1 Il ne s’agira pas ici de prolonger la déconstruction de cette distinction et la critique frontale des structurations culturelles et sociales qui sous-tendent les notions mêmes d’éducation, d’ignorance ou encore d’émancipation, tâches auxquelles s’est attelé Jacques Rancière par exemple. Je voudrais beaucoup plus, dans la suite de ce texte, tenter de comprendre quel est le potentiel critique à trouver malgré tout dans un contexte intégralement déterminé par ces partages.

2 Hans Magnus Enzensberger, « Baukasten zu einer Theorie der Medien », Kursbuch, 20, 1970, p. 159-186.

3 Ibid., p. 160. [Dans la suite du présent texte, à défaut d’une mention explicite du traducteur, toutes les traductions ont été effectuées par son auteur.]

4 Ibid., p. 161. Pour l’original chez Brecht : « Radiotheorie » (1932), dans Gesammelte Werke, Tome 8, Francfort sur le Main, Suhrkamp Verlag, 1967, p. 129.

5 Enzensberger, « Baukasten », art. cit., p. 160.

6 Ibid., p. 167-168. C’est également de cette façon que Gerd Conradt, un des pionniers du mouvement vidéo allemand, définit rétrospectivement l’origine de la vidéo engagée : « […] produire, pour opposer à la structure émetteur central/récepteur décentralisé et isolé, une autre structure dans laquelle le récepteur devient lui-même producteur et émetteur » (Gerd Conradt, « Bänderseuche. Zu den Forderungen der Video-Pioniere an Sony von Gerd Conradt », Medium, 6, 1983, reproduit intégralement dans Gerd Conradt und der Workshop « Allegorie des Fernsehens 1991 », sous la direction de Alois Pluschkowitz, Siegfried Zielinski, Salzbourg, s.d., p. 64).

7 Enzensberger, « Baukasten », art. cit., p. 170.

8 Ibid.

9 Margret Köhler, préambule à Alternative Medienarbeit. Videogruppen in der Bundesrepublik, « Schriftenreihe des Institut Jugend Film Fernsehen » t. 3, sous la direction de Margret Köhler, Munich, Opladen, Leske Verlag + Budrich, 1980, p. 7.

10 Oskar Negt & Alexander Kluge, Öffentlichkeit und Erfahrung. Zur Organisationsanalyse bürgerlicher und proletarischer Öffentlichkeit, Francfort sur le Main, Suhrkamp Verlag, 1972. Pour une traduction française partielle de ce texte : Alexander Kluge & Oskar Negt, « Espace public et expérience », dans L’Espace public oppositionnel, sous la direction de Oskar Negt, trad. de l’all. par Alexander Neumann, Paris, Payot, 2007, p. 55-141.

11 Ibid., p. 123.

12 Ibid., p. 185-186.

13 Dans le cadre de cette querelle, les défenseurs du processus reprochent aux tenants du produit d’avoir été happés par un mode de production institutionnalisé auquel ils prétendaient s’opposer. En d’autres termes, les vidéastes amateurs devenus auteurs professionnels seraient les victimes de la grande machinerie médiatique à laquelle on ne peut que se soustraire en renonçant à toute ambition auctoriale. Compte tenu de la volonté de ces groupes d’opposer voire de substituer une nouvelle sphère médiatique à la manipulation des médias officiels, il faut toutefois considérer cette reprise de la théorie d’Enzensberger comme partielle et simplifiée, et donc erronée. Dans son « Baukasten », l’éditeur de Kursbuch insiste en effet longuement sur l’erreur contenue dans la peur, au sein des mouvements de gauche, de s’emparer des outils médiatiques sous prétexte que ces outils participeraient de la manipulation propre à l’industrie de la conscience. Car en craignant qu’un usage politique des médias n’expose le militant comme le théoricien de gauche à une reproduction des principes mêmes de cette industrie, ils considèrent comme acquis que le système capitaliste est en mesure de gérer ses propres contradictions et paradoxes. Or, pour Enzensberger, c’est précisément la contradiction des moyens médiatiques, à la fois oppresseurs et libérateurs, qu’il s’agit d’exploiter par la vidéo pour affaiblir la logique même de la domination : « [Le] projet révolutionnaire ne doit pas provoquer la disparition des manipulateurs ; il doit au contraire faire de tout un chacun un manipulateur » (Enzensberger, « Baukasten », art. cit., p. 166).

