1« On est là, on est là, ça ne vous plaît peut-être pas, mais on est là ! » Ce refrain devenu l’un des symboles du mouvement des Gilets jaunes (GJ) a depuis été repris par nombre de mobilisations qui entendent s’opposer à la politique d’Emmanuel Macron. Si les paroles de ce chant racontent avant tout l’histoire d’un surgissement politique de composantes des classes populaires défiant le gouvernement par l’occupation des ronds-points et par les manifestations de rue, il a parfois résonné de façon plus ambivalente dans la bouche des syndicalistes qui se sont joints à la protestation des GJ, et ce, malgré l’hostilité envers les syndicats affichée par une majeure partie d’entre eux. Depuis le début de la mobilisation, en novembre 2018, et jusqu’à ses épisodes les plus récents, des militants de l’Union syndicale Solidaires du département de la Vienne (centre-ouest de la France) ont participé à la fois aux manifestations de rue, aux actions de blocage et aux assemblées générales (AG) organisées par le mouvement des GJ. Cette participation très précoce, très régulière et très visible des membres de Solidaires à ces différentes activités la distingue localement des autres organisations syndicales. Affichant ostensiblement leur appartenance, proposant des actions et des slogans, les militants de Solidaires ont progressivement fait corps avec le mouvement, tout en continuant à faire valoir leur spécificité. D’où une première interrogation : comment expliquer ce « pari organisationnel », relativement risqué au regard des réticences à s’allier avec les syndicats parmi les GJ ? Et comment expliquer, ensuite, la longévité de cette implication au sein d’un mouvement lui-même remarquable par la détermination de ses participants à durer dans le temps ?

2Pour répondre à ces questions, ce chapitre propose de revenir sur l’intervention des militants de l’Union syndicale Solidaires du département de la Vienne au sein du mouvement des GJ. Ce travail s’appuie avant tout sur des observations de terrain effectuées durant une vingtaine de manifestations et d’actions de blocage qui se sont déroulées à Poitiers et à Châtellerault entre novembre 2018 et janvier 2020, ainsi que sur de nombreuses discussions informelles. Avec ce texte, à mi-chemin entre la recherche et le témoignage, j’entends essentiellement esquisser des pistes de réflexion et d’analyse à propos de cette mobilisation inédite à laquelle j’ai moi-même participé durant plusieurs mois. Je souhaite ici, à partir de ce travail d’observation participante, rendre compte des logiques de la participation de syndicalistes à une mobilisation mise en place par des catégories de la population qui sont majoritairement étrangères aux syndicats. La principale source d’étonnement sociologique réside, en effet, dans la participation de militants syndicaux à une mobilisation défendant au départ des revendications étrangères à celles traditionnellement retenues par les organisations syndicales dans leur travail de représentation et de défense des salariés. Au-delà de ces divergences stratégiques ou programmatiques, la mobilisation est marquée, à ses débuts, par une forte méfiance envers les organisations syndicales considérées comme « indésirables » et largement stigmatisées.

3Cette méfiance a contraint les syndicalistes à modifier leur stratégie d’intervention traditionnelle (Giraud, 2006 ; 2009) et à déployer des registres pratiques et discursifs originaux pour se lier durablement aux GJ, notamment une forme de « pédagogie morale » de l’action collective à même de les faire reconnaître comme interlocuteurs puis comme alliés dans le cadre de cette mobilisation (Collovald & Mathieu, 2009). Comme on le verra, cette insertion collective des militants de Solidaires s’est trouvée facilitée par la forte présence de travailleurs sociaux en leur sein, dans la mesure où celle-ci a permis de nouer une relation durable avec les GJ, participant à désamorcer certaines mésententes politiques et à créer une culture de lutte commune. En retour, il apparaît que cet investissement militant de Solidaires, et plus particulièrement ceux de la fédération SUD Santé-Sociaux1, a rejailli sur leurs propres représentations du travail social et de l’action protestataire, les conduisant à réaffirmer certaines valeurs propres à leur métier et participant à raffermir le sens de leur engagement syndical (Yon, 2009).

