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Chapitre IV. Objectifs des partis, enjeux des luttes
p. 365-374
Texte intégral
1Que visent les partis et ceux qui les dirigent ? Pour évoquer cette question, plusieurs types de sources seront nécessaires. Leur maniement appelle quelques commentaires. Dans les sources narratives, nous rechercherons les déclarations d’intentions en faisant la part entre les « intentions pieuses » et les objectifs véritables. Nous aurons également recours aux prises de positions qui paraîtront significatives d’une orientation politique donnée. Les ressources des documents diplomatiques seront également mises à contribution. En ce qui concerne ce dernier type d’actes, il s’agira seulement de distinguer ce qui relève de la formule, des véritables manifestations d’intention.
1. les revendications socio-politiques entre 1250 et 1312
2Comment synthétiser le bouillonnement politique et social qui caractérise la seconde moitié du xiiie s et le début des années 1300 ? Quels sont les groupes qui s’affrontent alors et les principaux objectifs qui les animent ? Sur ce point, des études déjà effectuées nous dispenseront d’un long développement1. Dès l’avènement de Henri de Gueldre, à côté de rivalités entre pouvoir épiscopal et fractions du chapitre, on sent une tension forte entre les échevins liégeois, issus de l’élite patricienne urbaine, qui se dégagent progressivement de l’emprise ecclésiastique dominatrice dans la cité. Concrètement, celle-ci se traduit par des attaques dans deux directions : des essais — infructueux — de frapper d’impôts le puissant chapitre cathédral2 et des manœuvres pour étendre le droit de justice, non pas sur les chanoines eux-mêmes, mais plus modestement sur les membres de leur familia, plus aisément accessibles3. Examinons d’abord les mobiles sociaux. Les « Grands » qui dominent l’échevinage et la ville vivent sous la coupe du haut clergé et cet état de sujétion semble leur peser. En outre, on sent au travers de l’acharnement à imposer les clercs poindre une revendication sur la mainmise sur le sol urbain. Au cours des années suivantes, la situation ne se fige pas : la Paix des Clercs signée en 1287 qui, pour la première fois concède aux échevins un droit de taxation sur les chanoines, apparaît comme une première victoire des dirigeants laïcs — les Grands —, sur le plan tant social que politique4.
3Et les métiers ? Leurs motivations s’apparentent à celles des Grands mais, l’expérience de Henri de Dinant mise à part, elles apparaissent plus tardivement. Les premières années du xive siècle s’avèrent à cet égard déterminantes. C’est entre 1303 et 1313, au travers de heurts de tous ordres dont le célèbre Mal Saint-Martin, que les métiers acquièrent un véritable poids politique : une représentation au conseil et des milices leur sont à cette époque concédées5. On pressent la portée réelle de leur motivation. Ce sont à la fois une avancée sur le plan social, par rapport aux Grands et une prise sur la gestion urbaine qui sont en cause. L’arrivée des métiers sur la scène politique modifie profondément les données. La politique liégeoise qui jusqu’alors se jouait à trois : évêque, chapitre et « Grands » de la ville et des campagnes d’alentour, accueille au jeu un nouveau partenaire : les métiers dont la position va désormais compter. Que deviennent les luttes aux xive et xve siècles ?
2. La question des franchises et du pouvoir épiscopal (xive–xve s.)
4Chronologiquement, le premier grief dénoncé par la cité après 1313 concerne les franchises et libertés. Il s’agit là d’un objet durable de litige : sa permanence s’observe dans les sources jusqu’au règne de Louis de Bourbon. Durant la guerre contre Adolphe de La Marck, il paraît au centre du débat, exprimé au travers des actes commis par les belligérants, dans leurs déclarations d’intention, comme dans les traités de paix. Ainsi, en 1324–1325, la violation par les citadins de certains droits épiscopaux dans la ville constitue une contestation de fait de la mainmise épiscopale sur l’espace urbain6. Les traités de paix (Compromis, puis Paix de Wihogne conclus en 1326 et 1328) reflètent également les litiges existant entre l’évêque et la ville. On se dispute dans ces textes la gestion communale, le gouvernement de l’espace urbain, les compétences en matière judiciaire dans la ville ainsi que le droit sur le sol urbain7.
