1Comment se sont établies les relations entre les collectifs de Gilets jaunes (GJ) et les syndicats en Belgique, alors que ces derniers sont bien plus présents dans les entreprises et les administrations qu’en France ? Bien que restreint géographiquement à Bruxelles et à la Wallonie et plus limité dans le temps qu’en France, le mouvement belge des GJ a occupé, durant les mois de novembre et décembre 2018, le devant de la scène sociale, concurrençant ainsi les syndicats sur le front de la contestation sur la question du pouvoir d’achat. L’intensité de ces deux mois de contestation est à situer dans une séquence plus longue de la conflictualité sociale belge. Depuis 2015, le gouvernement fédéral de Charles Michel, composé d’une alliance entre droite libérale, droite catholique et droite nationaliste flamande, a mené un programme néolibéral d’austérité : réduction de la dépense publique – notamment dans les champs de la santé et de la justice –, compression des salaires, affaiblissement des corps intermédiaires (syndicats, mutuelles), renforcement des mesures d’activation des chômeurs et des bénéficiaires de l’aide sociale, réticence à s’engager dans des politiques en faveur du climat et déploiement d’une politique migratoire répressive. Le mouvement syndical a, dans un premier temps, réussi à mobiliser massivement contre ce programme gouvernemental antisocial. Ainsi, les manifestations du 6 novembre 2014 et du 7 octobre 2015 contre l’austérité ont rassemblé plus de 100 000 personnes à Bruxelles, un record depuis plus de trente ans (Stroobants, 2014 ; Le Monde avec AFP, 2015). Cependant, face à la rigidité du gouvernement, une stratégie de négociation et de concertation a été privilégiée, menant à des divergences au sein du front commun syndical, mais sans obtenir de réels infléchissements. C’est donc dans un contexte de critique grandissante des insuccès des stratégies syndicales axées sur la concertation que le mouvement belge des GJ va naître – surtout en Wallonie et à Bruxelles – et se singulariser par un répertoire d’action directe, délaissé de longue date par les syndicats (Tilly, 2005).

2Le mouvement des Gilets jaunes en Belgique s’affirme de façon forte sur un fond de critique de la représentation et de l’action syndicales. Tout d’abord, les nouveaux contestataires en chasuble surprennent par leur capacité d’organisation, en déployant – à l’aide d’une articulation subtile entre mobilisation sur les réseaux sociaux et rencontres collectives – un plan de blocage des dépôts pétroliers d’une ampleur inégalée. L’ingéniosité des modes d’action centrés sur la perturbation directe de l’activité économique – symbolisant ici la réaction à l’augmentation des taxes sur les produits pétroliers – permet de justifier la critique de la mollesse des répertoires d’action syndicaux face à la crise sociale en cours. Critique qui se double d’une mise en cause de la concentration de l’action syndicale sur les catégories stabilisées du salariat, délaissant dès lors une partie des travailleurs plus précaires. De ce fait – et même si cette double disqualification de l’action syndicale aux modes d’action routiniers et fortement institutionnalisés n’est pas propre à la Belgique –, la mobilisation des GJ a remis ce débat au-devant de la scène, forçant les directions des confédérations syndicales à prendre position et des délégués et militants à envisager des formes de rapprochement lors d’actions avec les GJ.

3Le mouvement des GJ constitue donc un observatoire intéressant de la façon dont l’état des structures de représentation des travailleurs belges a été interrogé, ainsi que des difficultés des organisations syndicales à mobiliser et à engranger des avancées sociales.

4Après avoir contextualisé les dynamiques du syndicalisme belge et avoir rappelé la tension entre mouvement social et intégration, nous analysons plus précisément l’influence qu’a pu avoir le mouvement des GJ sur les syndicats, et inversement. Pour cela, nous étudions dans un premier temps les positions discursives des principales organisations syndicales, de façon exhaustive, laissant entrevoir des espaces de convergence avec les GJ. Ensuite, à travers un relevé des principales actions conduites par les GJ, nous interrogeons la possibilité d’une convergence en actes. Nous discutons enfin la question d’une crise de la représentativité sociale au-delà de la représentativité légale des syndicats belges et des possibilités d’un renouvellement de leur action par une prise en compte des franges marginalisées du salariat.