Bref historique de la mobilisation dans la Vienne

4Alors que les manifestations de rue se faisaient relativement rares depuis la fin du mouvement contre la loi Travail du printemps 2016, la ville de Poitiers2, dans la Vienne, connaît plusieurs mobilisations importantes à partir de septembre 2018. La première, en réaction à l’expulsion du lieu autogéré dit « La Maison » hébergeant des mineurs non accompagnés et où un grand nombre d’étudiants et de militants associatifs intervenaient en soutien aux migrants. Les deux suivantes ont été des mobilisations syndicales traditionnelles – l’une interprofessionnelle et l’autre des personnels de l’Éducation nationale. À partir du 17 novembre 2018, le mouvement des Gilets jaunes commence dans la Vienne de façon synchrone avec le mouvement national : on assiste aux premières actions de blocage et d’occupation des axes routiers et aux premières manifestations de rue3. À l’image du retentissement national particulier qu’il a connu, celui-ci a d’emblée surpris les commentateurs locaux par son ampleur, sa détermination et son apparente spontanéité. Une première spécificité notable dans le mouvement des GJ de la Vienne tient aux profils sociaux des participants, qui s’écartent de ceux que l’on retrouve traditionnellement au sein de l’espace local des mobilisations (salariés de la fonction publique et étudiants, souvent urbains). On observe par exemple la présence de très nombreux artisans et commerçants mobilisés contre les taxes lors des premières manifestations, mais aussi d’ouvriers, de retraités aux revenus modestes et de chômeurs – plus rarement des fonctionnaires ou des étudiants. Le mouvement se compose donc, dès ses débuts, de catégories socioprofessionnelles qui sont en grande partie étrangères aux autres mobilisations se déroulant habituellement à Poitiers. Les points de départ des rassemblements, de même que les trajets empruntés par les manifestations se ressentent fortement de ces appartenances sociales particulières, ce qui tend à montrer l’ancrage rural et périurbain des manifestants. Si le déroulement de la mobilisation suit, dans les grandes lignes, le rythme des samedis posé par les « actes » (les journées nationales de manifestation), les lieux de manifestation et d’occupation ont varié au fil des semaines : parfois aux abords des agglomérations de Poitiers et de Châtellerault (les deux villes les plus importantes de la Vienne en ce qui concerne la population et l’activité économique) et davantage en périphérie qu’en centre-ville. Plusieurs lieux d’occupation apparaissent à partir du 17 novembre et se consolident progressivement : le rond-point de Mignaloux-Beauvoir, à l’est de Poitiers, les deux ronds-points de la zone commerciale d’Auchan Sud à Poitiers et aux abords du rond-point de la « Main jaune » au nord de la ville de Châtellerault – ces deux derniers sites étant d’autant plus stratégiques qu’ils sont également proches des péages de l’autoroute A10 qui traverse le département.

5On retrouve ainsi, dans les occupations des axes de communication aux abords des centres commerciaux, des classes moyennes et populaires rurales qui se rendent disponibles pour cette forme de protestation – entre autres parce qu’elles sont habituées à fréquenter ces lieux dans le cadre de leurs trajets professionnels, mais également dans le cadre de leurs loisirs (Coquard, 2018 a). Ces actes d’occupation ont en commun d’inscrire leur protestation dans un moment particulier, en dehors du travail, essayant de souligner l’écart entre ce qui est mis en place dans le cadre du mouvement des GJ et les mobilisations traditionnelles – notamment syndicales. La sociographie des contestataires, qui allient des fractions paupérisées des classes populaires actives ou retraitées avec le petit patronat des travailleurs indépendants, brouille également les repères d’un socle salarial que les syndicats voudraient voir rassemblé, ajoutant à l’apparente confusion du début de la mobilisation (Béroud, 2009 b ; 2015).

