Un tout petit monde ?
Réseaux des membres de la rédaction dans la presse de jeu vidéo française
p. 21-40
Texte intégral
1. Introduction et objectif général
1La lecture assidue de la presse vidéoludique pendant plus d’une décennie (les années 1990) a laissé des fascinations ancrées dans nos psychés d’adolescents. Par des mises en scène régulières de la vie de la rédaction au sein de leurs pages, ces magazines rendaient cette existence de rédacteur ou rédactrice hautement désirable : être payé·e pour jouer et donner son avis, quelle magnifique profession ce devait être ! Avant que l’apparition d’internet, des blogs, et plus encore du web social n’offre à toute joueuse ou tout joueur une tribune parfois rémunérée, devenir journaliste de jeu vidéo semblait la seule voie pour accomplir sa passion, soit gagner sa vie en jouant et en en parlant. Mais ce milieu, vu de nos périphéries extra-parisiennes que sont la Belgique et la Suisse, semblait particulièrement inaccessible : donnant l’impression d’une petite communauté ultra-connectée, il paraissait totalement impossible d’y entrer1.
2Pour tenter d’objectiver ce fantasme d’adolescent, nous avons souhaité étudier les sociabilités professionnelles au sein de ces rédactions. Deux pistes nous semblent particulièrement propices à explorer pour comprendre la construction de cette communauté professionnelle et de ses dynamiques de fonctionnement : l’une, qui ne sera pas développée dans le présent article, consiste en l’étude rhétorique et sociocritique des représentations de cette sociabilité, telle qu’elle apparaît dans les trombinoscopes, bandes dessinées, rubriques s’attardant sur la vie de la rédaction, mini-vidéos tournées par les rédacteurs et fournies sur un CD-ROM bonus2, voire chapeaux d’articles évoquant l’avis ou la vie d’un collègue comme prétexte au test d’un jeu. Cette approche rejoint l’analyse des figurations, telle que le Groupe de recherche sur les médiations littéraires et les institutions (GREMLIN) a pu par exemple les étudier à propos de la vie littéraire3.
3L’autre approche qui s’impose pour analyser une communauté est la perspective sociologique. N’ayant pas l’ambition d’une analyse prosopographique des agents de ce champ éditorial4, nous avons souhaité travailler à partir des traces contenues au sein même des magazines et non procéder par entretiens auprès des témoins et acteurs de cette presse, une méthode déjà abondamment et brillamment employée par Breem et Krywicki (2020). Dans ce travail, nous postulons que la fréquentation d’une rédaction crée un lien entre chaque individu de cette rédaction, lien qui prend ici place dans un vaste réseau relationnel professionnel francophone. À partir de ces traces relationnelles, nous avons recours à l’analyse structurale des relations sociales pour étudier les réseaux de rédacteurs et rédactrices de la presse vidéoludique française. Cette méthode notamment utilisée en sociologie (Mercklé, 2011 ; Hennig et al., 2012) s’est imposée à nous pour explorer et objectiver la construction de cette communauté à partir de la mise en série des traces de leur présence parues dans les magazines. Notre approche requiert la reconstitution la plus exhaustive possible des liens professionnels entre les membres des rédactions de magazines sur le jeu vidéo, sur une période donnée. Pour ce faire, nous avons défini un corpus étendu de magazines, puis systématiquement dépouillé les ours5 de ceux-ci en collationnant le nom et/ou le pseudonyme ainsi que la fonction de chaque participant·e. À partir de ce tableau des participant·e·s aux rédactions, nous avons reconstitué le réseau des rédacteurs et rédactrices de magazines et son évolution temporelle.
4Ces données, qui peuvent sembler assez limitées en première approche (“telle personne a pris part à tel magazine à telle date”), nous ont permis d’envisager différentes pistes d’analyse, que nous ne faisons qu’esquisser dans cet article. D’une part, nous interrogeons la régularité d’événements épars repérés par une approche documentaire de cette presse ; par exemple, le transfert de certain·e·s membres de rédaction d’un magazine à un autre, emmenant avec eux une vision, un ton ou un savoir spécifique sur le jeu vidéo ; ou encore le partage, entre plusieurs magazines d’un même groupe éditorial, des mêmes rédacteurs ou rédactrices (parfois sous différents pseudonymes), assistant·e·s, responsables administratif·ves, publicitaires, etc. Ces questions réticulaires ponctuelles serviront à illustrer l’intérêt de l’approche. D’autre part, nous proposons une vision d’ensemble des liens humains entre magazines sur la période considérée, afin de montrer le partage au fil du temps par les rédactions de mêmes membres. Au-delà des regroupements économiques, qu’Yves Breem et Boris Krywicki ont pu montrer tout au long de leur ouvrage commun (2020), nous souhaitons mettre en évidence les liens professionnels interpersonnels qui se nouent et se dénouent tout au long de l’histoire de cette presse.
5Les questions qui nous occupent dans ce chapitre sont concentrées sur le personnel de ces rédactions. Bien d’autres questions sont envisageables : nous les citons à la fin du chapitre, afin de pointer des pistes de développement et de prolongement à la suite de l’établissement et de la description des données que nous proposons ici. Néanmoins, même si de nombreuses problématiques sont encore envisageables à partir de ces données, nos questions liées aux personnes centrales au sein de ce réseau de rédactions mettent déjà en évidence les apports originaux concernant le genre (gender) de ce travail.
6Il faut néanmoins signaler d’emblée les limites des données collectées pour répondre à certaines questions. Ainsi, concernant les modalités d’entrée dans le réseau, il faut préciser qu’à travers l’analyse des seuls ours de magazines, il nous est impossible de les connaître. Nous ne pouvons étudier à partir de ce matériau que ce qui est déjà présent en son sein, en nous focalisant sur les dynamiques inter-relationnelles professionnelles. Les conditions d’entrée dans le réseau, la qualification des relations autre que celle postulée au départ, à savoir une relation professionnelle, ne nous est pas connue et sera laissée de côté. De même, le réseau est isolé de tout ce qui lui est extérieur : les considérations fondées sur d’autres types d’indicateurs (économiques, culturels, politiques, etc.), mais aussi les relations professionnelles potentielles avec d’autres types de presse (un rédacteur pigiste pourrait travailler pour d’autres titres de presse dans d’autres domaines et y côtoyer d’autres rédacteurs et rédactrices qui eux-mêmes travailleraient par ailleurs pour des magazines de jeux vidéo, sans que nous ayons connaissance de cette relation professionnelle extra-vidéoludique). Il nous est tout aussi impossible de connaître, à partir de ce matériau, les amitiés ou inimitiés interpersonnelles. Notre choix méthodologique nous impose donc de n’étudier de manière formelle que les relations professionnelles au sein des rédactions de la presse de jeu vidéo. Malgré ces précautions concernant les limites de l’approche, il faut préciser que nous mobilisons des données sur plusieurs milliers de personnes réparties sur deux décennies. Cette quantité massive d’informations permet de proposer une première analyse solide. Rien n’empêche une étude ultérieure de compléter notre approche formaliste.
