Chapitre XII. « Déterrer » les jeux vidéo : les explorations des journalistes spécialisés à rebours de la temporalité industrielle
p. 213-231
Texte intégral
1Que ce soit à travers son marketing, ses modèles économiques basés sur des évolutions permanentes1 , ou les œuvres qu’elle produit présentant « une matrice de possibilité future2 », l’industrie vidéoludique cherche généralement à tourner les yeux vers l’avenir. La presse spécialisée s’inscrit elle-même souvent dans cette dynamique : elle « performe le désir de son lecteur3 », satisfait son « attente de matériels “de nouvelle génération”4 », construisant une « routine éditoriale5 » faite d’« événements suscités6 » qui participent au cycle communicationnel des éditeurs de jeux vidéo. À première vue, les médias spécialisés semblent adopter un rapport au temps linéaire, comme les y enjoint la rhétorique de l’industrie vidéoludique. Leur modèle éditorial se fonde ainsi sur le processus communicationnel des œuvres, de leur annonce par leur éditeur jusqu’à leur sortie commerciale. Dans nos travaux précédents7 , nous avons décortiqué ce cycle : il est généralement composé de trois temps (news, preview, test) qui régissent la structure des magazines et des pure player pour former une succession chronologique de rubriques faisant écho aux différents stades de la production d’un jeu vidéo. Nous désignons ainsi comme « intra-cycle » les discours médiatiques s’inscrivant dans la communication de l’industrie, opposés à ceux qui, provenant d’une initiative des journalistes, débordent du cycle, ou en sortent, que nous qualifions de « hors-cycle ».
2Ce modèle bien huilé a fait les beaux jours de la presse spécialisée des années 1990, lorsque les journalistes spécialisés détenaient la primeur sur la transmission de la communication à propos des nouveautés, et demeure également prégnant aujourd’hui, notamment au sein du chemin de fer des titres imprimés ou du découpage des portails en ligne. Les écarts par rapport à cette actualité, eux, s’avèrent minoritaires. Dans la revue Canard PC8, par exemple, on compte en général six ou huit pages de sujets « froids », hors-cycle, pour environ quatre-vingt-dix consacrées aux nouvelles « chaudes », intra-cycle. Pourtant, en allant au-delà des premières impressions que confère son survol, la presse vidéoludique contient plusieurs formes journalistiques qui s’affranchissent du rapport au cycle et reviennent avec un regard neuf sur des jeux vidéo d’antan. Dans notre recherche doctorale, nous traduisons cette démarche journalistique par la technique « Déterrer », qui constitue l’une des sept méthodes approfondies au service de l’enquête à propos du jeu vidéo9. Elle consiste à « revenir sur un ancien événement [ou une œuvre antérieure] pour lui apporter un nouvel éclairage10 ».
Problématique et méthodologie
3Au regard du rapport au temps linéaire qui régit la majorité des productions médiatiques au sujet du jeu vidéo, nous partons du questionnement suivant : quand, comment et pourquoi les journalistes spécialisés en jeu vidéo explorent-ils son histoire ? La mobilisation de « Déterrer » implique-t-elle forcément une résistance vis-à-vis du cycle communicationnel ? Si, au contraire, il existe des cas de figure dans lesquels les journalistes évoquent le passé en servant les intérêts présents et futurs de l’industrie, quels seraient les ingrédients d’un « déterrage » résistant au cycle ? Au cours de cet article, nous proposons de dresser une typologie des mobilisations de cette technique à l’aune de leurs finalités éditoriales. Pour ce faire, nous nous appuierons sur le corpus mobilisé dans le cadre de notre thèse de doctorat. Celui-ci se compose d’articles issus d’une vingtaine de médias vidéoludiques francophones, imprimés ou en ligne11. Ces textes, publiés entre 1982 et 2019, ont été rassemblés par carottages successifs12 et analysés, notamment, au prisme de leur lecteur modèle13 et du discours de presse qu’ils construisent14. Au-delà du corps du texte strict, notre grille analytique prend en compte une série d’éléments paratextuels : le contexte de diffusion de l’article, la valorisation de celui-ci, sa place éditoriale (s’inscrit-il dans le cadre d’une rubrique ou s’agit-il d’une proposition plus ponctuelle ?), ou encore, dans une dimension davantage sociologique, le rapport du journaliste à son sujet — éclairé, pour les cas les plus récents, par des « entretiens compréhensifs15 » avec les auteurs des textes étudiés.
Étude de cas
4D’emblée, une inspection globale des données qui résultent de notre analyse de corpus rappelle que, comme nous le pressentions, dans la presse vidéoludique, regarder dans le rétroviseur ne va pas de soi et semble impensable au sein de contextes économiques et temporels particulièrement propices à la célébration des productions futures et de l’innovation matérielle. À titre d’illustration, les occurrences de la technique « Déterrer » au sein des articles que nous avons étudié se révèlent pratiquement nulles en 2002, année qui marque en France l’arrivée de la première Xbox de Microsoft et du GameCube de Nintendo. La logique de gatekeeping de la presse vidéoludique (c’est-à-dire le processus de sélection de ce qui fait ou non l’actualité) enjoint les journalistes à s’intéresser aux nouveautés, et la sortie de consoles inédites occulte en ce sens les retours sur les œuvres du passé. À ce titre, nous pourrions poser l’hypothèse que les proportions d’intra-cycle et l’absence de Déterrer seraient logiquement corrélées : plus un titre de presse embrasserait la communication officielle, moins les journalistes y bénéficieraient d’espaces de liberté pour convoquer des faits du passé. Toutefois, il existe en réalité de nombreux cas de figure dans lesquels le retour sur des événements antérieurs s’inscrit dans la communication de l’industrie plutôt qu’il n’en sort.
