1« Je voulais que toute la ville en entende parler. [...] Inconsciemment, je me trouvais toujours au-devant des manifestations et je les encourageais », raconte une ouvrière syndiquée d’une usine textile (Déguiz’fil1) qui a aujourd’hui fermé ses portes. Située à Chebba, une petite ville côtière au centre-est de la Tunisie marquée par son ancrage à gauche, Déguiz’fil était une usine de taille modeste (70 salarié.es), sous-traitante d’un sous-traitant. Très majoritairement novices du syndicalisme, les ouvrières de cette entreprise ont créé un syndicat en 2013 dans la foulée du mouvement révolutionnaire pour dénoncer les conditions de travail inhumaines. Au début de l’année 2016, elles ont revendiqué la reprise de leur usine, à la suite de sa faillite, au cours d’un sit-in qui a duré trois mois. S’organiser, revendiquer, se mettre en grève, occuper l’espace public, prendre la parole en public, repousser les limites imposées : cet extrait d’entretien suggère comment la période de crise politique que la Tunisie a connue à partir de décembre 2010 a autorisé les ouvrières à transgresser les normes de genre. Les pratiques se sont renouvelées, de nouvelles causes ont émergé et les perceptions du possible se sont transformées.

2Le processus révolutionnaire tunisien est en effet marqué par de nombreuses et massives luttes propres au monde ouvrier, notamment dans l’industrie textile et électronique employant très majoritairement des femmes. Mais la période de montée révolutionnaire passée, les actions collectives sont devenues progressivement plus défensives et souvent axées sur la préservation d’acquis syndicaux et sur la sauvegarde des emplois, en particulier dans le secteur textile fragilisé par des réformes successives et par la crise économique globale amorcée en 2008. La révolution n’en a pas moins ouvert une séquence de luttes ouvrières, pour certaines pugnaces, comme à Déguiz’fil, qui se sont poursuivies sur le temps long. Pour autant, notre recherche de terrain a mis au jour des variations importantes d’intensité et de combativité selon les entreprises et les localités. Dans une autre entreprise, Brodelec, un tout autre processus de reprise d’usine que celui de Déguiz’fil s’est engagé quelques mois après. Brodelec était située dans le même gouvernorat, mais en périphérie d’une ville différente, Mahdia, chef-lieu de la région éponyme et ville de taille moyenne2. Employant deux fois plus de salarié.es (150, dont deux tiers de femmes), Brodelec était aussi plus automatisée en raison de la spécificité de son activité, la broderie électronique. Dans cette usine, les salarié.es ont peu été associé.es au processus de reprise de l’entreprise. Leurs récits mettent en évidence une expérience dirigée et cadrée par des responsables syndicaux extérieurs à l’entreprise, reléguant les bases syndicales et les ouvriers et ouvrières au second plan.

3Ces variations de niveau d’engagement et de combativité post-2011 sont à relier à une diffusion inégale du mouvement révolutionnaire sur le territoire tunisien. Si l’étude au niveau local est souvent dévalorisée dans la hiérarchie des objets de recherche (Collectif de la Grande Côte, 2018), elle permet pourtant de reconstituer plus finement des univers militants travaillés par des logiques complexes. Celles-ci tiennent notamment aux trajectoires des militant.es et à des dynamiques sociohistoriques et de genre propres à chaque localité qui, dans un double mouvement, influent sur l’événement révolutionnaire et sont refaçonnées par celui-ci.

4Ce chapitre a pour ambition de saisir l’hétérogénéité des recompositions des rapports sociaux de sexe en situation révolutionnaire, mais aussi les limites des reconfigurations genrées, les contraintes et les retours à l’ordre qui ont durement frappé certaines femmes engagées. Pour cela, il prend pour objet les engagements de femmes de classes populaires, de villes modestes et en milieu rural – catégories de la population largement invisibilisées dans les récits de la révolution – à travers la mise en regard de ces deux expériences de mobilisation. Nous interrogerons ainsi la manière dont l’histoire sociale, l’intensité de la révolution et les réseaux de sociabilité locaux façonnent les trajectoires de mobilisation et les possibles remises en cause de l’ordre du genre.

Des ouvrières en révolution : de l’humiliation à la résistance collective

5« [L]es femmes sont à la fois une main-d’œuvre capitale pour le travail rémunéré, non rémunéré, une source de profit, et simultanément, l’un des groupes sociaux les plus actifs dans [...] la mise en place de luttes et d’alternatives à cette mondialisation », a écrit Stéphane Dufoix dans la présentation de l’ouvrage Le Sexe de la mondialisation (2010, p. 13). Les bas salaires, le déni des travailleuses, les conditions de travail déplorables dans les usines textiles tunisiennes de la sous-traitance internationale sont en effet le reflet d’un système global et hiérarchisé qui autorise le patronat à disposer de manière dérégulée du temps, du corps et de l’énergie des ouvrières des Suds. S’il n’y a pas de lien mécanique entre exploitation, sentiment d’injustice et engagement (Mathieu, 2002), les résistances des ouvrières ne sont pas des épiphénomènes dans l’histoire sociale tunisienne. Au cours de la révolution, ces résistances se sont multipliées et radicalisées.

Déqualification du travail et insoumission ouvrière dans le textile

6En Tunisie, la naissance des industries du textile et de l’habillement remonte aux années 1960, mais c’est à la suite de l’ouverture du pays aux investisseurs étrangers, en 1972, que la sous-traitance internationale s’est développée. Dans les années 1980 avec l’imposition du plan d’ajustement structurel et l’arrivée en nombre de capitaux étrangers, le secteur textile est freiné et devient tributaire des « partenaires » étrangers, notamment européens (Denieul & B’chir, 1996), qui sous-traitent aux entreprises tunisiennes les tâches de confection les plus répétitives et déqualifiées (Bettaïeb, 2007). Il est, depuis, un secteur à faible valeur ajoutée, orienté pour une grande part vers la confection d’articles d’habillement destinés à l’exportation. Les investisseurs cherchent à compresser au maximum les coûts de production et emploient une main-d’œuvre féminine jeune et peu qualifiée (Dlala, 2006). En réponse à la dégradation des conditions de travail, des mouvements de grève se sont déroulés dans les années 2000 (Mahfoudh, 2017). C’est d’ailleurs dans cette période qu’ont eu lieu quelques luttes retentissantes dans le secteur textile, notamment pour s’opposer aux privatisations. Les mobilisations des travailleuses post-2011 ne sont ainsi pas apparues dans un vide temporel et spatial : elles se sont inscrites dans la continuité des luttes précédentes contre les effets dévastateurs d’un système capitaliste mondial, fondé sur une division internationale genrée et raciale du travail qui surexploite les ouvrières des Suds. Humiliations, harcèlement sexuel, contrôle social, licenciements abusifs, horaires de travail extensibles et contrats précaires étaient le lot quotidien des ouvrières enquêtées.