De l’autonomie à l’intégration

5Avec un taux de densité de syndicalisation en légère décroissance (autour de 50 %) depuis 20011, la Belgique se présente comme une relative exception parmi les pays avec lesquels elle peut être comparée, tels le Grand-Duché du Luxembourg ou les Pays-Bas, qui ont tous deux connu, à l’instar de nombreux pays européens, un déclin plus prononcé du taux de syndicalisation depuis le milieu des années 1970. Les raisons de ce taux toujours élevé sont souvent associées à une implantation forte des délégations dans les entreprises, à une infrastructure syndicale (les permanents) très développée, à une offre variée de sensibilités doctrinales2, à la prise en charge du paiement des allocations de chômage3, mais aussi et surtout à une intégration institutionnelle particulièrement approfondie qui leur octroie un rôle de premier plan dans les organes de gestion de la sécurité sociale, ainsi que dans de nombreuses instances de décision de politiques socio-économiques. Ainsi, le taux de syndicalisation élevé correspond à une variété de motifs d’adhésion qui vont de l’affiliation idéologique à l’adhésion en vue du bénéfice de services, en passant bien entendu par la recherche d’une protection collective.

6À la suite de Richard Hyman (1975) en Grande-Bretagne, Jean Faniel (2010) a mis en évidence pour la Belgique les dialectiques inhérentes à ce modèle de syndicalisme qui tente d’articuler, par principe, action directe et négociation, radicalité et modération, constitution d’un rapport de force et gestion du mécontentement, reconnaissance et contestation de la centralité syndicale dans la régulation socio-économique. Richard Hyman théorisait en effet, dès les années 1970, l’ambivalence du syndicalisme, pris entre deux logiques – autonomie et intégration (mouvement social et forte institutionnalisation)4 –, tout en considérant que la source du pouvoir du syndicalisme était liée à sa reconnaissance comme acteur politique. Il considérait que la mission de participation institutionnelle du syndicat lui avait été octroyée par les pouvoirs politiques du fait de la tension dialectique entre son « power for » et son « power over » : c’est-à-dire la force avec laquelle il faut compter, composer (mobilisation), mais aussi sur laquelle on peut compter (canalisation et modération d’une trop forte contestation) afin que l’institutionnalisation soit préservée.

7Depuis les années 1970, la capacité d’influence syndicale est à lire en regard d’une conjoncture défavorable où la tension entre opposition et négociation a souvent fait pencher la balance vers le second pôle, conduisant, par dépit ou par assentiment, à avaliser des réformes défavorables pour les travailleurs en cherchant à en modérer les conséquences. En outre, comme dans la plupart des pays européens, le périmètre d’action des syndicats belges s’est également heurté à l’effet de l’intégration économique européenne, en particulier depuis la crise de 2008, qui a mis en cause l’autonomie de la négociation par un contrôle strict sur l’évolution des salaires5 et la diminution des droits sociaux (chômage, retraite, etc.).

8L’évolution de ce contexte conduit le syndicalisme belge à suivre, tendanciellement, la voie de la bureaucratisation et de la négociation institutionnalisée – la gestion du présent –, aux dépens du renouvellement de son projet sociopolitique et de sa fonction d’organisation et de stimulation du mouvement social (Faniel et al., 2009). Ce n’est en effet qu’assez marginalement que les syndicats belges se sont associés avec des mouvements émergents dans une logique d’élargissement des répertoires d’action – notamment avec de nouvelles formes d’activisme emmenées par le mouvement pour la justice sociale et climatique. Ceci a conduit à une stabilisation du périmètre d’action autour d’une définition désormais classique du salariat et de ses enjeux (Erne, 2019).

