Conclusion
p. 261-270
Texte intégral
1Alors que les résultats d’investigations empiriques longues commencent à être publiés sur le mouvement des Gilets jaunes (GJ)1, on mesure encore toute la difficulté de produire un savoir stabilisé sur ce dernier. Il nous paraît ainsi intéressant de revenir en conclusion à la fois sur ce qu’on l’on sait de ce mouvement, sur les enjeux d’analyse qu’il soulève et sur les pistes de recherche encore à approfondir.
Un champ d’études difficile à stabiliser de façon exhaustive
2Plusieurs raisons éclairent cette lente accumulation des connaissances sur les Gilets jaunes. L’une des premières est la longévité de cette contestation, qui n’a cessé au fil du temps de se transformer. Il est ainsi compliqué, nous l’avons dit dès l’introduction, de parler « du » mouvement social des GJ au risque de l’homogénéiser dans le temps et dans l’espace : des actions collectives plus ou moins revendiquées par des collectifs locaux de GJ ont ainsi continué à se produire bien après le printemps 2019, via des appels à manifester ou à prendre part à des manifestations organisées par d’autres groupes. Une des caractéristiques des GJ ou d’une partie d’entre eux – en gardant à l’esprit la forte hétérogénéité à laquelle renvoie cette dénomination – est bien la persistance d’une mobilisation diffuse, sporadique et dont la composition interne évolue au fil de ses propres temporalités (Boncompagni, 2020).
3Cette transformation en continu du mouvement a été pointée dès ses débuts, avec un tournant en janvier 2019 en France après la destruction par les forces de l’ordre d’une partie des cabanes sur les ronds-points, le déplacement des actions vers les centres-villes et l’arrivée de participants ayant déjà des engagements (partisans, syndicaux...) dans les collectifs locaux. Il a ainsi été fortement souligné – et les contributions dans cet ouvrage sur les relations entre groupes de GJ et syndicalistes le montrent bien – combien le printemps 2019 constitue une séquence lors de laquelle des sensibilités se situant plus à gauche prennent davantage de place dans la mobilisation (Collectif d’enquête sur les Gilets jaunes, 2019). Mais d’autres séquences se sont ajoutées ensuite et on manque encore de travaux sur la façon dont des individus ou des petits groupes continuant à se dire GJ ou ayant adopté cette étiquette ont participé à des actions lors du mouvement contre la réforme des retraites en France entre décembre 2019 et mars 2020 (Béroud & Thibault, 2021) – manifestations, blocages, soutien aux piquets de grève de cheminots ou d’agents de la RATP, assemblées générales locales –, puis aux manifestations contre la loi « sécurité globale » en décembre 2019 et janvier 2021. On pourrait ajouter, nouvelle séquence à décrypter, comment là encore des individus ou des collectifs GJ ont pris part, dans le contexte d’une crise sanitaire prolongée, aux manifestations contre l’obligation du « passe sanitaire » à partir de l’été 2021.
4En Belgique, le nombre de Gilets jaunes après la violence de la répression des manifestations à Bruxelles et l’évacuation des occupations de sites pétroliers, fin 2018, s’est considérablement réduit. Cela représente quelques centaines de militants qui, pour certains, sont passés de citoyens contestataires de façon ponctuelle à militants permanents GJ. Ces derniers se sont alors inscrits, à titre individuel mais aussi en petits collectifs, dans la « mobilisation des autres » ainsi que dans la recherche de convergences des luttes depuis 2019. Ceci leur est d’autant plus aisé que certains GJ belges se vivent comme représentants de la synthèse de toutes les luttes contre les multiples « injustices sociétales » (injustices sociales, fiscales, environnementales, politiques, économiques, judiciaires, etc.). Il en a été ainsi de l’inscription remarquée de GJ dans les deux grands mouvements sociaux qui ont marqué l’actualité belge en 2019 : d’une part, les mobilisations contre le réchauffement climatique, avec notamment, au sein d’une coalisation de divers groupes, l’occupation d’un espace dans la zone neutre (interdite de manifestations), en face du parlement fédéral, le 25 mars 2019, pour l’obtention d’une « loi climat » ; et d’autre part, les fortes mobilisations sociales contre la marchandisation du secteur de la santé avec la création du mouvement La santé en lutte (LSL) en 2019 et 2020 (Gracos, 2019 ; 2020). Les GJ belges ont repris des actions collectives contre les mesures politiques de limitation des libertés civiles dans le cadre de la gestion politique de l’épidémie du Covid-19 dès le début de l’automne 2020 et se sont ajoutés régulièrement aux publics très hétérogènes qui ont caractérisé les manifestations récurrentes « antipasse sanitaire » à Bruxelles de 2021 et 2022.