Des ouvrières avilies par le travail et leurs régisseurs

7L’entreprise Brodelec a été fondée en 1989 par un entrepreneur local. En 2011, l’usine est cédée à un comptable de la ville puis ferme ses portes en 2016. Omar, le patron-créateur, était une personnalité dans la localité. Probablement originaire des classes moyennes instruites, il semble s’être enrichi grâce à son insertion dans les réseaux du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD)3 qui lui ont permis d’obtenir des contrats juteux avec de grandes marques internationales (Adidas, Lacoste, Le Coq sportif) par l’intermédiaire de son principal donneur d’ordre, un géant du textile tunisien détenu par des proches du pouvoir. Brodelec est présentée sur certaines pages professionnelles comme « le meilleur brodeur en Tunisie » et a ainsi acquis une certaine notoriété locale. Les ouvrières étaient, dès lors, fières de travailler dans cette usine malgré un environnement de travail très pénible, comme le souligne Soundes :

Question – Vous n’aviez pas un jour de repos ?
Réponse – Non. Sauf quand il [Omar, le patron] remarque que les ouvriers sont épuisés.
Q. – Vous n’aviez pas un jour de repos hebdomadaire ?
R. – Avant ? Non. Je parle du grand patron. Les marchandises étaient partout ! [...] Des machines partout et des gens qui travaillent jusqu’à s’épuiser. Et il apporte toujours plus de travail ! Il devient de plus en plus riche et nos salaires sont restés minimes.

8Dans les années 2010, les salaires étaient majoritairement compris entre 350 et 450 dinars (175 et 225 euros) et les plus bas salaires étaient en dessous du salaire minimum tunisien, déjà très insuffisant pour vivre dignement. Le repos hebdomadaire, ainsi qu’en témoigne Soundes, était octroyé selon le bon vouloir de l’employeur, tout comme les congés payés, le congé maternité et les heures d’allaitement. Les cadences de travail étaient infernales : organisé en 3 x 8 (deux équipes de jour essentiellement féminines et une équipe de nuit exclusivement masculine), le travail s’effectuait debout, en continu pendant huit heures, sans pause déjeuner. L’intensité du travail et l’observation continue des ouvrières à travers les caméras de surveillance et grâce à l’encadrement limitaient les occasions d’aller aux toilettes, de discuter avec les collègues ou de grignoter en cachette. De plus, ces conditions leur ont causé de nombreuses maladies (varices, traumatismes aux mains, maux de dos, etc.). Les traces de maltraitance étaient, d’ailleurs, toujours visibles sur les corps des ouvrières deux ans après la fermeture de l’usine, tout comme l’intensité de leur désarroi : le harcèlement moral par les cadres et le patron, vécu au quotidien sous forme de hurlements et d’insultes, les a violemment marquées.

9Omar était, en effet, un patron autoritaire qui se pensait et se vivait comme le père de ses employées : « Il se présente comme ça, oui : “je suis votre père” », témoigne Youssef, ancien ouvrier et secrétaire général du premier bureau syndical de l’entreprise, âgé de 35 ans. Le « grand patron », ainsi nommé par les ouvrières, est présenté à l’effigie de la figure paternelle, comme craint et admiré à la fois. Samia, une ouvrière syndiquée de 49 ans, se remémore avec effroi la peur qu’elle ressentait en présence de son patron : « J’avais une phobie de sa personne. S’il venait là, j’en aurais encore peur. » La gouvernance par la peur, mode de domestication de la main-d’œuvre, se combinait, pour une partie des ouvriers et des ouvrières, à une politique de petits arrangements que l’on peut définir comme une entente individualisée apportant un avantage tant à l’employeur qu’au salarié (Lomba, 2010 ; Benquet, 2013). Certaines, probablement insérées dans la cellule d’entreprise du RCD, occupaient ainsi des postes moins difficiles ou changeaient plus facilement d’horaires de travail. Ces arrangements s’entremêlaient à des actes de favoritisme qui prenaient la forme de reconnaissances symboliques, comme l’exprime Saloua, une ouvrière spécialisée (piqueuse) de 47 ans :

Il [Omar] m’appelait « ma petite ». [...] J’étais un peu proche de lui vu qu’il est notre voisin, mais en réalité j’avais peur de lui. [...] J’étais la seule à pouvoir y aller alors que tout le monde voulait voir [sa] nouvelle maison. Il me gâtait. Quand je n’avais pas de travail le samedi après-midi, je lui disais « s’il vous plaît Monsieur S., laissez-moi rentrer ». Il me disait : « Tu n’as pas de travail ? Oui ma fille, rentre chez toi. Pourquoi rester ? »

10On observe ainsi que les rouages de l’assujettissement passaient par les affects et les ententes, mais aussi par la généralisation du recrutement par cooptation, majoritairement de jeunes femmes. Le patron s’appuyait sur les réseaux familiaux et de proximité, maintenant ainsi les travailleuses, recrutées à la sortie de l’adolescence (pour certaines dès 16 ans), dans des logiques de loyauté.

11À Déguiz’fil, l’autre usine sur laquelle porte l’enquête, le mode de gestion du personnel est décrit comme « militaire » par Faïza, la secrétaire générale du syndicat de l’entreprise, une ouvrière de 42 ans : « C’était très despotique, on aurait dit une caserne, comme si on était au service militaire ! »

12Créée en 1995, Déguiz’fil était une usine de prêt-à-porter, sous-traitante d’une société elle-même sous-traitante (de grandes entreprises européennes). L’entreprise donneuse d’ordre, également située à Chebba, fournissait Déguiz’fil en matières premières importées d’Europe tout en lui achetant les produits manufacturés. La très grande majorité des salarié.es de Déguiz’fil étaient des femmes. En dehors du patron et de son frère, trois hommes évoluaient dans cette usine : le chef de salle, le mécanicien et une personne présentée comme « un homme à tout faire ». Installée dans une zone rurale à l’orée de maisons en construction et de champs bordés d’agaves, elle était dissimulée derrière un mur d’enceinte en briques brutes. L’usine passait complètement inaperçue dans le paysage. Il fallait jeter un œil à travers le fer forgé du portail pour découvrir un écriteau défraîchi mentionnant : « Déguiz’fil SARL entreprise sous douane accès interdit à toute personne étrangère », ainsi que le prévoit la réglementation sur les entreprises exportatrices. Seules les dizaines de mobylettes d’ouvrières appuyées sur la façade indiquaient leur présence.

13La politique patronale à Déguiz’fil reposait sur un autoritarisme viriliste conjugué à une organisation généralisée de la précarité. Les humiliations visant à contrôler la conduite des ouvrières prenaient différentes formes et d’ordinaire celles de violences verbales : « La moindre faute provoque les cris des chefs, du coup ils t’humilient », raconte Yamina, une ouvrière syndiquée de 38 ans. Faïza, la secrétaire générale, corrobore les dires de sa collègue :

– « Dégueulasse, dégueulasse ! », le chef de salle nous disait ça.
Q. – Pour qualifier votre travail ?
R. – Non, pour nous qualifier nous ! [Faïza et Yamina s’exclament de concert] [...] Il n’y a pas de dignité dans cette usine-là, on n’a pas de dignité ! On est censé travailler pour ramener du pain et défendre sa dignité, mais nous, on n’en a pas !

14L’humiliation prenait aussi la forme de la mise « au coin » des ouvrières. Fatma (syndicaliste) nous raconte l’affront :

On travaillait de 7 heures [...] à 17 heures, mais on ne terminait jamais à 17 heures, c’était toujours 17 heures 30 ou 18 heures. Et si jamais une fille rentrait avant 17 heures, le lendemain, elle était punie, elle restait debout contre le mur et attendait l’arrivée du patron pour qu’il décide de son sort.

15Enfin, le patron et l’encadrement s’en prenaient de manière spécifique aux travailleur.ses les plus vulnérables : « Je vais te raconter un autre cas, celui d’un handicapé qui est venu travailler à l’usine. Au lieu de bien le traiter et de le respecter, le patron le traitait comme un animal, il le frappait même », nous dit Fatma. Faïza confirme :

Il l’obligeait à ramasser les déchets en plein été ! Un jour, il l’a trouvé en train de déjeuner avec les filles, alors il lui a imposé de ne plus déjeuner avec elles ; pour déjeuner, c’était... à côté de la poubelle ! Un jour, il était en train d’empiler les cartons et avant déjà on avait vu le patron lui tirer les oreilles pas mal de fois... et là, je l’ai vu de mes propres yeux, le pousser violemment, le pauvre, il a frôlé le poteau !