5Sans entrer ici dans les détails d’une évolution institutionnelle complexe, nous devinons au travers des documents ultérieurs, que l’équilibrage des pouvoirs s’exerçant sur la cité reste un problème patent. Il oppose les Liégeois à Englebert de la Marck. Une clause de la Paix de Waroux signée en 13478 qui annule les « francises, libertés et novelliteit » que les villes insurgées viennent de s’octroyer et rétablit l’ancienne répartition des pouvoirs l’atteste. Cinquante ans plus tard, la question de l’autonomie urbaine est une nouvelle fois abordée. Le 1er décembre 1404, une lettre d’alliance confédérative entre Liège et quelques villes du pays9, puis la lettre d’élection de Thierry de Perwez du 26 septembre 140610 l’envisagent toutes deux.
6Sous Louis de Bourbon enfin, cette revendication est à nouveau sur le tapis. Dans les premiers mois de 1458, tour à tour, l’Élu et les bourgmestres mettent les échevins sur la sellette. Ils les appellent à se prononcer sur les compétences respectives de l’évêque et de la commune en matière de gouvernement urbain. Surtout, ils les interrogent sur des domaines touchant à l’exercice de la justice, aux franchises, à l’équilibre des pouvoirs respectifs des uns et des autres11. Cinq ans plus tard, Louis de Bourbon va plus loin. Il désigne cette remise en cause du rapport de force sur le territoire urbain comme le casus belli l’opposant à ses sujets12. On trouve une dernière trace de l’épineuse question des franchises dans la requête introduite par les Fugitifs auprès de Louis de Bourbon13. À ce moment, les circonstances confèrent au problème une tournure des plus dramatiques : comme Jean Sans Peur l’avait autrefois fait après Othée, Charles le Téméraire vient en effet d’abolir le régime communal, par la sentence rendue le 26 novembre 1467.
7Ainsi, comme avant les troubles des années 1303–1312, l’exercice du pouvoir temporel de l’évêque, les « libertés et franchises » ou, pour parler plus concrètement, l’équilibre des pouvoirs s’exerçant sur la cité et le pays demeurent, au cours des xive et xve siècles, d’importantes pierres d’achoppement. À cela s’ajoutent de temps à autre de vives critiques sur la nature et l’étendue du pouvoir de l’évêque, certaines facettes de sa politique, voire même, des traits de sa personnalité qui peuvent également devenir sources de tensions. À partir de quand ces différentes questions devinrent-elles des pommes de discorde ?
8C’est par le biais de l’exercice de la justice, dont l’évêque réclame le monopole, que nous aborderons ce problème. Dès son avènement, Adolphe de la Marck met la question à l’ordre du jour, affrontant successivement les échevins liégeois ainsi que le chapitre cathédral. Aux premiers il dénie le droit d’exercer la justice, qu’il voudrait se réserver ; aux seconds il conteste le « droit darsin14 », dont il entend faire une prérogative épiscopale, y compris sur les terres du chapitre. Ces contentieux émaillent toute la durée de l’épiscopat d’Adolphe de La Marck, puisqu’ils apparaissent dès son avènement et qu’on en retrouve encore trace en 1341, deux ans avant sa mort15
9Entre 1343 et 1376, les laborieux débuts du tribunal des XXII s’avèrent aussi riches d’enseignements. L’instauration d’une juridiction habilitée à poursuivre les officiers épiscopaux coupables d’exactions, déjà évoquée lors du conflit des années 1324–1328, est au centre de vives controverses durant les dernières années de règne d’Adolphe de la Marck. Affaibli politiquement, celui-ci doit cependant se résoudre à en accepter le principe en 134316. Et ce n’est que par l’intrigue — l’épisode de Jean Jacquemot — qu’il parvient à ruiner le projet, se faisant remettre pour le détruire l’acte fondateur du tribunal17. La question, restée ensuite quelque temps latente, resurgit avec une nouvelle intensité au début du règne de Jean d’Arckel. Au siècle suivant, Corneille de Zantfliet commenta parfaitement le litige en prêtant à Jean d’Arckel, retiré à Maastricht le refus de regagner sa capitale, « tant que vingt-trois évêques, [entendons les XXII et le mambour Walter de Rochefort], y règneraient18 ». Au centre de la guerre qui éclate dès 1372 et se poursuit pendant quatre ans, c’est en fait tout le problème de la souveraineté de l’évêque sur le pays qui se trouve posé. Jean d’Arckel, manifestement désireux d’exercer un pouvoir dégagé de toute entrave, se heurte à la volonté des autres composantes du pouvoir liégeois, surtout la noblesse et les villes, de contrôler l’autorité épiscopale. Du côté liégeois, cet affrontement conduit au rejet de l’évêque déchu parce que ressenti comme « rebelle à la loi du pays et à la Paix de Fexhe », et se concrétise par la remise de la question du tribunal des XXII à l’ordre du jour19.