2. Corpus étudié
2.1. Constitution du corpus
7Pour constituer le réseau des membres des rédactions de la presse vidéoludique, nous avons dépouillé systématiquement les ours des numéros des principales6 revues disponibles en juillet et août 2015 sur le site d’archivage privé abandonware-magazines.org. Voici la liste des 47 magazines constituant le corpus, par ordre alphabétique :
aBc Informatique, Amiga Concept, Amiga News, Amstrad Cent pour Cent, Amstrad hebdo et PC, Amstrad magazine, Arcades Hebdo, Atari 1st, Atari magazine, Banzzaï, Canard PC, Commodore Revue, Consoles +, CPC, Cyber Stratège, Gameplay 64, Gaming, Génération 4, Hardcore Gamers, Hebdogiciel, Icônes, Jeux & Stratégie, Joypad, Joystick, Joystick Hebdo, L’Atarien, Led Micro, Login, Mega Force, Micr’oric, Micro et Robots, Nintendo le magazine officiel, Nintendo Player, PC Fun, PC Jeux, PC Player, Playbox, Player One, Playmag, Playstation magazine, Super Power, Supersonic, Tilt, Top Consoles, Ultra 64, Ultra Player, et Xbox le magazine officiel.
8Aidés de deux auxiliaires de recherche (Boris Krywicki et Gilles Mottet), nous avons collationné les informations présentes et les avons organisées selon sept catégories : nom, prénom, pseudonyme, fonction éditoriale, titre du magazine, numéro de la livraison et date de publication de la livraison. Certaines données pouvaient être manquantes : parfois le pseudonyme, parfois le prénom et le nom, ce qui a demandé l’élaboration d’une table de correspondances. Chaque ligne du fichier ainsi obtenue correspond à l’occurrence d’un ou une membre de rédaction pour un rôle donné7 dans l’ours d’un numéro de magazine. Ce mode de récolte est approprié pour permettre ensuite la construction d’un réseau biparti, c’est-à-dire d’un réseau dans lequel une relation ne peut exister qu’entre un magazine et un ou une membre de rédaction dans le cas présent. On peut en déduire ensuite des connexions entre deux personnes, par exemple s’il y a au moins un magazine en commun, grâce à une opération de projection sur la catégorie de sommets correspondant aux personnes. Forts d’un tableau de 59206 lignes, nous avons commencé à traiter les données en effectuant un nettoyage et des regroupements. Une fois les lignes vides ou non pertinentes écartées, le tableau contient 57563 lignes signifiantes. Après l’exclusion d’un doublon, il correspond au dépouillement de 47 titres de presse, pour un total de 2093 numéros uniques de magazines dépouillés8. Pour certains titres, il manque une ou plusieurs livraisons au sein du continuum de publication. Il a aussi fallu effectuer une standardisation des dates, par exemple en transformant une mention telle que « juillet/août » en « 1er juillet ». Plusieurs conventions de ce type ont été adoptées pour rendre les informations traitables systématiquement. La graphique de la figure 1 représente ainsi l’importance relative de numéros manquants au sein du corpus en fonction des années.
Fig. 1 : Magazines dépouillés en fonction de leurs dates de publication.

2.2. Justification de la période analysée
9Les données collectées seront décrites par la suite dans leur totalité. En revanche, pour l’analyse réticulaire en tant que telle, nous nous concentrerons sur la période allant de 1985 à 2005. D’une part, elle correspond à une forme d’« âge d’or » étendu de la presse papier durant lequel ce champ éditorial s’est constitué et ne subissait pas encore la concurrence forte d’internet ; d’autre part, le dépouillement s’est concentré particulièrement sur les magazines de cette période. Pour constituer celle-ci, nous nous fondons sur deux tentatives de périodisation de la presse de jeu vidéo francophone qui ne se recoupent pas complètement, mais restent complémentaires dans les enjeux qu’elles pointent pour leur constitution : celle de Dozo et Krywicki (2018) et celle de Breem et Krywicki (2020). Toutes deux mentionnent un âge d’or (1990–1997 pour la première, 1995–2001 pour la seconde), avec un sens légèrement différent donné à l’expression. En prenant comme référence cinq ans avant la balise la plus ancienne et quatre ans après la plus récente (pour un total de vingt ans étudiés), nous couvrons une période offrant un panorama intéressant du microcosme éditorial d’une époque, permettant de renouer avec le concept de génération, classique en sociologie et en histoire sociale de la littérature (Mannheim, 1928, rééd. 2011). Cette extension se fait a priori, à partir d’éléments socio-historiques et non à partir des données du réseau étudié : le terminus ad quem (1985) constitue le début de la structuration du champ éditorial francophone autour de la presse de jeu vidéo, en laissant de côté les quelques pionniers des cinq premières années, et le terminus a quo (2005) correspond au milieu de la période de concentration éditoriale et de consolidation des pure players sur internet allant de 2003 à 2007 selon Breem et Krywicki (2020, p. 197–238). Ce choix du milieu d’une période permet en particulier de prendre en compte dans l’étude les rédactions de l’âge d’or qui prolongent leur activité dans la phase suivante, celle de concentration éditoriale. On peut donc envisager l’âge d’or de la presse papier comme une période large, couvrant tant son moment de constitution dans les années 1980 que les prémisses du délitement de son modèle éditorial dans les années 2000, modèle qui s’était figé dans les années 1990.
3. Réseaux d’individus et de magazines
3.1. Établir les constituants des réseaux
10Nous faisons le choix rhétorique et méthodologique d’exposer les résultats obtenus au fur et à mesure du traitement des données. Cette manière de procéder a deux avantages : d’une part, elle met en lumière le travail de préparation et d’analyse des données nécessaire à ce type de questionnement. Cette monstration du traitement des données au plus près des étapes nécessaires à leur exploitation s’inscrit dans une tendance forte en humanités numériques notamment, qui tend à valoriser ce type de travail en vue d’assurer les conditions de reproductibilité des résultats obtenus. D’autre part, comme cet article possède avant tout des ambitions exploratoires et qu’il n’épuise pas la question des trajectoires professionnelles des acteurs et actrices de la presse de jeu vidéo, nous espérons, en étant le plus transparent possible sur nos choix méthodologiques et nos protocoles de traitement des données, offrir une base solide sur laquelle d’autres travaux pourront s’appuyer.
11La première étape, pour pouvoir identifier d’une part les professionnel·le·s de ce milieu, et d’autre part les livraisons de magazines pour lesquelles ils et elles ont travaillé, est d’attribuer un identifiant unique à chaque élément. Pour rappel, ce corpus compte 2093 livraisons uniques de magazines. En comptabilisant les individus, on obtient une liste de 4715 personnes. Néanmoins, à ce stade cette liste n’est pas sans doublons : ainsi, en fonction de la présence ou non du pseudonyme ou du nom dans l’ours du magazine dépouillé, on se retrouve à identifier un même individu de différentes façons. De plus, l’orthographe varie parfois. Ainsi, dans le cas de Michael Cambour, passé par Mega Press, on trouve cinq configurations différentes, au gré des règles d’importation appliquées :
- Cambour_Michael_ ?
- Cambour_Michaël_ ?