5Une autre raison des difficultés d’étude des Gilets jaunes, liée à la première, est la forte fluidité qui caractérise les modes de participation au mouvement. On le sait, les GJ ne sont pas animés par des organisations. Les modalités d’identification aux collectifs ont été et demeurent diverses, qu’il s’agisse d’être membre d’un groupe Facebook, d’un groupe Whatsapp, d’avoir été présent quelques jours ou quelques semaines sur un rond-point, d’être passé d’un rond-point à l’autre, d’avoir conservé des liens personnels avec certains participants, d’avoir rejoint des groupes déjà constitués lors de manifestations ou d’assemblées. « Tout en pratiquant le mouvement de façon assidue, certains Gilets jaunes ont évité, refusé ou cessé d’être “affiliés” exclusivement à un site ou à un collectif, bref à une unité de référence et d’appartenance plus ou moins fixe » (Boncompagni, 2020). Cette labilité complique les portraits sociologiques que l’on peut établir des GJ, en cherchant à restituer leurs propriétés sociales. Les données recueillies lors d’enquêtes par questionnaire, lors d’entretiens ou d’observations ont permis de fournir des esquisses de qui étaient et d’où se situaient les participants au mouvement dans l’espace social. On sait maintenant de façon sûre que certaines composantes des classes populaires ont été plus impliquées que d’autres (en particulier des ouvriers des transports, de la logistique, de l’industrie), que les travailleuses du secteur social et de l’aide à la personne ont été très présentes, que des fractions importantes des premiers GJ investis dans les ronds-points ont connu des trajectoires professionnelles heurtées (accident du travail, invalidité, perte d’emploi...). On sait aussi que différentes formes de proximité ont pu jouer (proximité spatiale avec le rond-point, liée au lieu de résidence ou au lieu de travail, proximité sociale), tout comme certains réseaux de sociabilité antérieurs (comme l’appartenance à des clubs de motards).
6Mais un bilan critique des travaux déjà publiés montre presque des sous-ensembles dans l’accumulation des connaissances : en particulier entre les recherches qui se sont centrées sur la compréhension des logiques d’engagement et des formes de participation spécifiques aux ronds-points, avec une prédilection pour une ethnographie localisée, et celles qui ont davantage été orientées vers la participation aux manifestations, aux assemblées et commissions ou encore aux réunions du Vrai Débat2. Comme ce ne sont que pour partie les mêmes publics mobilisés – bien que des continuités puissent exister –, les questions de recherche ne sont pas tout à fait les mêmes et les résultats, parfois contrastés, méritent d’être compris comme une résultante de cette pluralité interne et de cette labilité du mouvement.
Inventivité et influences du mouvement : une révision des repères classiques de l’analyse sociologique
7Plus de trois ans après le déclenchement des premières actions des Gilets jaunes, les savoirs s’avèrent importants, mais méritent d’être toujours situés, relativisés. Comme cela a déjà été souligné, ils viennent bousculer les connaissances établies sur les mouvements sociaux et les outils conceptuels habituellement utilisés en sociologie et en science politique. C’est notamment l’idée que des « entrepreneurs » de mobilisation sont nécessaires pour mettre en forme les mécontentements sociaux et contribuer à construire le groupe mobilisé, à le faire exister, qui se trouve fortement interrogée. Au sein des GJ, il a existé des « entrepreneurs » individuels de mobilisation, des leaders locaux – à commencer par ceux qui ont lancé les premières pétitions –, mais leur statut d’organisateur ou de porte-parole a vite été contesté. Mouvement labile, avec des bornes temporelles lâches, impliquant à ses débuts une majorité de profanes de l’action collective, devenu au fil du temps épisodique, les caractéristiques des GJ obligent ainsi à reconsidérer à nouveaux frais des questions classiques de la sociologie de l’action collective.