10Jean d’Arckel mourut en 1378. Les circonstances qui amenèrent son successeur à la tête du diocèse modifièrent sensiblement le rapport de force entre le nouveau prélat et ses sujets. Arnould de Hornes, porté au pouvoir par le pays, pouvait sans doute difficilement faire montre des mêmes ambitions. Sous son règne, se perçoit désormais une réelle prépondérance des communautés de Liège et des autres villes, dans un gouvernement qu’elles ont contribué à asseoir. Cette mainmise se traduit entre autres par la condamnation des échevins en 1386, ou par le rôle moteur des autorités communales dans la répression des Clémentins en 1383.
11C’est dans ce contexte, qu’en 1390, Jean de Bavière et sa puissante parentèle accèdent à la tête du pays. Les prétentions des uns et des autres au pouvoir s’avèrent bientôt incompatibles. Une opposition, celle des Hédroits, ne tarde pas à se faire jour. Dès leur apparition sur la scène, ceux-ci font connaître leurs mobiles. En soi, rappelons-le, si l’on suit les interprétations des chroniqueurs Jean de Stavelot et Corneille de Zantfliet, leur nom constitue déjà un programme politique20. S’ils sont des « hait-droits », ils contestent la juridiction spirituelle, épiscopale et capitulaire. Et le choix de leurs premières cibles, tribunal de l’officialité et chapitre, semble confirmer le fait21. En substance, ils adressent deux reproches à l’Élu : celui de vouloir reserrer son autorité et de chercher à quitter l’état écclésiastique pour se marier22. Faudrait-il discerner dans cette seconde accusation des Hédroits leur crainte d’assister à une forme de laïcisation du pouvoir souverain ? Ces doléances trouvent leur expression formelle dans la lettre d’élection de Thierry de Perwez, au mois de septembre 1406. Ce texte, que Thierry dut jurer de respecter lors de son avènement, constitue une sorte de manifeste des conceptions liégeoises en matière de pouvoir épiscopal. Les rédacteurs du document revendiquent un droit de regard sur l’exercice du pouvoir épiscopal, comme sur l’élection du prélat. Ils concluent par une énumération de conditions portant sur la personnalité même de l’évêque qui sera « de la nature de nostre paiis [...] nouris et extrais » et se verra fixer un délai dans lequel accéder à la prêtrise23. Par rapport aux positions manifestées sous Jean d’Arckel, un durcissement est donc nettement perceptible.
12Un parallèle s’impose avec l’attitude des Liégeois à l’égard de Marc de Bade, un demi-siècle plus tard24. Au travers du serment exigé du nouveau régent, en avril 1465, se perçoivent quelques-unes des récriminations formulées contre Louis de Bourbon. La volonté de contrôler, de brider le pouvoir épiscopal est demeurée vive. L’analyse des articles que le nouveau régent jura de respecter montre les Liégeois également soucieux de se prémunir contre les manquements reprochés à Louis de Bourbon. En 1406 comme soixante plus tard, les Liégeois cherchent à remédier à deux types de dérives. Ils s’efforcent donc de mieux définir l’étendue du pouvoir accordé à leur évêque et tentent de se prémunir contre des manquements de sa part, liés au cadre concret des événements qu’ils viennent de vivre.
13Après 1465, la fronde anti-épiscopale s’estompe. Louis de Bourbon muselé par les mesures prises à son encontre par le duc de Bourgogne, cesse d’apparaître comme un adversaire à combattre. Au contraire, la ligue qui se constitue à Liège en 1466 contre les pro-Bourguignons proteste même de sa loyauté vis-à-vis de lui25. En 1468 enfin, les Fugitifs qui sollicitent l’autorisation de regagner la cité font vœu d’être loyaux envers sa personne et respectueux des juridictions spirituelles. L’heure n’est pas, il est vrai, à la bravade26.