Retracer le parcours
5Au sein de notre corpus, le contre-exemple le plus remarquable du détournement de l’injonction à regarder vers l’avenir concerne les previews. Traditionnellement, il s’agit de la forme d’article intra-cycle la plus anticipatrice, en ce que les journalistes présentent en avant-première une œuvre en développement. Pourtant, à partir de l’année 1993, nous avons relevé des textes de ce type qui agrémentent leur propos communicationnel d’une synthèse approfondie et documentée du développeur ou de l’éditeur des titres chroniqués (son passé, le parcours de ses travailleurs…). Le recueil de ces informations, empreintes d’une démarche d’historicisation, vaut d’ailleurs à la presse vidéoludique d’être mobilisée en tant que source au sein de nombreux travaux académiques narrant l’histoire du jeu vidéo16. Cependant, la synthèse des événements d’antan sert alors surtout de mise en bouche aux projets de l’acteur de l’industrie mis en lumière. Le « plat de résistance » de ces articles reste l’intra-cycle (la promotion des sorties futures), mais ces apports de contexte amènent ponctuellement une valeur ajoutée grâce au « capital journalistique17 » et au hors-cycle, en éclairant les démarches commerciales par des éléments extérieurs aux jeux vidéo en eux-mêmes, comme dans cette preview publiée par Mega Force :
Fondée en 1984 par Dominic Wheatley et Mark Strachan [la société Domark] a fait, depuis Eurêka, son premier soft, bien du chemin. Domark établit en 1987 un partenariat avec la société Atari/Tengen pour mettre en place en 1992, c’est-à-dire l’année dernière, un réseau commun de distribution sur les USA18 ».
Avec sa politique de shareware, Apogee [Software] a pu court-circuiter le réseau de distribution qui, comme chacun sait, est des plus avides. Ils ont ainsi pu payer grassement les développeurs afin de les garder sous leur aile (même si certains ont préféré faire cavalier seul comme ID Software)19.
Célébrer des figures
6Dans une dynamique similaire, « Déterrer » aide souvent à brosser le portrait d’une figure de l’industrie, en recomposant son parcours avec une lentille hagiographique, retenant les dates clés et les succès. Les journalistes en pâmoison insistent souvent sur les aspects précurseurs des personnalités créatives dont ils brossent le portrait, à l’instar de Shigeru Miyamoto, présenté comme le « génie de Nintendo », ou Richard Branson, Président Directeur général du groupe Virgin, dont Super Power dépeint la « réussite exemplaire » :
Nous sommes en 1971. Branché musique, Richard n’avait qu’une seule envie : créer sa propre maison de disques et lancer son label « Virgin » en faisant signer des artistes de talent. Le premier d’entre eux, en 1973, fut Mike Oldfield, avec son album « Tubular Bells », qui devient l’une des plus grosses ventes de la décennie. Pour ceux d’entre vous qui ne connaitraient pas — que les foudres de Zeus tout puissant s’abattent sur leurs petits crânes —, Tubular Bells est la bande originale de l’excellent film « l’Exorciste ». Dès lors, tout allait pour le mieux pour Richard Branson20.
7Si ces brefs écarts construisent un « lecteur modèle » fasciné par le modèle entrepreneurial et dénotent une neutralité journalistique en retrait, ils ont ceci d’intéressant qu’ils constituent, dans les années 1990, l’une des rares séquences lors desquelles la presse vidéoludique détourne le regard de sa spécialisation et de son actualité, après laquelle elle court encore fréquemment de nos jours.
Rattraper son retard
8Les médias vidéoludiques en ligne, qui délivrent des news minute par minute, se prêtent épisodiquement à une forme de rédemption à l’égard de leur rôle de critique : tester des jeux sur lesquels ils avaient omis de se pencher au moment de leur sortie (« pardon, on teste enfin Warframe », s’excuse Gamekult21), ou produire une nouvelle évaluation d’une œuvre ayant radicalement évolué au fil des mises à jour successives (Jeuxvideo.com rehausse la note de Fortnite sept mois plus tard22 ). Dans ce cas de figure, l’action de « Déterrer » ne résulte pas d’un choix éditorial militant, mais plutôt d’un passage obligé pour expier le décalage accumulé vis-à-vis de l’actualité. Néanmoins, par opposition, ces exemples permettent d’identifier l’un des premiers ingrédients de l’utilisation de la technique « Déterrer » en tant que résistance au cycle communicationnel : le nombre d’années écoulées. Le rassemblement d’informations datant de plusieurs décennies demandera davantage d’implication au journaliste que le rappel d’événements de l’année dernière. Par ailleurs, généralement, plus « Déterrer » remonte loin dans le passé, plus la collecte de matière première vient d’une « attitude active23 », de sa volonté propre, et moins il s’agit d’une rétrospective suscitée par l’industrie vidéoludique elle-même, ou encouragée par un succès croissant de l’œuvre qui la rend incontournable, potentiellement à contrecœur.
Synthétiser l’histoire
9À ce titre, les travaux se concentrant sur les supports techniques plutôt que sur les œuvres que diffusent ceux-ci témoignent d’une volonté historiographique propre. À l’heure où de nombreux jeux vidéo d’antan se veulent accessibles sous un format « dématérialisé », la concentration sur le hardware permet aux journalistes de participer à la patrimonialisation du médium sans s’encombrer d’une relation avec l’industrie, puisque les machines « déterrées » ne sont plus exploitées commercialement. Ainsi de « C’était mieux avant » dans Joypad, par exemple, qui dresse avec nostalgie la nécrologie de consoles des années 1980 et 199024 ou encore, avec un angle encore plus radicalement ouvert, des « Historiques » de Canard PC Hardware, qui produisent notamment une frise chronologique des progrès en termes de supports de stockage ou de réalité virtuelle25.
