2. Trois projets de recherche
p. 61-68
Texte intégral
1Les recherches elles-mêmes se sont structurées en trois projets distincts. Si leur documentation et leur analyse peuvent laisser apparaître un dessein logique, dans la pratique de leur mise en œuvre, les projets se sont construits en dialogue. Au cours de l’étude ethnographique « À l’écoute de… », la nécessité d’une diffusion publique des résultats à différents niveaux s’est imposée au fur et à mesure de la découverte des résultats intermédiaires et des discussions avec les chercheurs et les partenaires du monde du développement centrés sur l’enfance1. De même, le troisième projet « Réflexivité et Créativité » est né des expériences précédentes, avec la perspective de créer un processus intégrable dans les pratiques de développement de ces institutions de promotion de l’enfance. A posteriori, cette séquence dans laquelle les différentes phases se chevauchent nous semble toujours logique et fondée. C’est à la description et à l’analyse critique de ces projets et des logiques qui les articulent que se consacre ce chapitre.
2.1. Trois projets pour une logique d’ensemble
2Dans ce chapitre, il s’agit de présenter brièvement les trois projets qui ont constitué cette expérimentation. Le premier, « À l’écoute de… », est un projet de recherche ethnographique qui a la particularité de mobiliser des artistes, principalement des acteurs et des troupes de théâtre pour « faciliter » l’expression des enfants et des jeunes. Le second projet, intitulé « Réactions », a initialement pour objectif la diffusion et la discussion des résultats de recherche à différents niveaux, sur les sites de recherche, mais aussi dans les capitales respectives. En fait, il s’agit surtout de poursuivre le premier projet par l’organisation d’événements basés sur les terrains réalisés et les réflexions développées au cours de la première étape. « Réactions » prend en charge l’organisation d’événements culturels (expositions, représentations théâtrales, concerts), de présentations et de débats animés par les chercheurs concernés, de formations des enfants et des agents de terrain de l’ONGI. Le troisième projet, intitulé « Réflexivité et Créativité dans l’éducation au développement », est la suite logique des deux premiers. Il teste un mode de recherche collaboratif qui permette aux enfants et aux jeunes participants de s’engager comme citoyens actifs dont ils défendent les intérêts, les points de vue et les revendications. Le projet associe le débat, la recherche et les pratiques artistiques dans une perspective d’émancipation et d’éducation autocentrée.
3Les trois projets prétendent concrétiser une démarche logique au sein d’une organisation de promotion des enfants et des jeunes. La notion pivot est celle « d’expression », laquelle implique l’occupation d’espaces publics, ce qui place les pratiques artistiques comme performances esthétiques au centre de notre démarche. Un effort de connaissance caractérisé par l’écoute et la reconnaissance d’une autorité des enfants et des jeunes fait manifestement défaut tant au sein de leur famille que de leur communauté, ainsi qu’au sein même des organisations de développement. Les résultats et les connaissances produits par les chercheurs et les participants à travers leurs performances artistiques sont partagés. Les cibles de cette diffusion sont premièrement les membres et les employés des organisations de développement qui forment le réseau gravitant autour de l’ONGI à l’initiative des recherches. Une seconde cible de cette diffusion est celle des personnes adultes qui font partie du réseau des enfants et des jeunes, des personnes de leurs « communautés ». Enfin, la troisième cible est constituée d’enfants et d’adultes qui ne participent pas aux recherches ni ne partagent le mode de vie des enfants et des jeunes ayant participé à la recherche.
4La troisième étape, « Réflexivité et Créativité », consiste en une proposition d’opérationnalisation des pratiques et leçons apprises au cours des deux premières étapes : il s’agit de systématiser et donc de proposer un mode d’intervention aux organisations ayant pour ambition la promotion de l’enfance et de la jeunesse. Avec ce cycle, l’équipe de recherche et d’évaluation de Plan WARO prétend remplir sa mission hybride de production de connaissances et d’innovation en termes d’intervention, d’éducation et de promotion des enfants et des jeunes en développant leur capacité de représentation et de dialogue avec la société en général. Ce troisième projet, a la prétention de devenir un processus en soi.