16Le contrôle des corps du personnel s’opérait ainsi à travers des insultes, des punitions et des maltraitances physiques. Les ouvrières et les travailleur.ses handicapé.es ont vu leur être et leur corps couverts de marques destinées à les dégrader publiquement. Ces violences visaient à faire correspondre leur comportement et leur tempérament aux caractéristiques associées à leur genre et à leur handicap : la soumission et l’obéissance. Recrutées souvent très jeunes, dès l’âge de 13 ans pour certaines4, elles ont été socialisées tôt à des normes de genre infériorisantes et avilissantes. Ces normes usinières, en participant à la coconstruction de la masculinité autoritaire du patron et de l’infériorisation des ouvrières, ont pendant de longues années permis de maintenir les hiérarchies de genre et de classe.

17La précarité statutaire constituait la seconde caractéristique du régime patronal de Déguiz’fil. Pour reporter sur les ouvrières les aléas du marché, le patron avait massivement recours aux contrats précaires et, dans une moindre mesure, au travail illégal, au point que pendant près de vingt ans, seules 5 employées avaient un contrat de travail à durée indéterminée (CDI). La loi prévoit pourtant qu’au terme de quatre ans dans une même entreprise l’employeur doit transformer le contrat à durée déterminée (CDD) en CDI. En réalité, l’employeur de Déguiz’fil exploitait les failles législatives en mettant fin aux contrats pendant les périodes de baisse d’activité pour faire signer de nouveaux contrats de courte durée aux ouvrières quelques semaines ou mois plus tard. Par ce truchement, l’employeur a usé du pouvoir de révoquer presque à tout moment ses employées sur qui pesait la menace constante du licenciement (définitif).

18Aussi éprouvants et indignes que pouvaient être les environnements usiniers à Déguiz’fil comme à Brodelec, l’émergence d’une contestation collective du pouvoir patronal semblait cependant hors de portée. À Brodelec, à l’instar de ce qu’a observé Michele Scala parmi les travailleurs d’une chaîne de distribution alimentaire au Liban (2015), la majorité des ouvrières adhéraient au système patronal en raison du mode clientélaire de recrutement et de leur insertion dans un dispositif de petites faveurs. Cette adhésion était aussi fondée sur la croyance collective en un avenir meilleur et sur la fierté de travailler dans cette entreprise à la position enviée dans le paysage économique de la région. Les allers-retours entre le passé et le présent, les critiques et les éloges, en apparence contradictoires dans les discours des enquêté.es, dénotent néanmoins une évolution dans les relations entre les salarié.es et leur patron. Les ruptures d’arrangements et les attentes déçues ont permis à la dissidence de prendre corps quelques années avant la révolution. À Déguiz’fil, en revanche, la précarité statutaire contraignait fortement l’organisation collective qui, malgré quelques résistances individuelles, n’a pu s’organiser qu’après des ruptures d’arrangements à une plus large échelle. C’est, en effet, à la suite du mouvement révolutionnaire, qui a ouvert les possibles, que les ouvrières de Déguiz’fil ont pu créer leur syndicat.

Effets du contexte sur le militantisme syndical des ouvrières

19Si les résistances post-2011 ont souvent donné lieu à des collectifs militants solidaires et unis dans une période de remise en cause généralisée du pouvoir, cela semble moins systématique pour celles ayant pris place avant la révolution. En effet, la « politisation des individus n’advient pas en état d’apesanteur sociale et politique, mais s’opère à travers des collectifs et en contexte » (Vairel & Zaki, 2011, p. 93). Il importe dès lors de tenir compte des processus sociaux et politiques qui se déclinent différemment en fonction des échelles.

20À Brodelec, un syndicat a été créé avant la révolution dans un contexte autoritaire où l’engagement syndical et politique était hautement risqué. En 2007, Mondher et Youssef, deux salariés de l’équipe de nuit déjà politisés, ont lancé l’idée du syndicat et encouragé leurs collègues à y adhérer à la suite de l’effritement des formes d’allégeance. Saloua, la dernière secrétaire générale du syndicat, auparavant intégrée au régime de favoritisme, synthétise ainsi le changement d’attitude de l’employeur à son égard : « Soudainement, il a changé. Comme s’il [était] devenu quelqu’un d’autre. » Mais par la suite, l’employeur, refusant l’idée syndicale, a entrepris une sévère répression qui s’est étalée dans le temps, renforçant la peur et la division parmi les salarié.es : il a créé une cellule professionnelle du RCD (qui s’est transformée après la révolution en d’autres formations syndicales propatronales5), licencié le secrétaire général du bureau syndical, Youssef, et poussé à la démission deux autres membres fondateurs du syndicat. Dans le contexte autoritaire, où la répression et l’arbitraire du pouvoir s’exerçaient à l’égard des dissident.es mais aussi de leur famille, la résistance du collectif face à la répression antisyndicale a été peu frontale. Si les syndiqué.es à l’UGTT ont porté un brassard rouge en signe de protestation, seulement une dizaine de salarié.es, les plus engagé.es, ont débrayé une journée, sans suite. Après ces événements, un nouveau bureau syndical a été formé en 2012, composé, malgré le mouvement révolutionnaire, d’ouvriers et d’ouvrières moins combatif.ves que la première génération de syndicalistes. Comme l’a montré Mounia Bennani-Chraïbi, lorsque la répression s’abat sur l’avant-garde syndicale, la mémoire des représailles limite les engagements, voire mène au désengagement (2003). Le contexte local étant ainsi peu propice à la protestation, la majorité des salarié.es n’ont pas connu d’expérience de mobilisation collective, que ce soit lors des événements répressifs ou par la suite.

21Dans ce contexte, les ouvrières, même syndiquées, étaient peu impliquées dans l’activité militante. Elles se plaçaient en suiveuses, ainsi que l’explique Samia, qui évoque la question syndicale sur le mode de la délégation : « Quand il y avait Youssef au syndicat, on suivait toujours les consignes de Youssef. » Sonia précise que « c’est Youssef qui s’occupait de tout » ; un chef syndical adoubé et héroïsé comme le donnent à voir les propos de Sonia et Selma, deux ouvrières syndiquées de 34 et 38 ans : « Seul Youssef me défendait », il « revendiquait fermement nos droits, et c’est grâce à lui qu’on a pu renverser la situation ». Dans un espace façonné par les normes masculines, les adhérentes, dotées de ressources inégales, ont ainsi été cantonnées à des rôles subalternes (c’est-à-dire appuyer les décisions et les modes d’action définis par le secrétaire général du syndicat), ce qui a largement entravé leurs possibilités de s’approprier le travail syndical.