Se distinguer par le rétrospectif
10Au-delà des rubriques, certains titres de presse spécialisée intègrent l’intérêt pour le « rétrogaming », qui consiste à reparler de machines ou d’œuvres vieilles de plusieurs dizaines d’années, au cœur de leur ligne éditoriale. En France, cette posture naît dans la seconde moitié des années 2000, avec Retro Game (Japan Culture Press, 2005-2008), puis le mook Pix’n Love, lancé en 2007 par la société éponyme. Au début des années 2020, le phénomène reste prégnant dans le paysage médiatique spécialisé, au travers d’émissions comme « Retro Dash » et « Retro Island » (Gamekult), ou encore des revues Video Gamer Retro26 et Retro Gamer Collection27. Dans ces derniers cas, la focalisation systématique sur le passé devient un positionnement stratégique plutôt qu’une escapade ponctuelle, tactique. Celui-ci peut parfois être interprété comme un pied de nez à la concurrence : lorsqu’est publié le très attendu Red Dead Redemption 2, JV revisite la première itération de la licence, Red Dead Revolver, parue 14 ans en amont et va jusqu’à s’en vanter ironiquement en couverture en singeant la concurrence : « Exclu mondiale !!! Le test sans concession du tant attendu Red Dead Revolver28 ». Là où, en novembre 2018, la logique industrielle suggérerait une critique de Red Dead Redemption 2 (paru le 26 octobre 2018), JV la suit à rebours en mettant en lumière un épisode datant de 2004. S’il ne s’agit aucunement d’une exclusivité, notons que ce choix éditorial aboutit tout de même à une forme de distinction, en ce qu’il exclut volontairement JV de la déferlante médiatique qu’a provoquée Red Dead Redemption 2.
Fig. 1 : Couverture de JV n° 57 (novembre 2018)

Contrairement à ce que faisaient les magazines des années 1990, qui se limitaient à des coups de sondes ponctuels, j’ai choisi de systématiser la présence du “rétro”. Pour donner du grain à moudre aux journalistes spécialisés dans ce domaine, je regardais les anniversaires à venir (par exemple, les 30 ans de la licence Monkey Island), puis je leur écrivais pour leur proposer d’écrire sur leurs spécialités29.
11Ainsi, certains journalistes se spécialisent en rétrogaming, et développent un « capital ludique encyclopédique » ou une série de « capitaux ludiques spécifiques »30 liés à cette mouvance31. Ces connaissances vont pouvoir être mobilisées dans des rétrospectives, prenant la forme d’ouvrages ou de dossiers, mais tendant dans les deux cas vers un même idéal d’exhaustivité. Citons les exemples de Patrick Hellio32 ou des monographies de Jeuxvideo.com (« La série Mario », « L’histoire de Microsoft »…). Celles-ci frappent par l’angle extrêmement ouvert qu’annonce leur titre. Ces panoramas nostalgiques se caractérisent par une rigueur quasi muséale : là où le traitement journalistique implique généralement « une sélection des faits développés […], une succession de choix et de renoncements33 », ces récits archivistes, présentés chronologiquement, cherchent à tout mentionner, même les épisodes anecdotiques. Ces dossiers construisent explicitement un lecteur modèle fanatique de la thématique abordée, désireux de se documenter à son sujet dans les moindres détails.
Il n’est jamais trop tard pour découvrir ou redécouvrir une saga aussi significative que [Final Fantasy]. Voilà pourquoi nous vous invitons à nous suivre, le temps de quelques pages, dans ce dossier qui tentera de répondre à une seule question : “Pourquoi aimons-nous Final Fantasy ?”34.
12Dans ces exemples, Jeuxvideo.com assume son statut de média « grand public », privilégiant les thématiques les plus consensuelles, les sujets les plus lus. L’objectif des journalistes semble moins d’apprendre des informations cachées ou méconnues aux lecteurs que de leur citer un maximum de personnalités ou d’œuvres connues qu’ils pourraient identifier et reconnaître. L’action de « Déterrer » se limite ainsi à inventorier des données historiques impropres au journaliste, déjà répertoriées ailleurs (sites encyclopédiques communautaires tels que Wikipédia, interviews publiées par des confrères anglophones…). Nous voyons ainsi se dessiner, par contraste, deux ingrédients supplémentaires de l’utilisation de cette technique en tant que résistance : le degré d’ouverture de l’angle journalistique et la quantité d’informations que le journaliste a récupérées par lui-même. Développons ce constat à l’aide de deux exemples supplémentaires illustrant des logiques historio-éditoriales qui s’opposent.
Écrire l’histoire
13Qu’elle s’attache à un genre ou à une série, la revue IG35 s’est imposée comme une spécialiste de la rétrospective. Les journalistes mobilisent « Déterrer » pour mettre en exergue les précurseurs, les pionniers de chaque mécanique, même lorsque cette dernière relève de l’anecdotique. Un dossier de Thierry Falcoz retrace par exemple la généalogie des jeux vidéo de course, pointant le premier titre d’arcade « à utiliser un microprocesseur » ou encore le « premier jeu de course à proposer un tour supplémentaire lorsqu’on récolte suffisamment de drapeaux ». Avec ces identifications pointues des dates de naissance d’éléments mécaniques ou techniques, les journalistes emploient leurs capitaux ludiques pour s’ériger en historiens de l’art du jeu vidéo, en fins connaisseurs qui vont au-delà des classiques d’un genre :
Si nombreux sont les joueurs qui se rappellent de [la simulation de course Indianapolis 500 parue en 1989], c’est pour une seule chose : la possibilité de faire demi-tour sur la piste dans l’unique but de foncer à pleine vitesse sur ses concurrents et de provoquer de monstrueux crash à la physique réaliste, plus de dix ans avant Burnout et six avant Destruction Derby36.
14Aussi fouillées que se montrent ces enquêtes généalogiques, elles se bornent à une perspective dite « intra-jeu vidéo37 » : les journalistes adoptent un angle très ouvert (un genre vidéoludique, une série d’œuvres…) et font l’étalage de tout le capital ludique encyclopédique qu’ils ont collecté à propos de leur sujet, par le biais de la consultation d’archives ou de souvenirs personnels38. Leurs informations ne découlent pas d’entretiens ou de découvertes réalisés spécifiquement pour leurs articles.