- Cambour_Michaël_NA
- Cambour_Mickaël_ ?
- Cambour_Mickael_NA
12Ce constat impose une harmonisation des données, car il a des conséquences majeures sur le repérage des personnes les plus présentes dans notre réseau. Ainsi, si on extrait en l’état ces personnes, on totalise 476 occurrences pour Darnaudet_Jérôme_NA auxquelles s’ajoutent 128 occurrences pour NA_ NA_Lord Casque Noir, « NA » signifiant « not available » dans le langage que nous avons utilisé pour cette recherche, R, ce qui correspond à une donnée manquante. Or, il s’agit de la même personne, le premier item étant ses nom et prénom, le second son pseudonyme.
13Pour harmoniser ces cas, plusieurs solutions s’offrent à nous, comme l’élaboration d’un script qui calculerait la proximité entre différentes entrées, tout en risquant de produire des faux positifs. Parce que la tâche, bien que conséquente, pouvait être effectuée par l’un d’entre nous, nous avons choisi d’extraire ces données dans un fichier tabulaire, de les nettoyer à la main, puis de les réinjecter dans le réseau général en préservant la traçabilité du suivi. Ce nettoyage s’est fait en trois étapes, à partir d’un tableau de quatre colonnes (nom, prénom, pseudonyme, identifiant unique constitué de la concaténation des trois éléments précédents). Tout d’abord, nous avons harmonisé les marques d’absence d’informations : un auxiliaire de recherche utilisait des « ? », l’autre laissait la case vide. Nous avons remplacé tous les « ? » dans l’identifiant unique par des « NA ». Nous n’avons pas modifié les trois premières colonnes, afin de ne pas perdre la traçabilité des données (et respecter les erreurs imprimées dans le magazine). Ensuite, nous avons classé les éléments du tableau à partir de la colonne « nom de famille » dans l’ordre alphabétique et nous avons harmonisé les identifiants concaténés (correction des fautes d’orthographe principalement, ce qui a permis de faire disparaître de nombreux doublons). Enfin, nous avons classé le tableau à partir de la colonne « pseudonyme », et à partir des couples « nom + prénom » et « pseudo » nous avons complété l’identifiant de celles et ceux qui n’avaient qu’un pseudonyme. Ce travail a ramené la liste à 3686 personnes recensées dans les ours de tous les magazines dépouillés. Pour terminer, nous avons compté au maximum une mention par auteur et par numéro9. Avant de nous concentrer sur la période que nous souhaitons étudier, voici quelques éléments descriptifs du corpus dans son ensemble. Le tableau ci-après reprend ces éléments.

14Si les huit premières colonnes ne demandent pas d’explications complémentaires, la dernière nécessite une brève explicitation du calcul. Le « nombre moyen de personnes ayant participé à une livraison » est la moyenne du nombre de personnes présentes dans les ours de l’ensemble des livraisons disponibles d’un magazine. On constate que la taille moyenne d’une rédaction de jeu vidéo, sur la base de ce corpus, est d’un peu plus de 25 personnes, tous rôles confondus. Les magazines des années 1980, dédiés aux micro-ordinateurs, avaient des rédactions plus petites (Joystick Hebdo et Hebdogiciel fonctionnaient avec moins de 10 personnes), alors que les magazines PC Jeux et PC Fun ont nécessité de 3410 à 7811 personnes parmi les numéros présents dans notre corpus. Supersonic et Banzzaï, qui fusionneront pour devenir Top Consoles, tournent avec largement plus de personnes que la moyenne des autres magazines.
15Nous avons conçu un deuxième indice pour ce travail de recherche : l’indice de fluctuation de la rédaction. Il tente de cerner la stabilité d’une rédaction à travers le temps et à travers la fluctuation de ses membres, en tenant compte de la taille de sa rédaction et du nombre de livraisons parues. L’indice, sans unité, est constitué selon la formule suivante : le nombre total de personnes ayant participé au magazine durant son histoire est divisé par le nombre moyen de personnes pour chaque numéro multiplié par le nombre de magazines dépouillés. En classant les magazines selon cet indice, on obtient un classement proche de celui obtenu en les classant selon le nombre de livraisons dépouillées, avec une série de correctifs qu’on peut interpréter comme liés à la plus ou moins grande stabilité du personnel faisant partie de la rédaction du magazine. Ainsi, Canard PC, qui a une rédaction plutôt stable sur une longue période, va obtenir un indice de fluctuation plus faible que d’autres magazines pour lesquels nous avons dépouillé un nombre proche de livraisons (Tilt ou Joystick par exemple). Il en va de même pour Hebdogiciel (même si le faible nombre de personnes au sein de la rédaction amène à une sous-évaluation de ce constat). À l’inverse, Amiga News, dont nous avons dépouillé 111 numéros, possède un indice de fluctuation beaucoup plus élevé que tous les autres magazines, y compris ceux dont nous avons dépouillé 50 numéros de plus. La robustesse de l’indice, fonction de trois paramètres, paraît assez solide au vu des observations que nous pouvons faire : la plupart des petites revues des années 1980 ont un indice de fluctuation faible, en-dessous de 100, notamment du fait de leur rédaction de petite taille et du nombre réduit de numéros dépouillés. Les revues établies et pérennes ont un indice plus élevé, qui s’explique par leur durée et, de manière secondaire, par l’extension plus large de leur rédaction.
Exemple d’ours extrait de Joypad 100 (septembre 2000), p. 6.