22Si à Brodelec le contexte et le modèle syndical ont limité les actions des ouvrières, à Deguiz’fil, en revanche, la conjoncture révolutionnaire et le genre du syndicat ont encouragé une prise en main plus collective de l’activité militante. Au cours de la révolution, la participation massive des femmes aux diverses formes de protestation a redéfini les lignes genrées de l’accès à l’espace public : les femmes ont pris part aux cortèges funèbres des martyrs de la révolution, bravant les interdits sociaux ; la place de la Kasbah, au centre de la capitale, a été occupée pendant plusieurs semaines par des femmes (et des hommes), de jour et, dans une moindre mesure, de nuit. Cette période a ainsi autorisé la transgression de frontières spatiales et symboliques entre les sexes, improbable en situation ordinaire. Elle a intensifié la mobilité des femmes et leur a octroyé davantage d’autonomie. C’est aussi un moment d’ouverture des possibles pour les ouvrières qui ont pu, comme à Déguiz’fil, remettre en cause ce que l’historien Xavier Vigna a nommé l’« ordre usinier » (2013) :

Q. – Vous vous souvenez quand le syndicat a été créé dans votre usine ?
R. – C’était en 2013, après la révolution.
Q. – Et quelle était la raison ?
R. – C’était à l’occasion du grand Aïd. Plusieurs filles attendaient leur salaire pour pouvoir acheter un mouton, mais il leur a dit qu’il n’y aura[it] pas de salaire ce mois-ci. Alors, 15 filles se sont levées et ont décidé d’aller au siège de l’UGTT pour manifester et créer un syndicat au sein de l’usine. (Fatma, ouvrière et syndicaliste)

23C’est ainsi qu’un syndicat exclusivement féminin a vu le jour à l’issue d’une mobilisation collective au sein de l’usine pour le paiement des salaires. Il était majoritairement constitué de novices du syndicalisme, à l’instar de la secrétaire générale Faïza : « Moi, je ne savais pas ce que ça signifiait un syndicat. » Les ouvrières et les syndicalistes ont ainsi fait conjointement l’apprentissage du militantisme en entreprise. La proximité était renforcée par la similitude des trajectoires et le partage des réalités communes à l’usine : la plupart avaient entre 30 et 40 ans au moment de l’enquête, elles sont entrées très jeunes à Déguiz’fil et ont arrêté leur scolarité au collège ou au lycée. Beaucoup se sont mariées alors qu’elles travaillaient à l’usine et ont vécu les difficultés de la maternité et de l’allaitement en tant qu’ouvrière. Cette configuration a permis que des revendications et des dimensions proprement féminines soient intégrées à l’activité syndicale et dans la mobilisation, sans se heurter à des résistances, à la différence de ce qui a pu être observé dans les protestations mixtes (Ferree & Roth, 1998). Ces dynamiques ont facilité la cohésion du groupe d’ouvrières et leur identification au syndicat, comme en témoigne Yamina : « Quand elles [les syndicalistes] font grève, je me joins à elles ! Par exemple, quand le patron ne prend pas en considération le point de vue du syndicat, on fait grève, toute l’usine ! » Faïza reprend cependant sa collègue en précisant qu’aux premiers temps du syndicat si Yamina s’était ralliée immédiatement aux protestations, ce n’était pas le cas de l’ensemble des ouvrières, ni même de toutes les adhérentes : « Pendant un bout de temps, plusieurs filles étaient membres du syndicat mais elles ne le criaient pas sur les toits. Quand on avait besoin d’elles, on ne les trouvait pas. Mais après, on leur a parlé et elles ont commencé à faire grève avec nous. » Les syndicalistes ont ainsi effectué un travail de conviction auprès des ouvrières et ont cherché à les impliquer dans l’activité syndicale. Elles ont aussi pris en charge les relations parfois délicates avec les familles des ouvrières afin de les rassurer sur l’activité militante et de les persuader de laisser leur fille se mobiliser, comme en rend compte cet échange :

Yamina – Faïza a appelé ma mère pour lui dire qu’il n’y a rien et que c’est une simple réunion. Elle essayait de la convaincre. Mais au début c’était...
Faïza – On a appelé beaucoup de parents. Vraiment beaucoup ! 

24Le rôle des déléguées syndicales apparaît ainsi central dans ce processus de construction d’un collectif militant et solidaire d’ouvrières. Cette solidarité a d’ailleurs permis de renverser en partie le rapport de force dans l’entreprise, le syndicat se disputant l’autorité usinière avec les chefs. À ce propos, Faïza raconte une altercation avec le chef de salle : « Le chef de salle a dit : “Mais comment ? Moi, j’arrête et... Je n’ai plus d’autorité ici, je sors et je les laisse ici !” Je lui ai répondu : “Oui, vas-y, pars et laisse-nous ici ! Tout ce que tu fais, on peut le faire toutes seules !” » 

25Remettant ainsi en cause l’utilité de l’encadrement, ces conflits syndicaux ont préparé ce « groupe de femmes à grande échelle » (Gallot & Meuret-Campfort, 2015, p. 36) à prendre en main la mobilisation pour la reprise de leur usine. En revanche, les ouvrières de Brodelec, peu rompues aux actions collectives, se sont laissé porter par le processus de reprise cadré et conduit par les responsables syndicaux régionaux.

Des luttes et des renégociations genrées contrastées

26Les histoires protestataires locales et les variations d’une localité à l’autre de l’intensité révolutionnaire ont produit une diversité d’espaces militants. Il en résulte des mobilisations accompagnant les processus de reprise différenciées à Brodelec et à Déguiz’fil et des remises en cause contrastées des rapports de genre dans et par la lutte. Avant de réinscrire les activités contestataires spatialement et dans la séquence historique longue du processus révolutionnaire, restituons les principaux tenants des tentatives de récupération d’usine.

Les tentatives de reprise d’usine : genèses, modalités et (in)soumissions ouvrières

27Les deux processus de récupération d’usine se sont rejoints sur un point, celui de la source de la proposition : des responsables syndicaux de l’UGTT, locaux à Deguiz’fil, régionaux à Brodelec.

28À Brodelec, les modalités de reprise définies par les responsables syndicaux étaient les suivantes : intégrer l’employeur dans un projet de coopérative interclassiste et sans remise en cause des hiérarchies initiales. Les salarié.es avaient au départ opté pour une demande plus classique, celle de la vente de l’usine en faillite (locaux, matériel) afin d’obtenir des indemnités. Mais la reprise de l’usine a été vue par la majorité des salarié.es, alors sans emploi, comme plus à même de leur procurer un moyen de subsistance dans un contexte de crise économique et comme une opportunité de s’approprier cette usine au passé paternaliste à laquelle ils et elles étaient très attaché.es. Sur la quarantaine de travailleur.ses encore en poste avant la fermeture de l’usine, la plupart se sont alors engagé.es dans cette voie.

29Ce collectif de repreneur.ses était traversé par de fortes divergences relatives à la place du dernier employeur dans la future coopérative, à l’investissement de chacun dans la reprise de l’usine (si la plupart souhaitaient reprendre une activité professionnelle dans l’usine, d’autres voulaient simplement recevoir des dividendes) et à la répartition entre les salaires et les dividendes. Si ces dissonances semblent étrangères à des enjeux de genre et découler davantage du niveau de précarité ainsi que des sensibilités politiques, les ouvrières, majoritaires parmi les repreneur.ses, étaient aussi celles qui vivaient une plus grande précarité depuis la fermeture de l’usine.

30Ces désaccords ne pouvaient cependant s’exprimer ouvertement en raison de la monopolisation de la conduite des événements par les responsables syndicaux (hommes). Le paternalisme de l’UGTT à l’égard des repreneuses peu expérimentées et la faible mise en partage des informations contraignaient leur investissement. Ce qui a été renforcé par un sentiment d’illégitimité à prendre des décisions et à faire entendre sa voix au sein d’un espace syndical très masculin : « Nous, on ne s’occupe pas de ces choses-là », déclarent certaines ouvrières au sujet des modalités de reprise. Les ouvrières étaient, dès lors, amenées à déléguer le pilotage de la mobilisation et à remettre leur avenir professionnel entre les mains de l’UGTT, comme l’exprime Fathia : « L’UGTT, lors de la réunion, [a dit qu’elle] va s’occuper de ça, elle va ramener quelqu’un qui va faire fonctionner l’usine. » Un autre élément peut expliquer la position des ouvrières : parmi nos interlocutrices, certaines se sont retrouvées isolées, après la fermeture de l’usine, dans un nouvel emploi informel et déqualifié (pâtisserie maison, femme de ménage, atelier de confection à domicile, etc.) pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille, rendant d’autant plus difficile le suivi du processus. Ainsi que l’a déjà mis en lumière Nicolas Renahy au sujet d’une occupation d’usine dans une petite ville de France, deux facteurs éclairent le faible investissement des repreneuses de Brodelec : le fait d’être exclues de la marche des événements et l’urgence du retour à l’emploi (2005).

