intégralement. Plusieurs étaient en effet utiles, notamment celui sur la présence réelle, dans l’apothéose après la mort. J’ai moins bien vu la raison du paragraphe sur le don au dieu ; mais je l’ai laissé à la place où il était » Lettre de Durkheim à Hubert, début 1899. Repris in Ph. Besnard, « Lettres d’Emile Durkheim à Henri Hubert », présentées par Ph. Besnard, Revue française de sociologie, 28/3 (1987), p. 483-534.
64 Lettre d’Hubert à Mauss, s.d. Collège de France, Fonds Mauss.
65 Lettre d’Hubert à Mauss, s.d. Collège de France, Fonds Mauss.
66 Il suffit de regarder les boites 14a et 14b de ce fichier conservé au Museum national d’histoire naturelle pour s’apercevoir que bien après la publication de l’« Esquisse », Hubert continue de se tenir informé des productions scientifiques autour de la magie. Près d’un tiers des 1400 fiches qui composent les deux boîtes analysent en effet des articles publiés après 1908. Ceci pourrait s’expliquer, aussi, par le fait que Mauss et Hubert avaient encore l’intention d’écrire une suite.
67 Voir M. Carastro, « La magie entre histoire et anthropologie. Relire la contribution d’Henri Hubert au DAGR », Anabases, 4 (2006), p. 251-255.
68 Ce texte est publié au moment où la polémique entre historien et sociologue est certainement la plus dense. C’est en 1903 que F. Simiand présente une importante communication intitulée « Méthode historique et science sociale » dans la Revue de synthèse historique. Hubert, comme d’autres, se doit de prendre position dans le débat ; c’est même ce que va lui demander Henri Berr à plusieurs reprises : « Je ne vous trouve pas entièrement affranchi — je ne dis pas d’un magistère, mais d’une influence qui, si excellente qu’elle soit, a son inconvénient. J’admire infiniment Durkheim ». Cette missive de Berr a été envoyée à un moment où Hubert publie, seul, son article sur la représentation du temps dans la religion et la magie (texte reproduit dans ce volume). Un article qui marque la fin de sa fructueuse collaboration avec Mauss qui sera blessé par le choix de son ami : « Mon pauvre ami ! Quelle paire de frères siamois nous faisons. Voilà que je ne trouve pas une véritable satisfaction à ton travail, simplement peut-être parce que je n’y ai pas mis la patte. Peut-être aussi parce que je te complète trop bien. Toujours est-il que je regrette infiniment que tu ne m’aies pas fait plus travailler ce sujet-là, puisqu’il t’intéressait et que tu ne m’aies pas demandé plus de faits – que tu ne m’aies pas plus tenu au courant, que je n’aie pas vu ton manuscrit, et que nous n’ayons pas plus, à ce propos, fixé une terminologie plus précise que la tienne. ». Lettre de Mauss à Hubert, s.d., Collège de France, Fonds Mauss.
69 La découverte récente des archives de ce texte fondateur (manuscrits, brouillons préparatoires, notes et fiches), conservées dans le fonds Hubert du musée d’Archéologie nationale (Saint-Germain-en-Laye), et leur traitement numérique par le biais d’une plate-forme documentaire permet désormais aux lecteurs d’accéder à l’intégralité de l’article publié ainsi qu’aux différents états préparatoires du texte : http://www2.unil.ch/hubert-mauss-magie/.
70 Une limite qu’ils indiqueront plus clairement dans la préface de leurs Mélanges d’histoire des religions : « Nous avons fait de fréquentes allusions au rôle que l’individu joue dans la magie et à la place qu’elle lui fait. On les a considérées comme des concessions prudentes, destinées à compenser l’excessive rigueur d’une théorie sociologique qui semblait nier dans la magie l’autonomie des magiciens. Il n’y avait là ni concession ni contradiction. Notre travail avait précisément pour objet de déterminer la place de l’individu dans la magie par rapport à la société » (p. xxv).
71 D’où, d’ailleurs, l’intérêt qu’Hubert porte au magicien, à ses gestes et à ses formules et qui transparaît dans de très nombreuses fiches préparatoires.
72 Dossier « Esquisse d’une théorie de la magie », MAN, Archives Hubert.
73 H. Berr, « Les Progrès de la sociologie religieuse », Revue de synthèse historique, 12/34 (1906), p. 16-43. Henri Berr n’est pas le seul à noter cette sur-valorisation du collectif, en particulier lorsqu’il est question de magie. A. Varagnac, élève d’Hubert au début des années 1920 à l’École du Louvre, se désole lui aussi que ni Mauss, ni Hubert, n’aient cherché à investir explicitement la question de la psychologie de la magie.
