Chapitre 4. 1929 et le populisme aux États-Unis. Les cas du père Coughlin et de Huey Long
p. 67-78
Texte intégral
1Si le populisme n’est pas synonyme d’extrême droite, est-il en phase avec la démocratie ou incarne-t-il son contraire, son dérèglement intime ? La question mérite d’être posée car le populisme fait référence en permanence à la démocratie, au peuple et à son autonomie, et à bien des égards, il apparaît — ou veut apparaître — comme le premier défenseur de ce dernier : celui qui veut préserver et protéger la liberté du peuple. Lorsqu’il est perçu comme un discours sincère, c’est-à-dire lorsqu’on s’applique à étudier ce qui est dit concrètement sans s’intéresser aux stratégies ou à ce que pense réellement l’orateur populiste, le populisme dénonce un déficit de représentation et prône des techniques alternatives de participation à la chose publique, il semble être en mesure de définir et d’expliquer le déficit démocratique, il interroge la légitimité des élus, et propose de remettre le peuple au centre du débat. S’il est sincère, et que son discours fait sens, il n’est pas une menace mais une manifestation inhérente à la dynamique démocratique. S’il est jugé sérieux, au sens où le discours est cohérent et qu’il mobilise des éléments reconnus par d’autres acteurs politiques, le populisme est aussi ce discours qui rappelle le vieux rêve de l’élite : gouverner sans le peuple, gouverner sans devoir rendre des comptes en permanence. Et en ce sens, il n’est pas une menace sur la démocratie mais un appel à plus de démocratie, une mise en garde face à l’accumulation du pouvoir en haut lieu, un rappel de la légitimité populaire face à la légitimité de l’élite.
2S’il est sincère, le populisme rappelle aussi les peurs suscitées par le peuple à travers l’histoire. Il laisse entendre que lors des révolutions française et américaine, le peuple est perçu comme une foule irrationnelle, incapable de s’autogouverner, une masse qui fait peur. Ceux qui « sont connus comme les “pères fondateurs” de la démocratie moderne aux États-Unis et en France étaient tous ouvertement antidémocrates » explique Francis Dupuis-Déri1. À l’époque, personne ne se dit démocrate ou ne cherche à instaurer une démocratie, au contraire, les révolutionnaires l’associent à la tyrannie, à l’anarchie et à l’arbitraire, elle est un terme « repoussoir », et « l’élite politique (ne) commence à s’en réclamer (que) vers le milieu du XIXe siècle, mais en lui attribuant un sens nouveau », la démocratie n’est plus « un peuple assemblé pour délibérer librement », elle « désigne au contraire le régime libéral électoral » où « une poignée seulement de politiciens élus détiennent le pouvoir, même s’ils prétendent l’exercer au nom du peuple2 ». Lorsqu’ils sont sincères, les populistes rappellent le glissement d’une légitimité qui passe du peuple aux élus, des gens à leurs représentants.
3Aux États-Unis, l’ambiguïté des origines sur la sincérité des Pères fondateurs et sur leur mépris du peuple est doublée d’un désaccord sur les prérogatives de l’État fédéral vis-à-vis des États fédérés. Le 10e amendement de la Constitution américaine indique que les compétences non explicitement accordées au gouvernement fédéral (et non interdites aux États) sont du ressort des États ou du peuple3, et il n’est pas rare que des mouvements populistes dénoncent un abus de pouvoir du gouvernement fédéral, ou une usurpation de prérogatives qui devraient revenir au peuple. L’obsession du Tea Party pour cet amendement en est la manifestation la plus évidente et la plus récente. Et la comparaison avec le rejet de l’Union européenne par de nombreux partis populistes en Europe n’est pas sans intérêt.