31À Déguiz’fil, le projet de reprise de l’usine a pris place dans une situation bien différente. Face à la désertion de l’employeur, en 2016, les ouvrières ont fait leur la proposition de l’UGTT au cours d’une grève entreprise à la suite du non-paiement de leur salaire et du non-approvisionnement en marchandises (annonçant la fermeture de l’usine).

[Le sit-in] était au mois de janvier, le 12, le jour de la paie. [...] Le 12, une amie m’appelle pour me dire que [la secrétaire] l’avait appelée pour lui dire qu’il n’y avait pas d’argent et que même les salaires, ils ne vont pas pouvoir les payer. [...] Du coup, on a commencé à se mobiliser. [...] On n’a perçu ni nos salaires, ni nos primes, ni nos congés ! Et on n’a pas travaillé non plus... Toute l’entreprise est fermée et nous... ça a duré trois mois le sit-in ! Un mois dans l’usine et deux dans la délégation. (Faïza)

32À travers les grèves, sit-in, défilés dans les rues de la ville ou encore les interviews avec des médias, la très grande majorité des ouvrières ont expérimenté de nouvelles pratiques au cours de cette mobilisation. Après la fermeture de leur usine, elles ont installé, dans un premier temps, un campement devant l’usine recouvert de pancartes avec l’inscription « travail, liberté, dignité nationale », le slogan phare de la révolution. Le choix de l’emplacement, au-delà de la symbolique du lieu de travail, avait pour dessein de bloquer un éventuel déplacement ou vol de machines, les ouvrières affirmant par là que l’usine leur appartenait. Puis elles se sont déplacées devant la délégation6 pour faire pression sur les autorités locales et rendre visible leur lutte. Faïza explique encore :

C’est le siège de l’autorité de Chebba. [...] Monia a proposé d’aller à la délégation. Si nous restons au même endroit... car notre usine est située dans une zone dépeuplée. Il fallait que les gens nous voient. Il fallait exercer une pression sur le délégué pour qu’il fasse quelque chose.

33Pour populariser leur mouvement, elles ont aussi organisé des marches aux cris de « L’UGTT est indépendante et les ouvriers sont tout ! » et de « Eh [patron], t’es un voleur », se réappropriant ainsi un autre célèbre slogan de la révolution : « Le travail est un droit bande de voleurs7. » Au cours de leur lutte, elles ont été soutenues par des militant.es locaux.les et en particulier par Monia (évoquée par Faïza), une ouvrière du textile de 40 ans, secrétaire générale de son syndicat d’entreprise et membre de l’union syndicale locale. Monia était régulièrement présente sur le sit-in pour les conseiller sur les stratégies de mobilisation. Elles ont aussi été soutenues par d’autres syndicalistes et militant.es du Front populaire. Une solidarité financière entre les femmes qui faisaient les sit-in ainsi qu’avec leurs familles a permis à l’occupation de durer. Si ces éléments suggèrent un certain maillage entre les ouvrières et l’espace local de cette petite ville, les mobilisées se sentaient néanmoins isolées, et les conditions matérielles du sit-in ont été pour elles très rudes, comme le souligne Faïza : « Moi, j’ai fait un régime. En quatre ans, je n’ai pas perdu plus d’un demi-kilo [rires], mais au cours du sit-in, j’en ai perdu six ! »

34Malgré la dureté des conditions de la lutte, les actions collectives reprenant le répertoire classique de l’action syndicale ont été massivement investies par les ouvrières, ce qui a contribué à développer l’unité du collectif. En renfort, d’autres actions plus atypiques ont participé à l’élargissement du répertoire d’action. Comme le contrôle syndical était beaucoup plus lâche qu’à Brodelec, certaines ouvrières ont pu planifier des opérations rocambolesques, comme l’appropriation du matériel de l’usine pour le revendre et l’endommagement de biens du patron.

35Pour éclairer les différences d’implication et de prise en main de la mobilisation par les ouvrières des deux usines, nous réinscrirons l’activité militante et les rapports sociaux de sexe dans leur trame spatiale et historique.

Des traces et des trajectoires protestataires hétéroclites

36Impulsées par le régime colonial et prolongées par la Tunisie indépendante, les politiques publiques favorisant le Grand Tunis et le Sahel (qui s’étend de Hammamet à Mahdia en passant par Sousse) ont produit une fracture territoriale entre les régions dites « de l’intérieur » (principaux foyers de la révolution) et celles du littoral (Belhedi, 2012 ; Ben Jelloul, 2017). Le gouvernorat de Mahdia a été créé en 1974, s’autonomisant ainsi de celui de Sousse, qui englobait une grande partie du Sahel. Parent pauvre du Sahel, Mahdia, ville balnéaire et chef-lieu du gouvernorat, a néanmoins bénéficié, à la marge, de faveurs des pouvoirs successifs. Mais ce gouvernorat compte de fortes inégalités sociales en son sein, ses principales délégations se situant dans la moyenne basse nationale de développement8. Le gouvernorat comme sa partie littorale ne forment dès lors pas des unicités : des dynamiques sociales, politiques et culturelles ont construit des identités fortes propres à chaque localité.

37Le passé prestigieux de Mahdia, en tant qu’ancienne capitale des Fatimides au Moyen Âge, est valorisé par les autochtones et fait partie intégrante de l’identité de la ville. Ce passé est invoqué par les Mahdois.es de toutes les classes sociales et constitue une frontière symbolique entre « nous » et « eux », à savoir les non-originaires de la ville. Mahdia se caractérise aussi par la faiblesse historique de son opposition au pouvoir : elle semble en effet être restée à l’écart des grands mouvements de protestation que le pays a connus, comme les « événements du jeudi noir » (première grève générale, en 1978, depuis l’indépendance du pays) et les « émeutes du pain » (1983-1984)9. À l’image de la ville, les lignées familiales et locales de la plupart des repreneur.ses de Brodelec ne s’inscrivent pas dans des formes de résistance aux autorités ni d’engagement militant face à l’injustice sociale. Dans la même veine, le syndicalisme est mal implanté à Mahdia et l’union syndicale régionale est peu combative. Ainsi, rares sont les ouvrières de Brodelec qui ont été socialisées au syndicalisme ou à toute autre forme d’engagement avant leur entrée dans l’usine.