Titre du magazine | Nombre de livraisons dépouillées | Nombre total de personnes recensées dans l’ours du magazine | Nombre moyen de personnes ayant participé à une livraison | Indice de fluctuation de la rédaction |
aBc Informatique | 47 | 19 | 13,60 | 65,68 |
Amiga Concept | 15 | 53 | 21,93 | 36,25 |
Amiga News | 111 | 308 | 18,94 | 1805,36 |
Amstrad Cent pour Cent | 49 | 168 | 26,90 | 306,05 |
Amstrad hebdo et PC | 11 | 28 | 20,00 | 15,40 |
Amstrad magazine | 25 | 102 | 20,32 | 125,49 |
Arcades Hebdo | 15 | 13 | 8,53 | 22,85 |
Atari 1st | 17 | 98 | 25,59 | 65,11 |
Atari magazine | 37 | 68 | 16,30 | 154,38 |
Banzzaï | 25 | 105 | 40,24 | 65,23 |
Canard PC | 132 | 59 | 15,49 | 502,70 |
Commodore Revue | 16 | 68 | 17,38 | 62,62 |
Consoles + | 109 | 222 | 34,78 | 695,81 |
CPC | 29 | 24 | 9,00 | 77,33 |
Cyber Stratège | 18 | 57 | 36,33 | 28,24 |
Gameplay 64 | 18 | 44 | 10,44 | 75,83 |
Gaming | 4 | 45 | 37,75 | 4,77 |
Génération 4 | 156 | 415 | 36,24 | 1786,56 |
Hardcore Gamers | 14 | 80 | 20,50 | 54,63 |
Hebdogiciel | 153 | 36 | 8,36 | 658,89 |
Icônes | 55 | 172 | 21,29 | 444,32 |
Jeux & Stratégie | 59 | 56 | 19,69 | 167,76 |
Joypad | 162 | 318 | 33,74 | 1 526,75 |
Joystick | 152 | 290 | 31,05 | 1 419,53 |
Joystick Hebdo | 48 | 27 | 7,42 | 174,74 |
L’Atarien | 11 | 43 | 11,64 | 40,65 |
Led Micro | 41 | 36 | 9,68 | 152,43 |
Login | 69 | 196 | 32,39 | 417,52 |
Mega Force | 45 | 90 | 18,91 | 214,16 |
Micr’oric | 8 | 51 | 13,00 | 31,38 |
Micro et Robots | 16 | 51 | 19,25 | 42,39 |
Nintendo le magazine officiel | 10 | 60 | 37,20 | 16,13 |
Nintendo Player | 27 | 82 | 30,41 | 72,81 |
PC Fun | 3 | 96 | 67,67 | 4,26 |
PC Jeux | 9 | 175 | 48,22 | 32,66 |
PC Player | 11 | 100 | 27,45 | 40,07 |
Playbox | 4 | 54 | 36,00 | 6,00 |
Player One | 104 | 217 | 34,29 | 658,18 |
Playmag | 20 | 97 | 26,60 | 72,93 |
Playstation magazine | 28 | 92 | 37,68 | 68,37 |
Super Power | 47 | 99 | 22,34 | 208,28 |
Supersonic | 6 | 86 | 38,50 | 13,40 |
Tilt | 121 | 305 | 36,26 | 1017,89 |
Topconsoles | 3 | 69 | 52,67 | 3,93 |
Ultra 64 | 3 | 22 | 13,33 | 4,95 |
Ultra Player | 12 | 60 | 33,23 | 21,67 |
Xbox le magazine officiel | 18 | 84 | 38,00 | 39,79 |
Fig. 2 : Nombre de membres de la rédaction de chaque numéro présent dans le corpus. La ligne horizontale dans chaque sous-graphique représente la valeur moyenne sur l’ensemble du corpus (environ 25,4 personnes par rédaction et par numéro).

16Une autre manière de représenter l’évolution des rédactions de magazines est de porter, sur un graphique pour chaque magazine, en ordonnée le nombre de personnes au sein d’une rédaction et en abscisse le temps (en années, voir fig. 2).
17Pour la majorité des magazines, ces courbes sont croissantes à partir de leur date de création, généralement avec un plateau une fois le fonctionnement de la rédaction stabilisé et parfois une légère décrue concordant avec la fin de l’âge d’or de la presse magazine, vers 2002. Ce mouvement de diminution correspond à ce qu’Yves Breem et Boris Krywicki mettent bien en évidence dans le sixième chapitre de leur livre, intitulé « L’érosion » (Breem et Krywicki, 2020, p. 169–196), à savoir l’érosion du succès de cette presse : ils expliquent ainsi que la rentabilité des magazines ne suit plus du fait de la concurrence d’internet et de l’entrée en jeu du groupe de presse Future. Comme on le constate dans la figure 2, cette érosion est aussi celle du nombre de membres des rédactions. Future va en effet adopter une politique de concentration des magazines dans ses mains avec comme objectif une réduction des coûts appuyée sur la diminution du nombre de personnes contribuant aux magazines. Il est intéressant de pouvoir objectiver graphiquement cette décroissance : c’est le cas de Joypad et Joystick, rachetés par Future. Génération 4 et Login (suite — avec conservation de la numérotation — de Amiga Dreams puis de Dreams) n’ont en revanche pas été rachetés par Future, mais ont suivi le même mouvement d’érosion général, du fait de la perte de rentabilité de la presse papier au début des années 2000.
18Après cette présentation des magazines, il nous faut décrire rapidement les premiers comptages concernant les personnes présentes dans les ours dépouillés. Vous trouverez dans le tableau ci-dessous la liste des 60 personnes les plus récurrentes sur tout le corpus.
19On retrouve dans ces soixante premiers noms des membres de la rédaction de Joystick de la fin des années 1990, qui fondent plus tard pour certains Canard PC (Jérôme Darnaudet, Ivan Gaudé, les frères Michaël et Laurent Sarfati, Olivier Peron, mais aussi le dessinateur Didier Couly, responsable de l’identité graphique dessinée de ces magazines). D’autres acteurs bien connus apparaissent : Alain Huyghues-Lacour (Tilt et Joystick notamment) et Jean-Marc Demoly (Joystick, puis rédacteur en chef de Super Power)12 ; Stéphane Lavoisard, rédacteur en chef de Génération 4 ; Marc Andersen, fondateur et directeur général de Sipress, qui a lancé Joystick et Joypad, de Sumo Editions, qui a lancé Super Power, ou encore de Cyber Press Publishing, qui a publié de très nombreux magazines dans le domaine des loisirs, notamment dans le domaine de la musique (Rolling Stone et Trax), dans celui du cinéma (Ciné Live et L’Écran fantastique), et dans le domaine du jeu vidéo (La Bible des secrets Playstation, La Bible des secrets Xbox, La Bible des secrets Game Cube, La Bible des secrets collector, Spécial Game Boy, Astuces mania, Idéal PC, Play Mag).
20Il semble normal, au vu de la constitution du corpus à partir des titres principaux de la presse magazine vidéoludique du début des années 1990, de retrouver les principaux animateurs de ces magazines aux premières places de ce décompte. Si cette histoire, telle qu’elle est racontée par les acteurs eux-mêmes dans leurs mémoires autobiographiques, semble être avant tout une histoire d’hommes, il faut souligner les rôles féminins moins visibles mais cruciaux au sein des rédactions, qui participent sur le long terme à leur stabilité : en tête de ce « classement », Claudine Lefèbvre est assistante de publicité à Tilt de longues années, avant d’assumer cette tâche pour Joystick, Joypad, Console Plus, Playstation Magazine et Canard PC. Sa profession lui commandait de travailler sur plusieurs titres par mois, ce qui augmente directement son nombre d’occurrences. Cécile-Marie Reye travaille pour Tilt et Console Plus puis est assistante cheffe de publicité chez Hachette Digital Presse pour les magazines Joystick, Joypad, PlayStation Magazine. Sonia Jensen est secrétaire de rédaction à Joystick, Joypad, PlayStation Magazine, Gaming et Canard PC. Au sein de ce dernier magazine, son parcours évolue au fur et à mesure des publications et elle développe progressivement ses propres rubriques, outre le mot croisé de la dernière page qu’elle signe Maîtresse Paule Cul. Ces femmes, quand elles travaillent pour un éditeur publiant plusieurs magazines, interviennent souvent le même mois sur tous les magazines à thématique vidéoludique de cet éditeur.