4Si le populisme fait référence en permanence à la démocratie, au peuple et à son autonomie, on peut aussi le soupçonner de démagogie et douter de sa sincérité. En effet, tout en se positionnant comme un vecteur de démocratie, il peut abuser de ses électeurs en transformant la réalité, en exagérant les menaces, et en créant de toutes pièces des ennemis. Il peut cacher ou nier une réalité sociale ou politique, et réduire les défis à un cadre simpliste ne permettant ni de comprendre la situation, ni d’identifier la cause des problèmes, ni de prendre de bonnes décisions pour l’avenir. Le populisme peut alors générer un imaginaire de plus en plus en rupture avec la scène politique traditionnelle, il peut inventer une menace, mobiliser des ennemis, refuser de tenir compte de certains faits au risque de guider le peuple désormais exclusivement par l’émotion et la peur (exclusivement au sens où l’émotion fait partie intégrante de la pratique politique mais ne devient le cœur du discours que dans certaines circonstances). L’unité proclamée du peuple devient alors la mesure du degré d’enfoncement dans l’imaginaire. Au peuple diversifié, traversé par de multiples contradictions qui caractérise le populisme sincère, se substitue alors le mythe du « peuple homogène » qui aspire aux mêmes changements, l’image du peuple ordinaire, uni dans sa simplicité, et dans ses souffrances, ou encore le fantasme du peuple ethnique, racialement pur, face aux étrangers.
5Dans cet article, à travers les cas originaux du Père Coughlin et de Huey Long, et du Président Franklin Delano Roosevelt en toile de fond, nous voulons dédramatiser le concept de populisme, lui retirer son étiquette disqualificatoire (et sa permanence), et l’éloigner de son faux synonyme qu’est l’extrême droite. Pour y arriver, nous proposons un voyage outre-Atlantique un peu après la crise financière de 1929, une période propice pour l’analyse des usages du « peuple » dans le discours politique de l’époque.
LA CRISE FINANCIÈRE ET LA MONTÉE DU POPULISME
6Si une acception « sincère » du populisme permet de le considérer comme l’expression légitime d’une réaction du peuple face à une crise dont seule l’élite politique ou financière serait responsable, alors on peut facilement présenter Huey Long (1893-1935) dans le cadre général de la crise économique et financière qui commence le 23 octobre 1929 au moment où démarre le cycle infernal qui entrainera la chute du Dow Jones. Vu de cette manière, Long serait une sorte de porte-drapeau bien décidé à relayer le cri des millions de mécontents frappés durement par la crise, il serait non pas un acteur politique avec un programme et un projet bien déterminé, il serait simplement le reflet du malaise des gens, du désarroi d’une population jetée à la rue à la suite du krach boursier. Il n’en est rien ! Long n’est pas simplement un démagogue ou un orateur charismatique, il a une vision très claire de ce qu’il est possible de faire pour lutter contre la pauvreté et l’exclusion, et à bien des égards, il est lui-même le fruit du New Deal et de la politique du Président démocrate Franklin Delano Roosevelt.
7Pour comprendre l’ascension de Long, d’abord comme le quarantième Gouverneur de la Louisiane de 1928 à 1932, et ensuite comme Sénateur à l’échelle fédérale de 1932 à 1935 (il est assassiné le 8 septembre 1935), il faut d’abord se replonger dans les États-Unis du début des années 1930 et ensuite, plus particulièrement, dans les mesures politiques d’urgence mises en place par Roosevelt pour répondre à la crise économique et financière quelques mois après son élection comme Président en 1932.
8On le sait, si la crise commence en octobre 1929, elle n’aura de véritables effets sur l’économie et l’emploi que progressivement, et pendant plusieurs années avec, en mars 1933, un Dow Jones atteignant son point le plus bas. Le développement économique des années 1920 avait donné l’impression à beaucoup d’Américains qu’il était non seulement possible de faire facilement des profits, mais de surcroît sur des périodes très courtes. Les Américains sont de plus en plus nombreux à jouer en Bourse, les sociétés d’investissement se multiplient, on met de l’argent dans les entreprises de radiodiffusion, dans la construction immobilière, dans l’industrie, des échafaudages financiers complexes voient le jour et au final, Wall Street draine une masse de capitaux considérable à la recherche permanente de placements fructueux et souvent à court terme. Ce prodigieux mouvement financier, expliquent les historiens Pierre Melandri et Jacques Portes, « repose sur le maintien de la confiance ». Et dès que celle-ci est entamée, « à la suite d’inquiétudes devant les excès de la spéculation, de quelques mauvais résultats, la spirale descendante s’amorce, sans que les déclarations du président Hoover4 sur la “solidité et la prospérité fondamentales des affaires” ne puissent l’arrêter, pas plus que les interventions des grandes banques5 ». La suite est plus connue, le krach met un terme à la folie spéculative, plus personne ne fait confiance à personne et chacun veut reprendre sa mise, les prêteurs réclament leur argent aux débiteurs qui ne parviennent pas à rembourser. La dépression se généralise, l’investissement s’arrête, la production baisse, les entreprises ne prennent plus le risque d’embaucher, les salaires sont diminués, les licenciements sont de plus en plus fréquents et les travailleurs qui ont toujours leur emploi vivent dans la crainte permanente de rejoindre la masse des chômeurs, de plus en plus grande. On compte en 1933 près d’un tiers de la population qui est au chômage ou qui appartient à une famille qui dépend d’un chômeur6.