74 Si cette rupture par rapport à la tradition philosophique est importante parce qu’elle est l’expression de l’autonomie et des ambitions théoriques des durkheimiens, elle exprime aussi une certaine continuité. C’est ce que l’on peut déduire, par exemple, de la comparaison entre les catégories présentées dans les deux systèmes – le kantien et le sociologique – ou bien entre la formulation des questions et la terminologie employée par les sociologues. Les spécialistes de la question n’arrivent d’ailleurs pas toujours à se mettre d’accord sur l’importance de l’influence kantienne dans l’œuvre des sociologues. À ce sujet et bien que la liste présentée ici ne soit pas exhaustive, voir S. Lukes, Émile Durkheim : His Life and Works, Londres, Allen Lane, 1973 ; W.S.F. Pickering, « The Origins of Conceptual Thinking in Durkheim : social or religious ? » in Émile Durkheim : Sociologist and Moralist, éd. S.P. Turner, Londres, Routledge, 1993 ; W. Schmaus, « Durkheim on the causes and functions of the categories », in On Durkheim Elementary Forms of Religious Life, éd. N.J. Allen, W.S.F. Pickering, W. Watts Miller, Londres, Routledge, 1998 ; S. Stedman Jones, Durkheim Reconsidered, Cambridge, Blackwell, 2001 (surtout le chapitre 4) ; W. Schmaus, Rethink Durkheim and His Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 2004 ; S. Stedman Jones, « Action and the Question of the Categories », in Durkheimian Studies, 12 (2006), p. 37-67. Notre gratitude va à Raquel Andrade Weiss qui nous a indiqué un grand nombre de ces textes importants.
75 Il est évident que cela ne signifie pas qu’Aristote soit ignoré dans les travaux de l’École sociologique française. Schmaus mentionne en passant Aristote dans son étude sur les catégories chez Durkheim. Cf. Schmaus, Rethink Durkheim, op. cit., p. 28-30. Susan Stedman Jones mentionne aussi le nom d’Aristote dans un très beau et récent article ; cf. S. Stedman Jones, « Forms of Thought and Forms of Society », L’Année Sociologique, 62/2 (2012), p. 387- 407. Et pourtant, à notre connaissance, seul l’anthropologue britannique Nick Allen a systématiquement estimé qu’Aristote a exercé une influence décisive sur les sociologues. À ce propos, voir N.J. Allen, Categories and Classifications, Oxford, Berghahn Books, 2000 (notamment, l’Introduction et les chapitres 1 et 5).
76 Voir, dans le présent ouvrage. Nous soulignons.
77 Outre les textes d’Hubert reproduits dans le présent volume, nous pensons à E. Durkheim et M. Mauss, « De quelques formes primitives de classification. Contribution à l’étude des représentations collectives », L’Année Sociologique, 6 (1903), in Marcel Mauss, Œuvres, t. II, éd. de Minuit, 1974, p. 13-89 ; et Hubert et Mauss, « Esquisse d’une théorie », op. cit. et H. Hubert et M. Mauss, « Préface », in Hubert et Mauss, Mélanges d’histoire des religions, op. cit., p. i-xlii.
78 Pour Hamelin, c’est un certain empirisme qui caractérise la logique aristotélicienne. Aristote ne propose pas de construire une logique purement formelle dans laquelle la pensée opère en elle-même la loi de non-contradiction. Ce qui garantit l’application de cette loi, ce sont les différentes essences de tout ce qui existe, car il est fondamental qu’un être ne se nie pas lui-même. La loi de non-contradiction n’est donc pas en mesure d’englober toutes les essences se trouvant dans le monde, mais elle se manifeste au contraire, et de manière très spécifique, au sein de chacune d’entre elles. En ce sens, la pensée logique doit être appréhendée comme une méthodologie liée à la théorie de la connaissance qui vise à connecter quelque chose qui existe à ses éléments et à ses conditions. L’idée que l’on se fait d’un être tend ainsi à se confondre avec lui. O. Hamelin, Le Système d’Aristote, publié par L. Robin, Paris, Félix Alcan, 1920 (notamment la septième leçon, p. 90-107).
