Champ politique et politique de la science
p. 233-234
Texte intégral
1Contrairement aux allégations de gens de médias ou d’intellectuels médiatiques d’autant plus prévenus contre lui qu’il contribuait à porter au jour les structures dont procède leur pouvoir d’imposition symbolique, Pierre Bourdieu n’a pas attendu la fin de sa carrière, non plus que la lame de fond ultralibérale de la fin du siècle, pour s’engager dans le débat public. La parution aux éditions Agone d’un choix copieux de ses textes d’intervention a montré, au contraire, que la démarche de l’homme de science n’a jamais été séparée chez lui d’un engagement politique au sens le plus élevé mais aussi le plus exigeant du terme1. De la sociologie de l’Algérie à l’analyse du système scolaire et culturel, de la vaste enquête collective qui devait déboucher sur La Misère du monde aux multiples prises de position du sociologue, il n’y eut pas, en ce sens, solution de continuité, mais plutôt conséquence tirée, au profit de l’action et de l’encouragement à l’action, des résultats du travail d’objectivation scientifique.
2Pensée déterministe, a-t-on dit, et incitant à la résignation au statu quo. C’était ne pas voir que si sourde qu’elle se voulut aux sirènes du « changement » ou de la « mobilité », la sociologie de Bourdieu entendait, sans illusion ni radicalisme élégant, fournir les moyens d’une résistance raisonnable aux forces de reproduction qui pèsent sur le monde social. « À ceux, disait-il, qui dénoncent la sociologie sous prétexte qu’elle dénonce répondent ceux qui désespèrent de la sociologie sous prétexte qu’elle désespère… Or la sociologie […] peut fournir les moyens réalistes de contrecarrer les tendances immanentes de l’ordre social. Ceux qui crient au déterminisme devraient se rappeler qu’il a fallu s’appuyer sur la connaissance de la loi de la pesanteur pour construire des machines volantes qui permettent de défier efficacement cette loi. »
3Il est vrai, cependant, que l’activité politique du sociologue devait prendre un tour plus ouvertement offensif à partir de décembre 1995. C’est qu’à ses yeux la « révolution conservatrice » en cours menaçait non seulement les acquis des luttes sociales de plus d’un siècle, mais aussi l’autonomie difficilement conquise, au cours du XIXe siècle, par les producteurs intellectuels. Il s’est alors exposé sur tous les fronts : celui des mouvements sociaux, qu’il s’agissait de coordonner à l’échelle européenne ; celui des médias, vecteurs d’intrusion du nouveau sens commun économico-politique au sein des différents champs dont ils rendent compte ; celui de la concentration éditoriale ou encore celui de l’institution universitaire en voie accélérée de marchandisation, double menace, énorme, pesant sur l’indépendance et l’exercice critique du savoir.
4Fallait-il voir dans ces combats, comme d’aucuns l’ont fait, une sorte de volteface de la théorie à la pratique ? Bourdieu sociologue de la culture avait montré que le fonctionnement des champs symboliques répondait aux intérêts spécifiques des artistes et des intellectuels. Et, chercheur engagé, voici qu’on le voyait rappeler aux pures exigences de l’autonomie et de la résistance aux lois du marché. Lui-même n’a pas manqué de souligner ce que cette posture nouvelle devait au tour de vis imposé aux concepts de progrès, de modernité ou d’État par les hérauts du néolibéralisme, contraignant les progressistes, par une violence symbolique sans précédent, à apparaître comme les défenseurs frileux de valeurs passéistes. Le débat, quoi qu’il en soit, n’est pas près d’être clos : il se confond avec celui qui n’a pas cessé, depuis l’Affaire Dreyfus, d’entourer la question de l’engagement des artistes et des gens de science. Et l’on rappellera à ce propos que, contre l’image de « l’intellectuel total » dont Sartre s’était voulu l’incarnation emblématique, Bourdieu appelait quant à lui de ses vœux la constitution d’un « intellectuel collectif », soit une fédération d’intellectuels spécifiques, ayant en partage les mêmes idéaux de progrès et contribuant, armés de la compétence et de la consécration acquises dans leur champ d’appartenance, au nécessaire ébranlement des structures établies.
5Qu’ils portent directement sur la trajectoire politique du sociologue, sur les médias ou sur l’idéologie sécuritaire, ou qu’ils s’attachent plus largement à faire valoir l’imbrication réciproque entre champ du savoir et champ du pouvoir, les textes qu’on va lire s’inscrivent dans cette perspective. Ils témoignent de l’étonnante diversité des chantiers ouverts par Pierre Bourdieu et de l’urgence toujours sensible des problématiques qu’il a soulevées.
Notes de bas de page
1 Pierre Bourdieu, Interventions. 1961-2001. Science sociale et action politique, Textes choisis par Franck Poupeau & Thierry Discepolo, Marseille, Agone, 2002, 487 pages.
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