8Une autre question – liée au prolongement dans le temps de certains engagements Gilets jaunes – est celle de l’influence du mouvement, des traces qu’il a laissées et qui sont sporadiquement entretenues. Cette dimension s’avère très délicate à aborder (Chabanet & Giugni, 2010), car elle renvoie en partie à des perceptions subjectives ; il s’avère également difficile de dissocier un « effet » Gilets jaunes d’autres causes. On pourra avancer ici quelques pistes. L’une des premières renvoie à la façon dont les GJ ont contribué à renouveler le répertoire de l’action collective, mais aussi aux codes culturels et esthétiques qui leur sont désormais associés : le port de gilets bien sûr, les slogans, les cris et les chansons – que l’on retrouve depuis lors dans différents types d’événements protestataires –, la fixation d’un jour récurrent de mobilisation (l’acte) qui semble ouvrir la possibilité d’une résistance continue. Un nouvel imaginaire revendicatif, attestant d’une façon d’être au monde ou de se situer dans l’espace social et d’y défier les autorités (en considérant notamment que le droit à manifester est un droit démocratique qui ne peut être limité), semble s’être diffusé et avoir été repris dans des mobilisations postérieures. Si la présence de collectifs de GJ a ainsi été attestée dans diverses mobilisations depuis 2019, c’est aussi une esthétique et une fronde GJ qui semblent avoir influencé des actions collectives associant une énergie contestatrice, un certain plaisir ludique de faire masse et / ou de se donner à voir sur des lieux publics3 et l’inventivité d’actes de rébellion envers les autorités gouvernementales.
9Comme exemples remarquables de cette dynamique, et bien que là encore il soit difficile de démêler ce qui émane des Gilets jaunes et ce qui provient d’autres contestations sociales, on trouve des épisodes de la mobilisation contre la réforme des retraites de 2019-2020 en France, touchant des métiers d’habitude peu ouverts à la contestation sociale (jets de robes d’avocat et de magistrat, jets de blouses, de cartables, de livres scolaires, spectacles d’apparat dans la rue par des danseurs et des musiciens d’opéra).
10Concernant la Belgique, cette influence diffuse a innervé le mouvement LSL en 2019 : « haies de déshonneur » des salariés du secteur de la santé tournant le dos à des ministres (Gracos, 2020), performance dans la rue de mime théâtral représentant des « accouchements à la chaîne ». La dynamique ouverte par les GJ a également essaimé dans les mobilisations diverses contre le réchauffement climatique en Belgique en 2019 : désobéissance civile et fronde contre l’autorité en occupant des zones « neutres » interdites de manifestations, institution d’un jour ouvrable de manifestation par semaine (le jeudi), et donc d’école buissonnière, dénommé « acte » par les lycéens belges (réalisation d’une quinzaine d’actes).
11La consistance, la pluralité interne de cet imaginaire, sa transformation au fil des appropriations multiples ainsi que sa capacité à durer, alors même que le mouvement des GJ a été très faiblement institué, constituent autant de chantiers de recherche à mener.