Raconter l’histoire
15Le magazine JV, pour sa part, a davantage recours à du capital journalistique, c’est-à-dire des connaissances développées spécifiquement par le rédacteur, grâce à son carnet d’adresses et son investissement du terrain. Plutôt que de survoler un genre ou une série de jeu, ses contributeurs creusent souvent une œuvre en particulier, construisant un angle plus fermé et précis. À la place de décortiquer les mécaniques de jeu de celle-ci, d’analyser en quoi le game peut être qualifié de précurseur, ils investiguent l’un de ses aspects extérieurs, centré sur l’humain. Les auteurs nourrissent leur récit d’entretiens avec les développeurs de l’époque, contactés à dessein, ou de documents juridiques témoignant de litiges entre créatifs. La démarche de JV consiste également à rappeler des scandales ou des dérapages dérangeants de l’industrie, que les journalistes refusent de laisser couler. S’ils ne les ont pas dévoilés eux-mêmes, ces rappels irrévérencieux demeurent une forme de résistance, en ce qu’ils empêchent les troubles épineux de se tasser. Là où IG pose les jalons d’un art vu comme noble, presque idéalisé, JV fouille les poubelles.
Au-delà de Legacy of Kain, c’est finalement le chemin de croix d’une société que j’ai préféré traiter, tant les mésaventures [du développeur] Silicon Knights m’ont semblé rocambolesques. Pendant plusieurs jours, j’ai donc épluché des décisions de justice en anglais pour comprendre comment la société avait été successivement dézinguée, par Crystal Dynamics d’abord, puis par Epic39.
On ne saurait raconter l’histoire [du jeu vidéo Second Life] sans évoquer les scandales qui ont participé à sa chute. En 2007, un reportage d’une émission d’information allemande, Report Mainz, diffuse le rapport sexuel entre un avatar masculin et un autre enfantin. Si les personnes se sont au final révélées toutes les deux majeures, l’événement a mis en lumière cette dimension alors méconnue du grand public40.
16Ces journalistes emploient « Déterrer » dans une optique dite « péri-jeu vidéo » : ils mettent l’accent sur l’aspect humain, la narration de la multitude de paramètres conditionnant le développement d’une œuvre, plutôt que sur l’œuvre en elle-même. Celle-ci n’est parfois d’ailleurs qu’un prétexte à raconter une histoire : un jeu vidéo quelconque ou oubliable peut receler un récit journalistique passionnant. Corentin Lamy, ex-JV, prend l’exemple de Project Snowblind :
L’exercice est vraiment intéressant non pas quand tu racontes l’histoire d’un jeu que les gens aiment, parce que, des fois, l’histoire est nulle, mais quand tu racontes une histoire intéressante de jeu, même s’il est inconnu. Par exemple, Project Snowblind, un FPS qui est, je pense, assez pointu, voire largement inconnu. Mais c’est un papier que j’ai adoré faire parce que j’avais retrouvé les développeurs du jeu, ils m’avaient envoyé des documents de travail et l’histoire que j’ai retrouvée… Elle était géniale, l’histoire ! En fait, j’avais parlé de ce jeu, de cette histoire, mais le jeu était juste un prétexte. Ça, c’est intéressant, je trouve : quand le jeu vidéo devient juste un prétexte pour parler d’une histoire intéressante en elle-même41.
[Avec un ouvrage journalistique à propos d’un créateur de jeux vidéo, ] on s’éloigne du jeu vidéo en tant que produit commercial fini, ça, c’est certain. Et on considère ce produit sous un jour complètement nouveau. On le considère à la fois comme ce qu’il aurait pu être et qu’il n’est pas devenu, et on le considère pour ce qu’il représente du contexte qui l’a vu naître42.
17En ce qu’elle encourage à communiquer aux lecteurs des informations méconnues, voire enfouies, plutôt qu’à promouvoir les jeux vidéo et leur industrie, la perspective « péri-jeu vidéo » constitue le quatrième ingrédient d’un « déterrage » empreint de résistance, aux côtés de l’angle, de l’origine de ces informations et de l’écart temporel séparant du sujet.
Faire le point
18À ce stade, nous pourrions nous interroger sur les motivations des journalistes à s’inscrire dans cette résistance. Pourquoi certains cherchent-ils à obtenir des informations qui dérangent ou à narrer des histoires marquantes en termes d’aspects humains ? Ces caractéristiques, traditionnellement rattachées à l’investigation43, permettent aux acteurs de revaloriser leur rôle professionnel, de se sentir « utiles » en apportant de l’inédit. Avec l’accès qu’offre Internet à d’innombrables ressources encyclopédiques en ligne, la mise sur pied des rappels historiques semble parfois tant facilitée qu’elle ne confère plus aucune fierté.
19Ce processus s’est notamment illustré chez les journalistes du magazine Canard PC. Entre 2013 et 2018, ceux-ci produisent un dossier toutes les deux semaines sur différentes thématiques qu’ils mettent en rapport avec le jeu vidéo (le sexisme, le cinéma, la politique…). Pour rationaliser son travail, l’équipe intègre « Déterrer » à sa « routine éditoriale », en se contentant majoritairement de consulter des « sources ouvertes »44 (c’est-à-dire en accès libre, à la portée de tous). Dès lors, ses dossiers suivent généralement le même schéma structurel : définition scolaire du sujet, retraçage de l’historique de son apparition et de son développement, etc. Une méthodologie aussi balisée, au service d’un angle ouvert cherchant à offrir un tour d’horizon de la thématique laisse en définitive peu de place aux informations inédites. Du point de vue de Hunter, les sources ouvertes constituent des outils idéaux pour initier la vérification de l’hypothèse guidant une investigation. Cependant, en se limitant à leur consultation, les journalistes ont le sentiment qu’ils ne font que survoler leur sujet et répéter ce qui existe déjà, au point de se sentir frustrés, voire de détester ce qu’ils écrivent.