9Au moment où les États-Unis font face à une crise à la fois la plus dure et la plus longue de leur histoire, Roosevelt, élu en novembre 1932 et entré en fonction en mars de l’année suivante, met en œuvre une quinzaine de lois phares qui constitueront le cœur du New Deal. Si ces dispositions ne sont pas toutes, loin s’en faut, révolutionnaires, ce qui servira d’ailleurs de base à la critique de Long contre Roosevelt, le nouveau Président inscrit son projet dans une rhétorique évoquant le peuple noble et travailleur, trompé par les « marchands du temple » obsédés par le profit financier. Une rhétorique grandiloquente qui comme celle de nombre de ses prédécesseurs et de ses successeurs semble indiquer la volonté de réformer en profondeur Wall Street, comme d’autres veulent réformer Washington, mais qui au final renvoie plus à des réformes techniques et ciblées qu’à une véritable révolution. Entre autres, Roosevelt fait voter une loi qui institue une garantie fédérale pour les banques solvables, une démarche qui rétablira la confiance et ramènera progressivement les épargnants et les déposants sur le chemin des guichets. Il obtient le vote de la loi « Glass-Steagall » qui organise l’affiliation des banques à la réserve fédérale mais qui surtout impose une distinction rigoureuse entre les banques de dépôts et les banques d’affaires. D’autres textes organisent la transparence des opérations boursières et remettent un peu d’ordre dans un système bancaire anarchique. En parallèle, le nouveau Président met sur pied différents programmes permettant à des jeunes chômeurs d’accéder à des formations, d’être rémunérés et de réaliser des tâches d’intérêts généraux, il propose un code de bonne conduite pour les entreprises avec à la clef un label officiel dispensé par le gouvernement fédéral et garantissant que l’entreprise labélisée fournit sa part d’effort au redressement national, il tente de faire diminuer le chômage en faisant embaucher par une administration7 créée pour l’occasion des millions de chômeurs qui devront construire et rénover des routes, réparer des écoles, construire des stades, etc.
10Aux États-Unis, il n’est pas rare que le parti auquel appartient l’occupant de la Maison blanche perde des élus à la Chambre et au Sénat lors des élections de mi-mandat qui ont lieu en novembre deux ans après le scrutin présidentiel. Les députés font souvent les frais du mécontentement de la population face aux promesses non-tenues ou à la lenteur des réformes mises en œuvre. En novembre 1934 pourtant, la victoire des Démocrates est éclatante, ils augmentent leur nombre de sièges dans les deux chambres et d’aucuns considèrent que le scrutin de mi-mandat confirme la popularité du Président et du New Deal. C’est cependant sans compter sur une vague de protestation qui regroupe des individus, des groupes et des mouvements aux visages multiples mais qui tous considèrent que la rhétorique du président contre le système, contre les banques ou contre ceux qui cherchent le profit immédiat reste avant tout une rhétorique sans conséquence réelle sur le terrain. Deux fortes personnalités populistes émergent sur la scène politique : le père Charles Coughlin et un personnage beaucoup plus inquiétant pour Roosevelt, Huey Long.