9Dans ce cadre, l’irruption inattendue du mouvement des Gilets jaunes dans la dynamique sociale constitue une mise à l’épreuve de la consistance de l’action des syndicats confrontés à la diversification des formes de précarité et des conditions de vie et contribue à interroger sa représentativité sociale, la pertinence de ses répertoires d’action, sa capacité à stimuler, à s’articuler ou à soutenir des mouvements sociaux émergents (Faniel, 2006 ; Gumbrell-McCormick & Hyman, 2013). Pour saisir comment le mouvement des GJ a interpellé les syndicats belges, nous analysons deux formes de réaction : la réaction discursive centrée sur l’interprétation du contexte au travers des doctrines et des référentiels qui structurent l’ossature idéologique des organisations syndicales ; la réaction organisée centrée sur le rapport à l’action collective déclenchée par les GJ. Nous revenons donc d’une part sur les positions de principe et les argumentaires d’interprétation formulés par les confédérations syndicales belges ; nous nous appuyons pour cela sur un relevé systématique des déclarations syndicales dans la presse. D’autre part, nous décrivons, à partir de données d’observation de terrain et d’entretiens avec les principaux organisateurs du mouvement, les modalités par lesquelles l’action des GJ s’est réalisée et les rapports de distanciation et de rapprochement qui ont été entretenus avec les actions syndicales6. Nous complétons cette analyse par un corpus d’entretiens menés auprès de militants que nous nommons « Gilets jaunes-syndicalistes », soit des protagonistes actifs dans le mouvement dont l’identité militante principale est devenue celle du Gilet jaune, même s’ils ont eu un lien plus ou moins formel avec le syndicalisme par le passé. Ce point de vue nous permet en effet d’interroger, à distance des discours des états-majors syndicaux, les tensions perceptibles de l’engagement syndical que le mouvement des GJ a révélé. La discussion nous permettra d’interroger, au regard de notre analyse, les enjeux de représentativité sociale des syndicats révélés par le mouvement des GJ.

Convergence des discours ? Identification factice et revendications communes7

10En Belgique, pas plus qu’ailleurs, la structure syndicale n’est pas monolithique. La plus ou moins grande distance qu’affiche chacun des niveaux de l’appareil syndical avec le mouvement des GJ agit comme un révélateur de l’état des structures, capable (ou non) de représenter le « peuple des Gilets jaunes ». Alors que les dirigeants des instances interprofessionnelles confédérales, mises à mal comme négociateurs face au patronat et au gouvernement, tentent de se relégitimer en affichant une identification factice « aux côtés » (Fédération générale du travail de Belgique – FGTB) ou « à côté » (Confédération des syndicats chrétiens – CSC) des GJ, avec un discours vague et récupérateur, certaines centrales sectorielles8 ou régionales cherchent, elles, une convergence réelle par des actions et des mots d’ordre communs.

Le sommet de l’appareil, délégitimé par le gouvernement, s’affiche à côté ou aux côtés des GJ

11En Belgique, l’émergence du mouvement des GJ a tout d’abord mis en évidence le dépassement des organisations syndicales (FGTB, CSC, Centrale générale des syndicats libéraux de Belgique – CGSLB) par une base hétéroclite. La presse met en avant « la faillite » (Polet, 2018), « l’échec » (S. A., 2018) ou « la délégitimation » du syndicat (Colinet, 2018). Pour le politologue Jean Faniel, « avec les GJ, on est face à un groupe qui estime que le cadre classique de contestation ne convient plus. [...] C’est aussi un rejet du monde politique et de ce qu’il a fait des syndicats » (ibid.).

12En novembre 2018, lorsque les Gilets jaunes lancent le mouvement sur la revendication de la baisse du prix du carburant, les dirigeants des trois confédérations interprofessionnelles sont concentrés alors sur un autre programme, plus réactif qu’offensif, celui de la négociation de l’accord interprofessionnel (AIP)9 avec un gouvernement qui reste sourd aux revendications, selon le secrétaire général de la FGTB, Robert Vertenueil. Les dirigeants syndicaux s’offusquent de ne pas être écoutés par le gouvernement fédéral. Selon la secrétaire générale de la CSC, Marie-Hélène Ska, « en court-circuitant les corps intermédiaires [le gouvernement Michel I] a contribué à renforcer le mouvement des Gilets jaunes » (Colinet & M. C., 2018). Plus clairement encore, elle déclare que les GJ « sont nés car les syndicats n’étaient plus écoutés » (Hanneton et al., 2018). Dans ce contexte, la grande majorité des dirigeants syndicaux réagissent au mouvement des GJ très prudemment, par des déclarations « à titre personnel ». On constate qu’ils réagissent plus ou moins rapidement à l’émergence du mouvement et qu’ils maintiennent une distance plus ou moins grande vis-à-vis des GJ en fonction de l’idéologie d’origine, plus ou moins combative, reconnue par leur organisation. Les déclarations sont beaucoup plus nombreuses et rapides du côté du syndicat « socialiste » (FGTB), très réactif avec six articles et interviews relayant son point de vue dès le mois de novembre. Robert Vertenueil y affirme que le mouvement des GJ « complète le combat syndical [...] Il y a des citoyens qui ont décidé de sortir et de dire ce qu’ils pensent, en plus de ce que font déjà les syndicats. Ça a quelque chose de sain » (M. C., 2018). Il ajoute que « les GJ disent exactement la même chose que nous » et leur apporte un « soutien total à partir du moment où on est sur ces deux revendications qui sont : un besoin d’augmentation du pouvoir d’achat et de justice fiscale dans ce pays » (ibid.). Puis, au mois de décembre, devant l’importance grandissante de la vague des GJ en France et en Belgique, les discours se multiplient.