Nom | Occurrences |
Lefèbvre_Claudine_NA | 378 |
Tomas_Antoine_NA | 312 |
Scamps_Olivier_NA | 288 |
Sarfati_Michael_Gana | 258 |
Darnaudet_Jérôme_Lord Casque Noir | 248 |
Hébert_Stéphane_Fishbone | 247 |
Andersen_Marc_NA | 238 |
Weill_Isabelle_NA | 229 |
Couly_Didier_NA | 219 |
Deleval_Fabien_Bob Arctor | 211 |
Brutinaud_Sylvie_NA | 203 |
Kahn_Alain_NA | 203 |
Gaudé_Ivan_Ivan le fou | 200 |
Desangles_Michel_NA | 193 |
Delpierre_Christophe_Chris | 190 |
Huyghues-Lacour_Alain_AHL | 186 |
Leclercq_Stéphane_NA | 183 |
Jensen_Sonia_La lutaine | 179 |
Giudicelli_Godefroy_NA | 177 |
Peron_Olivier_Ackboo | 174 |
Lavoisard_Stéphane_NA | 170 |
Hendricks_Pascal_Cap’Tain Ta Race | 168 |
Hermellin_François_Banana San | 166 |
Reye_Cécile-Marie_NA | 165 |
Ceccaldi_Gérard_NA | 164 |
Picaud_Benoîte_NA | 155 |
Harmel_Antoine_Boum boum | 153 |
Latil_Didier_NA | 151 |
Valls_Pierre_NA | 150 |
Langlois_Alain_Linos | 146 |
Sarfati_Laurent_Monsieur Pomme de Terre | 145 |
Martin_Philippe_NA | 144 |
Branchut_Catherine_NA | 137 |
Le Potvin_Olivier_NA | 137 |
Pottier_Christophe_Wolfen | 137 |
Caron_Sonia_NA | 135 |
Giordano_Patrick_Matt | 135 |
Van Paaschen_Juliette_NA | 134 |
Geuffroy_Laurence_NA | 133 |
Gouffé_Jacques_NA | 133 |
Gourdin_Christophe_NA | 133 |
NA_NA_Brodard Graphique | 133 |
Baron_Cyrille_Moulinex | 132 |
Tarrain_François_Elwood | 132 |
Nini_Nourdine_Trazom | 131 |
André_Patrick_NA | 129 |
Dubuc_Isabelle_NA | 129 |
Le Pivain_Pierre_Pete Boule | 129 |
Harbonn_Jacques_NA | 128 |
Michaelis_Perrine_NA | 128 |
NA_NA_Hachette Filipacchi Presse | 128 |
Traineau_Pascal_NA | 127 |
Blottière_Jean-Michel_NA | 126 |
Demoly_Jean-Marc_J’M DESTROY | 126 |
Audissou_Simone_NA | 125 |
Morisse_Jean-François_TSR | 125 |
Gasnot_Jean-Marc_Jeme | 124 |
Gaillard_Etienne_NA | 123 |
Levesque_Frédéric_NA | 123 |
Didier_Jean_NA | 121 |
21À l’autre bout du tableau, on repère 2097 personnes qui apparaissent dans l’ours de 5 magazines ou moins (parmi lesquels 1032 apparaissent dans une seule livraison et 373 dans deux). On peut isoler un total de 3686–2097 = 1589 personnes qui constituent le segment le plus récurrent du réseau de personnes liées à la rédaction de ces 47 magazines dépouillés. Le graphique suivant représente le nombre d’occurrences par personne au sein des ours.
22Ce tableau montre une grande volatilité dans la participation aux rédactions, avec, si on place le seuil à 5 participations, une majorité de personnes (56 %) qui n’interviennent que ponctuellement (5 fois maximum), et un plus petit nombre (44 %) qui prennent part plus de 5 fois à la rédaction d’un magazine de jeu vidéo.

3.2. Explorer les différents réseaux (biparti, individus, magazines) sur la période et calculer les centralités
23Pour explorer les liens entre toutes ces personnes, nous avons recours à l’analyse structurale des réseaux sociaux. Nous avons reconstitué trois réseaux : le premier est le réseau biparti sur la période 1985–2005, composé de 5299 sommets et 52554 arêtes, qui présente les liens entre tous les nœuds de la période (personnes et magazines). Le deuxième est le réseau projeté des membres de rédactions sur la période 1985–2005, présentant 3468 sommets et 112380 arêtes. Il se compose de 3 clusters de respectivement 3412 (98,3 %), 30 (membres des rédactions de Arcades Hebdo et de CPC) et 26 sommets (rédaction de Micro et Robots13). Enfin, nous avons le réseau projeté des numéros de magazines sur la même période, qui est composé de 1831 sommets et 309943 arêtes. Il est lui-même composé de 3 clusters de 1784 (97,4 %), 44 (Arcades Hebdo et CPC) et 3 sommets (Micro et Robots).
24La représentation graphique de ces réseaux est, comme très souvent, illisible. Pour donner du sens à ces données, nous recourons à différents indicateurs, en particulier les indices de centralité. Nous en calculons deux pour le réseau des membres de rédactions. Le premier est la centralité de degré, c’est-à-dire le nombre de liens auxquels un sommet est adjacent. Ensuite, nous calculons la centralité d’intermédiarité. Celle-ci correspond au nombre de fois qu’un sommet est sur le chemin le plus court entre deux autres sommets. Cette centralité permet de mettre en évidence les sommets qui connectent en chemin direct le plus d’autres sommets. Les journalistes représenté·e·s par ces sommets relient des rédactions entre elles.
3.2.1. Réseaux des membres de rédactions
Voici les 50 sommets ayant la plus grande centralité de degré.
Identifiant | Centralité de degré |
Scamps_Olivier_NA | 520 |
Lefèbvre_Claudine_NA | 491 |
Martin_Philippe_NA | 490 |
Delpierre_Christophe_Chris | 455 |
Giudicelli_Godefroy_NA | 438 |
Harbonn_Jacques_NA | 436 |
Barbe_Robert_Robby | 434 |
Hermellin_François_Banana San | 425 |
Lavoisard_Stéphane_NA | 419 |
Kahn_Alain_NA | 409 |
Brutinaud_Sylvie_NA | 409 |
Latil_Didier_NA | 408 |
Huyghues-Lacour_Alain_AHL | 401 |
Tomas_Antoine_NA | 366 |
Harmel_Antoine_Boum boum | 364 |
Le Potvin_Olivier_NA | 363 |
Didier_Jean_NA | 359 |
Caron_Jacques_NA | 359 |
Weill_Isabelle_NA | 356 |
Blottière_Jean-Michel_NA | 352 |
Zaimi_Saghi_NA | 350 |
Gourdal_Christine_NA | 349 |
Gouffé_Jacques_NA | 348 |
Andersen_Marc_NA | 338 |
Valls_Pierre_NA | 337 |
Giordano_Patrick_Matt | 334 |
Schreiber_Stéphane_Steph | 332 |
André_Patrick_NA | 332 |
Dubuc_Isabelle_NA | 332 |
Van Paaschen_Juliette_NA | 330 |
Serra_Yann_NA | 330 |
Levesque_Frédéric_NA | 326 |
Aldebert_Jean-Pierre_NA | 320 |
Morel_Francis_NA | 319 |
Reye_Cécile-Marie_NA | 317 |
Roger_Jean-Pierre_NA | 317 |
Tessier_Cyril_NA | 317 |
Aïthabib_Leila_NA | 315 |
Hautefeuille_Olivier_NA | 312 |
Lepper_Bruce_NA | 307 |
Alexandre_Vincent_NA | 301 |
Daniel_François_Wonder | 298 |
Bouchard_Stéphane_NA | 295 |
Jovanovic_Jean-Loup_NA | 291 |
Lacombe_Marc_NA | 291 |
Guyard_Virginie_NA | 290 |
Téné_David_NA | 288 |
Canou_Olivier_NA | 288 |
Ladoire_Frank_NA | 287 |
Baron_Cyrille_Moulinex | 280 |
25La tradition des pseudonymes de rédacteurs permet de repérer rapidement ceux qui sont actifs dans ce domaine (à l’exception d’Olivier Scamps, premier de la liste, qui a travaillé notamment pour Tilt, Player One, Amstrad PC, Joystick, Joypad et PlayStation Magazine sans recourir par défaut à un pseudonyme). On peut aussi pointer Marc Lacombe, alias Marcus, l’animateur de la chaîne Nolife, qui a travaillé pour Micro News, Tilt, Consoles +, Player One, Joystick, ou encore PC Player. La clé pour être haut placé dans ce classement est d’avoir travaillé pour plusieurs rédactions de bonne taille sur la durée : les personnes fréquentées au sein de ces rédactions sont alors nombreuses. La présence de ces rédacteurs est assez attendue : les lecteurs assidus ont croisé leurs pseudonymes régulièrement.