LE PÈRE CHARLES COUGHLIN
11Coughlin (1891-1979) apparait sur la scène publique au début des années 1930 grâce à ses sermons radiophoniques écoutés par près de 40 millions d’auditeurs. Si au début il s’intéresse naturellement à des thèmes religieux (le père est catholique), ses discours prennent rapidement une tournure politique, ce qui l’amènera à dénoncer le Klu Klux Klan, la prohibition, le contrôle des naissances, le communisme, mais aussi et surtout le « capitalisme prédateur » et la concentration des richesses8. Dans un premier temps, il soutient Roosevelt fermement et va jusqu’à inviter ses auditeurs à écrire au Président pour l’assurer de leur soutien. Entre autres, il propose que le gouvernement reprenne le contrôle de la monnaie et la protège des manœuvres des banquiers privés, une position qui le rapprochera des membres progressistes du Congrès. Dans un deuxième temps, vers 1933, Coughlin intègre son programme dans une rhétorique de plus en plus « producériste9 », évoquant un peuple producteur écrasé par des parasites situés en haut (les capitalistes) et en bas de l’ordre social (les communistes). Les premiers, explique-t-il, spéculent, s’enrichissent et ne produisent rien de concret, ils génèrent de l’argent à partir de l’argent, alors que les seconds profitent du système. Son rejet du communisme et du capitalisme n’est pas sans lien avec le discours fasciste qui s’installe en Europe au même moment et qui attribue aux Juifs la paternité de ces deux systèmes de pensée et d’organisation de la société. En 1934, il crée la « National Union for Social Justice » (NUSJ) qu’il présente comme un « lobby organisé de gens » contre les « puissants lobbies de l’argent ». Le père devient de plus en plus critique vis-à-vis de Roosevelt qu’il juge trop mou et finalement trop dépendant du « grand capital », le programme de la NUSJ évoque notamment l’importance de la liberté de conscience, de l’éducation et de la justice sociale, il plaide pour une banque centrale sous le contrôle du gouvernement, il propose une réforme fiscale, il défend le droit d’organiser des syndicats, il suggère un ensemble de nationalisations, etc.
12Coughlin affirme avoir plus de 8 millions de membres en avril 1935, cependant, son mouvement va être progressivement affaibli et isolé. D’une part parce qu’il prend des positions de plus en plus dures vis-à-vis de l’administration Roosevelt, ce qui poussera les Démocrates à exercer toutes sortes de pression pour l’isoler et le discréditer, d’autre part parce que son opposition au communisme et au capitalisme est de plus en plus appuyée par des théories du complot et des propos antisémites, les Juifs étant assimilés à la finance et au grand capital10. Il sera exclu de l’Église catholique en 1937, ses émissions de radio seront quant à elles interdites à partir de 1942 en raison des critiques acerbes du père vis-à-vis de l’implication des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale.
13Si le prêtre a inquiété les stratèges du parti démocrate, cela est resté finalement anodin en comparaison avec Huey Long qui a incarné une contestation beaucoup plus dangereuse et beaucoup plus directe de l’administration Hoover et ensuite de l’administration Roosevelt, et qui avait surtout réussi à s’emparer d’une partie du pouvoir comme gouverneur de Louisiane d’abord, et comme Sénateur fédéral ensuite.
PEUPLE ET POPULISME CHEZ HUEY LONG
14En raison de la radicalité de ses méthodes et de ses idées, Long a été accusé de fascisme et comparé au père Coughlin, mais c’est avant tout et essentiellement le populisme qui caractérise l’homme fort de la Louisiane, et même un populisme de gauche. Élu en 1928 gouverneur de son État sur base d’un programme proposant le partage des richesses, Long va considérablement développer les services publics de la Louisiane qui était à l’époque un des États les plus pauvres et les moins développés. Entre autres, il fait construire des routes, des ponts et des infrastructures publiques, il développe l’école et l’Université, propose la gratuité des livres pour l’éducation, et des cours du soir pour les adultes illettrés ou sans diplôme. Long organise aussi la mobilité avec des bus scolaires, et surtout développe des programmes de santé publique. En parallèle, le gouverneur assoit sa domination sur l’État dont il contrôle progressivement tous les rouages. Par le jeu des nominations et du placement de proches collaborateurs à tous les niveaux de pouvoir, il finit par contrôler l’assemblée, la justice, mais aussi la presse. Un peu plus tard en 1932 il devient Sénateur des États-Unis et est à l’apogée de sa domination sur la Louisiane jusqu’à sa mort en 1935.
15Comme le père Coughlin, Long va d’abord soutenir le Président Roosevelt, notamment lors de la campagne présidentielle de 1932, avant de devenir un critique sévère du New Deal qu’il juge trop en faveur des riches et des puissants. Il se présente comme un homme politique de gauche avec un regard critique sur ce qu’il appelle un « New deal trop hésitant ». « Quand l’administration a été vers la gauche, j’ai voté avec elle, lorsqu’elle est allée vers la droite, j’ai voté contre elle » indiquait-il à l’époque11.