38En 2011, comme par le passé, la ville a été très peu le théâtre de protestations, ainsi que le souligne Youssef, ancien syndicaliste de l’entreprise : « Les militaires et la garde nationale, ici, disaient que c’était la Suisse, ils disaient que Mahdia, c’était la Suisse. » Ce défaut de protestations massives a ainsi limité le développement de nouveaux espaces d’engagement, comme ce fut le cas dans de nombreuses autres localités. Le secrétaire général de l’union syndicale régionale déplore d’ailleurs cette quasi-inexistence de milieux associatifs et politiques d’opposition : « La société civile est presque absente ici, et le rôle du Front populaire10 est minime. [...] À Mahdia, c’est le côté régional qui domine, on vote pour celui qui vient de la ville, c’est la mentalité de weld bledi [le fils de la ville]. » Comme l’intensité révolutionnaire a été faible à Mahdia11, la majorité des ouvrières de Brodelec sont restées à distance des rares protestations. Certaines d’entre elles affichent même une hostilité à leur endroit, elles les perçoivent comme un désordre : « Je ne suis pas le genre de personne qui participe à des manifestations », déclare Fathia (probablement ancienne membre de la cellule professionnelle du RDC qui s’est par la suite syndiquée à l’UGTT lors de la tentative de reprise). Une autre ouvrière exprime même sa nostalgie de l’époque de Ben Ali, déclarant à propos de celui-ci : « Je ne voulais pas qu’il parte et jusqu’à maintenant je souhaite qu’il revienne. » Enfin, Houda exprime un désintérêt envers les événements révolutionnaires : « Je restais à la maison... et le déjeuner des enfants... puis mon mari avait hâte de m’avoir enfin à la maison. » Ces ouvrières n’ont donc pas eu l’occasion, lors de la crise politique, de se former à l’action collective ni d’acquérir des savoir-faire militants qu’elles auraient pu réinvestir dans le processus de récupération de leur usine.

39Dès les premières heures de la révolution, c’est une tout autre ambiance qu’a connue la ville de Chebba. Des images tournées entre la fin de l’année 2010 et le début de 2011 montrent la présence de femmes (jeunes et plus âgées) lors d’imposantes manifestations de rue, de rassemblements devant le bâtiment de l’UGTT locale et de scènes de destruction des symboles du régime autoritaire (les portraits de Ben Ali notamment). La ville a du reste essuyé, selon des sources journalistiques, une forte répression des forces de l’ordre lors de ces protestations. Dans la même période, Chebba a aussi accueilli une réunion de militant.es d’organisations politiques de l’opposition (alors clandestines) et de syndicalistes de la ville au lendemain de la mort d’un jeune manifestant à Menzel Bouzayane, dans le gouvernorat de Sidi Bouzid (Camau, 2018).

40Si l’ensemble de nos interlocutrices de Déguiz’fil ont été marquées par ces événements, elles ne les ont pas vécus de la même manière. Faïza, la secrétaire générale du syndicat, bien que dotée d’une trajectoire précoce d’engagement, hors de tout cadre collectif et avant la création du syndicat dans son usine (elle participe aux actions protestataires de sa ville dès le lycée), n’a néanmoins presque pas pris part aux protestations du « moment révolutionnaire12 » (Allal, 2011) et ne s’est engagée que par la suite aux côtés des syndicalistes : « Je suis sortie après la révolution. [...] Au cours de la période de la révolution, je suis sortie une seule fois. En rentrant, j’ai croisé une manifestation, du coup, au lieu de rentrer, je suis allée marcher avec eux. » Yamina, quant à elle, aurait souhaité se joindre aux manifestant.es, mais a « juste regardé. Je n’y suis pas allée. Ma famille ne me l’a pas permis. Au début, l’armée est venue et ils ont tiré et tout, on voulait sortir mais ma famille ne me l’a pas permis », indique-t-elle avec regret. Fatma, une syndicaliste de 57 ans, a de son côté une carrière militante substantielle : déjà engagée avant la révolution, elle a participé aux protestations révolutionnaires en famille, avec son mari et ses deux filles et est devenue militante du Front populaire. Elle a été sensibilisée très jeune à la politique à travers les récits de son grand-père et de sa tante syndicaliste. Elle raconte son engagement et ses sensibilités politiques :

– Même avant la révolution, j’étais contre Ben Ali, je collais toujours d’autres photos sur sa photo pour ne pas le voir. J’ai toujours été antisystème ! [...]
Question – Comment avez-vous entendu parler de Hamma [Hammami]13 ?
Réponse – Depuis 2009, sur Facebook. Moi je suis nationaliste, j’aime bien Gamal Abdel Nasser14, j’ai des amis nationalistes. [...]
Q. – Vos parents étaient aussi intéressés par la politique ?
R. – Non, c’est mon grand-père paternel qui m’a parlé de Gamal Abdel Nasser. Je suis la seule qui s’intéresse à la politique dans ma famille. C’est ma tante qui m’a parlé d’Ouled El Manajem et Hamem El Bidh15 et tout, c’est une syndicaliste et elle a une forte personnalité.

41Les événements révolutionnaires ont, également, impulsé un processus de réactivation de la mémoire des luttes locales dans l’industrie textile, que Fatma convoque avec fierté :

Le premier syndicat à Chebba a été créé dans les années 1980, Feu [nom d’une syndicaliste] a fondé le syndicat à [l’usine X], avant de devenir [le donneur d’ordre de Déguiz’fil]. Moi, j’avais 17 ans alors. Le mécanicien travaillait comme espion et il rapportait tout au patron, les filles l’ont tabassé.

42La militante inscrit ainsi son engagement dans une riche histoire sociale et syndicale au féminin.

43En outre, les récits des enquêtées, sur le passé comme sur le présent, mettent très souvent en scène des altercations verbales et physiques violentes entre le patronat et les ouvrières sans qu’elles soient évoquées sur le mode de la transgression. En effet, les ouvrières n’hésitaient pas lors des conflits à aller à l’affrontement. L’indépendance, la combativité, le rapport à la violence des ouvrières (aussi fréquents dans les témoignages d’ouvrières d’autres usines de la ville) semblent suggérer un arrangement des sexes assez particulier dans cette localité. Les ouvrières soulignent elles-mêmes cette indépendance, notamment à travers leur mode de déplacement privilégié, peu répandu ailleurs dans le pays : « Toutes les filles de Chebba utilisent des scooters ! », ce qui est effectivement la première chose qui nous a frappées en arrivant dans cette ville. Si nous n’avons pas d’analyse assurée sur les ressorts de cet arrangement singulier entre les sexes, nous pouvons néanmoins avancer quelques hypothèses suggérées par nos données de terrain. Un faisceau d’indices laisse penser que les femmes occupent une place spécifique dans la ville, tant en ce qui concerne le syndicalisme (nous l’avons déjà mis en lumière) que l’économie et la culture. Dans le domaine économique d’abord, cette ville proche des ports pour l’exportation en fait une zone de développement de l’industrie, en particulier textile, mobilisant ainsi une main-d’œuvre ouvrière féminine. Relativement indépendantes financièrement, elles sont par ailleurs nombreuses à être mariées à des pêcheurs, un des principaux métiers masculins de la ville. Absents une partie de l’année, les maris ne peuvent assurer le contrôle social sur leur femme16, et lorsqu’ils ne travaillent pas, les femmes assument une responsabilité importante au sein du ménage, ainsi que le souligne Faïza :

Je te raconte un truc à propos de Chebba ? La plupart des hommes sont des pêcheurs, des marins, et la saison de la pêche, c’est l’été. Donc en hiver, ils sont toujours à la maison et le salaire de la femme fait tout : le loyer, les factures d’électricité et d’eau, les dépenses des enfants... absolument tout ! Donc ce salaire fait vivre cinq ou six personnes. 