26D’autres noms sont aussi bien connus : les rédacteurs en chef (Stéphane Lavoisard, Jean-Michel Blottière) ou un propriétaire des sociétés éditrices comme Marc Andersen.
27Contrairement à ce que l’histoire érudite traditionnelle laisse penser, elle qui met l’accent sur les testeurs de jeu, des noms féminins apparaissent tout en haut de ce classement : Claudine Lefebvre, dont il a été question plus haut ; Sylvie Brutinaud, Isabelle Weill, Isabelle Dubuc, Juliette Van Paaschen, Cécile-Marie Reye, Leila Aïthabib, Virginie Guyard… le décompte des relations met en évidence des personnes indispensables à la rédaction de nombreux magazines, mais beaucoup moins présentes sous le feu des projecteurs14. Elles représentent les fonctions moins visibles de la vie de la rédaction : assistante éditoriale, secrétaire de rédaction, chargée de la publicité, responsable financière et comptable. Ces fonctions assurent la pérennité de la presse de l’âge d’or. De quoi interroger et remettre en contexte la citation d’Alain Huyghues-Lacour :
Soyons clairs : si, dans un test, on a cinq fautes d’orthographe par ligne, ce qui est à peu près le niveau des journalistes que j’engageais à l’époque, le public, ça ne le gêne pas. […] Par contre, si vous dites qu’il y a sept coups spéciaux alors qu’en fait il y en a huit, vous recevez 3000 lettres d’insultes ! C’est le problème de la presse spécialisée : la seule chose qui compte véritablement, c’est la connaissance du sujet. […] Si on écrit bien, c’est un bonus15.
28Ce constat d’AHL participe à la mythologie autour de la presse de jeu vidéo, qui idéalise le travail de rédaction et invisibilise le travail éditorial, comptable et publicitaire, bien souvent féminin. Se rejouent dans cette conception une mythologie de l’auteur et une dissimulation du travail d’intermédiaire culturel assuré par un personnel qualifié plus technicien que créatif. Pourtant, même dans cette presse spécialisée, ce travail éditorial, comptable et publicitaire autour de ces magazines est indispensable, d’autant plus quand les magazines appartiennent à des grands groupes de presse, comme Hachette Digital. Un grand groupe peut mutualiser les compétences de ce type, en demandant à ses employés d’assurer la même fonction pour différents magazines. La centralité de degré met en évidence ces fonctions, en montrant combien celles-ci étaient genrées : statistiquement parlant, les hommes s’occupent des tests et les femmes du travail technique. La première femme rédactrice dans ce classement semble être Véronique Boissarie, alias Elvira, de Player One, à la 190e position…
29Venons-en maintenant au tableau de la centralité d’intermédiarité.
Identifiant | Centralité de degré | Centralité d’intermédiarité |
Serra_Yann_NA | 330 | 545760,4861 |
Potter_Christopher P, _NA | 101 | 491323,7718 |
Harbonn_Jacques_NA | 436 | 283475,663 |
Houng_Michel_NA | 270 | 282834,0977 |
Barbe_Robert_Robby | 434 | 251955,117 |
Scamps_Olivier_NA | 520 | 229922,3122 |
Tran_Kim-Long_Keem | 151 | 225025,843 |
Martin_Philippe_NA | 490 | 224319,9561 |
Delprato_Jean-Marc_Boba Fett | 106 | 213409,0781 |
Schreiber_Stéphane_Steph | 332 | 199173,2537 |
Messelin_Magali_NA | 47 | 160814,2134 |
Hermellin_François_Banana San | 425 | 159180,4843 |
Delpierre_Christophe_Chris | 455 | 146857,9979 |
Solé_Jean_NA | 83 | 133612,7851 |
Derveaux-Berté_Isabelle_NA | 255 | 128545,8345 |
Cupertino_Giorgio_NA | 102 | 121981,3836 |
Bohbot_Jérôme_NA | 91 | 121581,8226 |
Didier_Jean_NA | 359 | 119686,933 |
Chollat_Annick_NA | 249 | 117920,9974 |
Cyssau_Laurent_Loran | 264 | 106159,3328 |
Goulier_Pierre-Jean_Annybal | 51 | 101047,8977 |
Braunstein_Léopold_Leopold | 116 | 100098,8882 |
Canonge_Romain_NA | 265 | 96866,93085 |
Allain_Sylvain_NA | 177 | 86643,49452 |
Bretagnolle_Pierre_NA | 40 | 83940,26239 |
Dupuy_Sylvie_NA | 100 | 83752,63019 |
Gaucher_Ivan_NA | 241 | 82807,72666 |
Demaille_Akim_NA | 117 | 80291,28182 |
Tessier_Cyril_NA | 317 | 76996,63412 |
Rousseau_Frédéric_NA | 92 | 76011,55261 |
Géroult_François-Cyril_NA | 81 | 75657,86276 |
Duval_Anne-Gaëlle_NA | 140 | 74808,87643 |
Lopez_Gabriel_Atarimag | 261 | 73981,51824 |
Baron_Cyrille_Moulinex | 280 | 72524,39362 |
Lavoisard_Stéphane_NA | 419 | 68824,07664 |
Béchet_Thibault_NA | 172 | 67598,74508 |
Ravin_William_NA | 111 | 67197,86353 |
Huyghues-Lacour_Alain_AHL | 401 | 64484,8666 |
Hao Tea_Teck_Teckos | 188 | 61688,01271 |
Claveau_Loïc_Muad | 208 | 60916,8427 |
Martinez_Bernard_NA | 130 | 60149,17368 |
Labro_Jean-Pierre_Jipi | 120 | 59883,93077 |
Cagnion_Thierry_NA | 220 | 59840,93187 |
na_na_mlp | 68 | 58823,39763 |
Leclercq_Xavier_NA | 202 | 58321,61735 |
Buret_Stéphane_Bubu | 233 | 57816,03943 |
Lacombe_Marc_NA | 291 | 57181,77692 |
Sarfati_Michael_Gana | 238 | 56246,24173 |
Latil_Didier_NA | 408 | 55998,51956 |
Desangles_Michel_NA | 237 | 55423,72749 |
30Il ne faut sans doute pas être étonné de retrouver Yann Serra en tête de ce classement : baroudeur de la presse informatique depuis plus de 30 ans (d’après son profil LinkedIn, il a commencé en 1990 en fréquentant un grand nombre de rédactions de la presse informatique, dont la presse de jeu vidéo), il a travaillé comme pigiste dans la première moitié des années 1990 (comme rédacteur et comme illustrateur), puis comme directeur des rédactions de Login et de PC Teams pendant la décennie qui a suivi. Il fait ainsi le lien entre des rédactions qui partagent moins de membres (Joystick, Amstrad Cent pour cent, Login, PC Teams). La centralité d’intermédiarité fait ressortir des personnalités moins attachées à une marque ou à un ensemble de rédactions appartenant à un même éditeur ; elle favorise l’émergence de personnes à la trajectoire transversale, comme Jacques Harbonn, qui travaille pour Tilt dans les premières années, puis participe à Génération 4, Consoles + et Player One. Autre exemple : Michel Houng, qui passe (parfois en même temps) par Commodore Revue, Génération 4, Mega Force, Nintendo le magazine officiel, PC Fun, Playmag, Super Power et Xbox le magazine officiel.