16L’extrait ci-dessous illustre le rapport ambigu de Long avec l’action de la Maison blanche et les précautions qu’il prend pour préparer sa rupture avec le système, au-delà des clivages :
Both of these men, Mr. Hoover and Mr. Roosevelt, came out and said there had to be a decentralization of wealth, but neither one of them did anything about it. But, nevertheless, they recognized the principle. The fact that neither one of them ever did anything about it is their own problem that I am not undertaking to criticize; but had Mr. Hoover carried out what he says ought to be done, he would be retiring from the President’s office, very probably, 8 years from now, instead of 1 year ago; and had Mr. Roosevelt proceeded along the lines that he stated were necessary for the decentralization of wealth, he would have gone, my friends, a long way already, and within a few months he would have probably reached a solution of all of the problems that afflict this country today.
But I wish to warn you now that nothing that has been done up to this date has taken one dime away from these big fortune-holders; they own just as much as they did, and probably a little bit more; they hold just as many of the debts of the common people as they ever held, and probably a little bit more; and unless we, my friends, are going to give the people of this country a fair shake of the dice, by which they will all get something out of the funds of this land, there is not a chance on the topside of this God’s eternal earth by which we can rescue this country and rescue the people of this country12.
17Déçu, pour réagir, Long crée en 1934 la Share Our Wealth Society qui pourra à la fois faire pression sur les Démocrates mais aussi servir les intérêts du « maître » de la Louisiane. Le programme propose à chaque famille un revenu minimum ainsi qu’un plafonnement des richesses :
We do not propose to divide it up equally. We do not propose a division of wealth, but we propose to limit poverty that we will allow to be inflicted upon any man’s family. We will not say we are going to try to guarantee any equality, or $15,000 to a family. No; but we do say that one third of the average is low enough for any one family to hold, that there should be a guarantee of a family wealth of around $5,000; enough for a home, an automobile, a radio, and the ordinary conveniences, and the opportunity to educate their children; a fair share of the income of this land thereafter to that family so there will be no such thing as merely the select to have those things, and so there will be no such thing as a family living in poverty and distress.
We have to limit fortunes. Our present plan is that we will allow no one man to own more that $50,000,000. We think that with that limit we will be able to carry out the balance of the program. It may be necessary that we limit it to less than $50,000,000. It may be necessary, in working out of the plans that no man’s fortune would be more than $10,000,000 or $15,000,000. But be that as it may, it will still be more than any one man, or any one man and his children and their children, will be able to spend in their lifetimes; and it is not necessary or reasonable to have wealth piled up beyond that point where we cannot prevent poverty among the masses13.
18« Share Our Wealth » s’en prend à toutes les formes de concentration de la richesse, il devait être financé en taxant les avoirs de ceux qui ont déjà plusieurs millions de dollars et en taxant les revenus annuels supérieurs à 1 million de dollars. Mais de l’aveu même de son initiateur, il sera difficile à mettre en place sans une lourde administration qu’il refusait de développer en parallèle. Un mois après le lancement de la campagne, le mouvement rassemble près de 200 000 membres, en 1935, on en compte 7 500 00014. En parallèle se sont créées 27 000 « Share Our Wealth Society », ce qui représente une menace pour le Président d’autant plus que Long pourrait se présenter au scrutin présidentiel de 1936 et diviser le vote démocrate. D’après un sondage réalisé par le Democratic National Committee, 10,9 pourcents de la population supportait à l’époque l’idée d’un troisième candidat à la présidentielle en face du candidat démocrate et du candidat républicain.
19Long est encore aujourd’hui, incontestablement, une des figures les plus illustratrices du populisme de gauche aux États-Unis, même si à l’époque il aime volontiers indiquer à ses détracteurs qu’il se sent plus inspiré par la bible que par Marx.