6Dans la Vienne, le mouvement se poursuit et monte progressivement en puissance : les manifestations du 24 novembre et du 1^er décembre rassemblent davantage de participants que celle du 17 novembre. Les occupations se multiplient et des cortèges de voitures, de motards et de piétons circulent entre les localités du département – particulièrement au nord. Dans de très nombreuses communes rurales, des manifestants sont présents sur les ronds-points aux abords des localités, demandant aux automobilistes de klaxonner pour témoigner leur solidarité, mais surtout de mettre en évidence le gilet jaune sur le tableau de bord en signe de soutien. De fait, une très grande majorité de conducteurs se plient à cette exigence – avec plus ou moins de bonne volonté : le gilet jaune est partout et le mouvement semble alors extrêmement populaire. De leur côté, les syndicats demeurent réticents à s’associer à la mobilisation : dans la Vienne, l’absence de jonction entre le rassemblement organisé par la Confédération générale du travail (CGT) le 1^er décembre 2018 et la manifestation des GJ a ainsi constitué un premier exemple de cette mésentente, qui s’est traduite par l’absence de représentants syndicaux dans les défilés organisés par les GJ, à l’exception notable de Solidaires. Quant aux organisations politiques, celles-ci sont peu présentes et cantonnées à l’extrême gauche : on trouve un réseau de militants communistes libertaires actif localement, auquel s’ajoutent quelques rares membres de Lutte ouvrière (LO), du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) et d’Ensemble !4

7La présence des militants de Solidaires répond certes à des logiques organisationnelles, mais témoigne également d’un moment de décloisonnement : la participation au mouvement cohabite avec le travail syndical, voire prime celui-ci, l’intervention auprès des Gilets jaunes représentant une priorité face à la construction de l’organisation ou à un travail classique de mobilisation intersyndicale. Certes, la politisation anticapitaliste des militants syndicaux les plus investis ou leur proximité avec la gauche radicale expliquent la précocité de leur participation au mouvement, comme la posture volontariste adoptée par nombre d’entre eux dans un contexte initial marqué par la division des forces de gauche au sujet des GJ (beaucoup affirmant la nécessité de « promouvoir des revendications de gauche » ou encore de « ne pas abandonner le terrain à l’extrême droite »). Cependant, cette politisation anticapitaliste n’explique pas, à elle seule, la longévité de leur participation. Il semble d’abord que de nombreux efforts individuels et collectifs aient été déployés par les militants de Solidaires pour dépasser ou contourner l’hostilité envers les syndicats qui caractérisait nombre de manifestants GJ au commencement du mouvement. Ces manifestations de « bonne volonté » et les formes qu’elles recouvrent (port du gilet jaune, participation assidue aux manifestations du samedi, animation des cortèges, réunions de préparation), comme la posture « compréhensive » adoptée par les militants au profit d’une logique unitaire et non exclusive (vis-à-vis des ressorts classiques de l’action syndicale ou de la grève générale comme stratégie) ont participé à légitimer le positionnement des militants Solidaires, les faisant passer localement du statut d’alliés du mouvement à celui d’acteurs, au prix d’un important travail de décloisonnement et de coalition.

« Quand faut y aller, faut y aller ! » : les débuts chaotiques de l’intervention de Solidaires

8À l’instar d’autres organisations, la syndicalisation des populations dominées fait partie des objectifs traditionnels de l’Union syndicale Solidaires, à la fois dans une optique d’élargissement de l’organisation, de renouvellement des pratiques militantes et de représentation politique des populations dominées (Denis, 2001 ; Béroud & Thibault, 2021). Malgré cette orientation politique singulière et en dépit d’un positionnement particulier (à la fois au sein du champ syndical local et dans l’espace des mouvements sociaux), Solidaires demeure assez peu implanté et assez peu visible localement dans les luttes en faveur des catégories les plus fragiles du salariat (les salariés en emploi précaire, les chômeurs, les travailleurs isolés, etc.)5. Le syndicat va pourtant se positionner de façon décisive en soutien aux Gilets jaunes mobilisés au tournant de l’hiver 2018 – alors même que ce type d’investissement militant était loin de faire consensus dans l’organisation (Renou, 2003). Au contraire, la question des GJ génère rapidement des clivages et des tensions au sein de Solidaires et semble compromettre les possibilités d’alliance. Et ce, notamment en raison de l’hostilité de la part d’une majorité des militants de Solidaires Finances publiques, largement échaudés par le blocage d’un centre des impôts entrepris par des GJ locaux au début du mouvement et au cours duquel ces derniers se seraient montrés menaçants et auraient traité leurs collègues de « collabos ». Par conséquent, la jonction entre ces univers sociaux relativement distants va prendre un certain temps. D’abord, le fait que la présence des militants de SUD au début de la mobilisation soit motivée par une intervention « antifasciste » donne lieu à plusieurs moments d’incompréhension de la part de certains GJ, qui revendiquent leur apolitisme. Dans un autre registre, le ton professoral et péremptoire adopté par certains militants de gauche dans leurs interventions au sujet de la redistribution des richesses et de l’injustice fiscale suscite l’agacement de plusieurs GJ venus protester contre le prix de l’essence ou pour la démission d’Emmanuel Macron. De façon inattendue, c’est pourtant autour de cette question de l’injustice fiscale que des ponts politiques seront progressivement jetés entre militants syndicaux et GJ. Par la suite, les très nombreuses discussions qui auront lieu au sujet de la cherté de la vie, de la redistribution des richesses ou de la refonte des institutions démocratiques participeront à ancrer le collectif GJ d’Auchan Sud dans une forme de politisation marquée à gauche, avec de fortes traces anticapitalistes et autogestionnaires. Petit à petit, ce qui était suspect de « récupération » ou de « division » – la labellisation des pratiques et des discours comme étant extérieurs, qu’il s’agisse du discours « des syndicats », de « l’extrême gauche » ou « des fonctionnaires » – vis-à-vis de l’unité proclamée du mouvement (« le peuple », « les Français ») deviendra synonyme d’authenticité et de loyauté aux yeux d’une partie significative des GJ des ronds-points de Poitiers Sud.