12Un autre type d’influence concerne la diffusion d’une certaine idée de la radicalité des Gilets jaunes dans d’autres univers sociaux, à commencer par les milieux syndicaux. Lors de la mobilisation contre la réforme des retraites qui a démarré en France en décembre 2019, on a ainsi pu parler d’une « giletjaunisation » des syndicats. L’expression renvoie à la présence physique de petits groupes de GJ dans des piquets de grève aux côtés de salariés en lutte, mais aussi à une détermination affichée par ces derniers (en particulier à la SNCF et à la RATP) d’en « découdre » avec le gouvernement – à l’instar des GJ ayant contraint celui-ci à abandonner le projet de taxe sur les carburants – et de ne pas s’interdire certains modes d’action (actions « coups de poing », occupations de sites sans demande d’autorisation préalable, etc.). De façon plus indirecte et plus difficile à établir, des équipes syndicales, avec des militants parfois sceptiques face aux GJ, se sont montrées déterminées à réinvestir la pratique de la grève reconductible sur plusieurs semaines pour montrer qu’elles étaient, elles aussi, capables de tenir face au gouvernement et de le faire à partir de leur lieu de travail, lequel avait été délaissé par les GJ.
13La question de la connexion avec d’autres luttes et de la circulation de ce que l’on pourrait appeler un « référent » GJ se retrouve avec l’émergence des manifestations contre l’obligation du passe vaccinal pour accéder à certains lieux ou pour travailler dans certains secteurs. Mais là encore, il faut se garder de toute vision trop linéaire et repérer plutôt les dynamiques de réappropriation, voire d’instrumentalisation de la symbolique GJ. De ce point de vue, il pourrait être intéressant de voir les interprétations qui ont été faites du mouvement GJ dans différents espaces de l’extrême droite et les enseignements qu’en ont tiré certains groupes de ce spectre politique pour chercher à investir la protestation antipasse (et à y perdre moins vite du terrain que lors de l’automne 2018, lors des premiers actes GJ).
14Interroger l’influence ou les effets des Gilets jaunes suggère également de voir dans quelle mesure les revendications mises en avant durant quelques mois – l’augmentation du pouvoir d’achat, le renouvellement des pratiques démocratiques à travers le référendum d’initiative citoyenne (RIC) – ont continué à être discutées dans l’espace public. Alors que l’étau de la crise sanitaire s’était un peu desserré, une série de conflits localisés se sont déroulés en France lors de l’automne 2021 dans des enseignes comme Decathlon ou Leroy Merlin pour dénoncer les bas salaires et les difficultés à boucler les fins de mois pour des salariés pourtant en emploi toute l’année. Certains des salariés grévistes ont été GJ, d’autres non, mais des revendications de même type ont émergé4. C’est aussi la façon dont les gouvernements en Belgique et en France s’occupent du problème du décrochage des bas et moyens revenus face à l’augmentation des coûts des biens et des services qui renseigne sur l’ancrage social de ces revendications. En Belgique, le gouvernement a été obligé de procéder à une augmentation des pensions de retraite en 2021, aussi bien pour les indépendants que pour les salariés. En octobre 2021, à la suite d’une nouvelle hausse du prix de l’énergie et des carburants, le gouvernement de Jean Castex a annoncé en France le versement d’une « indemnité inflation » de 100 euros pour toute personne gagnant moins de 2 000 euros par mois. L’adoption de cette mesure atteste des craintes du pouvoir exécutif d’un éventuel redémarrage de protestations sociales centrées sur la question de l’affaiblissement des revenus du travail pour une large partie de la population, mais aussi de ses efforts pour ne pas orienter le débat vers les politiques salariales mises en œuvre dans les entreprises et par là même vers la répartition de la valeur ajoutée et des bénéfices. Là encore, un chantier de recherche pourrait être ouvert sur les façons dont les experts en communication et autres conseillers ont saisi et transcrit le mouvement des GJ auprès des plus hauts responsables politiques. Dans un ouvrage consacré au service des courriers et courriels reçus à l’Élysée pour la présidence de la République, Julien Fretel et Michel Offerlé (2021) montrent combien le volume de messages consacrés à la voiture, à l’essence et aux impôts a été croissant à partir de juillet 2017 et surtout s’est considérablement accru en novembre 2018. Ils insistent aussi sur le fait qu’il s’agit, pour une présidence faiblement pourvue en relais militants ancrés dans les territoires, d’un des rares lieux d’observation des opinions de la population.