Généralement, on fait du transversal : de vieux trucs, de l’introduction [à la thématique]… C’est plan-plan et pas super intéressant. L’introduction du dossier [Crunch Investigation]45 , qui est parue en décembre 2017 et présente les problématiques des conditions de travail dans l’industrie, c’est moi qui l’ait écrite, mais je ne l’aime pas du tout. Elle ne dit rien. Rien sur rien du tout, car il n’y a rien d’inédit46.
20Bien évidemment, la collecte d’inédit ne dépend pas uniquement de l’envie des journalistes. Pour qu’elle se révèle possible, encore faut-il qu’ils disposent d’un accès aux sources, d’opportunités d’interroger les créateurs librement, sans l’entrave des accords de confidentialité ou de la peur de représailles, qui cadenassent généralement l’industrie vidéoludique. Là où la documentation via les « sources ouvertes » pourrait ne constituer qu’une phase de recherche initiale, les journalistes se trouvent souvent contraints de s’en contenter à cause de ces multiples blocages. Recueillir la parole des développeurs demande tellement d’efforts pour obtenir un résultat souvent décevant qu’ils en viennent à moins considérer l’entretien comme un réflexe professionnel. En témoigne cet échange entre deux collègues :
Cécile Fléchon : Pour moi, toute enquête commence par une période de documentation. […] Après, il y a certains articles pour lesquels l’ambition n’est pas forcément colossale, on veut simplement remettre un coup de projecteur sur un truc ancien à la lecture de maintenant, pas besoin d’aller plus loin que les sources ouvertes. Et, pour certains [sujets], on sent qu’il y a besoin de creuser davantage. Donc c’est plus une histoire de paliers, je pense, que de nature dans le travail. Quand il faut aller plus loin, un des trucs majeurs à faire, qu’on fait encore trop peu, c’est de discuter avec des gens.
Pierre-Alexandre Rouillon : Je déteste l’interview, ça me terrifie.
Cécile Fléchon : « [Cette faible propension à interroger, ] c’est un peu notre faute et pas notre faute. L’industrie est vraiment très secrète, donc c’est très difficile de parler aux gens en tant que développeurs : il faut passer par le service de presse, ce qui implique des contraintes de temps colossales et des résultats pas terribles. Il faut passer par des voies détournées, discuter avec des gens pas trop corporate… Et, du coup, ça ne peut être qu’en off et c’est un peu frustrant. Paradoxalement c’est plus facile d’accéder à l’histoire d’un jeu qui a vingt ans que d’un jeu qui a cinq ans47.
21L’intérêt pour un jeu vidéo du passé peut donc revêtir un attrait tactique : s’affranchir des blocages de l’industrie pour accéder aux langues déliées s’avère moins frustrant et plus valorisant, y compris d’un point de vue personnel.
Assouvir une obsession propre
22S’il s’opère en dialogue avec la rédaction en chef, le choix des sujets d’envergure traités par un média vidéoludique dépend avant tout des envies des journalistes en eux-mêmes48. Pour motiver ceux-ci à produire des efforts professionnels, l’étincelle de la curiosité, voire de l’obsession intime liée à un passé personnel et des centres d’intérêt spécifiques, joue un rôle déterminant. Pierre-Alexandre Rouillon, par exemple, a enquêté sur Borderland, une œuvre française qui n’a jamais connu l’édition, qui l’intriguait depuis des années. Sa fonction de journaliste offre l’impulsion nécessaire à l’investissement de ce questionnement et tous les efforts qu’il implique : pratiquement aucune « source ouverte » disponible, des créateurs de l’époque dont il faut retrouver la trace… Même si la curiosité se fonde dans une fascination pour le jeu vidéo en tant que tel, comme pour le récit du développement de Project Snowblind par Corentin Lamy, l’article qui en découle bâtit une focalisation résolument péri-jeu vidéo, davantage mue par l’aspect humain que par les qualités intrinsèques du titre, par ailleurs complètement inconnu du public.
Pour un amateur éclairé de Street Fighter ou de Killer Instinct, n’ayons pas peur de le dire : le jeu est raté. Mais pour un enfant des années 1990 qui a eu la chance de discuter avec ses créateurs pour comprendre la démarche qui anime ce Borderland, plus proche de l’installation artistique que de la borne d’arcade, il devient un hypnotique objet de fascination49.
La base est évidemment nostalgique. Si j’ai envie de parler d’un sujet, c’est parce qu’il m’anime depuis que je suis môme. Je vais prendre l’exemple de Borderland, qui m’intéresse énormément puisque c’est un jeu mi-jeu de baston mi-performance artistique dédiée au musée. Un Mortal Kombat fauché développé en banlieue parisienne que j’avais aperçu sur Game one [il y a dix-neuf ans], et qui m’a toujours obsédé depuis. Il n’y a pas longtemps, je me suis dit, “allez, maintenant, je suis journaliste, je vais faire l’article, je vais retrouver quelqu’un sur LinkedIn qui va me redonner des contacts”. […] Ces autopsies de jeux annulés me passionnent50.
23Le cinquième ingrédient d’un « déterrage » hors-cycle se niche dans ce rapport personnel au sujet : si le journaliste se trouve en mesure d’enquêter sur un jeu vidéo qui le fascine personnellement, sans se laisser guider par le « capital médiatique51 » de l’œuvre ou l’intérêt du public qu’elle suscite potentiellement, le récit qu’il produira se placera davantage à contre-courant des intérêts de l’industrie qu’un making-of hagiographique d’une licence incontournable. Ce rapport personnel au sujet constitue l’étincelle qui peut motiver à passer de ce qu’Érik Neveu appelle un journalisme « assis », qui se contente de déterrer des sources accessibles à tous, à un journalisme « debout », plus actif et investigateur52.