14L’opposition anti-épiscopale qui se manifeste ainsi aux xive et xve siècles appelle quelques remarques. C’est dans ce domaine que l’on perçoit le mieux la portée des luttes politiques liégeoises et leurs limites. Les Liégeois réclament un partage du pouvoir. Ils s’insurgent en outre contre la personne, — ou la politique — de tel évêque, mais ils ne contestent pas l’autorité temporelle de l’évêque, en tant que telle. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer avec quelle liesse furent accueillis à Liège Thierry de Perwez ou Marc de Bade. Ce dernier parvint à même à raviver l’enthousiasme à son égard après sa fuite : d’abord au mois de décembre 1465 puis durant l’été 1466, quand l’annonce — sans fondement semble-t-il — de sa prochaine confirmation pontificale se répandit dans la cité mosane27.
15Au cours d’un conflit, la contestation du pouvoir épiscopal varie en intensité. Ainsi, entre 1403 et 1406, les positions hédroises se radicalisent. En 1403, les rebelles s’en prennent aux institutions ecclésiastiques. Trois ans plus tard, ils écartent Jean de Bavière « jadis élu de Liège » d’une formule lapidaire28 et lui substituent Thierry de Perwez dont ils espèrent faire leur prochain prélat. D’après Jean de Stavelot, le rôle confié à Henri de Perwez au cours de ces années témoigne également d’une escalade29. Tandis qu’en juillet 1403, les opposants se tournent vers le neveu d’Arnould de Hornes comme vers un chef temporaire susceptible, par ses attaches familiales et son passé dans l’entourage épiscopal, de renouer le dialogue avec Jean de Bavière, trois ans plus tard, ils se montrent plus expéditifs. Il n’est plus question de pourparlers mais d’une déposition pure et simple. En 1406, Henri reçoit pour mission d’administrer le pays en attendant la confirmation de son fils30. Soixante ans plus tard, une semblable gradation est encore sensible. La désignation de Marc de Bade s’apparente à un processus analogue de substitution de personnes, succédant à des dialogues sans résultats positifs31.
16Les conflits relatifs au pouvoir épiscopal se concentrent donc surtout autour de la question de la souveraineté de l’évêque. Les Liégeois admettent le principe d’un pouvoir temporel exercé par le prélat mais rejettent celui de sa souveraineté. Ils revendiquent un droit de contrôle, veulent contenir cette autorité dans les limites qu’ils auront définies. Enfin, allant plus loin encore, ils revendiquent une prise sur la désignation de leur prélat, qui dans la réalité leur échappe complètement.
3. D’autres mobiles ?
17Peut-on déceler d’autres mobiles aux luttes des partis ? Durant toute la première moitié du xve siècle, les sources font état de tentatives de mainmise bourguignonne sur le pays de Liège. Une grande part de la politique liégeoise se ressent de cette menace et, déjà sous le règne de Jean de Heinsberg, un vigoureux sentiment anti-bourguignon anime la population citadine. Nous y reviendrons. Théorique entre janvier et septembre 1466, l’emprise bourguignonne ne devint effective qu’après la Paix d’Oleye. Ce n’est qu’à partir de 1466 que le thème de la résistance à la mainmise des ducs entre explicitement dans le discours politique. Plusieurs sources témoignent de harangues tenues par Raes de Heers et Fastré Baré Surlet à cette époque. En même temps que l’animosité contre l’évêque s’apaise, des accents plus « nationaux » exaltant la liberté, prévenant les Liégeois contre les conséquences désastreuses d’une trop forte soumission au duc font leur apparition32. Sur le terrain, cet état d’esprit se combine avec une intensification de la répression contre les gens suspects de sympathies pro-bourguignonnes ; brutale traduction dans les faits de la volonté des Liégeois d’épurer la ville de ses éléments troubles. Certes, on devine la pression de la conjoncture sur un discours qui s’adapte au contexte. Néanmoins, ces arguments ne sont sans doute pas que de circonstance, mais reflètent probablement un sentiment qui se développe dans la population. En effet la concomitance entre l’éveil d’un sentiment national face à la menace d’une domination extérieure constitue un phénomène observé à cette époque lors d’autres conflits, notamment lors de la guerre de Cent Ans33.