13Le syndicat chrétien (CSC) fait sa première intervention sur les GJ dans la presse le 14 décembre, le jour de la grève générale (voir infra), c’est-à-dire environ un mois après l’émergence du mouvement. Marie-Hélène Ska explique : « Nous ne sommes pas dans la récupération car nous disons la même chose depuis des années. Mais cela fait des années que nous sommes mis à l’écart. [...] Si nous nous trouvons à côté des gilets jaunes, c’est tant mieux. » (July, 2018)

14Quant au syndicat libéral, la CGSLB attend un mois de plus pour publier un communiqué officiel de « clarification » de sa position, le 18 janvier. Elle indique que les GJ doivent certes être pris en compte, mais qu’elle ne les rejoindra pas sur les ronds-points car elle constate « trop de déclarations “nauséabondes” [c’est-à-dire d’extrême droite] [...], de dérives violentes non maîtrisées » (CGSLB, 2019). Ainsi, dans ces premières réactions des dirigeants syndicaux, les rouges (FGTB) s’identifient « aux côtés » des GJ, les verts (CSC) « à côté », tandis que les bleus (CGSLB) s’en dissocient10. Délégitimés par le pouvoir en place lors de cette période de négociation de l’AIP, ces dirigeants tentent de s’afficher plus ou moins proches des GJ, comme s’ils cherchaient pour les uns (socialistes et sociaux-chrétiens) à renforcer en leur faveur, par ce lien présumé avec une base mobilisée, le rapport de force, et pour les autres (libéraux) à rendre bien visible leur rejet des GJ. Parce qu’au niveau fédéral, les syndicats belges sont inscrits dans un système de relations collectives fortement institutionnalisé et centralisé où prime la négociation collective. Ils se trouvent bien éloignés des types d’actions plus dures prônées par les GJ et qui renvoient à un syndicalisme d’action directe. Malgré leurs discours, ils cultivent donc plutôt une méfiance à l’égard du « peuple des GJ », d’autant plus que la majorité de ces derniers ne reconnaît peu ou pas les appareils syndicaux ou est fortement critique à leur égard.

Quand des structures syndicales intermédiaires cherchent des revendications communes

15Au sein de chacune des grandes confédérations, certaines structures syndicales régionales ou sectorielles se sont distinguées du discours vague, réticent et / ou récupérateur des sommets. À Bruxelles, par exemple, dès le début du mouvement, des militants de la Centrale générale des services publics (CGSP, affiliée à la FGTB) – plus précisément, des deux sections de la CGSP-ALR (administrations locales et régionales) et de la CGSP Cheminots –, ainsi que de la Centrale nationale des employés (CNE, affiliée à la CSC) ont appelé à la mobilisation lors de la première manifestation bruxelloise des GJ (S. A., 2019 b). De leur côté, le Syndicat des employés, techniciens et cadres (SETCA, affilié à la FGTB) de Liège et la CNE ont exprimé leur solidarité avec les actions de blocage. Ces organisations ont d’emblée pris parti pour le mouvement et prôné une convergence sur trois plans : en paroles par une incitation faite aux structures syndicales existantes, appelées à durcir leur ligne ; en matière de revendications communes ; ainsi qu’en actes, par un appel à des actions de désobéissance civile (voir infra). Le 20 novembre 2018, peu après les premières actions des GJ, le secrétaire régional wallon de la FGTB, Thierry Bodson, déclare : 

Entre les gilets rouges, les gilets jaunes et les gilets verts, il n’y a pas de cloison étanche. Le ras-le-bol partagé d’un système est en train de s’exprimer de façons différentes (Colinet & M. C., 2018).

