Conclusion

1La défaite de la France à l’issue de la guerre de 1870, bientôt suivie par l’émotion provoquée par l’affrontement fratricide qui ensanglante le rêve et l’aventure de la Commune, a exercé une influence profonde sur les images, sur les mémoires et sur les imaginaires de la III^e République. Qu’ils désirent la paix et l’oubli ou qu’ils aspirent à une revanche nationale ou sociale, les contemporains de cette époque vaincue évoluent en effet avec les douleurs et les impressions d’une date qui frappe les esprits longtemps après les événements de l’année terrible, bien au-delà des frontières françaises. En posant un regard interdisciplinaire sur ce moment, et dans le prolongement des travaux d’importance publiés sur les empreintes et les représentations du conflit franco-prussien, les conclusions de cet ouvrage collectif plaident certainement en faveur de la nécessité de penser l’humiliation et les pertes de 1870-1871 en rapport avec les transformations des sensibilités, des savoirs et des mentalités de la fin de ce siècle. Car dans les blessures de ces événements se joue une brisure générationnelle, intellectuelle et morale dont l’étude permet de mieux appréhender les formes et les idéologies qui travaillent la III^e République et de mieux comprendre l’émergence de certaines de ses institutions.

2Ravivé par les commémorations du 150^e anniversaire de la débâcle et de la semaine sanglante, l’intérêt porté à cette époque justifie qui plus est d’analyser la composition et la recomposition du paysage littéraire, culturel et idéologique de l’après-guerre. Et c’est d’ailleurs aux notions de « guerre oubliée » et de « guerre sans empreinte » qu’invite d’abord à réfléchir cet ouvrage. Revenant sur les conditions de cet oubli et sur l’idée reçue que les événements de 1870-1871 seraient un lieu perdu de la mémoire littéraire et artistique française, celui-ci démontre que la guerre hante pourtant comme une arrière-pensée beaucoup d’œuvres parues sous la III^e République, péniblement produites dans le chagrin de souffrances privées et publiques, dans les ombres du deuil intime des familles et de la douloureuse déchirure laissée par l’annexion de l’Alsace-Lorraine. Méditant les relations entre la défaite d’une nation et la défaite des arts, considérant les coïncidences entre ce revers et l’apparition d’une esthétique et d’une idéologie défaitistes à la fin du siècle, les différents chapitres de ce livre invitent plus largement à penser les liens qui se tissent entre guerre, émotion, écriture et culture, selon une observation qui occupe beaucoup de contemporains de 1870. Car des deux côtés du Rhin, chacun se figure à cette heure avoir assisté au bouleversement, sinon à la fin d’un monde.

3À la veille de la guerre, Jules Michelet pouvait ainsi encore hautement affirmer que « la France a fait la France1 ». Saluant, depuis l’année 1869, une nation « fille de sa liberté2 », il contait alors une Histoire de France dont toutes les pages tendaient vers le drame final et capital de la Révolution française, mère et marqueur des esprits de son siècle. Troublé par le conflit franco-prussien dans ses dernières années et dans ses anciennes croyances, Michelet assiste – comme nombre de ses compatriotes –, incrédule, à l’effondrement d’un pays qui entraîne dans sa chute un roman national écrit avec le xix^e siècle et avec qui disparaissent les héros de jadis et d’hier3 : au soir du traité de Francfort, l’Allemagne a soudainement défait la France. Et au lendemain des violences militaires de la guerre et des douleurs civiles de l’invasion, au lendemain du traumatisme du siège de Paris et de la cruelle répression de mai 1871, contemplant ses ruines et ses dissensions, la France doit refaire la France. Paraphrase facile, peut-être, mais en lisant chacune des contributions ici réunies se dessine nettement l’idée que la III^e République se regarde en effet en train de réécrire, de relire et de repenser la nation, afin de composer avec les conflits qui furent et qui couvent. Comme y engage cet ouvrage, une telle réflexivité incite par conséquent à se pencher sur la (pré)fixation itérative qui articule la naissance de la III^e République et dont le redoublement pose plus largement la question de l’intention : refaire les hommes et refaire la France, pour quoi faire ? Pour, finalement, marcher à la revanche ?

4Les différents angles adoptés dans chacune des études constituant cet ouvrage exhortent à la prudence et encouragent à réévaluer la mesure de l’idée de revanche dans cette entre-deux-guerres, dans ces années intellectuelles, artistiques et morales complexes où pèse ou s’oublie la défaite de 1870. « Je n’ai ni le temps ni la puissance de définir l’état intellectuel de l’Europe en 19144 », écrivait Paul Valéry au lendemain de la funèbre victoire de 1918. « Et qui oserait tracer un tableau de cet état5 ? », ajoutait l’essayiste, suggérant que l’aveuglement menant au drame émanait des cendres de foyers plus lointains. Relevant le défi avec audace, Claude Digeon a puissamment répondu à l’appel de Valéry avec La Crise allemande de la pensée française6. Dans le sillon de Claude Digeon, l’ouvrage qui ici le suit et le prolonge a pour sa part choisi de légèrement modifier la forme et l’échelle de ce panorama de l’humeur et de la sensibilité de la France au lendemain de la débâcle : mêlant les matières et les voix venues de là et d’ailleurs, cet ouvrage mosaïque assemble à sa manière certaines des idées mortes et des lettres nées de l’année terrible – et inversement. Composé dans un autre temps, une autre crise, ce livre a ainsi pour ambition d’ouvrir le dialogue et d’élargir les perspectives sur les défaites de 1870 et 1871, sur la littérature, les idées, la mémoire et les arts de ces combats d’hier longtemps demeurés d’aujourd’hui.