Préface de Carlos Cardoso
p. 13-17
Texte intégral
1La situation des enfants en Afrique continue à être un sujet de préoccupation majeur. La pauvreté continue d’être un attribut assigné aux enfants d’Afrique subsaharienne avant même leur naissance, l’école est plus une illusion qu’une réalité, les grossesses arrivent peu de temps après la première décennie de vie1. Cet état de fait est un sujet de préoccupation continue de la part de segments les plus divers de la société : les politiques, les agences de développement, la société civile et les chercheurs. Dans cet enchevêtrement d’acteurs intéressés par la situation des enfants, il n’y a pas de doute que les chercheurs jouent un rôle fondamental, notamment dans la compréhension de cette réalité complexe et affligeante. Aussi déplorable que soit cette situation délicate, les études scientifiquement fondées sur la réalité des enfants du continent continuent à faire défaut. Dans leur grande majorité, les études existantes se tournent vers les enfants défavorisés ou en situation exceptionnellement difficile (enfants de la rue, enfants chefs de famille, enfants soldats, enfants travailleurs, enfants orphelins, enfants victimes de trafic humain, etc.) à tel point que, dans de nombreux cas, ces études deviennent juste une formalité qui a principalement servi à justifier les soutiens financiers et qui, malgré le fait qu’elles contribuent à attaquer les problèmes concrets avec des actions concrètes, sous-estiment l’intérêt d’une connaissance approfondie de la situation.
2Les travaux qui étudient la réalité des enfants considérés comme « normaux » dans des contextes déterminés sont rares ; plus rares encore ceux qui s’efforcent de présenter leurs points de vue et leurs expériences quotidiennes. En outre, on assiste fréquemment à l’application mécanique de concepts originaires d’autres aires culturelles, notamment occidentale, pour tenter d’étudier la réalité et les dynamiques africaines. Dans ce contexte, les questions méthodologiques et épistémologiques revêtent une importance particulière.
3Je constate avec satisfaction que le travail présenté en ces pages s’insère dans un espace d’ouverture épistémologique croissante et dans un dialogue méthodologique fructueux. Cette dynamique et cette ouverture intellectuelle augurent de jours meilleurs pour l’indispensable dialogue entre le monde des académiques et le monde des agences de développement.
4Trois raisons essentielles m’ont poussé à accepter le défi de préfacer cet ouvrage. La première tient au fait qu’en tant que directeur du Programme de Recherche au CODESRIA (Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique) et en raison des liens de collaboration qui se sont tissés entre cette organisation et Plan International, j’ai eu l’opportunité d’accompagner, quoiqu’à une certaine distance, le processus de réalisation de la recherche. À diverses occasions, Guy Massart, l’un des auteurs s’est rapproché du CODESRIA pour faire part de son intention, de ses soucis méthodologiques, éthiques et de ses ambitions heuristiques. J’estime avoir perçu que la préoccupation centrale n’était pas dans ce que le chercheur avait en tête, mais se concentrait plutôt sur ce que les enfants véhiculaient dans leur intellect (mente), dans leur esprit (espírito) et dans leurs actions, et que le chercheur se demandait dans quelle mesure ces pensées et ces émotions pouvaient contribuer à une connaissance approfondie de leur situation. Cela revenait à se demander jusqu’à quel point l’inventivité méthodologique préconisée permettrait de saisir les ambitions des enfants, en opposition aux utopies du chercheur. Outre ces préoccupations, il y avait également l’inquiétude quant aux réelles possibilités de voir concrétisées ces utopies au sein d’une organisation qui n’était pas supposée s’intéresser beaucoup à ces questions de production de connaissances, mais était concernée par des actions concrètes qui puissent au moins produire l’illusion d’un travail bien fait en faveur de la promotion des conditions de vie des enfants. C’était, il faut le reconnaître, un terrain de tensions. Comme le reconnaissent à juste titre les auteurs eux-mêmes, une pratique de recherche qui écoute les accusations, accepte et encourage la prise de positions est inévitablement la cible de réticences, de critiques, voire de rejet de la part des adultes. De plus, alors qu’en tant qu’organisations de développement, et en particulier en tant qu’organisations internationales, elles se défendent et tentent honnêtement d’éviter d’alimenter les conflits et les tensions politiques, il est difficile de concevoir que le renforcement des catégories sociales dont elles sont responsables se passe sans tension sociale (voir page 56-57).