18Dans ce survol des objectifs partisans, rien jusqu’ici n’a été dit des Datin ainsi que des raisons qui les conduisirent à la sédition. La sentence prononcée contre eux en avril 1433, par l’échevinage liégeois fait état d’une « sedition et trayson en le citeit [pour] avoir ycelle a bas et a leur volonte ». Suivant ce verdict, que confirme le récit de Jean de Stavelot, c’est d’une tentative de coup d’État que les Datin viennent de se rendre coupables. Dans un premier temps, ils ont cherché à s’emparer de la cité, envisageant probablement de se propulser ensuite à la tête du pays tout entier et s’en rendre maîtres. Cette tentative de renversement de régime est sans équivalent dans nos sources médiévales liégeoises. En revanche, elle a été comparée, toutes proportions gardées et le succès en moins, aux menées de puissantes familles italiennes qui, à cette époque, s’emparèrent du pouvoir dans des villes de la Péninsule34.
4. Des intentions aux actes : les dérives
19D’une manière générale enfin, passant des intentions manifestées par les leaders des partis à leurs actes, observe-t-on une concordance entre les propos qu’ils tiennent et leur action concrète ? Jean de Hocsem et Jean d’Outremeuse dénoncent tous deux la duplicité de Pierre Andricas. Alors que son discours invoque l’intérêt commun, constatent-ils, Pierre ne fait que le jeu de Guillaume de Geneffe35. Par son influence sur les Liégeois, il assure à son patron une emprise sur la cité. De même, une quinzaine d’années plus tard, lors d’un conflit moins aigu, un net décalage se perçoit à nouveau entre les proclamations d’un chef et ses intentions réelles. Comme nous l’évoquions plus haut, Jean Jacquemot, corrompu par Adolphe de la Marck, manipule à son tour les métiers et s’efforce de convaincre les délégués de la cité au tribunal des XXII, de renoncer à cette juridiction. On observe ainsi l’inadéquation entre déclarations d’intention et réalité de l’action. Les objectifs initiaux subissent en outre différents infléchissements. Rappelons dans ce domaine les processus de radicalisation ou la dissociation des projets politiques.
20À ces premiers éléments, il convient d’ajouter un autre facteur : la dérive vers le pouvoir autocratique. Les relations qui se tendent entre Walter de Rochefort, investi de la mambournie, et les bourgmestres en 1375–1376, puis avec son propre frère Eustache Persand trois ans plus tard sont à cet égard des plus significatives. Entre 1376 et 1378, Walter qui brigue un pouvoir sans entraves cherche à écarter les obstacles qu’il rencontre sur sa route, magistrats communaux ou parent, dont les ambitions contrarient les siennes propres. Au siècle suivant, Raes de Heers fournit le plus intéressant exemple d’une semblable évolution. À deux reprises, le chef liégeois manifeste une tendance très nette au pouvoir personnel. En 1465, il veut gouverner par l’intermédiaire de sa créature Marc de Bade. Deux ans plus tard, on assiste dans la cité à l’établissement d’un pouvoir discrétionnaire, appuyé sur une faction armée et un petit cercle de fidèles, le « Conseil Secret » tout à sa dévotion. En 1467, différents indices permettent d’affirmer que Raes gouverne bel et bien. Le programme de réarmement de la cité qu’il lance au printemps ou la centralisation à son domicile des fonds récoltés pour le payement de l’amende au duc s’inscrivent dans cette perspective36. De même, une complète confusion s’opère entre l’intérêt personnel et celui de la cité. Cette assimilation est perceptible au travers d’épisodes tels que la prise du château de Jean Carpentier, un bourgmestre dinantais prisonnier de la cité, effectuée par les agents de Raes, à son seul profit37. L’exercice du pouvoir est donc bien au cœur de la plupart des luttes menées, à titre individuel ou collectif. Si les Liégeois s’insurgèrent contre les velléités de pouvoir souverain de l’évêque, leur réaction fut, on le voit, moins ferme vis-à-vis de dirigeants issus de leurs rangs, et auxquels ils consentaient à se soumettre.