Conclusion : l’implication personnelle comme source de la résistance au cycle communicationnel
24Au fil de cet inventaire des différentes finalités de l’emploi de la technique d’enquête « Déterrer » par les journalistes vidéoludiques, nous avons pu dégager les cinq éléments suivants indiquant le degré de résistance de leurs productions à l’égard des intérêts communicationnels de l’industrie vidéoludique : les années d’écart avec le sujet, la précision de l’angle, l’origine des informations, le rapport de l’article au jeu vidéo et, enfin, celui du journaliste à son objet. Comme le pressentait notre problématique de départ, l’action de « Déterrer » peut servir des intérêts stratégiques : engranger de la visibilité en écrivant sur un sujet populaire (les dossiers-rétrospectives de Jeuxvideo.com), valoriser le parcours d’un créateur ou d’un développeur (voir « Célébrer des figures »)… Dans ces cas, le « déterrage » profite principalement à l’industrie du jeu vidéo et/ou au média diffuseur. Il n’est pas à l’initiative du journaliste et se réalise dans une dynamique passive.
25Partant de ce constat, nous pouvons distinguer les cinq ingrédients potentiellement déclencheurs de résistance que nous avons identifiés en fonction de l’entité dont ils sont tributaires : le média diffuseur ou l’auteur journaliste. Ainsi, les années d’écart et l’angle se négocient étroitement avec la rédaction en chef (le journaliste a-t-il l’autorisation d’enquêter sur cet obscur jeu vidéo paru il y a vingt ans ? peut-il s’intéresser à un élément en particulier ou doit-il restituer les événements dans les grandes lignes ?) et dépendent avant tout de celle-ci. L’origine des informations et les rapports au jeu vidéo et au sujet, à l’inverse, concernent le journaliste de près : ils sont fonction des efforts que celui-ci souhaite investir et du pôle qu’il souhaite le plus développer (intra ou péri-jeu vidéo). En nous concentrant sur l’analyse de ces trois notions clés, nous pouvons déterminer si un « déterrage » par la presse vidéoludique est à qualifier de cynique ou bien de sincère. Comme l’illustrent de nombreux exemples distillés au fil de cet article, le second cas semble se présenter plus régulièrement que le premier, tissant le regard rétrospectif comme une spécificité de la presse vidéoludique française, dans une sphère pourtant traditionnellement orientée vers l’actualité et la nouveauté, notamment outre-Atlantique. Au même titre qu’au sein d’autres domaines culturels (cinéma, musique…), la résurgence d’œuvres du passé, prônée au départ par des cercles d’amateurs restreints, devient de plus en plus actualisée, médiée, voire motivée par les journalistes professionnels, vivant ces écarts comme autant de bulles d’oxygène. Paradoxalement, la focalisation sur le passé charrie du renouveau.
26En leur appliquant une perspective decertalienne, nous pourrions dire des trois ingrédients personnels dépeints ci-dessus (origine des informations, rapports de l’auteur au jeu vidéo et à son sujet) qu’ils relèvent de la « tactique » journalistique, par opposition aux « stratégies » industrielles et médiatiques53. Par leur truchement, les journalistes résistent à une historicisation hégémonique du jeu vidéo, retenant uniquement les succès commerciaux et les licences déjà célèbres. En développant des discours et en collectant des informations sur des œuvres méconnues avec lesquelles ils entretiennent un rapport intime, ces auteurs participent à produire une patrimonialisation diversifiée et inclusive du médium, englobant jusqu’aux titres n’ayant jamais atteint l’étape de l’édition, à l’instar de Borderland (voir « Assouvir une obsession propre »). Si les démarches historiennes au sujet du jeu vidéo se sont faites plus fréquentes ces dernières années (et on ne peut que s’en réjouir), ce sont souvent les sagas les plus populaires qui se voient documentées en premier. Au même titre que la recherche universitaire, la presse spécialisée peut offrir un réceptacle de choix pour une historiographie inclusive et ample des archives vidéoludiques. Il reste de nombreux titres oubliés sur lesquels il faudra encore se pencher, et la collecte d’information à leur sujet demandera probablement plus de cœur à l’ouvrage qu’un rapide coup d’œil sur un moteur de recherche. Il faudra alors compter sur le rapport personnel des journalistes à ces archives ombragées pour servir de carburant à leur motivation.
Figure 2 : Tableau récapitulatif des finalités de « Déterrer », du général à l’approfondi, et des déclencheurs de résistance, de l’impersonnel au personnel.

Bibliographie
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— , « L’art de l’investigation », texte affiché dans la salle de classe Nellie Bly de l’université de Liège, 2021.
Notes de bas de page
1 Davidovici-Nora Myriam, « Paid and Free Digital Business Models. Innovations in the Video Game Industry », Digiworld Economic Journal, vol. 94, 2014, p. 83 – 102.
2 Atkins Barry, « What Are We Really Looking at ? The Future-Orientation of Video Game Play », Games and Culture, vol. 1 (issue 2), 2006.
3 Triclot Mathieu, « Les lendemains qui chantent : une histoire de l’avenir des jeux vidéo », La presse de jeu vidéo francophone [colloque], Université de Liège, 27-28 janvier 2016.
4 Noyerjacques, « La presse vidéo-ludique : le jeu de la médiation », dans Médiamorphoses, vol. 3, 2001, p. 69-77.
5 Shoemaker Patricia ; Vos, Tim, Gatekeeping Theory, Londres, Routledge, 2009.
6 Charaudeau Patrick, Le Discours d’information médiatique — La Construction du miroir social, Paris, Nathan, 1997.
7 Précisons d’emblée qu’une majeure partie de cet article est extrait du manuscrit de notre thèse de doctorat, et en reprend certains passages, parfois mot pour mot. Voir Krywiwki Boris, En quête d’enquête. Généalogie et analyse des techniques d’investigation pratiquées par les journalistes spécialisés en jeu vidéo, [thèse de doctorat], université de Liège, 2022 ; Breem Yves ; Krywicki, Boris, Presse Start ! 40 ans de magazines de jeux vidéo, Montreuil, Omake Books, 2020.