44Sur le plan culturel ensuite, juste avant l’indépendance du pays, la ville s’est dotée en 1955 d’un centre culturel dynamique dont la sensibilité politique est caractérisée par les enquêté.es comme « à gauche » et proche de l’UGTT. Si nous ne disposons pas d’information sur la place des femmes au cours des décennies passées dans cette institution qui fait la fierté de la ville, ou du moins de ses militant.es, ce lieu accueille aujourd’hui de nombreuses adolescentes. Elles s’y forment au théâtre et à la poésie engagés. Quand nous avons mené l’enquête, c’est une femme, Abir, qui tenait la bibliothèque et animait les activités culturelles, bien que le poste le plus gratifiant et le plus élevé, celui de direction, soit détenu par un homme, Nourdine, militant au Front populaire et soutien de la lutte des ouvrières de Déguiz’fil. Lorsque nous avons rencontré Abir, dans la bibliothèque de l’association, elle nous a invitées à assister à une répétition de théâtre, dont la majorité des participant.es étaient des jeunes femmes. Le professeur était un metteur en scène palestinien résidant pour quelque temps à Chebba. En amont comme en aval de la révolution, ce lieu constitue ainsi un espace de résistance culturelle et politique. Il a probablement insufflé et cultivé une dynamique d’engagement dans la ville aux côtés de l’UGTT, influant sur les pratiques et les visions du monde des hommes comme des femmes de Chebba.

45Bénéficiant de marges de liberté, les femmes de Chebba n’en ont pas moins fait l’objet de contrôle et de surveillance de la part des autorités familiales. Au cours des entretiens avec les ouvrières de la ville (de Déguiz’fil ou d’autres usines), certaines recevaient de nombreux coups de fil de leur mari pour leur intimer de rentrer à la maison, savoir où elles se trouvaient et ce qu’elles faisaient ou encore leur rappeler leurs obligations domestiques. D’autres, célibataires, étaient tenues de rentrer chez elles à une certaine heure, d’ordinaire avant la tombée de la nuit.

46Le recours à l’histoire sociale et l’attention portée aux intensités révolutionnaires à Mahdia et à Chebba éclairent les spécificités des dynamiques de genre et permettent de mettre en perspective les recompositions des rapports sociaux de sexe dans les luttes du travail. Ces recompositions sont principalement observées au cours de la lutte des ouvrières de Déguiz’fil, agentes de leur mobilisation.

Refonte des rapports sociaux de sexe dans la lutte et retours à l’ordre

47« On a fait des marches, on a fait des sit-in du matin au soir, on ne rentrait pas. Toutes les filles y participaient », même celles qui étaient de manière générale interdites de manifester par leur famille, comme le raconte Yamina :

– Je n’ai jamais participé à une manifestation, à part celles de Déguiz’fil. C’était ma première manifestation. Même au lycée, il y a eu des manifestations et tout, mais comme je te l’ai dit, la famille m’en empêchait.
Q. – Mais avec le syndicat, ils ne t’ont rien dit ?
R. – Non non... Parce qu’ils savaient que j’allais réclamer mon droit, ce n’est pas quelque chose de transgressif !

48C’est ainsi que pendant les trois mois de sit-in des ouvrières novices de l’action protestataire sont sorties de l’usine et ont occupé l’espace public aux côtés de syndicalistes plus confirmées. C’est par ailleurs un moment où les ouvrières ont pris la parole, défini leurs revendications et leurs mots d’ordre, entonné leurs slogans et leurs chants. Leur parole a aussi été médiatisée : plusieurs journaux, papier et en ligne, nationaux et internationaux, ainsi que quelques télévisions, ont réalisé des reportages sur leur lutte. Faïza – comme l’ensemble des syndicalistes et de nombreuses ouvrières ainsi qu’en rendent compte des coupures de presse – était très sollicitée par les médias : « Beaucoup sont venus... J’ai rencontré deux personnes au Montazah17, deux au siège de l’UGTT... Beaucoup beaucoup ! »

49Certaines ouvrières se sont aussi lancées dans des actions plus audacieuses, comme la tentative de vente de matériel informatique stocké dans l’usine, révélant ainsi leur appropriation des lieux. L’événement a mal tourné : elles ont dû faire face au délégué et à la police après avoir été dénoncées par un des rares membres de l’encadrement. Mais s’apercevant de la délation, les ouvrières ont dupé les autorités et tourné en dérision les forces de l’ordre tout en critiquant frontalement leurs valeurs et leur mise en pratique du métier :

Il y a une pièce dont l’accès était interdit, on est montées pour y entrer. Et à ce moment, personne ne gardait la pièce, du coup on est montées ! On a trouvé des ordinateurs. On s’est dit qu’on pouvait peut-être les vendre ou quelque chose... On est sorties avec les ordinateurs, mais le chef de salle s’en est aperçu. Il m’a suppliée de rendre les ordinateurs, je lui ai rétorqué que c’était notre droit et qu’il n’avait pas à avoir peur [...] Du coup, après, on s’est mises à courir et lui il nous courait après [rires] ! Quand il a perdu le contrôle, il a appelé [le secrétaire général de l’union locale] pour lui dire que nous avons formé une bande et que nous avons pris les ordinateurs. Puis il a appelé [le patron], et [le patron] a appelé le délégué et la police. [...] Et nous, on avait vu [le chef de salle] parler au téléphone, on s’est doutées que quelque chose était en train de se tramer, du coup, on a remis les ordinateurs là où ils étaient ! Et c’est là que le délégué est arrivé, tout juste après qu’on ait remis les ordinateurs [rires] ! [...] Après, celui de la Sûreté nationale est arrivé. Il avait ses mains derrière le dos : « Qu’est-ce qui se passe ici ! », et il est entré fouiller. Je lui ai dit : « Mais qu’est-ce que vous cherchez au juste ? » Il m’a dit : « Mais où sont les ordinateurs ?! » [...] Il m’a dit : « Écoutez, si vous faites des problèmes, ça ne nous arrange pas. Comment se fait-il que vous saisissiez le matériel de l’entreprise ? » Je lui ai dit : « Mais de quel matériel vous parlez ? » Il m’a dit : « Écoutez madame, personne ne peut vous laisser faire des problèmes et causer le chaos. » Je lui ai dit : « Alors vous, vous laissez un voleur, un escroc, et vous venez menacer quelques femmes ? C’est ça ce que vous dicte votre travail ? » (Faïza)

50La radicalité a par la suite franchi un seuil lorsque des ouvrières se sont organisées en « gang de femmes » pour mener une autre action en vue de se venger des années d’oppression et d’humiliation patronale :

Faïza – Une fois, on a encerclé la voiture [du patron] [rires].
Monia – Les filles te disaient : « Au moins, la voiture pourrait être vendue pour qu’on soit payées », tellement elles étaient à sec !
Faïza – [...] Écoute-moi, on a crevé les pneus avant [rires] ! On n’a laissé qu’un seul pneu [...] Alors, le commissaire de police est venu et nous a dit : « Pourquoi vous faites ça ? Rendez-lui sa voiture. » Je lui ai dit : « Non. » J’attendais ce jour-là depuis tellement longtemps ! Il m’a dit : « Mais qu’allez-vous faire avec la voiture maintenant ? » Je lui ai dit : « Je n’en ai rien à faire de la voiture. » Je voulais juste l’humilier pour qu’il voie de quoi nous sommes capables !