21En résumé donc, à côté de revendications à caractère social énoncées dans la seconde moitié du xiiie siècle et le début du siècle suivant, des problèmes demeurent litigieux tout au long de la période que nous étudions : la question de l’emprise sur le sol urbain et surtout la nature du pouvoir épiscopal ou son étendue. D’autres thèmes apparaissent parallèlement, telle l’émergence d’un discours national dans les années 1466–1468, ou les motivations qui animèrent les Datin. Après avoir examiné ce que veulent les partis, ce contre quoi ils s’insurgent, il convient à présent d’envisager les moyens qu’ils mettent en œuvre pour parvenir à leurs fins : prendre le pouvoir et l’exercer, résister à la pression que fait peser sur eux l’existence d’adversaires politiques
Notes de bas de page
1 G. Kurth, Cité de Liège, t. 1. — J. Lejeune, Liège et son pays. — F. Vercauteren, Luttes sociales à Liège, p. 34–78. — Sur un plan plus général intégration des conflits liégeois du tournant du xive siècle dans la vague de révoltes urbaines : É. Lalou, Les révoltes contre le pouvoir, p. 161–163, 179–180.
2 Cf. une série d’actes ex : CSL, 2, p. 42–43 (14 juif 1253). — RCL, 1, p. 63, CSL, 2, p. 85 (26 fév. 1256) CSL, 2, p. 86–88, p. 91–92 (13 mars 1256, 25 nov. 1256). — CSL, 2, p. 252. — RCL, 1, p. 84–94. — CSL, 2, p. 324–329 (juif 1276, 7 mars 1277, 23 janv. 1281). — (CSL, 2, p. 377 (26 mars 1284) etc.
3 Cf. CSL, 2, p. 44–47 (13 août 1253), CSL, 2, p. 61 (1S novembre 1253). — CSL, 2, p. 241, RCL, 1, p. 82 (10 sept. 1275. — 21 mars 1279 (RCL, 1, p. 98–103).
4 ROPL, p. 64–74 (7 août 1287) droit limité à une période de 18 ans ; taxe sur le brassage de la bière destiné à couvrir les frais occasionnés à la cité par l’entretien des murs, ponts, chaussées, etc. (p. 65).
5 É. Fairon, la paix d’Angleur, p. 358 : acte des 15 et 16 mai 1303 : légalisation des milices des métiers doc. émanant des métiers. — CSL, 3, p. 35–36 (24 juillet 1403). — Sur ceci, cf. aussi G. Xhayet, Le rôle politique des métiers, p. 362–363.
6 J. de Hocsem, p. 172 (les Liégeois empêchent la capture de criminels dans la cité par le maire, accaparent à leur profit les waréchaix (terrains épiscopaux en ville). — « Lettre aux asailles » émanant des échevins et reconnaissant que les ponts, murs fossés... se trouvant en ville sont propriété de la cité, et règlementant la loi que l’évêque est autorisé à appliquer en ville (éd. de Borman, Échevins, p. 452).
7 Éd ROPL, p. 177–181 (5 juin 1326 compromis de Wihogne), ROPL, p. 194–198 (Paix de Wihogne, 4 octobre 1328).
8 ROPL, p. 281 (28 juillet 1347).
9 É. Fairon, Chartes, p. 15–16 (1er déc. 1404).
10 Éd. É. Schoolmeesters, Notice, p. 28–31. — RCL, 3, p. 90–94.
11 Éd. P.F.X. De Ram, Documents, p. 440–460 (9 janv. 1458). — 460–482 (9 juin 1458).
12 A. d’O., p. 92–93 : (propos de Louis de Bourbon « vos facitis quod vultis et egofacio quod possum et quia dicitis omnia ad francisias pertiner et ego contradico, ideo est differentia inter nos »).
13 A. d’O., p. 203 (10 sept. 1468).
14 J. de Hocsem, p. 147–148, 157–8, 164–166. — La justice déjà revendiquée comme monopole par Adolphe de Waldeck qui fait briser des maisons (J. de Hocsbm, p. 108). — La question du droit d’arsin revendiquée par l’évêque seul resurgit tardivement en 1449 (C. de Zantfliet, col. 466). — Sur le droit d’arsin à Liège au moyen âge, on renverra à l’article de J. Gessler, Le droit d’arsin, p. 552–581.