Une politique « qui ne rompt point »

9Si ces discussions parfois conflictuelles qui surgissent sur les ronds-points entre syndicalistes et Gilets jaunes participent à politiser les enjeux de la mobilisation, c’est d’abord l’implication concrète des militants de Solidaires qui est appréciée par les GJ de la première heure. On relève notamment leur assiduité et leur ténacité, qualités estimées qui prennent clairement le pas sur des considérations plus idéologiques ou partisanes. Présents de façon très régulière sur les ronds-points et dans les manifestations, une demi-douzaine de militants issus de SUD Santé-Sociaux, quelques militants de SUD Éducation et un militant retraité des territoriaux se conforment aux exigences des GJ mobilisés. Ils participent donc activement à « tenir les ronds-points » chaque samedi : être visibles et audibles, passer des journées entières sur les terre-pleins, résister aux tentatives de déblocage par les forces de l’ordre, reconstruire les lieux d’occupation et les cabanes lorsque cessent les affrontements, tenir la distance sur des cortèges improvisés qui atteignent parfois la quinzaine de kilomètres, participer aux opérations de blocage et de péages gratuits, etc. Cette conformation au répertoire d’action mis en place par le mouvement a permis la convergence pratique entre GJ et syndicalistes, ouvrant également un espace de discussion horizontal, pour peu que la règle du jeu soit respectée de part et d’autre.

10Progressivement, ce qui pouvait constituer des sujets de discorde entre certains GJ et les militants Solidaires sera relégué au second plan : d’abord parce que les GJ les plus marqués à droite supportent mal la cohabitation avec la gauche radicale et font progressivement défection – ils crient à la « récupération » par les syndicalistes, mais se trouvent de plus en plus isolés au fil des semaines. De la même façon, certaines prises de parole clivantes au cours des réunions et des AG (au sujet de l’immigration ou de l’assistanat) sont systématiquement délégitimées, au profit d’un cadrage ayant trait aux questions sociales (l’impôt sur la fortune, la hausse du pouvoir d’achat) ou démocratiques (le référendum d’initiative citoyenne). Là encore, il faut comprendre que l’alliance qui se noue tient essentiellement à l’implication concrète des militants de Solidaires et des libertaires, qui est appréciée positivement par la plupart des GJ : non seulement parce qu’ils affichent un souci d’auto-organisation dans les AG et sont offensifs dans les cortèges (ils assument une forme d’engagement physique au cours des manifestations), mais aussi parce qu’ils se montrent critiques au sujet de la politique partisane et des directions syndicales lorsque surgissent des discussions politiques. Ces attitudes favorisent alors une forme de politisation par l’interaction qui fait écho aux observations développées par Camille Hamidi (2006) au sujet de la confrontation de points de vue antagoniques susceptibles de déboucher sur des prétentions de généralités plus élevées.