8 Presse Non-stop, 2003 – en cours.
9 Les six autres techniques que nous avons identifiées sont les suivantes : Interroger, Fouiller, Rechercher, Montrer, Révéler et Vérifier (Krywicki Boris, En quête d’enquête, op. cit., p. 190). Bien entendu, elles ne sont pas uniquement applicables au domaine du jeu vidéo, mais bien mobilisables au cours de la pratique journalistique dans son ensemble.
10 Krywicki Boris, En quête d’enquête, op. cit., p. 190.
11 Ce corpus comprend des textes issus des médias spécialisés suivants (par ordre chronologique de première publication) : Tilt (Éditions Mondiales, 1982 – 1994), ST Magazine (Pressimage, 1985 – 1998), Génération 4 (Pressimage, 1987 – 2004), Joystick (Sipress, 1990 – 2012), Player One (Média Système Éditions, 1990 – 2000), Megaforce (Mega Press, 1991 – 1998), Super Power (Sumo Éditions, 1992 – 1997), Joypad (Sipress, 1991 – 2011), Consoles + (Éditions Mondiales, 1991 – 2012), Jeuxvideo.com (1997 – en cours), PC Jeux (Edicorp Publications, 1997 – 2012), Xbox, le magazine officiel (Future, 2001 – 2012), Gamekult (2000 – en cours), Canard PC, Canard PC Hardware (Presse Non-stop, 2009 – en cours), IG Magazine (Ankama Presse, 2009 – 2013), JV (Wildifre Media, 2013 – en cours), JVN.com (2009 – 2014), Le Monde « Pixels » (2014 – en cours).
12 Kirkpatrick Graeme, The Formation of Gaming Culture, Londres, Palgrave MacMillan, 2015 — Krichane, Sélim, La Caméra imaginaire. Histoire et théorie des modes de visualisation vidéoludiques [thèse de doctorat], université de Lausanne, 2017.
13 Eco Umberto, Lector in fabula, Paris, Grasset, 1979.
14 Ringoot Roselyne, Analyser le discours de presse, Paris, Armand Colin, 2014. Pour consulter la méthodologie complète, voir Krywicki, Boris, En quête d’enquête, op. cit., p. 229 – 234.
15 Kaufmann Jean-Claude, L’Entretien compréhensif, Paris, Armand Colin, 1999.
16 Voir notamment Sidre, Colin, Une histoire du jeu vidéo en France. L’objet vidéoludique et ses réseaux de distribution (1974 – 1988) [thèse de doctorat], Paris, École nationale des chartes, 2014 — Krichane, La Caméra imaginaire, op. cit. — Blanchet Alexis et Montagnon, Guillaume, Une histoire du jeu vidéo en France, Houdan, Pix’n Love, 2020.
17 Le « capital journalistique » désigne une culture professionnelle supposément partagée, une idéologie professionnelle : « les membres du champ journalistique partagent “un système de présuppositions inhérentes aux membres d’un champ” » (Bourdieu, Pierre, Sur la télévision, Paris, Raisons d’agir, 1996). Nous proposons de le résumer comme suit : l’ensemble des normes déontologiques, des pratiques professionnelles qu’un acteur a intériorisées pour se définir comme journaliste — par opposition à toute une série d’autres métiers (publicitaire, communiquant, rédacteur…) — et des ressources (symboliques, sociales et culturelles) qu’il est en mesure de mobiliser pour se démarquer de ses pairs (en respectant les règles déontologiques, en publiant des révélations exclusives…). Dans le cas présent, il s’agit des apports informatifs que l’auteur de la preview amène volontairement pour contextualiser le développement de l’œuvre et ne pas se limiter à sa simple promotion.
18 Non signé, « Dans les coulisses des jeux vidéo », Mega Force, n° 16, p. 34, avril 1993.
19 Non signé, « Les pionniers du shareware », Génération 4, n° 84, p. 49, janvier 1996.
20 Non signé, « Virgin : la diversité, une force », Super Power, n° 19, p. 40, mars 1994.
21 Reinier Benoît, « Pardon, on teste enfin Warframe », Gamekult.com, https://www.gamekult.com/jeux/warframe-3050143809/test.html, 28 juillet 2018.
22 Voir respectivement MRDeriv, « Fortnite, des zombies et du craft pour un mélange réussi ? », Jeuxvideo.com, http://www.jeuxvideo.com/test/704534/fortnite-des-zombies-et-du-craft-pour-un-melange-reussi.htm, 3 septembre 2017 — Dafrans, « Fortnite : le Battle Royale accessible et fun », Jeuxvideo.com, http://www.jeuxvideo.com/test/818473/fortnite-le-battle-royale-accessible-et-fun.htm, 28 mars 2018.
23 Vanesse Marc, Atelier d’investigation journalistique [cours ex cathedra], université de Liège, 2020.
24 Voir pour exemples les itérations concernant l’Atari 2600 (n° 175, p. 102 – 105, juin 2007) et la Super Nintendo (n° 182, p. 110 – 113, février 2008), toutes deux non signées.
25 Voir pour exemple Demeulemeester Samuel, « Les supports de stockage », Canard PC Hardware, n° 13, p. 90 – 95 juillet-août 2012 — Dandumont, Pierre, « Les casques de réalité virtuelle », Canard PC Hardware, n° 38, p. 92, octobre-novembre 2018.
26 Nickel Media, 2015- en cours.
27 Financière de loisirs SA, 2015-en cours.
28 n° 57.
29 Entretien du 20 avril 2018 avec Bounthavy Suvilay.
30 Le « capital ludique encyclopédique » désigne les connaissances théoriques qu’un acteur développe à propos de l’industrie du jeu vidéo en général, avec une optique transversale, aussi bien à propos des oeuvres et de leurs créateurs (équipes de développement, historique de l’apparition d’un genre de jeu donné...) que des machines. Il fait nécessairement appel à des informations « du passé », intériorisées puis potentiellement reconvoquées dans des contextes nouveaux. Le « capital ludique spécifique », quant à lui, renvoie aux connaissances qu’un acteur accumule à propos d’un jeu ou d’un genre de jeux en particulier (par exemple une compréhension fine du système de combat des trois premiers Final Fantasy). Pour un développement plus détaillé de ces notions et leur contexte d’émergence, voir Dozo Björn-Olav, Krywicki Boris, « Les livres de journalistes francophones spécialisés en jeu vidéo : du capital ludique au capital journalistique », GAMELAB UNIL-EPFL (dir.), Penser (avec) la culture vidéoludique, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2022.