15 J. de Hocsem, p. 306. — J. d’O. ab., p. 147.
16 1402, p. 286 (1324). — On observera qu’en 1343, les Liégeois parviennent à obtenir de l’évêque la révocation de plusieurs de scs conseillers (J. de Hocsem, p. 317–318). — Sur la fin de règne d’Adolphe, J. Bastin, La politique extérieure, p. 43–46. — G. Kurth, Cité, 2, p. 58–65.
17 Mathias de Lewis, p. 110–112. — J. d’O. ab, p. 154, 156–157. — J. de Hocsem, p. 317, 328–329. — Sur le tribunal des XXII (surtout à l’époque moderne) : G. Hansotte, Les institutions, p. 188–196 (sur l’époque médiévale : p. 188–189).
18 C. de Zantfliet, col. 305 : « quamdiu viginti tres episcopi dominarentur in eadem »
19 Lettre d’élection de Walter de Rochefort, (éd. G. Kurth, Cité, 2, p. 326–328).
20 Voir ci-dessus signes distinctifs des partis.
21 J. de S. lat., p. 103–104. — C. de Zantfliet, col 361.
22 J. de Bav.,p. 151. —C. de Zantfliet, col. 361.
23 É. Schoolmeesters, Notice, p. 28–31 droit de regard sur l’élection et indigénat du nouveau prélat exprimés « il appert comment d’anchienneteit à pueple dependoit la election de leur prelas (...) avons eslut et eslisons a signeur et paistre de la dignité épiscopale de Liege hault et poissant damoyseal Thieri de Perweiz, qui de la nature de nostre paiis est nouris et extrais » etc. (p. 29).
24 Texte juré par Marc de Bade : ROPL, p. 586 (22 avril 1465).
25 « Avant faisons alleit fait ne faire ne vollons contre les haulteur et signorie de très hault (...) monseigneur de Liège, dez englieze etc. », RCL, 4, p. 187 (23 mars 1466).
26 Onofrius, p. 56–57 (11 et 12 septembre 1468).
27 A. d’O., p. 129 (ca 20 déc. 1465), 140–141 (juin 1466).
28 Lettre d’élection de Th. de Perwez, É. Schoolmeesters, Notice, p. 28 (26 sept. 1406).
29 J. de S. fr, p. 18. — Les autres sources ne présentent pas la désignation sous cet angle. Le choix de Henri ne se fait que contre Jean de Bavière : C. de Zantfliet, col. 361. — lat., p. 105. — J. de Bav. p. 151–152.
30 Lettre élection Th. de Perwez, É. Schoolmeesters, notice, p. 29.
31 Sur les premiers temps du conflit et les négociations, cf. G. Xhayet, Raes de Heers art. cit., p. 410–411.
32 A. d’O., p. 148 (septembre 1466). — A. d’O., p. 165. — J. de Looz, p. 48 (juin 1467). — Juillet et août 1467 : Raes recommande de ne pas tenir compte des mises en garde des otages retenus par Charles le Téméraire parce qu’ils ne sont pas libres de leurs paroles et écrivent ce qu’on leur ordonne d’écrire (A. d’O., p. 167, 169–170).
33 Cf. par exemple B. Guenée, « État et nation », p. 26, 28
34 Cf. J.L. Kupper, « Le village... », p. 68. — Condamnation des Datin (2 avril 1433) éd. P.F.X. De Ram, documents, p. 390.
35 1402, p. 291–292. —J. de Hocsem, p. 185. —J. d’O., Myreur, VI, p. 295.
36 A. d’O., p. 158–159 (février et mars 1467).
37 A. d’O., p. 166 (juillet 1467). — Notons en outre que la capture de Jean Carpentier avait été effectuée en mars précédent par des agents du tribun (A. d’O., p. 161).
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Réseaux de pouvoir et solidarités de parti à Liège au Moyen Âge (1250-1468)
Ce livre est cité par
- (2003) La Ville médiévale. DOI: 10.3917/oj.dutou.2003.01.0263
Réseaux de pouvoir et solidarités de parti à Liège au Moyen Âge (1250-1468)
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