15Les débats autour du RIC ont, pour leur part, quelque peu perdu en visibilité dans l’espace médiatique français depuis le début de la crise sanitaire, bien que des listes dites « citoyennes » – avec parfois l’implication en leur sein de participants aux GJ (Ludosky & Gourgues, 2020) – aient pu mettre en avant la nécessité de son adoption lors des élections municipales du printemps 2020 en France5. En Belgique, le renforcement des demandes d’inclure directement les citoyens dans la prise de décision politique a abouti le 25 février 2019 au vote d’un décret au parlement de la communauté germanophone de Belgique6 créant un conseil pérenne de 24 citoyens tirés au sort pour un mandat d’un an et demi afin de proposer et contrôler des demandes d’initiatives législatives. Par ailleurs, les Gilets jaunes belges ont saisi à plusieurs reprises les possibilités institutionnelles existantes d’interpellation des élus au sein des différents parlements7 (Clarenne & Jadot, 2021).
Précarisation, politisation et rapports à l’État
16De nos résultats de recherche émergent également quelques lignes interprétatives plus générales qui s’inscrivent dans des phénomènes déjà couverts dans la littérature académique en sociologie et / ou en science politique.
17Ainsi, la mobilisation des Gilets jaunes permet de revenir sur la question de la précarisation d’une frange large de la population active et des personnes dépendantes des revenus de la Sécurité sociale. Le ressenti de cette précarisation – que l’on ne réduit pas ici au statut d’emploi, mais à des conditions d’existence devenues plus difficiles, avec des difficultés budgétaires fortes pour les familles (Blavier, 2021) – a eu comme effet de rassembler une diversité de statuts socioprofessionnels qui ne se mobilisent habituellement pas ensemble, faisant sauter des clivages, hérités tant de l’organisation du travail que de la façon dont les organisations syndicales l’ont le plus souvent intégrée dans leur structuration interne : clivages entre salariés et indépendants, entre actifs et non-actifs, entre ouvriers de l’industrie et travailleuses du care, etc.
18Cette situation a alors rendu visibles différents paradoxes : les organisations syndicales semblent être éloignées de ces travailleurs précarisés alors qu’historiquement elles ont pu se construire en mettant en avant la défense des plus exploités ; des fractions fragilisées du monde du travail ont réussi à réactualiser une dynamique de syndicalisme d’action directe sur un long terme, sans grands moyens, pratiques par ailleurs largement délaissées par le syndicalisme contemporain.
19De façon générale, tant en France qu’en Belgique, la gestion politique de la crise sanitaire du Covid-19 a permis aux autorités gouvernementales de flexibiliser encore plus l’organisation du travail (extension des pratiques du travail à domicile, élargissement des horaires de fin de journée, marginalisation renforcée des syndicats dans les processus décisionnels et dans l’application des « mesures Covid » dans l’entreprise...), rendant encore plus criants les enjeux de représentation au sein du monde du travail. Les tensions sociales en sont sorties encore exacerbées et les possibilités effectives des organisations syndicales de transformer, dans un sens plus démocratique, le système économique et social ont été largement interrogées.
20Là encore, ce sont des études menées sur plusieurs années qui pourront mesurer ce que produit un affaiblissement de la capacité des grandes confédérations syndicales à mobiliser dans le monde du travail et par là même à produire un « nous » – salariés, travailleurs – potentiellement unificateur. De façon très localisée, quelques mobilisations semblent pourtant avoir tout récemment réussi à créer des alliances ponctuelles entre des professions à forte tradition contestataire et des secteurs traditionnellement peu ouverts à l’action collective (manifestations diverses des « secteurs dits non essentiels » dans le cadre de la crise sanitaire, alliant à plusieurs reprises des petits commerces, des cafés-bars-restaurants avec des milieux culturels...)8. Alors que les syndicats représentant les salariés peinent de plus en plus à apparaître comme des porte-parole légitimes, il devient indispensable d’étudier de façon approfondie comment et sous quelle forme émergent ces nouvelles contestations collectives en prise avec une sphère du travail où la multiplicité des types « d’embauche » brouille les anciens repères entre salariés et indépendants.