Les syndicats savent qu’ils n’ont plus le monopole de la mobilisation de masse, ils doivent tisser des liens étroits avec celles et ceux qui partagent leur combat. Les complémentarités sont évidentes. (M. C., 2018)

16La secrétaire générale du SETCA-Liège, Françoise Bernard, appelle, elle aussi, à la convergence, en estimant que les GJ sont un signal qu’il ne faut pas négliger :

Comme syndicalistes, nous devons prendre la mesure d’une colère sur des thèmes et avec des moyens qui nous sont proches mais qui s’exprime en dehors de nous [...] [et avec] une motivation et une organisation qui force[nt] le respect. [...] Si cette conflictualité n’est pas organisée par les organisations syndicales, elle s’exprimera sous d’autres formes qui seront clairement moins contrôlables et moins pacifiées. (Bernard, 2018 c)

17La présidente du Mouvement ouvrier chrétien (MOC), Ariane Estenne, va dans le même sens :

Certaines mobilisations ont lieu hors de structures qui peuvent être perçues comme inefficaces. Tout cela oblige les mouvements sociaux à s’interroger. Ce contexte troublé est l’occasion de réhabiliter les syndicats, les mutuelles, ce qu’on appelle les corps intermédiaires, car ils font le lien entre revendications de terrain et réalisations politiques. (Estenne, 2019, p. 3)

18Le secrétaire fédéral de la FGTB, Jean-François Tamellini, prône une convergence des luttes avec les GJ, tout en précisant l’importance du maintien d’un « cordon sanitaire11 » antifasciste. Il considère qu’il est important que les syndicats « participent à des actions ciblées qui visent là où ça fait mal ceux qui détiennent le pouvoir économique. Parce que ce sont les grands patrons qui font les lois dans ce pays et creusent les inégalités qui nuisent gravement au peuple12 ».

19Cependant, sur le plan de la revendication, syndicats et GJ sont-ils réellement en situation de convergence ? Au début du mouvement, Thierry Bodson (FGTB) estime que les GJ :

[...] posent en partie les bonnes questions mais ils apportent souvent des réponses incorrectes et tout à fait partielles. [...] Le fond du fond n’est pas le prix du gasoil, c’est un pouvoir d’achat qui a réellement diminué. Pour répondre à cela, il faut inverser cette diminution, travailler à une couverture santé qui soit meilleure, bâtir des services publics davantage accessibles. C’est cela la réponse ad hoc, une réponse qui ne se focalise pas sur un seul élément. Si on ne peut plus aujourd’hui remplir son réservoir, c’est parce qu’en amont, il y a une série d’autres dépenses qui font qu’on n’a plus d’argent. [...] La difficulté des syndicats est de faire comprendre aujourd’hui que la réponse aux problèmes est globale, que la revendication doit être globale. Saucissonner les problèmes est une erreur. Lorsqu’on ne s’occupe que de la revendication autour du prix de l’essence et pas du reste, on s’affaiblit par rapport à ceux qui décident vraiment. Ne serait-il pas plus efficace de dire aujourd’hui : « Le salaire minimum aujourd’hui est à 10 euros, on veut qu’il soit à 14 euros, point à la ligne » ? (M. C., 2018)

20Mais, au fil du temps, les revendications des GJ s’élargissent et sont de plus en plus partagées par les syndicats, même si elles sont portées par des modes d’action distincts. Pour le SETCA-Liège, « ce mouvement ne part pas d’une de nos revendications, mais très vite les éléments pour lesquels nous nous mobilisons depuis des années sont apparus : baisse du pouvoir d’achat, conditions de travail précaires » (Bernard, 2018). Enfin, le 12 décembre 2018, les « Jeunes FGTB » adoptent une motion de soutien au mouvement des GJ, reprise par la CGSP-ALR le 18 décembre. Ils y affichent les revendications suivantes :

La baisse des taxes sur les énergies qui touchent en priorité les plus faibles, une fiscalisation juste sur l’ensemble des revenus et un impôt réellement progressif, une augmentation des salaires et des minimas sociaux, des mesures environnementales pour lutter contre les changements climatiques et contre le système capitaliste qui nous détruit13.

21Enfin, en ce qui concerne les revendications pour la démocratie, nous avons pu constater dans les déclarations que les trois organisations syndicales sont opposées au référendum d’initiative citoyenne (RIC), sans que des explications très claires soient données. En revanche, les revendications qui sont apparues comme un point de convergence entre organisations syndicales et GJ sont la lutte contre les répressions policières et la justice fiscale.

22Si ces discours semblent ouvrir sur une convergence possible, qu’en est-il des actes ? En effet, la convergence prônée ci-dessus ne l’est que par des responsables syndicaux connus pour leur position à gauche dans l’appareil syndical. Mais qu’en est-il d’une convergence sur le terrain, dans l’action ?