20On trouve dans son discours une opposition forte entre un « peuple » et une « élite » avec cependant des caractéristiques spécifiques liées à la fois à l’époque, au contexte géographique, et au positionnement à gauche du gouverneur de Louisiane. Le peuple chez Long, c’est le travailleur, l’entrepreneur local, mais aussi l’homme d’affaires qui certes s’enrichit, mais en produisant des biens ou des services et certainement pas en générant de « l’argent à partir de l’argent », à l’instar des spéculateurs. Le peuple, c’est aussi les pauvres, les malades, les illettrés, les handicapés, les vieilles personnes, ce sont ceux qui sont frappés par les aléas de la vie, expulsés de leur maison faute de paiement des mensualités, ceux qui naissent sans argent, ni héritage, ni famille. Le peuple enfin, c’est aussi les Afro-Américains qui chez Long ne font pas l’objet de stéréotypes et ne sont pas utilisés comme des boucs émissaires, un fait rare à l’époque, surtout dans le Sud, surtout en Louisiane. Sans avoir combattu spécifiquement pour la cause des gens de couleur, Long a en effet eu le mérite de ne pas en faire un objet de campagne comme en témoigne un article publié à l’époque dans « The Crisis15 » : « Du défunt Sénateur Huey P. Long, les Afro-Américains peuvent dire qu’il était le seul homme politique du sud à avoir ces dernières décennies atteint une visibilité nationale sans avoir utilisé la haine raciale comme matériel de campagne… Mais lorsque cela est dit, du point de vue de la cause noire, son histoire s’arrête là16 ».
21L’élite chez Long, c’est à la fois des acteurs privés très concrets comme la Standard Oil Company, la Cumberland Telephone et la Telegraph Company, ce sont ceux qui possèdent le rail, les usines, le crédit, l’énergie, etc. Long ne vise cependant pas le banquier du village qui possède sa propre agence, ni même aucun des acteurs industriels, commerciaux et financiers qui structurent la vie économique locale. Pour lui l’ennemi, ce n’est pas l’acteur privé en tant que tel, c’est l’argent lointain, la finance, les banques de Wall Street, les gens très riches comme les Rockefeller, qui ne produisent aucune richesse et spéculent sur l’argent des autres. L’élite renvoie aussi au monde politique, mais pas systématiquement. Long vise les élus lorsqu’ils sont soumis aux intérêts du grand capital et de la finance, il vise la Maison blanche lorsqu’il réalise que Roosevelt n’est finalement pas assez du côté du peuple et beaucoup trop du côté de l’argent :
So, we have in America today, my friends, a condition by which about 10 men dominate the means of activity in at least 85 percent of the activities that you own. They either own directly everything or they have got some kind of mortgage on it, with a very small percentage to be excepted. They own the banks, they own the steel mills, they own the railroads, they own the bonds, they own the mortgages, they own the stores, and they have chained the country from one end to the other until there is not any kind of business that a small, independent man could go into today and make a living, and there is not any kind of business that an independent man can go into and make any money to buy an automobile with; and they have finally and gradually and steadily eliminated everybody from the fields in which there is a living to be made, and still they have got little enough sense to think they ought to be able to get more business out of it anyway17.
22Long réduit les divisions qui traversent la société à une opposition binaire opposant le peuple aux élites, il brouille les lignes de démarcation entre la droite et la gauche et il substitue à ce clivage une opposition entre ceux qui profitent du système et ceux qui sont contre ce dernier, et qui en sont les victimes. Long bâtit une relation directe entre lui et le peuple et cette relation est à la fois un outil pour faire de la politique mais aussi une sorte de solution pour atteindre la « vraie démocratie ». Il active une unité mythique entre lui et le peuple, cela génère un culte de la personnalité, et tout ce qui précède est possible grâce à un charisme indiscutable que même ses ennemis lui reconnaissent. Enfin, comme l’indiquent Michael Hogan et Glen Williams, au « niveau de son programme comme au niveau de son vécu, Long a cultivé l’image “d’un homme ordinaire” qui était aussi un extraordinaire leader — un leader qui a défié les lois du décorum politique, qui a affronté les puissants sans peur, et qui a intuitivement saisi les problèmes des “gens ordinaires”18 ». En tant qu’individu issu d’un milieu rural, avec une enfance dans une famille de fermiers, Long était la bonne personne « ordinaire » pour parler de corruption et critiquer les riches19.
23La carrière de Long s’interrompt brutalement en septembre 1935 lorsqu’il est abattu dans le Capitole de l’État de Louisiane dans des circonstances qui n’ont jamais été totalement élucidées. En tant que rival le plus crédible face à Roosevelt, il laisse un héritage contradictoire. Au prix de discours parfois simplistes, mais tout en évitant de s’en prendre à des boucs émissaires, son travail a permis d’attirer l’attention à l’échelle nationale sur les inégalités dues à la Dépression, ce qui a tiré Roosevelt et son administration vers la gauche.