2.2. Quatre défis
5Pour saisir la logique orientant la démarche de cette expérimentation, il faut la situer et revenir au positionnement institutionnel : l’initiative de la recherche vient d’une institution d’intervention sociale internationale, associée au développement, centrée sur l’enfance ; elle est menée par des philosophes, des sociologues et des anthropologues et dirigée par un Européen. Cette démarche de recherche a dû faire face à quatre défis. Ces derniers constituent aussi quatre exigences à conjuguer en termes de production de connaissances. Elle doit prendre en compte les défis identifiés tant dans les sciences sociales qu’au sein des ONGI : d’abord d’ordre méthodologique et liés à la sociologie de l’enfance en Afrique de l’Ouest. Il s’agit de documenter la vie sociale des enfants et des jeunes de la région. Le second défi est d’ordre politique. Il s’agit de la reconnaissance du fait que le discours des droits des enfants et ses conséquences structurent les orientations du commanditaire, lequel interroge, comme nous l’avons vu ci-dessus, la citoyenneté reconnue (ou non) des enfants et des jeunes, ce qui s’est effectivement traduit par un engagement de forme militante. Le troisième défi est de l’ordre de la diffusion, du partage public des résultats de recherche mis en œuvre par des enfants et des jeunes, mais aussi par des artistes et par des chercheurs en sciences sociales. Enfin, le dernier défi qui oriente l’expérimentation est de l’ordre de l’intervention sociale. Il prend la forme d’une éducation des participants (enfants, jeunes, artistes, intervenants, chercheurs, autorités locales et parents), mais également d’un dialogue intergénérationnel. La collaboration et le recours à l’art permettent de confronter la conjugaison de ces quatre défis (politique, phénoménologique, communicationnel et interventionniste). En d’autres termes, la collaboration et le recours à l’art comme modes de production de connaissances permettent de fomenter des analyses critiques réflexives. Qu’en est-il plus précisément de ces trois projets ?
2.3. « À l’écoute des expériences des enfants et des jeunes : Agents de notre monde contemporain »
6Le premier projet « À l’écoute de… » est une recherche ethnographique menée dans cinq pays d’Afrique de l’Ouest, sur deux sites dans chacun des pays, des sites ruraux au Bénin, au Niger, en Guinée et Guinée-Bissau, tandis qu’au Sénégal les sites sont urbains. En Guinée, nous comptons quatre chercheurs, deux femmes, deux hommes. Les chercheurs travaillent par paires mixtes sur chacun des sites. Dans les autres pays, nous comptons sur deux chercheurs, un homme et une femme, à raison d’un seul ethnographe par site. Cette recherche, mise en œuvre entre 2004 et 2006, présente quelques particularités qu’il convient d’éclairer ici.
7Au niveau de l’organisation de la recherche, dans chaque pays, sur le terrain, les ethnographes sont accompagnés à distance par un chercheur sénior avec lequel ils « débriefent » à propos de chaque terrain d’environ un mois2. Le chercheur sénior effectue de brèves visites sur des sites de recherche, notamment lors de la négociation de l’accès. Dans chaque pays est créé un comité d’accompagnement de la recherche composé de représentants de l’ONGI, de représentants de l’État, de membres d’ONG locales et du chercheur sénior. Le but est de partager avec ce comité les progrès de la recherche en cours et de permettre de faire des suggestions, de poser des questions, en fait, de participer à l’orientation de la recherche. Toujours concernant les ethnographes, il convient de souligner une autre caractéristique : tous les chercheurs ont suivi une formation collective de trois semaines avant d’aller sur le terrain. Elle est détaillée dans le chapitre 5. Il suffit de dire qu’elle comprend des exposés sur la situation de l’enfance et de la jeunesse en Afrique de l’Ouest ; des rappels concernant les méthodes classiques de recherche ; une familiarisation avec le matériel de production de données audio et photographiques. Enfin, sous la direction et en dialogue avec la pédagogue guinéenne Manou Diallo, des techniques d’expression destinées aux enfants ont été développées et transmises ; elles emploient les contes, la photographie, la discussion philosophique et le théâtre. Pour chaque site, une troupe théâtrale est contractée. Ces troupes effectuent des interventions sur les sites à partir du deuxième mois de séjour sur le terrain. À cette occasion, elles organisent des activités d’expression théâtrale avec les enfants qui se montrent intéressés par une telle activité. Le processus est inductif. Les questions de recherche sont très larges, ce qui se traduit dans le titre même de la recherche, lequel se veut explicite et provocateur.