21Cet ouvrage a également mis en exergue les formes de politisation qui se sont produites dans le cours de la mobilisation et dans les prolongements de celle-ci au sein de fractions de la population auparavant peu impliquées dans des dynamiques d’action et de revendications. Les collectifs de Gilets jaunes ont ainsi permis à des personnes isolées d’éprouver le sentiment d’avoir de nouveau prise, au moins de façon ponctuelle, sur leur destinée. Ils ont ouvert des espaces pour que s’expriment des formes d’inventivité et de créativité dans l’organisation collective du quotidien ainsi que dans l’apprentissage des dynamiques d’assemblées et des débats collectifs. La découverte de l’existence d’une force et d’un pouvoir collectifs semble ainsi avoir été pour certains un moteur pour maintenir durablement le désir de poursuivre un engagement sociopolitique. Cependant, la compréhension à plus long terme de la façon dont la participation à un événement protestataire modifie des schèmes de perception du monde nécessite d’intégrer la variable temporelle. Le fait que les formes de sociabilité créées au sein de petits groupes GJ qui se sont maintenus et partiellement recomposés en 2019 aient pu être ensuite fortement altérées par l’instauration des confinements ne facilite pas un suivi dans le temps de leurs effets. En quoi ceux qui ont pris part d’une façon ou d’une autre aux actions des GJ se différencient-ils aujourd’hui d’individus proches d’eux, inscrits dans les mêmes espaces géographiques et sociaux, partageant les mêmes expériences dans le travail et le hors-travail, les mêmes difficultés matérielles9 ?
22Un autre chantier, à prolonger, concerne l’articulation entre les formes de participation sur les réseaux sociaux, à distance, et dans d’autres espaces physiques. Le mouvement des GJ invite ainsi à repenser comment une mobilisation sans support organisationnel se densifie au fur et à mesure, comment des phénomènes de leadership s’y construisent de façon ponctuelle ou durable, comment ils sont également défaits.
23Enfin, cette mobilisation Gilets jaunes semble s’inscrire dans une séquence de long terme, où la contestation sociale s’adresse prioritairement aux autorités politiques dans une dynamique de questionnement et / ou de remise en cause de la légitimité du pouvoir, et non pas simplement sur la base d’une revendication précise qui pourrait plus facilement être négociable et négociée. Ainsi, le refus de l’augmentation de l’impôt sur les carburants a été très vite complété par des revendications porteuses de changements politiques profonds et durables, comme nous l’ont montré tant certaines recherches (Sebbah et al., 2018) que les études sur le Vrai Débat consignées dans les sixième et septième chapitres de ce livre. En cela, et comme évoqué dans l’introduction, cette mobilisation s’inscrit en partie dans le sillage des mouvements sociaux contre l’austérité, mais aussi très critiques de la dépendance des pouvoirs politiques aux marchés, qui se sont développés depuis la décennie 2010 (Karastali et al., 2015 ; Della Porta, 2015). Il sera intéressant de voir dans les années à venir combien et comment ces thèmes – de rejet des élites, mais aussi des organisations installées dans le champ politique et syndical – continuent à irriguer des luttes dans lesquelles s’impliquent des composantes des classes populaires et moyennes, et surtout quels liens seront établis avec la sphère du travail.
Notes de bas de page
1 Nous renvoyons notamment à Blavier (2021), ainsi qu’au dossier dirigé par Marc Abélès, Serena Boncompagni et Sophie Wahnich, « Approches ethnographiques des gilets jaunes », publié en deux volets dans la revue Condition humaine, conditions politiques : https://revues.mshparisnord.fr/chcp/index.php?id=82 (sept. 2022).
2 Constat bien montré et bien discuté lors de la journée d’étude « Les Gilets jaunes, trois ans après. Un état des lieux » organisée par Quentin Ravelli, Johanna Siméant-Germanos, Pauline Liochon et Loïc Bonin à l’École normale supérieure de Paris les 2 et 3 juin 2022.
3 L’investissement de lieux publics de façon spontanée et non négociée avec les pouvoirs publics n’est certes pas nouveau (Combes, Garibay & Goirand, 2015), mais l’une des différences avec des événements protestataires comme Nuit debout ou les différentes « zones à défendre » (ZAD) tient au fait que la dynamique des GJ a touché plus largement des personnes sans expérience militante préalable.