CONCLUSION
24Le populisme des années 1930 aux États-Unis renvoie à l’idée du « peuple », ou plus particulièrement à l’idée de l’appel au « peuple » comme source de légitimité dans le discours politique : « le peuple pense que… », « le peuple ne veut pas de… », « le peuple n’acceptera pas ceci ou cela … », etc. Il n’y pas de populisme sans une certaine image du peuple, et nous ne parlons pas d’idée mais d’image car le populisme est moins affaire de doctrines ou de constructions intellectuelles que de symboles et d’images. L’image du peuple doit d’ailleurs être suffisamment floue pour donner l’impression que toutes ou presque toutes les composantes de la société peuvent marcher main dans la main sans contradiction : patrons et employés, travailleurs et chômeurs, jeunes et vieux, etc. Mais elle ne peut pas non plus être trop ambivalente, car il faut que l’électeur se retrouve dans cette image et puisse montrer facilement du doigt ceux qui sont exclus du « vrai peuple », c’est-à-dire l’ennemi en face.
25Entre le flou et l’ambivalence, on retiendra que dans les discours populistes étudiés, le peuple est surtout homogène, majoritaire et travailleur. « Homogène » au sens où les divisions politiques sont une supercherie des partis politiques devenus des factions qui montent les gens les uns contre les autres. « Majoritaire » au sens où le nombre vaut vérité et légitimité et qu’à ce titre le peuple n’a jamais tort. « Travailleur » au sens où le populisme parle de celui qui a travaillé hier (le retraité), celui qui travaille aujourd’hui (où qui cherche « activement » et « vraiment » du travail), et celui qui travaillera demain (les étudiants)20. Si le populisme de Huey Long renvoie à l’idée du peuple, il le fait par opposition négative à ses ennemis réels ou imaginaires : les élites de Washington, les hommes politiques « professionnels », les banquiers, les financiers et tous ceux qui paraissent loin du peuple et de ses préoccupations concrètes et quotidiennes. Oppressé et exploité, le peuple « parle juste sans être écouté21 ». Il parle juste parce qu’il est majoritaire et que l’idée de majorité est synonyme de vérité, de justesse et de bon sens, et il n’est pas écouté par une élite méprisante alors que précisément il sait ce qui est bon pour lui et pour la nation. En définitive, le populisme de Long sous-entend qu’il est possible de fusionner la « volonté du peuple » et la « réalisation de la volonté du peuple », qu’il est possible de se passer des représentants politiques pour leur substituer un peuple qui s’autogouverne : « Si vous croyez que la Louisiane peut être dirigée par le peuple, que le pauvre est aussi bon que le riche, que la Louisiane est un État où chaque homme est un roi mais où personne ne possède de couronne, alors votez pour moi22 ». Cette injonction finale pointe sans doute la contradiction constitutive du discours populiste, à savoir que l’utopie d’une absence de délégation de pouvoir passe par la manifestation la plus explicite des mécanismes traditionnels de la délégation de pouvoir : la consigne de vote.
26Le détour par les États-Unis permet de mettre en évidence une définition du populisme qui résiste aux problèmes liés aux clivages et aux idéologies, et qui exclut toute identification avec le concept d’extrême droite. L’opposition peuple/élite identifiée dans la littérature dès 1981 par Canovan reste donc plus que jamais d’actualité, elle fait toujours preuve d’une grande efficacité pour cerner un phénomène et ses invariants au-delà de l’extrême diversité des situations. Si la science politique et la sociologie électorale ont pu analyser le populisme sous l’angle de ses rapports avec la démagogie, le rejet de l’immigration ou le nationalisme, et produire dans la foulée une littérature très riche sur les liens entre le populisme et l’extrême droite, le phénomène Long rappelle à quel point les terrains d’études vierges sont encore nombreux et variés lorsqu’il s’agit d’analyser en priorité les usages du peuple, et invite à interroger la place du mot « populisme » dans la série des mots en « -isme », si fréquents dans les discours politiques, médiatiques, ou dans les travaux mêmes de science politique. En effet, l’exemple que nous avons développé témoigne du fait que le populisme renvoie moins à un contenu idéologique clairement délimité qu’à une lecture du social qui engage un partage entre une élite et des classes populaires, tout en laissant une marge de manœuvre quant à la direction idéologique de ce partage. Par ailleurs, le cas de Long met encore en lumière la limite conceptuelle d’un tel partage, lorsqu’il conduit celui qui le défend à assumer lui-même le rôle de porte-parole ou de représentant politique du peuple.