Convergence des actions ? « Au plus radical, au moins syndical »

23Ce sont des actions de type direct qui ont été privilégiées par les Gilets jaunes ce que l’on peut interpréter comme une critique des modes d’action les plus habituels des syndicats. C’est à partir de ce point de départ que la rencontre entre GJ et syndicalistes présents en première ligne doit être comprise, ainsi que les possibilités concrètes d’actions menées en convergence.

Le blocage comme répertoire d’action alternatif à la manifestation

24L’espace médiatique francophone en Belgique est, depuis la généralisation à tous les foyers du câble audiovisuel dans les années 1970, étroitement lié à l’offre culturelle française, que ce soit en matière d’information ou de divertissement. Ainsi en est-il également des espaces de discussion sur les réseaux sociaux. Le lien entre la dynamique des GJ français et belges a trouvé des points d’intersection par l’intermédiaire de groupes Facebook d’opinion, lancés en France et répliqués aussitôt dans l’espace belge francophone par un jeu de proximité et de différenciation par rapport au contexte français. En octobre 2018, sur la version belge de la plateforme, est créé le groupe « Grève générale contre le gouvernement », qui atteint 60 000 membres et envisage le boycott des élections communales et provinciales du 14 octobre 2018. Il appelle à des manifestations et à des blocages concrets en réaction à la mise en place d’une nouvelle taxe sur les carburants. Un nouveau groupe, « Réunion plan action-stop inflation carburant » vise à préparer et à coordonner un plan d’action précis. Plusieurs réunions collectives sont organisées, le dimanche, dans des parkings de supermarchés. Elles attirent à chaque fois plusieurs dizaines de participants et bénéficient d’une couverture dans la presse locale. Derrière cette initiative se trouve un groupe d’une demi-douzaine de personnes qui y exposent un plan de blocage concret de la distribution du carburant à l’échelle du pays. Ce plan a été élaboré par Antonio Quattrocchi, ancien délégué syndical CSC du secteur de la pétrochimie, qui connaît particulièrement bien l’économie générale de la chaîne logistique dans ce domaine. Il avait déjà eu l’occasion, du temps de son mandat syndical, d’organiser le blocage du dépôt Total de Feluy – un site stratégique directement alimenté par pipeline depuis le port d’Anvers et qui fournit les pompes à carburant dans un rayon couvrant la Wallonie, en partie le nord de la France et le Luxembourg. Ce plan visait à bloquer durant soixante-douze heures la chaîne logistique de la distribution de carburants afin de provoquer l’assèchement de 1 000 pompes à essence, dans l’espoir de susciter une réaction du gouvernement fédéral.

25L’action coordonnée commence le jeudi 15 novembre à 22 heures. Cinq dépôts de carburants disséminés en Wallonie sont simultanément bloqués par des dizaines de manifestants. Le site de Feluy constitue la prise la plus stratégique et la plus symbolique. L’effet médiatique et la simultanéité d’actions prévues en France conduisent de nombreuses personnes n’ayant pas participé à la préparation de l’action à rejoindre les lieux. Les organisateurs sont en effet vite débordés par l’ampleur des rassemblements, mais également par les interactions violentes entre certains manifestants et les forces de l’ordre, principalement à Feluy. Prévu pour soixante-douze heures, le blocage dure plus de quinze jours à plusieurs endroits, mettant à l’arrêt – sans atteindre cependant l’objectif initialement fixé – des centaines de pompes à essence dans le pays.

26À chaque point de blocage, les mêmes dynamiques que celles observées en France sont à l’œuvre : des participants rejoignent les sites où ils se relaient jour et nuit, élaborent au jour le jour la ligne de conduite à tenir, partagent le récit de leurs situations vécues, ou de celles de proches. D’autres actions complètent le blocage des sites pétroliers : opérations escargot sur les autoroutes, filtrage aux postes-frontière, occupation de quelques ronds-points, manifestations. Alors que le symbole du gilet jaune est très peu présent comme référence commune lors des phases de préparation de l’action, il le devient par mimétisme avec les actions françaises.