14 Il s’agit ici d’une variation sur la critique ranciérienne de la logique pédagogique : « C’est la logique même de la relation pédagogique : le rôle dévolu au maître y est de supprimer la distance entre son savoir et l’ignorance de l’ignorant. Ses leçons et les exercices qu’il donne ont pour fin de réduire progressivement le gouffre qui les sépare. Malheureusement il ne peut réduire l’écart qu’à la condition de le recréer sans cesse. Pour remplacer l’ignorance par le savoir, il doit toujours marcher un pas en avant, remettre entre l’élève et lui une ignorance nouvelle. » Car quand bien même l’élève peut acquérir rapidement le seul savoir nécessaire à son émancipation comme ce serait le cas pour un apprenti vidéaste militant, cette acquisition fera automatiquement de lui un agent du rejeu du gouffre entre lui et ses nouveaux élèves (Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éditions, 2008, p. 14).

15 Enzensberger, « Baukasten », p. 169.

16 Hans Magnus Enzensberger, « Éloge de l’analphabétisme », dans Médiocrité et folie. Recueil de textes épars, trad. de l’all. par Pierre Gallissaires et Robert Simon, Paris, Gallimard, 1991, p. 73. Enzensberger prononce ce texte pour la première fois à l’occasion de la remise du Prix Heinrich Böll qui lui est décerné en 1985.

17 Ibid., p. 73-74.

18 Hans Magnus Enzensberger, « De l’ignorance », dans Médiocrité et folie, op. cit., p. 25.

19 Ibid., p. 30.

20 Hans Magnus Enzensberger, « Démarches ou supplément à l’utopie », dans Médiocrité et folie, op. cit., p. 7-20.

21 Enzensberger, « De l’ignorance », art. cit., p. 33-34.

22 Hans Magnus Enzensberger, « La littérature comme institution ou l’effet Alka-Seltzer », dans Médiocrité et folie, op. cit., p. 61.

23 Enzensberger, « Éloge », art. cit., p. 78-79. En première lecture, la critique d’Enzensberger semble viser ici, non seulement une pensée du sujet fondée sur l’obstination (ou « subjectivité rebelle », ou « sens de soi ») comme capacité protestataire de tout être humain, telle que défendue par Alexander Kluge et Oskar Negt quelques années plus tôt dans leur monumental montage d’images et de textes Geschichte und Eigensinn, mais aussi plus précisément sa propre critique d’une théorie de la « terreur de la consommation » (« Konsumterror ») et des besoins artificiellement créés, à laquelle Enzensberger oppose dans l’article de 1970 l’idée d’un detournement des besoins fondamentaux du sujet. Dans la suite de ces quelques pages, je tenterai de démontrer, à l’inverse, que la notion d’analphabétisme secondaire permet en deuxième lecture de concilier obstination du sujet et besoins fondamentaux réels. Alexander Kluge, Oskar Negt, Geschichte und Eigensinn, Francfort sur le Main, Zweitausendeins, 1981 [3 tomes] ; Enzensberger, « Baukasten », p. 171-173.

24 Dans son « Éloge », l’auteur assimile encore l’émancipation à une mise sous tutelle des peuples par des colons alphabétiseurs qui visent avant tout à détruire l’imagination et l’entêtement du sujet : « […] ce n’est pas parce qu’ils y étaient disposés que les peuples ont appris à lire et à écrire, mais parce qu’on les y a obligés. Leur émancipation signifia du même coup leur mise sous tutelle et l’on n’a plus appris ensuite que sous le contrôle de l’Etat et de ses agents, école, armée, justice. […] Il ne s’agissait pas d’ouvrir la voie à la “culture de l’écrit”, encore moins d’émanciper les hommes. D’une toute autre nature, le progrès dont il était question consistait à domestiquer les analphabètes, ces “membres de la plus basse classe”, à exorciser leur imagination et leur entêtement, pour exploiter désormais non plus seulement leur force musculaire et leur adresse, mais aussi leurs cerveaux. » En raison de cette paralysie de la critique, l’analphabète secondaire peut donc être défini comme un sujet alphabétisé chez lequel la colonisation de l’esprit critique a atteint un degré tel qu’il semble, a priori, impossible de lui opposer encore une quelconque forme d’éducation à la critique (Enzensberger, « Éloge », art. cit., p. 77).