5La deuxième raison de mon adhésion au projet de présentation des résultats de cette expérience est liée à ce que représente la publication de cet ouvrage pour moi, c’est-à-dire un défi en termes de compréhension du message profond que ses auteurs veulent faire passer à la communauté scientifique et aux acteurs du développement. Le message tient en ces termes : « L’un des axes de cet ouvrage repose précisément sur l’analyse des efforts entrepris et des solutions testées pour concilier ces exigences distinctes et leurs défis respectifs. Cette tension favorise le va-et-vient entre la pratique de la recherche et de l’intervention d’une part, et les discussions conceptuelles propres aux études de l’enfance (agentivité, participation, collaboration, empowerment, etc.) d’autre part. » (p. 27)
6Ce projet, dont une bonne présentation est faite ici, est innovant dans le sens où il recourt à une collaboration entre deux secteurs qui sont normalement considérés comme opposés et allant dans des directions contraires : les chercheurs font la recherche et les activistes appliquent les recommandations qui émanent des résultats de la recherche. Ici, les deux secteurs sont unis dans un même objectif qui est le bien-être des enfants, et ce, à travers une triple collaboration. La recherche action est ici revalorisée à un niveau supérieur dans la mesure où, médiant la collaboration entre chercheurs et développeurs, nous avons la collaboration des bénéficiaires de l’action de développement eux-mêmes.
7Pour cette raison, ce travail est plus que la simple documentation d’une expérience de recherche dans le cadre d’une O.N.G. de promotion de l’enfance. Les auteurs partent en effet du présupposé, en adéquation avec la réalité, du manque, si ce n’est de l’absence même, d’un effort de connaissance basé sur l’écoute (« escuta (auscultação) ») et de la reconnaissance d’une autorité des enfants et des jeunes, tant au niveau de leur propre famille qu’à celui de leur communauté, comme également au sein même des organisations de développement.
8Le caractère innovant et créatif de ladite « expérimentation2 » ne tient pas seulement au fait d’avoir testé plusieurs méthodes ou instruments de recherche, mais d’avoir décidé, a priori et délibérément, d’utiliser une approche collaborative qui concerne les acteurs qui participent à la recherche. Le caractère innovant et créatif tient aussi à cette triangulation des méthodes et à la multiplicité des sites ou terrains de recherche. Ce que je valorise dans cette démarche est le fait de ne pas partir de certitudes, mais d’admettre la possibilité de diverses voies pour atteindre la connaissance et l’existence de diverses formes de connaissances ; une connaissance qui se veut en constante construction et reconstruction, basée entre autres sur le dialogue avec les enfants, mais également avec les chercheurs — généralement tenus comme les détenteurs de la vérité — dans un processus d’exploration et d’apprentissage collectifs, de partage en public, et enfin, surtout, de collaboration entre les chercheurs, les artistes et les citoyens. Les auteurs ont pleinement raison lorsqu’ils affirment que « Le caractère expérimental, il faut le souligner, tient principalement à notre ignorance, aux inconnues, aux défis sur le chemin mais aussi, à l’absence de partage des modalités concrètes d’expériences similaires. » (p. 49)
9Le fait que les auteurs aient préféré envisager l’implémentation du projet et, on peut en juger, la publication même de ce livre comme une expérience, est révélateur de la modestie mais en même temps de la profondeur avec laquelle ils envisagent leurs points de vue, comme c’est d’ailleurs explicitement énoncé lorsqu’ils écrivent que « Concrètement, l’expérimentation consiste également à déplacer l’objet d’étude. Il ne s’agit pas d’analyser les violences subies par les enfants, déterminées par ailleurs ; mais plutôt d’observer quelles difficultés les enfants évoquent et quelles actions ils mènent qui concourent à leur promotion, plaisir, bien-être, etc… Les défis méthodologiques d’une étude en profondeur et centrée sur l’enfance nous invitent à reconnaître que nous sommes dans une expérimentation. » (p. 44)
10Cette volonté de se lancer dans l’inconnu est associée à un autre mérite de cette expérimentation, à savoir, le caractère pédagogique de chacune des techniques utilisées. Cette caractéristique est devenue très évidente dans la phase de préparation de chacune des techniques utilisées. Ainsi, l’utilisation de la vidéo est précédée d’une introduction au cours de laquelle les enfants apprennent à manipuler une caméra. L’utilisation de la technique du rap est précédée d’une initiation à l’écriture d’un texte et d’une initiation à la composition pour recourir seulement ensuite à la musique proprement dite. Dans les deux cas, le niveau d’investissement (matériel et humain) dans les actions de formation des enfants leur a permis de s’inspirer, quelques fois d’utiliser, les connaissances acquises comme moyen pour réaliser des activités de leur propre initiative qui contribuent à satisfaire leurs besoins.