11Enfin, les syndicalistes de Solidaires sont globalement perçus comme étant à la fois plus pragmatiques ou plus inclusifs que leurs homologues cégétistes ou membres de Force ouvrière (FO), comme me l’a dit un Gilet jaune : « Ceux de SUD, ils sont plus conviviaux, ils ne sont pas sectaires ou dans leur idéologie [...] ils ne font pas les trucs dans leur coin. » Cette attitude vis-à-vis de la mobilisation n’est pas sans rappeler les remarques déjà faites par Yvan Sainsaulieu au sujet du fonctionnement de certaines branches de Solidaires telles que SUD PTT (1998).

La participation décisive des « Santé-Sociaux »

12Du côté de Solidaires, le dynamisme affiché par la fédération SUD Santé-Sociaux (en matière d’effectifs, d’implantation et de visibilité) a participé à faire pencher la balance en faveur de la mobilisation. Au-delà de ces enjeux de positionnement internes au syndicat, le type d’interface mis en place par les travailleurs du secteur social a clairement permis de pérenniser la mobilisation. Une confiance mutuelle s’est établie au fil du temps entre plusieurs militants de SUD Santé-Sociaux et les GJ les plus déterminés à poursuivre le mouvement. Ces militants sont, pour la plupart, relativement jeunes (autour de 40 ans), ont connu diverses activités professionnelles avant de se former au travail social et ont en commun une conception critique de leurs conditions de travail. Ils s’accordent, en tout cas, sur une vision commune de ce que devrait être le travail social dans la société et dénoncent les dysfonctionnements qui caractérisent les structures au sein desquelles ils exercent (notamment le manque de moyens humains et matériels, l’arbitraire de la hiérarchie et la passivité des élus). Concrètement, la démarche des militants du « travail social » de Solidaires se caractérise par une sorte de suivi resserré de la situation matérielle des GJ, en particulier les plus précaires (c’est le cas de Fabien6, leader du syndicat et éducateur de profession, qui entretient un dialogue régulier avec plusieurs GJ qui connaissent des difficultés économiques). Finalement, cette position volontariste commune aux membres de SUD Santé-Sociaux a fini par engager l’ensemble du syndicat dans le soutien matériel au mouvement des GJ : c’est ainsi qu’une femme GJ, mère de famille et très active dans la mobilisation, a pu bénéficier avec ses proches d’un hébergement temporaire dans les locaux de Solidaires. En outre, le syndicat et ses responsables se sont mobilisés à plusieurs reprises face au harcèlement policier que subissait la famille de cette militante de la part de certains membres des forces de l’ordre de Poitiers, qui l’avaient clairement prise en grippe après de brefs affrontements ayant émaillé les manifestations du début de l’année 2019 et ayant débouché sur des violences policières.

13C’est donc la convergence entre une sorte d’ethos professionnel (l’habitude d’être au contact avec les populations précaires qui connaissent parfois des démêlés avec la justice ou les forces de l’ordre et de les conseiller) et l’affirmation d’une identité militante collective plutôt ancrée à l’extrême gauche et soucieuse de défendre les plus démunis qui semble faire sens pour les militants de Solidaires, et ce, en particulier contre la répression7. Même si le travail d’accompagnement militant est parfois délicat du fait de la distance qui sépare les militants de Solidaires de certains Gilets jaunes, ce « suivi militant » semble apporter autant sinon davantage de satisfaction que le travail social officiel au sein des institutions. Notamment, face à la dégradation des conditions de travail et à la perte de sens politique exprimées par nombre d’entre eux, cet accompagnement militant permet de s’investir d’une façon qui est davantage conforme aux valeurs qu’ils défendent sur un plan professionnel. Pour certains, le fait de prendre en charge concrètement les conséquences des inégalités permet de tenir à distance une forme de duplicité du travail social qui leur est insupportable – ce qui se joue à l’intersection de l’accompagnement et du contrôle des populations paupérisées. Enfin, le contexte de la mobilisation rend possible de pointer clairement la responsabilité de l’État et des institutions dans la situation des publics les plus en difficulté – ceux qui sont « maltraités », « abandonnés » –, voire de riposter lorsque la répression devient plus forte et que les logiques d’affrontement sont plus ouvertes.