25 Kluge & Negt, « Espace public et expérience », art. cit., p. 87. Les situations de transgressions auxquelles réfléchissent Kluge et Negt dans ce passage essentiel de « Espace public et expérience » font écho à un constat établi, deux ans auparavant, par Enzensberger, qui envisage déjà le potentiel politique d’un usage émancipateur des médias en l’articulant à des situations conflictuelles par essence, à la reconfiguration de l’expérience, et à la constitution d’un nouvel espace public : « Toute production qui fait des intérêts de ceux qui produisent son objet, présuppose un mode de production collectif. Elle est elle-même déjà une forme de l’auto-organisation des besoins sociétaux. Enregistreurs à bande, appareils photos et caméras portables se trouvent aujourd’hui déjà dans une large mesure en la possession des salariés. Il faut se demander pourquoi ces moyens de production n’apparaissent pas massivement sur les lieux de travail, dans les écoles, dans les bureaux de la bureaucratie, d’ailleurs dans toutes les situations sociales conflictuelles. En fabriquant des formes agressives d’un espace public qui serait le leur, les masses pourraient s’assurer de leurs expériences quotidiennes et en tirer des enseignements plus efficaces » (Enzensberger, « Baukasten », art. cit., p. 170).

26 Pour une réponse du philosophe à ce reproche : « Keine Angst vor dem Elfenbeinturm » [entretien de Theodor W. Adorno avec Dieter Brumm et Ernst Elitz], Spiegel, 5 mai 1969, p. 204-205 ; Theodor W. Adorno, « Résignation », trad. de l’all. par Nicole Gabriel, Antonia Birnbaum, Michel Métayer, Tumultes, 17-18, 2001, p. 173-178. L’articulation entre résignation, Théorie Critique et diabolisation de l’adversaire (simplification) s’inscrit également dans le prolongement d’une critique directe qu’Enzensberger déploie dans son « Baukasten zu einer Theorie der Medien » à l’égard du retrait dont certains milieux militants ont accusé les principaux penseurs de l’École de Francfort. De façon plus subtile toutefois, l’essayiste semble jouer Marcuse (« tolérance répressive ») contre Adorno auquel Enzensberger pourrait avoir emprunté la critique de la résignation des groupements engagés de gauche, prononcée une première fois en radio en 1969 (Adorno, « Résignation », art. cit.). Il reste toutefois que le retrait du philosophe, par « peur du contact avec la merde », est pour l’auteur un luxe d’une élite trop prudente : « La théorie de la tolérance répressive s’est également imposée à gauche dans le débat sur les médias ; élaborée très soigneusement par son auteur, cette théorie également, raccourcie de façon non dialectique, est devenue un vecteur de la résignation. Lorsqu’une entreprise d’appareils bureautiques peut promouvoir la relève pour son management des ventes à l’aide d’une image de Che Guevara sous-titrée We would have hired him, la tentation du retrait est certes grande. Mais la peur d’un contact avec la merde est un luxe qu’un ouvrier des canalisations ne peut se payer sans plus. » Dans un entretien autobiographique de l’auteur avec lui-même paru en 2014, Enzensberger revient notamment à cette publicité de la société Olivetti, qu’il insère cette fois dans une liste de souvenirs bigarrés ponctuée par un laconique : « Notre société est un tableau publicitaire qui paraît neuf tous les jours » (Enzensberger, « Baukasten », art. cit., p. 164 ; Hans Magnus Enzensberger, « Erinnerungen an einen Tumult (1967-1970) », dans Hans Magnus Enzensberger, Tumult, Berlin, Suhrkamp Verlag, 2014, p. 231.

27 Oskar Negt, Kant und Marx. Ein Epochengespräch, 3^e édition, Göttingen, Steidl Verlag, 2010, p. 80. Au sujet du leitmotiv, dans la pensée héritière de la Théorie Critique en Allemagne, des médias comme socles d’une réalité secondaire, voir notamment : Oskar Negt, « Les potentiels de violence inscrits dans les médias de l’image et du discours », dans Oskar Negt, L’Espace public oppositionnel, p. 155-175 ; Peter Sloterdijk, « Digression 9. Cynisme des médias et entrainement à l’arbitraire », dans Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, Paris, Christian Bourgois, 1987, p. 619-622.