11Une recherche basée sur ces présupposés, ces méthodes et ces techniques coûte cher. La formation des chercheurs, les différentes techniques d’expression des enfants utilisées au cours du projet d’expérimentation (théâtre, vidéo), la formation même de ces enfants et de ces jeunes, le recrutement d’une équipe de prise de vue, la prise de vue en soi, la mobilisation d’une pédagogue dans la phase de formation sont des activités qui exigent des moyens financiers et un investissement de l’entité qui mobilise et emploie. Mais peut-être est-ce le prix à payer pour l’efficacité que sa mise en œuvre future pourra apporter.
12La troisième raison de mon adhésion à ce projet de publication réside dans l’actualité et la pertinence qu’il représente face au défi de compréhension des conditions de vie des enfants, parmi lesquelles est incluse, sans aucun doute, la problématique des enfants talibés. Cette question continue assurément à susciter l’attention des autorités nationales et étrangères, que ce soit au niveau régional ou national. Une analyse récente de la situation des enfants guinéens — ils constituent la moitié de la population —, réalisée dans le cadre de l’élaboration de la Politique Nationale de Protection Intégrale de l’Enfant et de l’Adolescent en Guinée-Bissau — Política Nacional de Proteção Integral da Criança e do Adolescente na Guiné-Bissau (PNPICA/GB) — prévue pour la période (2018-2030), a révélé que lors des dernières décennies, les situations de mendicité en Guinée-Bissau sont devenues un problème social grave. L’un des aspects les plus alarmants de ce problème est le phénomène des enfants talibés. Il s’agit d’enfants musulmans envoyés apprendre le Coran dans des écoles distantes de leur lieu de résidence, ce qui les expose à divers risques et violations de leurs droits : (i) au cours des déplacements vers les écoles coraniques, nombreux sont ceux qui peuvent être soumis à des trafiquants opportunistes ; (ii) les écoles fonctionnent en système d’internats dans lesquels les enfants sont fréquemment punis par la privation de liberté ou même retenus en régime privé d’incarcération ; (iii) les enfants sont contraints de mendier pour assurer la survie de leurs maîtres et le fonctionnement des écoles.
13Nous croyons, en tout cas, souhaitons que la lecture de cet ouvrage contribuera grandement à « ouvrir les yeux » des agences de développement, et peut-être à les dissuader de l’aveugle conviction que l’action de promotion des conditions de vie des enfants peut faire l’économie d’une connaissance approfondie de leur situation, ou qu’elle peut se passer d’une implication sérieuse des enfants eux-mêmes.
14Carlos Cardoso – Directeur du Centro de Estudos Sociais Amílcar Cabral – Centre d’Études Sociales Amílcar Cabral – (CESAC) – Guinée-Bissau.
Notes de bas de page
1 Rapport annuel de l’UNICEF : « A Situação Mundial da Infância 2016 », consulté le 20 juin 2020. URL : https://www.unicef.pt/actualidade/publicacoes/77-situacao-mundial-da-infancia-2016/.
2 En français dans le texte.
Auteur
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