4 Voir à ce sujet « Petits salaires et gros dividendes : les gilets bleus de Decathlon se mobilisent », la série de reportages réalisés par Khedidja Zerouali pour Mediapart, en ligne : www.mediapart.fr/journal/economie/291021/petits-salaires-et-gros-dividendes-les-gilets-bleus-de-decathlon-se-mobilisent (sept. 2022).
5 Voir Raul Magni-Berton & Camille Morio, « Élections municipales : un outil pour évaluer la démocratie participative au sein des listes », The Conversation, 3 juin 2020, en ligne : https://theconversation.com/elections-municipales-un-outil-pour-evaluer-la-democratie-participative-au-sein-des-listes-136283 (sept. 2022).
6 Cette communauté politique compte 76 000 habitants.
7 Résultat de la réforme de l’État belge, donnant naissance à de nouvelles entités (régions et communautés) dotées de parlements et de gouvernements, la Belgique compte neuf assemblées législatives.
8 En Belgique, voir les actions menées par la plateforme « Still Standing for Culture » créée dès le printemps 2020, en ligne : www.stillstandingforculture.be (sept. 2022). L’action du 13 mars 2021 a particulièrement œuvré à créer des liens entre divers secteurs de vie touchés par les fermetures et les restrictions d’accès liés à la gestion de l’épidémie du Covid-19. En France, à Toulouse, voir notamment la manifestation du 6 novembre 2020 sur la place du Capitole des secteurs dits « non essentiels ».
9 Sur cette question, un important programme coordonné par Olivier Fillieule et mobilisant plusieurs recherches doctorales (dont celles de Zakaria Bendali et d’Aldo Rupert) est en cours, fondé sur le suivi à long terme d’un ensemble de militants GJ émanant de plusieurs groupes répartis sur différentes régions de France.
Auteurs
Sophie Béroud est professeure de science politique à l’Université Lumière Lyon 2 et directrice adjointe du laboratoire Triangle. Elle est spécialisée dans la sociologie du syndicalisme et des mobilisations collectives en France. Parmi ses dernières publications, on trouve, en collaboration avec Martin Thibault : En luttes ! Les possibles d’un syndicalisme de contestation (Raison d’agir, 2021).
Anne Dufresne est docteure en sociologie à l’Université Paris-Nanterre et à l’Université libre de Bruxelles (ULB), chercheuse au sein du Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative (GRESEA) et chercheuse associée au Centre interdisciplinaire de recherche travail, État et société (CIRTES). Elle collabore aussi au Groupe d’analyse des conflits sociaux (GRACOS) en Belgique. Ses travaux portent aujourd’hui sur les mobilisations sociales hors cadres et / ou transnationales comme expériences révélatrices de l’évolution de la représentation collective. Dernièrement, elle a étudié les mobilisations des travailleurs de plateforme et a notamment rédigé avec Cédric Leterme Travailleurs de plateforme : la lutte pour les droits dans l’économie numérique (GRESEA, 2021).
Corinne Gobin est docteure en science politique, maîtresse de recherche du Fonds de la recherche scientifique (FNRS) à l’Université libre de Bruxelles, directrice du Groupe de recherche acteurs internationaux et discours (GRAID). Elle travaille sur les acteurs de la démocratisation de la société (syndicats, mouvements sociaux) en résistance au néolibéralisme, particulièrement dans leurs rapports à l’Union européenne et en son sein. Elle attache une importance particulière à l’analyse de la formation discursive d’imaginaires politiques et a travaillé dans ce cadre sur le lexique du néolibéralisme.
Marc Zune est professeur de sociologie à l’Université de Louvain et président de l’Institut d’analyse du changement dans l’histoire et les sociétés contemporaines (IACCHOS). Il est spécialisé dans la sociologie du travail et de l’emploi. Ses derniers travaux ont porté sur le vécu du chômage et le travail précaire.
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