« Gilet-jauner » pour mieux lutter

14Loin de se cantonner à un registre ludique ou cathartique, les actions les plus spectaculaires et les moments d’affrontements précédemment cités participent également à la redéfinition du sens politique de l’intervention syndicale ou professionnelle. Ainsi, Sylvain, éducateur dans un quartier sensible de Poitiers qui vit en milieu rural et possède de fortes affinités libertaires, me confie sur le ton de l’humour : « Tu vois, toute la semaine je passe mon temps à dire aux mômes de ne pas se la mettre avec les keufs [les policiers]. Le week-end [dans les manifestations des Gilets jaunes], qu’est-ce que je fais ? Je vais me la mettre avec les keufs ! » Et, sans être complètement assumé par l’ensemble des militants de Solidaires ou de SUD Santé-Sociaux, ce discours fait aussi écho à la radicalité de certains des membres du syndicat, qui n’hésitent pas à affirmer qu’ils « préfèrent aller manifester à Nantes, parce que là-bas au moins, tu sais pourquoi tu montes, tu sais que ça va être patate ! » ou que « pour obtenir quelque chose, il faut faire comme les Gilets jaunes : tout bloquer ou aller cramer des bagnoles de bourges dans le 16^e [arrondissement] parce que ça, à un moment, ça les fait flipper8 ».

15On perçoit ici comment s’articulent certaines dispositions militantes qui sont (ré)actualisées par les logiques mêmes de la mobilisation : les Gilets jaunes acceptent d’autant plus les arguments politiques de la part de militants du syndicat que ces derniers semblent décidés à « gilet-jauner » leur propre répertoire de grève et de manifestation. D’ailleurs, le fait de se hisser symboliquement à la hauteur de la radicalité revendiquée par les GJ découle aussi de questionnements quant au sens politique des mobilisations syndicales : « Oui, on passe les manifs à scander “ça va péter !” en veux-tu en voilà. C’est bien beau, mais si quand ça pète, on n’est pas là, on sert à quoi nous ?! À un moment, on n’est pas crédibles si on n’y va pas9 ! » En retour, il faut bien voir que cette volonté affichée d’en découdre avec les forces de l’ordre – à tout le moins, de refuser de leur céder du terrain ou de communiquer avec elles dans les moments de tension – ne confère pas seulement un crédit militant aux militants de Solidaires. Elle accompagne la trajectoire d’une politisation qui s’effectue en lien avec la répression accrue du mouvement des GJ. En effet, au fur et à mesure que les semaines passent et que les GJ font l’expérience de la répression, le thème des violences policières va devenir un sujet central des discussions politiques, à l’échelle nationale comme à l’échelle locale (Fillieule & Jobard, 2020).

Résister à la dépossession

16L’alliance dont témoigne l’intervention des militants de Solidaires aux côtés des Gilets jaunes de la Vienne pose une nouvelle fois la question du syndicat comme appareil de mobilisation dans le champ des luttes sociales, cristallisant les possibilités mais également les lignes de tension qui traversent ce type d’investissement militant. Le décloisonnement opéré par certains militants de Solidaires et par une partie de la gauche radicale relève d’abord d’un déplacement des frontières (organisationnelles, professionnelles et sociales) dans l’espace local des mobilisations à la suite du surgissement du mouvement. Il semble que l’ampleur et la radicalité affichée par certains GJ ont incité un certain nombre d’acteurs à prendre position et à s’impliquer pour ne pas rater le coche de la mobilisation, quitte à se détourner des partenaires syndicaux ou politiques habituels. On peut considérer, à ce titre, que l’alliance entre syndicalistes et GJ est à la fois le produit et le révélateur de ces déplacements, que ce soit dans la façon de se mobiliser ou dans la façon dont se perçoivent les différents acteurs (Mathieu, 2009 ; 2012).

17Pour autant, la « nouveauté » de la mobilisation ne suspend pas toutes les logiques dont procède l’engagement syndical, quand bien même elle en modifie les contours. On l’aura compris, ce constat vaut en particulier pour les militants issus des rangs du travail social : si leur intervention ne se limite pas aux enjeux de défense et de représentation d’une catégorie professionnelle, elle tend en revanche à faire exister une critique des conditions du métier (Yon, 2014). Chemin faisant, les dispositions militantes à l’engagement ou à la mobilisation s’actualisent au fil de la participation au mouvement des GJ, qui offre aux travailleurs sociaux les plus impliqués dans le syndicat l’occasion de rejoindre concrètement des populations qui subissent les conséquences des inégalités et qui sont, parfois, les destinataires de leur activité professionnelle. En ce sens, il semble bien qu’une double lutte contre la dépossession (dépossession des conditions de travail pour les travailleurs du social et du médico-social, et dépossession des conditions de vie pour les Gilets jaunes) soit au cœur de cette mobilisation et du travail de coalition et d’identification mutuelle qui s’y noue.