31Cette première exploration du réseau des membres des rédactions des magazines de jeu vidéo met en évidence les rôles autres que ceux de rédacteurs ou rédactrices. Dans un travail futur, il faudrait lister et harmoniser ces fonctions, afin d’en proposer une étude plus approfondie.
3.2.2. Réseau des magazines
32Nous construisons le réseau des magazines, ce qui requiert deux étapes importantes. En premier lieu, nous considérons tous les numéros d’un magazine comme un seul sommet du réseau16, nous simplifions les arêtes à double, puis nous mettons en évidence quels magazines ont des membres en commun (et combien) et nous lions ceux-ci entre eux. Ce travail permet de représenter à un niveau macro certaines dynamiques de mobilité : quels magazines ont partagé des employé·e·s ? Dans quelles proportions ? Trouve-t-on une logique de rassemblement par plateformes de jeux vidéo ? Par éditeur ?
33Pour rappel, trois magazines sont exclus de ce réseau, ne partageant aucun membre de leurs rédactions avec celles des 44 magazines reliés entre eux et formant la composante principale du réseau. Première observation : le réseau des interconnexions de ces 44 magazines est très dense, avec une valeur de 34 %, ce qui signifie qu’en prenant au hasard deux magazines, il y a une chance sur trois qu’ils aient au moins un·e employé·e en commun. Cette propriété plutôt extraordinaire du réseau s’explique par le nombre d’opérations de réduction que nous avons appliquées au réseau et qui le simplifient énormément, mais aussi par le fait qu’un nombre important d’acteurs et d’actrices de la presse vidéoludique ont collaboré à plusieurs magazines différents durant leur carrière. Le poids d’une arête entre deux sommets correspond dans notre modèle à la somme des personnes en commun. Nous utilisons cette propriété pour accéder à différents niveaux du réseau. Nous en montrons deux.
34Lorsque toutes les connexions sont envisagées, le réseau est illisible, car trop dense, et il n’est pas nécessaire de le visualiser. Par contre, les statistiques nous disent que ce milieu professionnel a connu une grande mobilité, dans presque toutes les directions possibles. C’est en réduisant le réseau à ses connexions les plus fortes que l’on voit apparaître une structure sous-jacente, telle un squelette de l’organisation de la presse vidéoludique. À ce stade, il ne faut pas négliger que les magazines ayant connu un grand nombre d’employé·e·s, ou ayant duré longtemps, acquièrent un capital fort et se placent au centre du réseau. C’est ainsi qu’avec un seuil imposé de six employé·e·s en commun, on voit apparaître une structure de regroupements que l’on peut expliquer par une logique de regroupements par éditeur. Le pôle Banzzaï, Supersonic, PC Fun et Top Consoles est très visible et isolé, uniquement relié au reste du réseau par les membres partagés avec Génération 4. En bas, on retrouve les « Player » (One, Nintendo, PC, Ultra), et en haut à gauche les revues de consoles entretenant des liens forts avec Joystick.

3.2.3. Réseaux des magazines par année
35Les graphiques suivants présentent la composante principale du réseau des magazines par année. Nous avons regroupé les noms des membres de comités de rédaction, par année et par magazine, puis nous avons croisé ces listes afin de créer pour chaque année un réseau des liens entre rédactions, c’est-à-dire avec au minimum une personne en commun*.


















36L’examen de l’évolution de ces réseaux confirme des liens au sein de pôles éditoriaux, mais permet aussi de situer chronologiquement ces moments de collaboration plus intense. On peut ainsi repérer quatre périodes. La première concerne les cinq premières années, de 1986 à 1990. Il s’agit d’une presse encore émergente, qui définit son identité par la marque qu’elle défend (Atari, Amstrad, Commodore) et qui n’est pas exclusivement consacrée aux jeux vidéo (c’est le cas de Jeux et stratégie par exemple, mais aussi de chaque magazine de marque qui décrit largement les usages potentiels de la machine qu’il traite : créations graphiques et musicales, bureautique, etc.). Les journalistes et associés de la rédaction circulent entre ces différentes marques, sans pôle particulièrement visible. L’axe Atari-Amstrad puis Atari-Commodore s’impose à cette période.
37Le deuxième moment, de 1991 à 1997, voit une structuration beaucoup plus forte en pôles éditoriaux, avec, jusqu’à sa disparition en 1993, Tilt au centre des liens entre rédactions, du fait sans doute de son ancienneté sur le marché éditorial : plusieurs ont fait leurs armes en son sein, avant de tenter l’aventure ailleurs. L’extension de Tilt, Consoles +, prend progressivement de plus en plus de place, au fur et à mesure que le marché des consoles se déploie. Outre Tilt et Consoles +, les trois pôles identifiables sont les suivants :
- Joystick, Joypad, MegaForce et Super Power, puis plus tard Playstation Magazine ;
- Génération 4, Banzzaï, Supersonic, puis plus tard PC Fun et Top Consoles ;
- Player One, Nintendo Player, PC Player, puis plus tard Ultra Player et Playmag.
38On retrouve durant cette période la logique éditoriale qui fonctionne à plein : chaque éditeur publie des magazines spécialisés par machine ou marque et mutualise en partie les équipes de ces différentes rédactions. Tilt et Consoles + sont édités au départ par les éditions Mondiales ; fondés par Marc Andersen (fondateur aussi de Super Power et MegaForce), Joystick et Joypad seront rachetés par Hachette en 1993 ; Pressimage (qui publiait ST Magazine) est l’éditeur de Génération 4, puis de Banzzaï, Supersonic et Top Consoles ; enfin, Player One, Nintendo Player, PC Player et Ultra Player sont lancés par Médias Système Éditions, qui avait édité, lors de la période précédente, Amstrad PC et Amstrad Cent pour cent.