27Pourtant, à maints égards, les organisateurs cherchent à se différencier des modes d’action des GJ français :

J’ai entendu parler des GJ français qui voulaient faire une manifestation sur Paris le 16 ou le 17 novembre. [...] Je me dis alors « des GJ, il va y en avoir partout ». Moi je veux un groupe qui s’appelle Actions citoyennes [...] on s’est rendu compte que les gens étaient vraiment intéressés à faire une action plus forte [que manifester]. On bloque, on en a marre, c’est ça qu’il faut faire maintenant14.

28La critique de l’inefficacité du répertoire de la manifestation syndicale, symbolisée en Belgique par le trajet d’environ trois kilomètres séparant la gare de Bruxelles Nord de celle de Bruxelles Midi, est à la base de l’initiative d’actions directes : « Pendant vingt-cinq ans je l’ai fait, j’ai usé mes genoux sur les pavés de Bruxelles et ça n’a servi à rien15. » Cette affirmation de Luc est partagée à l’envi sur tous les points de blocage. Ainsi, dans un premier temps, les manifestations hebdomadaires à Paris sont vues avec un certain scepticisme : « On va dire qu’on a le même combat, mais pas le même terrain de bataille. Nous, on sait que ça ne sert plus à rien les manifs16. » C’est aussi le cas de la médiatisation de leaders : « Pas de Drouet chez nous, mais des nouveaux visages, des vraies vies17. » À cet égard, si le mouvement se présente comme apolitique, c’est pour éviter toute présence de leaders établis : « Que tu sois membre d’un parti politique, on l’est tous, ça ne regarde personne. Tu peux être affilié, militant, délégué à un syndicat, je m’en fous, mais on ne voulait pas les têtes pensantes. On ne voulait pas ceux qui dirigent au-dessus18. »

Une critique de l’inefficacité syndicale ancrée dans des expériences concrètes

29La variété des récits récoltés sur les blocages fait état de situations économiques devenues impossibles et sans perspective, qu’elles soient vécues personnellement (« 780 euros à temps partiel, deux enfants, je fais comment moi si on en rajoute encore19 ? ») ou par des proches (« moi ça va, mais je viens pour mon père, carreleur tout sa vie [sous statut indépendant], et je dois lui payer ses médicaments sinon il n’y arrive pas. Vous trouvez ça normal20 ? »). La réticence à voir s’afficher des couleurs syndicales est justifiée de plusieurs manières. On dénonce l’indifférence de délégués syndicaux dans des cas particuliers (« moi, je suis intérimaire, les délégués, ils ne défendent pas les intérimaires, ils arrivent, ils s’installent, ils ne s’occupent que des salariés, pas de nous21 ») ou l’inefficacité de la protection par le syndicat (« ma femme a eu des misères avec son chômage, ils n’ont rien voulu faire pour la défendre, ils ont dit “c’est comme ça22” »). Une autre critique, largement évoquée, porte sur des cas de leaders syndicaux qui, devenant parlementaires, ont à leurs yeux trahi les combats en s’inscrivant sur des listes de partis – essentiellement le Parti socialiste (PS) et dans une moindre mesure le Centre démocrate humaniste (CDH) – et votant les mesures d’austérité des gouvernements précédents. Enfin, des délégués syndicaux sont également présents, venus en partie en observateurs et en partie pour se joindre à une cause avec des modes d’action correspondant à une attente (« au niveau social, au niveau du citoyen, qu’est-ce que nous, syndicat, on a obtenu ? Rien, on n’a rien obtenu, on perd tout. Soins de santé, pension, âge de la pension, on perd tout, ils ne font rien23 »). Les délégués syndicaux dits « combatifs » ont indiqué ne pas avoir reçu de soutien de leurs responsables : « En réunion, les responsables ont dit “non, il faut garder des forces pour nos combats et ne pas se disperser dans des combats annexes”. Ce n’était pas interdit d’y aller, mais ce n’est pas notre place, qu’ils disaient24. » Ils regrettent une stratégie syndicale centrée sur l’entreprise (et en particulier sur les grandes entreprises).