28 Negt, Kant und Marx, op. cit., p. 9.

29 Ibid., p. 80.

30 Kluge & Negt, « Espace public et expérience », art. cit., p. 87.

31 Ibid., p. 88.

32 Ibid., p. 122-123.

33 Ibid., p. 123.

34 « La philosophie et les livres, même lorsqu’ils sont utilisés abondamment, risquent de rester du mobilier mort. Le contact et la coopération avec des êtres humains vivants sont nécessaires, car ils libèrent les livres et les théories de leur aura de savoir secret. », Negt, Kant und Marx, op. cit., p. 9.

35 Oskar Negt, « L’Allemagne, un espace public de production », dans Negt, L’Espace public oppositionnel, p. 152-153.

36 Alexander Kluge, « Öffentlichkeit », dans Klaus Eder & Alexander Kluge, Ulmer Dramaturgien. Reibungsverluste. Stichwort : Bestandsaufnahme, Munich, Carl Hanser Verlag, 1980, p. 57-58.

37 Adorno est précisément celui qui, pour dissuader son assistant et collaborateur Kluge de persévérer en littérature, l’avait encouragé à se diriger plutôt vers le cinéma.

38 Alexander Kluge, Günther Hörmann, Maximiliane Mainka [ici : Kluge], « Politik, Philosophie, Film », dans Eder & Kluge, Ulmer Dramaturgien, p. 47-48.

39 Kluge & Negt, « Espace public et expérience », art. cit., p. 88.

40 Alexander Kluge, « Kopfwut », dans Eder & Kluge, Ulmer Dramaturgien, op. cit., p. 30.

41 Alexander Kluge, [encart sans titre], dans Eder & Kluge, Ulmer Dramaturgien, op. cit., p. 52.

42 Alexander Kluge, « Reibungsverlust », dans Eder & Kluge, Ulmer Dramaturgien, op. cit., p. 84.

43 Michael Dost, Florian Hopf, Alexander Kluge, [encart sans titre], dans Eder & Kluge, Ulmer Dramaturgien, op. cit., p. 106. Dans « Öffentlichkeit », Kluge insiste également sur la nature d’un médium cinématographique « sans classes » : « L’art cinématographique est jeune, il a à peine 70 ans. Il est indépendant de toute détermination de classes [« nichtständisch »]. Face aux qualités subtiles qui naquirent sous la forme de la musique, de l’architecture, de la littérature, de la peinture à l’huile et des monuments, adossées à la tradition classique de l’unité de l’éducation et de la propriété, le cinéma dispose d’une étonnante robustesse, tout du moins à ses débuts. Il remonte à l’autonomie de l’imagination humaine qui existe depuis des dizaines de milliers d’années, sans pour autant emprunter les chemins enlacés du malaise dans la culture (S. Freud) » (Kluge, « Öffentlichkeit », art. cit., p. 61).

44 Hans Magnus Enzensberger, « Le triomphe du Bild-Zeitung ou la catastrophe de la liberté de la presse », dans Enzensberger, Médiocrité et folie, op. cit., p. 91.

45 Au cours de sa carrière Kluge n’a eu de cesse de chercher cette voie dans le cinéma lui-même. De ses premiers long-métrages de fiction tels que Anita G. (1966) ou Artistes sous le chapiteau : perplexes (1968) jusqu’à ses montages vidéographiques les plus récents comme Fruits de la confiance (2009) et Wer sich traut, reiβt die Kälte vom Pferd (2010), il a mêlé une multitude de matériaux historiques, philosophiques et littéraires qui attestent certes de l’immense érudition de son auteur — en ce sens, Kluge est un analphabète secondaire dont les films se déploient avant tout au sein d’un univers fait de références savantes — mais qui brouillent aussi les partages (entre Antiquité, classicisme et modernité ; entre documentaire et fiction ; entre critique sérieuse et blague). Tendant à se faire analphabète primaire tout en confrontant son spectateur à un produit d’une hybridité telle qu’il n’autorise plus aucune réception prédéterminée, Kluge tente de revenir à la capacité originelle de radicalité du cinéma. Au sujet du cinéma de Kluge et de son rapport à l’analphabétisme secondaire, je me permets de renvoyer à : Grégory Cormann, Jeremy Hamers, « Adorno as memory. Inheriting, resurfacing and replaying confidence in Kluge’s late work », Alexander Kluge Jahrbuch, 2, Glass Shards. Echoes of a Message in a Bottle, sous la direction de Richard Langston, V&R unipress, novembre 2015, p. 161-170.