39Enfin, une dernière période se dégage à partir de 1998, avec un effondrement du nombre de collaborations qui s’explique sans doute par les turbulences liées à la concentration éditoriale et à la disparition progressive de magazines plus petits, dérivés de magazines principaux. 2001 voit Joystick et Joypad ne plus partager aucun journaliste : c’est l’année durant laquelle Hachette planifie de se séparer de Joystick, avec un rachat envisagé par ses salariés qui n’aboutit pas.
4. Conclusion en forme d’ouverture
40Pour conclure, nous voudrions souligner que cette première modélisation pourrait être approfondie, tant par l’extension du corpus des magazines dépouillés que par son examen année après année, en reconstituant les réseaux annuels en synchronie et en observant les évolutions de ceux-ci.
41Comment les rédactions des magazines de la presse vidéoludique ont-elles évolué avec les années ? Quels furent les magazines charnières en fonction des années, ceux qui attiraient des rédacteurs et pour lesquels rétrospectivement nous postulons une certaine aura17 ? Quels rédacteurs furent des personnages clés de cette histoire, du fait de leur positionnement relationnel ? Peut-on reconnaître ces rôles en « lisant » les trajectoires relationnelles intégrées à l’évolution de ce réseau des journalistes ? Quelles sont les limites de cette modélisation ? Que peut-elle nous apprendre et que ne peut-elle pas nous dire ?
42L’approche formelle par la sociologie des réseaux constitue un regard qui, comme souvent, pose de nouvelles questions, tout en apportant des éléments de réflexion passés inaperçus. D’autres personnes pourraient prolonger ce chantier, car nous avons souhaité mettre à disposition le jeu de données18.

Notes de bas de page
1 Sur cette question de l’entrée dans la communauté, voir le chapitre consacré à la question dans le volume d’Yves Breem et de Boris Krywicki (2020, p. 36–42), “Comment entrer dans la presse vidéoludique à cette époque ?”.
2 À ce propos, voir l’article de Corentin Lamy, “C’était avant YouTube : les sketches délirants de « Joystick » sur CD-ROM”, Le Monde, 31 juillet 2017. https://www.lemonde.fr/festival/article/2017/07/31/les-sketches-delirants-de-joystick_5166815_4415198.html
3 À ce sujet, voir les travaux du GREMLIN sur leur site : http://legremlin.org/index.php/ouvrages
4 Cette voie fort intéressante demande un investissement en temps trop important sur un corpus aussi large que le nôtre pour une première étude exploratoire de ces sociabilités.
5 Il s’agit d’un encadré discret en début ou fin de magazine listant les personnes ayant contribué au numéro du magazine et donnant leurs rôles.
6 Pour constituer la sélection des titres dépouillés, nous avons choisi de privilégier tout d’abord les titres qui ont, à notre connaissance, eu un rôle majeur dans l’histoire de la presse magazine vidéoludique francophone. Un tropisme lié au début des années 1990 et à la presse console est présent. Il correspond aux principaux magazines actifs durant l’« âge d’or » tel que défini par Dozo et Krywicki, 2018. Ensuite, nous avons complété avec les titres exclusivement dédiés au jeu vidéo dont la collection était la plus développée sur le site abandonware-magazines.org. Enfin, il faut savoir que ce dépouillement n’a pu être exhaustif par rapport à l’ensemble des magazines présents sur le site, faute de temps et de moyens pour financer un dépouillement global systématique.
7 Une même personne peut apparaître plusieurs fois dans un ours, à différents rôles, ce qui demande une prise en compte particulière au moment de l’analyse.
8 Lors de la première collation globale, il y avait 48 magazines et 2132 livraisons. MegaForce ayant été encodé deux fois du fait d’une mauvaise répartition des tâches entre les auxiliaires de recherche, il a fallu retirer les lignes correspondantes.
9 Il est de coutume de mentionner dans l’ours le nom d’un auteur pour une rubrique ou un rôle particulier, puis de le mentionner à nouveau à l’intitulé « ont participé à ce numéro ».
10 Total obtenu en septembre 1997 pour le volume 2 de PC Jeux.
11 Total obtenu en février 1995 pour le volume 2 de PC Fun.
12 Tous les deux ont publié une sorte d’autobiographie retraçant leur vie dans la presse vidéoludique : Julien Chièze (avec Alain Huyghues-Lacour), Tu le crois ça ? AHL se raconte à Julien Chièze, Toulouse, Pix’n Love éditions, 2013 et J’M Destroy, L’Âge d’or des jeux vidéo & de la presse spécialisée, Geeks-Line, 2017.
13 Nous n’avons dans notre corpus que trois numéros de ce magazine. Il n’est dès lors pas exclu qu’il partage du personnel avec d’autres magazines en dehors de cette sélection réduite.
14 Sur la question proche mais différente de la place des femmes journalistes dans les rédactions, voir l’article synthétique d’Isabelle Garcin-Marrou, 2019, en particulier la section « La place des femmes dans les rédactions », p. 274–277.
15 Conférence « Évolution de la presse JV » à Play Paris, 21 avril 2018, https://www.youtube.com/watch?v=FK_LjSXZ8WM, cité par Breem et Krywicki, p. 49.
16 Par exemple, une personne ayant travaillé sur les numéros 17, 18 et 19 de Joystick sera considérée comme quelqu’un ayant travaillé au moins une fois sur un numéro de Joystick.
17 Sur la question de l’aura de certains magazines, voir l’interview de Pipomantis pour le MOOC « Introduction à la culture vidéoludique » du Liège Game Lab. https://www.fun-mooc.fr/fr/cours/introduction-a-la-culture-videoludique/
18 Les données que nous avons utilisées et la description des différents traitements de celles-ci sont accessibles au sein du dépôt suivant : https://doi.org/10.5281/zenodo.7087826
Notes de fin
* Aucune personne n’est présente dans deux rédactions de magazines lors de l’année 1987, ce qui explique l’absence de graphique pour cette année-là.
Auteurs
Université de Liège
Chargé de cours en humanités numériques et cultures vidéoludiques à l’université de Liège. Il travaille sur les cultures populaires, est membre fondateur du Liège Game Lab et a publié dernièrement Dark Vador. À feu et à sang (avec Dick Tomasovic, Les Impressions nouvelles, 2021) et Comprendre la littérature de jeunesse (avec Valérie Centi, Daniel Delbrassine et Vincianne D’Anna, L’École des Loisirs, 2022).
Université de Lausanne
Professeur assistant en étude des jeux vidéo en section des Sciences du langage et de l’information (faculté des Lettres, université de Lausanne) et cofondateur du GameLab UNIL-EPFL. Ses recherches portent notamment sur la préservation du patrimoine vidéoludique et l’étude des plateformes.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
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Jouer dans l’Antiquité classique/Play and Games in Classical Antiquity
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