Notes de bas de page
1 Francis Dupuis-Déri, Démocratie. Histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France, Montréal, LUX Éditeur, 2013, p. 9.
2 Ibid., p. 10-11.
3 « The powers not delegated to the United States by the Constitution, nor prohibited by it to the States, are reserved to the States respectively, or to the people. »
4 Herbert Hoover, Démocrate, a été président de 1928 à 1932.
5 Pierre Melandri & Jacques Portes, Histoire intérieure des États-Unis, Paris, Masson, 1991, p. 79.
6 Ibid., p. 81.
7 La Civil Works Administration.
8 Chip Berlet & Matthew Lyons, Right-Wing Populism in America, New York, Guilford Press, 2000, p. 138.
9 D’après Berlet et Lyons, « le producérisme est une des structures les plus élémentaires du récit populiste aux États-Unis. Le producérisme évoque l’existence d’une classe moyenne noble et laborieuse constamment en conflit avec des parasites malveillants, paresseux et coupables au sommet et au pied de l’ordre social. Les personnages et les détails ont changé de façon répétée, mais les grandes caractéristiques de cette conception des choses sont restées les mêmes pendant près de deux cents ans ». Théorisé dans la littérature américaine et portant sur des groupements politiques présents aux États-Unis au XIXe et au XXe siècle, le producérisme tel qu’il est décrit par Berlet et Lyons renvoie à l’idée du peuple qui produit : le peuple des producteurs (producers). Voir Berlet & Lyons, Right-Wing Populism in America, op. cit., p. 348-349.
10 Voir Leonardo Cremoni, « Antisemitism and populism in the United States in the 1930’s: The case of father Coughlin », Patterns of Prejudice, 32/1, 1998, p. 25-37.
11 Cité par Berlet & Lyons, Right-Wing Populism in America, op. cit., p. 127.
12 Extrait de « Share Our Wealth. Every Man a King », discours à la radio le 23 février 1934. Le texte intégral est disponible sur le site dédié à la vie et aux archives relatives à Huey Long : http://www.hueylong.com/programs/share-our-wealth-speech.php.
13 Ibid.
14 Michael Hogan & Glen Williams, « The Rusticity and Reliogisity of Huey P. Long », Rhetoric and Public Affairs, 2004 Summer, vol. 7(2), p. 150.
15 Il s’agit du journal de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) une association qui défend encore aujourd’hui les droits des personnes de couleur et lutte contre les discriminations raciales.
16 Berlet & Lyons, Right-Wing Populism in America, op. cit., p. 126, traduction de J. Jamin.
17 Extrait de « Share Our Wealth. Every Man a King », éd. cit.
18 Hogan & Williams, « The Rusticity and Religiosity of Huey P. Long », dans Rhetoric and Public Affairs, op. cit., p. 157
19 Catherine McNicol Stock, Rural radicals. Righteous Rage in the American Grain, London, Cornell University Press, 1996, p. 84-85.
20 Voir Jérôme Jamin, « Two different realities: notes on populism and the extreme right », dans Varieties of Right-Wing Extremism in Europe, sous la direction d’Andréa Mammone, Emmanuel Godin & Brian Jenkins, New York, Routledge, 2013, p. 38-52.
21 Guy Hermet, Les Populismes dans le monde. Une histoire sociologique XIXe-XXe siècle, Paris, Fayard, 2001, p. 77.
22 Extraits cités par Margaret Canovan, Populism, London, Junction Books, 1981, p. 155.
Auteur
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Jérôme Jamin
Professeur de Science politique à la Faculté de Droit, Science politique et Criminologie de l’Université de Liège. Il est directeur du centre d’études Démocratie et co-directeur de la Maison des Sciences de l’Homme de l’Université de Liège. Il a notamment publié comme auteur ou comme co-auteur L’Extrême droite en Europe (Bruylant), Fondements de Science politique (De Boeck), La Concurrence mémorielle (Armand Colin) et L’Imaginaire du complot (Amsterdam University Press).
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