8Au terme d’un séjour de terrain d’une durée de 4 à 6 mois selon les cas, près de 8 mois en Guinée-Bissau, chaque chercheur produit une monographie relative à son site de recherche. Pour chaque pays, le coordinateur, chercheur sénior national, produit un rapport national. Les données produites sont consignées sous forme de texte (notes, transcriptions d’entretiens, d’échanges…) et iconographiques (principalement des photographies). Les données textuelles transmises par les ethnographes sont codifiées par le gestionnaire de la recherche basé à Dakar, Gomis membre de l’équipe de coordination de la recherche. Comme déjà indiqué, Gomis utilise le logiciel d’analyse de données qualitatives Nudist grâce auquel il procède à la codification thématique du corpus centralisé. Au terme du travail de terrain sur chaque site, est organisée une présentation des résultats. Les enfants présentent leur pièce de théâtre. Les photos réalisées par les ethnographes, les enfants et les jeunes sont exposées. Participants et chercheurs présentent les résultats de leur recherche oralement et dans un endroit public à ceux et celles qui répondent à leur invitation. Il s’agit pour les ethnographes de diffuser et de valider les résultats de recherche consignés ensuite dans leur monographie.
2.4. « Réactions »
9Il s’agit du projet de diffusion des recherches et de leurs résultats au niveau national dans chaque pays concerné. « Réactions » est un événement culturel organisé dans les centres culturels, les centres de formation, les musées ou les instituts de recherche. Il associe les ethnographes, des artistes ayant pris part à la recherche, des jeunes guides formés et les comités d’accompagnement. D’une durée de 3 à 4 jours, ces événements sont co-organisés par l’équipe de recherche et d’évaluation de Plan International et des agences de communication sénégalaises. L’événement compte une exposition de photographies, de caricatures réalisées sur la base des rapports de chaque pays, des projections de films — deux films réalisés dont un au Sénégal, sur les relations de genre entre les enfants et les jeunes, et un en Guinée Conakry, sur les associations rurales de travail —, des tables rondes et des concerts. Y sont invités des étudiants, des élèves d’écoles primaires et secondaires, des chercheurs, des agences de développement, des institutions de l’État et la population en général. Sur chaque site, une formation en leadership a été organisée pour un groupe de jeunes qui assument le rôle de guides de l’exposition. En outre, dans chaque capitale, un séminaire de deux jours est organisé pour les agents de terrains de Plan International. Il s’agit, au cours de ce séminaire auquel participent les ethnographes, de discuter les résultats de recherche mais aussi leurs conséquences en termes d’intervention.
2.5. « Réflexivité et Créativité dans l’éducation au développement »
10Ce projet pilote — entre la recherche et le plaidoyer ou l’expression politique par et pour les enfants et les jeunes —, qui a l’ambition d’inaugurer un processus potentiellement reproductible, se déroule en trois phases au Sénégal sur une période d’un an et demi de 2007 à 2008 et sur deux sites distincts : un site dans un village rural de la région de Thiès et un site dans la banlieue urbaine de Dakar. La première phase de préparation du projet permet l’identification des partenaires, intervenants, chercheurs, artistes et animateurs de terrain et l’élaboration des outils de travail avec les jeunes. Elle est suivie d’une seconde phase de six mois constituée d’une dizaine d’ateliers artistiques et réflexifs. Les six derniers mois sont nécessaires pour finaliser les productions artistiques des jeunes — album de huit morceaux de rap, deux films documentaires, une pièce de théâtre et un conte chanté et dansé, c’est-à-dire une performance. C’est au cours de ces six mois que les équipes composées de deux chercheurs, d’un artiste rap, de deux réalisateurs, d’un monteur, de deux acteurs, de volontaires adultes de Plan International, d’un conseiller en développement communautaire de l’ONGI, d’enfants et de jeunes préparent les restitutions publiques dans leur quartier ou dans leur village. Le projet se conclut par une évaluation réalisée dans les deux sites où l’expérience a été menée. Les parents ont été consultés au cours de cette évaluation.
Fig. 3 : Couverture externe du DVD du projet Réactions. 2007.