51En organisant des actions protestataires, dont certaines sont aux marges de la légalité, et en prenant en main la direction de leur mobilisation, les ouvrières ébranlent les représentations communes sur les femmes, perçues comme dociles et soumises. Lors de cette lutte, elles ont acquis de multiples compétences syndicales, organisationnelles, de prise de parole en public, de gestion des conflits, etc. La lutte a aussi favorisé la construction de la confiance en soi et de plus larges transformations individuelles. Yamina relate ainsi avec fierté et humour une scène de victoire venant clore trois mois de lutte ; si l’usine n’a pas repris son activité, les ouvrières ont néanmoins touché une partie du salaire qui leur était dû :

Yamina – Je ne sais pas comment j’ai trouvé le courage... J’ai voulu montrer aux gens, leur faire entendre, qu’ils voient ce que [le patron] faisait à ses filles. [...] Moi, avec les encouragements et... inconsciemment, je me trouvais toujours au-devant des manifestations et je les encourageais !
Faïza – Elle a une voix coriace ! [rires]
Yamina – J’ai une voix, vraiment, je te raconte pas [rires]. Donc, j’ai... je ne me suis pas tue. Même quand nous sommes allées faire un sit-in devant sa maison, je ne me suis pas tue. Quand les autres se taisaient, moi je les réveillais. Je ne sais pas... peut-être qu’il y a eu tellement de pression, tellement d’injustice...
Faïza – On était vraiment fatiguées... Trois mois de lutte quand même !
Yamina – Quand le délégué est venu nous payer, ce jour-là Monsieur [le secrétaire général de l’union locale]... quand je lui ai crié dessus, il m’a regardée, étonné. L’inspecteur leur a demandé : « C’est bien Yamina celle-là ? Vous en êtes sûres ? » Mais ce jour-là, si Monsieur [le patron] [avait été] devant moi, je l’aurais réduit en pièces ! Je leur ai dit : « Vous nous apportez nos salaires immédiatement et que [le patron] vienne lui-même nous payer ! Et vous verrez ! » Monsieur [le secrétaire général de l’union locale] m’a dit : « Ramène tes hommes ! » Je lui ai dit : « Je n’ai pas d’hommes, moi. » Parce que moi, vraiment, je n’ai qu’un seul frère et il travaille et il ne va pas se mêler de ces histoires. Du coup, il m’a dit : « Toi, tu parles et tu dis que tu vas ramener des hommes ? » Je lui ai dit : « Je vaux vingt hommes ! »

52Ce récit atteste les changements significatifs dans les manières d’être et de se percevoir des ouvrières de Déguiz’fil. Enrôlées très jeunes dans un salariat opprimant et abîmant leur corps et leur psyché, elles ont, à travers la libération de la parole et des corps, déplacé les lignes du genre, cependant inégalement.

53Les ouvrières rencontrées, dont la plupart ont été mobilisées jusqu’au bout et engagées dans des actions radicales, étaient célibataires ou soutenues par leur mari, telle Dalila, une ouvrière syndiquée dont le mari, marin, l’a encouragée à remettre en cause les abus patronaux : « Quand je rentre à la maison en me plaignant de ce qui se passe à l’usine, il me dit qu’il ne faut pas se taire et le laisser faire et qu’il faut savoir se défendre sur le coup ! » D’autres, en revanche, ont rencontré des obstacles à l’engagement, ainsi que le remarque Faïza :

Il y en a qui ont trouvé des difficultés. Il y en a qui viennent sans que leur mari ne soit au courant, en faisant semblant de travailler. Du coup, elles viennent juste pour nous faire plaisir. Il y a aussi celles qui prennent les transports, qui sont fatiguées des allers-retours, elles habitent [d’autres villes alentour], du coup, c’est trop pour elles. Elles n’ont ni salaire ni rien du tout et en plus elles dépensent de l’argent pour le transport, c’est trop pour elles. Du coup, j’ai fini par leur donner de mon propre argent, pourvu qu’elles viennent.

54De plus, certaines des plus subversives ont été sanctionnées par des rappels à l’ordre à l’issue de la lutte. À la suite de la fermeture de l’usine et de l’échec de la tentative de reprise, la plupart des ouvrières de Déguiz’fil ont retrouvé un emploi dans le secteur textile. Mais cela n’a pas été le cas de la secrétaire générale Faïza, obligée de changer constamment d’usine, les employeurs la licenciant dès qu’ils découvraient son passé militant. Marquée au fer rouge du syndicalisme, Faiza a ainsi essuyé un sévère rappel à l’ordre, à l’instar d’autres syndicalistes femmes combatives et médiatisées (Barrières, 2019). D’autres ont vu leur mobilité brutalement réduite : c’est le cas d’une syndicaliste qui a joué un rôle déterminant dans la mobilisation18 et a été très régulièrement interviewée dans la presse. Mariée depuis peu (célibataire pendant la mobilisation), elle a, d’après ses collègues, perdu en autonomie, ces dernières laissant entendre que sa nouvelle situation matrimoniale contraignait fortement sa liberté de mouvement.

*

55Par un processus de défatalisation et de dénaturalisation des normes de genre dans et par les protestations, les situations révolutionnaires peuvent donner lieu à de profondes transformations sur le temps court des rapports sociaux de sexe, en contraste avec leurs lentes évolutions (jamais linéaires) en conjoncture ordinaire. Mais, si on observe de plus près, les reconfigurations genrées dans la révolution tunisienne connaissent des variations selon les espaces sociaux, temporels, géographiques, etc. En effet, ces reconfigurations n’ont rien d’automatique et dépendent de la puissance révolutionnaire dans ces espaces, mais aussi des formes et de l’intensité de la participation des femmes aux protestations. Dans ce sens, nous avons mis en lumière que les transformations des rapports sociaux de sexe se sont davantage produites au cours de la mobilisation ouvrière des travailleuses de Déguiz’fil dans la ville de Chebba en prenant en main la direction de leur mouvement et en renouvelant les formes de l’action syndicale. A contrario, à Mahdia, écartées par les responsables syndicaux de la mobilisation pour la reprise de leur usine, les ouvrières de Brodelec n’ont pas eu l’occasion de renégocier les rapports sociaux de sexe. Plus que cela, ces derniers ont évolué en leur défaveur en raison de l’altération des conditions matérielles de vie à la suite de la fermeture de leur usine. Les dynamiques de genre sont ainsi prises dans des configurations sociales précises sur lesquelles elles agissent en retour. Si la variabilité de l’intensité révolutionnaire entre la ville de Chebba et celle de Mahdia s’est traduite par des mobilisations et par des reconfigurations genrées contrastées, les différences locales d’intensité révolutionnaire peuvent, elles, être saisies en prêtant attention aux caractéristiques spécifiques des localités, à leur histoire et à leur trajectoire sociale, économique, genrée, culturelle, etc. Nous avons ainsi montré, d’une part, que l’histoire sociale et politique de Chebba en a fait un foyer de la révolution, même s’il demeure assez méconnu, et, d’autre part, que la présence historique de femmes dans les activités économiques, syndicales et culturelles de la ville a permis des transgressions de l’ordre du genre d’autant plus significatives dans le contexte révolutionnaire.

56Enfin, le mouvement révolutionnaire tunisien, les mobilisations du travail et les reconfigurations des rapports sociaux de sexe ont des temporalités propres tout en s’influençant mutuellement : ils se renforcent ou s’affaiblissent selon la progression révolutionnaire ou contre-révolutionnaire de ces processus. Si c’est ainsi dans et par la lutte ouvrière en conjoncture critique que peut s’opérer un rapide processus d’émancipation, celui-ci peut, dans une phase de reflux des mobilisations, bifurquer vers des retours à l’ordre du genre. Après la fermeture des usines, les espaces de liberté se sont rétrécis et les conditions de vie se sont dégradées pour la majorité des ouvrières. Nous avons montré à cet égard que les rappels à l’ordre sont en l’occurrence moins le fait des institutions publiques de répression (armée, police), sur lesquelles se focalise le plus souvent la science politique, que de l’autorité du patronat et du mari. Aussi, décentrer le regard sur les sphères familiale et conjugale permet de saisir plus finement les changements des rapports sociaux de sexe en conjoncture révolutionnaire.