31 Krywicky Boris, En quête d’enquête, op. cit., p. 197.
32 Génération années 80, avec Sylvain Tastet ; Génération années 90, tomes 1 et 2, avec Christophe Butelet, tous publiés par Wildfire Media.
33 Agnes Yves, Manuel de journalisme, Paris, La Découverte, 2008
34 Precigout Valérie, « La série Final Fantasy », Jeuxvideo.com, https://www.jeuxvideo.com/dossiers/00011093/la-serie-final-fantasy.htm, 10 juillet 2009.
35 Ankama Presse, 2009-2013.
36 Falcoz Thierry, « Quand le jeu vidéo inventa la roue… », IG, n° 4, p. 37, septembre 2009.
37 Kriwicki Boris, En quête d’enquête, op. cit., p. 215.
38 Citons également, dans une dynamique similaire, la rubrique « Raconte moi… » [sic] de JVN.com, consistant à décortiquer des jeux vidéo dits « cultes » comme Prince of Persia ou Super Mario Bros. 3. Au fil d’une narration qui se nourrit des détails et des anecdotes, à renfort de discours direct des développeurs de l’époque, ces plongées dans le passé permettent principalement aux lecteurs de comprendre le cheminement des choix et péripéties aboutissant à l’œuvre qu’ils connaissent (inspirations, problèmes techniques, réorientations...). Voir pour exemples Monterrin Régis, « Raconte moi... Super Mario Bros 3 », JVN.com, https://web.archive.org/web/20130623041037/http://www.jvn.com/dossiers/raconte-moi-super-mario-bros-3-a1068565/1, 19 juin 2013.
39 Bitterlin Kévin, « Une authentique sale histoire », L’Anthologie JV, Wildfire Media, p. 72, 2019.
40 Linossier Héloïse, « Second Life : l’immortel monde virtuel », JV, n° 65, p. 88 (p. 82 – 88), juillet 2019.
41 Entretien du 8 février 2019 avec Corentin Lamy.
42 Entretien du 7 février 2018 avec William Audureau.
43 « Le journalisme d’investigation implique d’exposer au public des informations et histoires cachées » (Hunter Mark (dir.), L’Enquête par hypothèse : manuel du journaliste d’investigation, Paris, UNESCO, 2009) ; « En privilégiant la dimension humaine qui sculptera l’ensemble de son dispositif narratif, l’investigateur révèle avant tout l’histoire de femmes et d’hommes évoluant dans un univers singulier » (Vanesse Marc, L’Art de l’investigation [texte affiché dans la salle de classe Nellie Bly de l’université de Liège], 2021).
44 « Dans le monde contemporain, les sources ouvertes sont presque infinies. Elles incluent : actualités (journaux, magazines, télévisions, radios, Internet), publications institutionnelles (syndicats, partis politiques, associations professionnelles, etc.), publications académiques (littérature scientifique), médias des parties prenantes (tels les forums en ligne, des rapports d’analystes financiers, des sites d’activistes, etc.) ». Hunter, L’Enquête par hypothèse : manuel du journaliste d’investigation, op. cit., p. 28.
45 Voir Delahaye Sébastien, « Dessine-moi un jeu vidéo », Canard PC, n° 373, https://www.canardpc.com/373/dessine-moi-un-jeu-video, janvier 2018.
46 Entretien du 1er mars 2019 avec Sébastien Delahaye, ex-journaliste à Canard PC.
47 Entretien du 14 décembre 2017 avec Cécile Fléchon et Pierre-Alexandre Rouillon, à l’époque journalistes à Canard PC.
48 « En ce qui concerne le dossier, si tu n’as pas un sujet qui te tient à cœur, c’est difficile ne serait-ce que de l’angler correctement. Je sais que nous, à une époque, on a essayé de faire des dossiers un peu poussés comme ça, de les distribuer. Je crois que ça a duré six mois avant que ça ne manque de virer à l’émeute et qu’on menace tous de brûler la rédaction. On s’est arrêté là. Il ne faut pas pousser les gens à faire des dossiers qu’ils ne veulent pas faire » (Entretien du 16 juin 2020 avec Julie Le Baron).
49 Voir Rouillon Pierre-Alexandre, « Borderland — le Mortal Kombat fauché de la banlieue parisienne », Canard PC, n° 370, https://www.canardpc.com/370/mortal-kombat-fauche-de-la-banlieue-parisienne- borderland, novembre 2017.
50 Entretien du 14 décembre 2017 avec Pierre-Alexandre Rouillon.
51 Selon Dominique Marchietti, « le capital médiatique est une forme de capital spécifique, qui permet avec une efficacité variable (selon les périodes) d’accéder au champ journalistique. Il concentre différentes espèces particulières de capital (politique, scientifique, culturel, social, etc.) reconverties dans la logique du champ journalistique » (Marchietti Dominique, Contribution à une sociologie des transformations du champ journalistique dans les années 80 et 90. À propos d’« événement sida » et du « scandale du sang contaminé » [thèse de doctorat], École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1997). Appliqué au domaine du jeu vidéo, il désigne les dispositions dont découle la médiatisation d’une œuvre : les titres portés par des budgets conséquents (par exemple, 200 millions de dollars pour Call of Duty : Modern Warfare 2, en prenant en compte le marketing), communément appelés « triple A » par la presse et l’industrie, ont souvent plus de chances d’être couverts que les productions modestes.
52 Neveu Érik, Sociologie du journalisme, Parsi, La Découverte, 2001.
53 De Certeau Michel, L’Invention du quotidien, I. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.
Auteur
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Boris Krywicki
Liège Game Lab Université de Liège
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