11Au cours du projet ethnographique « À l’écoute de… », nous avons observé, par le biais des expressions artistiques, comment les enfants et les jeunes réussissent à nouer un dialogue avec les adultes dont ils partagent la vie. Il apparaît clairement que les groupes de pairs sont centraux dans la vie des enfants, tant comme espaces de protection contre les violences des adultes et d’autres enfants, que comme espaces de discussion et d’éducation ainsi que comme espaces de collaboration et de promotion économique. En somme, les groupes de pairs apparaissent comme des espaces où les groupes générationnels se structurent. L’idéologie des droits portée par les activités de sensibilisation a montré ses limites, tant du point de vue des enfants qui ont du mal à trouver des espaces où faire valoir ces droits, que de celui des adultes qui identifient ce discours des droits comme la source de rébellion, et donc d’éclatement de l’ordre social qu’ils dominent (Massart 2007). Nous avons défini les conséquences de ce processus comme une fragmentation et une individualisation des enfants et des jeunes (Dénommée et al. 2006). Si les outils d’expression que nous avons développés dans la première recherche sont appréciés par les enfants et les adultes, nous avons également observé que leurs contenus étaient modelés par les usages et le style habituel qu’ils véhiculent — le rap est moralisateur, le théâtre est souvent vu comme éducatif. Une appropriation des outils d’expression prend du temps et doit s’enraciner dans une pratique de discussion, de débat et d’investigation assez longue susceptible d’informer les expressions artistiques. Le genre et la scolarité constituent des facteurs d’exclusion importants. Ces savoirs issus des premiers efforts de recherche vont orienter le processus du projet « Réflexivité et Créativité ».
12Le projet « Réflexivité et Créativité » propose à des enfants et des jeunes de participer à des projets de réflexion et de mise en forme artistique de ces réflexions qui seraient finalement partagées dans leurs lieux de vie et dans leurs réseaux. Les thèmes sur lesquels ils réfléchissent sont laissés à leur entière discrétion3. Le cadrage disciplinaire de ces questions est établi par les propres interrogations des participants ; les questionnements et les réflexions des participants se distribuent ainsi entre sociologie, anthropologie, philosophie et psychologie.
13Entre les ateliers, les chercheurs encouragent les enfants à poursuivre au sein de leurs communautés de vie l’investigation des questions qu’ils se posent. Principalement les chercheurs, mais aussi les autres membres adultes des équipes, accompagnent ces réflexions inspirées par la philosophie pour les enfants. La participation est libre, reconnaissant la réalité du risque de devenir elle-même une violence (Miessen 2007). Seules les personnes intéressées participent. En outre, elles ont le loisir de se retirer de l’activité lorsqu’elles le désirent. Elles choisissent les formes artistiques qu’elles pratiqueront parmi lesquelles sont proposées : la musique, le théâtre, la photographie, le théâtre de marionnettes, la caricature, la vidéo, la poésie, la danse, le graffiti, le conte et le dessin. Ils choisissent le théâtre, la vidéo et le rap/slam/poésie. Concernant le rap/slam/poésie, cette activité permet les trois expressions : coachés par Matador, un rappeur, leader de l’association « Africulturban » basée dans la commune de Thiaroye, les participants sont d’abord invités à rédiger des textes, lesquels peuvent ensuite être interprétés en slam ou alors en rap. Le rap requiert un investissement plus important et collectif pour produire la musique. La décision de la forme finale incombe au créateur/interprète, mais l’intégration dans le spectacle et sur le disque dépend d’une vision d’ensemble et collective.
Notes de bas de page
1 Principalement des ONGI, ENDA Tiers-Monde, Save the Children, Terre des Hommes Lausanne, l’UNICEF, l’Organisation Internationale du Travail (une agence « tripartite » de l’ONU, l’Organisation Internationale pour les Migrations une organisation inter-gouvernementale) et un mouvement social, le MAEJT (Mouvement Africain des Enfants et Jeunes Travailleurs).
2 Nous ne sommes donc pas strictement dans le contexte décrit par Marcus (1995) d’une recherche multi-située dans le sens où les ethnographes travaillent exclusivement sur leur terrain spécifique et ne couvrent pas plusieurs terrains.
3 Il faut noter qu’il s’agit plus d’une facilitation que d’une collaboration dans la mesure où les chercheurs ne s’engagent pas en tant que chercheurs, mais plutôt comme animateurs, mentors éclairés par leur propre expérience de recherche.
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