79 Voir « Préface », in Hubert et Mauss, Mélanges d’histoire des religions, op. cit., p. xxxii.
80 H. Hubert, « Étude sommaire de la représentation du temps dans la religion et la magie », in Hubert et Mauss, Mélanges d’histoire des religions, op. cit., p. 224. Ce « naguère » renvoie, bien entendu, aux textes de sociologie des religions que les deux auteurs ont écrit avant, spécialement, ceux sur la magie et sur le sacrifice.
81 Lorsque Hubert et Mauss commentent la catégorie de genre en 1909 dans la préface de leur Mélanges d’histoire des religions, ils se réfèrent à l’étude, publiée six années plus tôt par Mauss et Durkheim, intitulée « De quelques formes primitives de classification ». À la fin de ce texte, les deux auteurs affirment en effet : « nous arrivons ainsi à cette conclusion : c’est qu’il est possible de classer autre chose que des concepts et autrement que suivant les lois du pur entendement. Car pour que des notions puissent ainsi se disposer systématiquement pour des raisons de sentiment, il faut qu’elles ne soient pas des idées pures, mais qu’elles soient elles-mêmes œuvre de sentiment. Et en effet, pour ceux que l’on appelle des primitifs, une espèce de choses n’est pas un simple objet de connaissance, mais correspond avant tout à une certaine attitude sentimentale. Toutes sortes d’éléments affectifs concourent à la représentation qu’on s’en fait. Des émotions religieuses notamment, non seulement lui communiquent un coloris spécial, mais encore lui font attribuer les propriétés les plus essentielles qui la constituent. Les choses sont avant tout sacrées ou profanes, pures ou impures, amies ou ennemies, favorables ou défavorables ; c’est dire que leurs caractères les plus fondamentaux ne font qu’exprimer la manière dont elles affectent la sensibilité sociale. Les différences et les ressemblances qui déterminent la façon dont elles se groupent sont plus affectives qu’intellectuelles. » (op. cit., p. 69-70).
82 Hubert et Mauss, « Esquisse d’une théorie », op. cit., p. 106-146.
83 Bien qu’il ne traite pas le problème des catégories dans les mêmes termes que ceux qui sont employés ici, François Isambert avait déjà mis l’accent sur son importance dans « Henri Hubert et la sociologie du temps », Revue française de sociologie, 20/1 (1979), p. 183-204.
84 Hubert et Mauss, « Préface », in Hubert et Mauss, Mélanges d’histoire des religions, op. cit., p. xxxi.
85 Les catégories engendrent les conditions pour que les phénomènes soient pensés comme produits d’expériences sociales spécifiques. Autrement dit, elles fournissent une modulation concrète pour corréler le général et le particulier au niveau des phénomènes sociaux.
86 J. Wirth, « La naissance du concept de croyance », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 45 (1983), p. 7-58 (p. 7-8).
87 M. Carastro, « La Fabrique de la notion moderne de magie : pratiques du comparatisme chez Frazer, Hubert et Mauss », Revista de História-edição especial, 2010, p. 231-248 et « La magie entre histoire et anthropologie. Relire la contribution d’Henri Hubert au dagr », Anabases, 4 (2006), § 6 ; B. Malinowski, Coral Gardens and Their Magic. II. The Language of Magic and Gardening, Londres, George Allen & Unwin, 1935, p. 213-252 ; T. Todorov, « Le discours de la magie », L’Homme, 13, 1973, p. 38-65.
88 On peut préciser cet intérêt que porte Mauss à la question de l’espace. Une seule référence peut permettre d’orienter le lecteur dans le maquis des textes de Mauss : son commentaire de la conférence de Granet sur la droite et la gauche en Chine, initalement publié dans le Bulletin de l’Institut français de sociologie (3/3, 1933), puis repris dans les Œuvres (t. 2). Notons par ailleurs que cette question de l’espace interroge d’autres durkheimiens, dont Czarnowski, qui montre dans ses travaux – dont celui sur saint Patrick – que cette notion est conditionnée par la société, sur le plan qualitatif comme quantitatif. En 1931, Marc Bloch se référa directement à Czarnowski dans sa monographie sur l’histoire rurale française, affirmant que son analyse pouvait être incomplète car elle ne tenait pas compte des facteurs religieux de formation de l’espace. M. Bloch, Les Caractères originaux de l’histoire rurale française, Paris, Les Belles Lettres, 2006 (1931), p. 138 et 392, note 57.
89 « Texte autobiographique », op. cit., p. 205-207.
90 Voir sur ce point, en annexe, l’article de Christine Lorre et de Rafael Benthien.
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