18De telles observations concernant le travail social auraient probablement gagné à une caractérisation plus rigoureuse du point de vue sociographique. Si certains éléments aisément objectivables (l’appartenance socioprofessionnelle et l’étiquette syndicale qui en découle, l’âge, la position à l’extrême gauche) ont fourni un faisceau d’indices, ils ne constituent pas en eux-mêmes des éléments significatifs du point de vue de la reconstitution biographique des trajectoires militantes. Pour cette raison, il demeure parfois difficile de démêler en quoi cet investissement relève en propre de l’organisation syndicale ou de l’univers professionnel au sein desquels ils évoluent (Chambarlhac & Ubbiali, 2005). De façon secondaire, les éléments avancés ici concernant le travail social demanderaient à être davantage historicisés afin de réinscrire les motivations spontanément avancées par les acteurs dans le temps long. On l’a vu, le fait de dénoncer les mauvaises conditions de travail ne se limite pas à faire l’expérience de leur dégradation, mais englobe également les conséquences pour les bénéficiaires. Or cette politisation des métiers du social fait largement écho à la vision conflictuelle du monde social défendue par les mouvements de travailleurs sociaux nés dans la foulée de Mai 68 – une vision dont ceux-ci se sont longtemps réclamés. Cette caractéristique sociohistorique pose la question des conditions de transmission de cette politisation du travail social dans un contexte où celle-ci semble relativement minoritaire, au-delà de son actualisation au contact des mouvements sociaux.

19Enfin, la collaboration dont il a été question au cours de ce chapitre a perduré bien au-delà du mouvement des Gilets jaunes lui-même ; elle a pu déboucher sur des tentatives de coordination dans le cadre d’autres mouvements, comme dans le cas de la grève contre la réforme des retraites de l’hiver 2019. La durée de cette entente invite, par ailleurs, à prolonger cette analyse localisée du politique par une comparaison nourrie par les observations recueillies au cours des mobilisations qui se sont déroulées à Châtellerault. Dans cette commune populaire anciennement industrialisée du nord-ouest de la Vienne, les manifestations de GJ ont été plus massives qu’à Poitiers et ont recueilli un fort soutien de la part des habitants au début du mouvement. Du côté syndical, l’ancrage considérable de la CGT (notamment dans le secteur privé) semble avoir permis des alliances et des coopérations différentes de celles observées à Poitiers. Si la coopération entre la CGT et les GJ a également enregistré un certain retard à l’allumage, elle a fini par se concrétiser et par perdurer – notamment, là encore, au moment de la mobilisation contre la réforme des retraites, où les GJ ont rejoint les cégétistes. Cette alliance pose, elle aussi, la question de la diversité des formes possibles d’identification entre syndicats et GJ. La rencontre entre le syndicalisme pratiqué par la CGT et le mouvement des GJ semble avoir emprunté d’autres chemins et répondu à d’autres logiques sociales, à quelques kilomètres de distance. Contrairement à Poitiers, où la coopération entre syndicalistes et GJ résulte de l’investissement d’organisations et de militants très actifs au sein de l’espace des mouvements sociaux mais minoritaires dans le champ syndical ou dans le champ politique, l’alliance entre la CGT et les GJ du châtelleraudais résulterait davantage d’une forme objectivable de « solidarité de classe ». Cette dernière, qui oscillerait de façon tendue entre maintien d’un référentiel ouvrier commun et défiance envers les responsables économiques ou politiques locaux (Mischi, 2016) – y compris de l’encadrement communiste, perçu par certains GJ comme élitiste et hostile à leur mobilisation –, n’en exprime pas moins la possibilité d’une lutte commune et d’un renouveau du champ des possibles pour un syndicalisme de transformation sociale.