30Les syndicats n’ont pas complètement abandonné le répertoire d’actions directes de blocages, mais la judiciarisation des conflits freine grandement leur mise en œuvre. Ainsi, en octobre 2015, les syndicalistes liégeois de la FGTB avaient occupé, en opposition aux premières mesures du gouvernement Michel, l’important pont autoroutier de Cheratte dans la région de Liège lors d’une grève interprofessionnelle provoquant plus de 400 kilomètres de bouchons. Dix-sept dirigeants syndicaux et délégués présents avaient été inculpés pour entrave méchante à la circulation. Il en fut de même pour Bruno Verlaeckt, président de la fédération anversoise du syndicat socialiste, inculpé également pour le blocage des accès au port d’Anvers le 24 juin 2016 en contestation de la réforme des retraites. Au moment du blocage par les GJ, ces syndicalistes étaient en attente de leurs procès. Les 17 syndicalistes liégeois ont été condamnés le 23 novembre 2020 à des peines de prison avec sursis et à de fortes amendes. Ces condamnations ont eu pour conséquence de reformuler la portée du droit de grève dans deux directions. D’une part, en condamnant des responsables syndicaux de premier plan, le droit suggère qu’ils sont pénalement responsables des actes commis à la suite d’appels syndicaux. D’autre part, la justice s’est prononcée sur la proportionnalité entre fins et moyens, jugeant que si l’objectif de la grève était légitime, les moyens mis en œuvre étaient disproportionnés. Cette judiciarisation des conflits sociaux conduit de facto à une réduction du périmètre des actions légitimes de la grève si elles ne peuvent plus conduire à des entraves à l’activité économique ou à la circulation (S.A, 2020).

31Dans ce contexte, l’action des GJ sonne comme un véritable coup de semonce au sein des structures syndicales. Des militants rapportent des assemblées houleuses, particulièrement à la FGTB, lors desquelles l’écart fut manifeste entre une base active en demande d’une réaction « de combat » de la part des instances afin d’embrayer sur le mouvement des GJ et une hiérarchie adoptant une stratégie de temporisation et de concentration sur son propre programme institutionnel. La facilité avec laquelle les GJ ont opéré les blocages, l’ingéniosité avec laquelle ils ont pu contourner l’action des huissiers (en se relayant individuellement toutes les cinquante-cinq minutes devant les camions afin d’éviter les astreintes individuelles) et le soutien important de la population contribuent à relativiser la capacité d’action et la réputation syndicale comme acteur central de la contestation.

Des tentatives, fragiles, de convergence

32À côté de l’opération de blocage, plusieurs manifestations ont également été organisées à Bruxelles par d’autres groupes de Gilets jaunes. Elles furent fortement réprimées par la police et eurent un succès variable. Des groupes de GJ se joignirent également à d’autres actions et manifestations, dans une perspective de rapprochement et de convergence des luttes, notamment avec les activistes en faveur de la justice climatique formés à la désobéissance civile et adeptes d’actions de détournement et de blocage d’infrastructures ou encore lors d’actions du collectif La santé en lutte (LSL).

33Enfin, le 14 décembre 2018, une journée d’actions sociales menée en front commun par les syndicats en vue de la négociation à venir sur les salaires vit naître un embryon de convergence des luttes. Des groupes de GJ ont en effet rejoint des piquets de grève d’entreprises et ont partagé, le temps d’une journée d’action syndicale, l’appel de délégués et « du noyau dur » des GJ :

Les Gilets jaunes voulaient montrer à quel point ils n’étaient pas « antisyndica[ux] », pour dire qu’ils avaient besoin de la convergence du syndicat. Ils espéraient que les syndicalistes viennent à leurs actions. Donc là, comme il y avait une action de grève, ils voulaient montrer leur solidarité, être présents. [...] Mais sur les piquets, les Gilets jaunes ont été assez déçus. À partir de 14 ou 15 heures les syndicalistes ont levé le camp, les Gilets jaunes voulaient aller au finish25.

34À côté des piquets d’entreprises, des petits mouvements conjoints de blocage et de filtrage furent actifs dans tout le pays. Des perturbations du Service public fédéral des finances, des blocages d’entrée de zonings, des manifestations devant le siège de la Fédération des entreprises de Belgique complétèrent cette journée d’action.

35En quelques semaines, le mouvement belge des GJ s’est donc révélé par une action directe de blocage spectaculaire, des points de jonction avec d’autres composantes en lutte de la société et l’ouverture d’un débat au sein de la base syndicale. Le mouvement s’est ensuite essoufflé face à la répression policière des manifestations de Bruxelles et à l’incapacité de « reprendre Feluy » faute de mobilisation suffisante. La chute du gouvernement Michel, le 21 décembre 2018, a en partie sonné le glas du mouvement, amputé de la cible la plus pertinente de sa contestation. Une partie du mouvement a trouvé par la suite des formes d’alliance avec plusieurs actions menées par le mouvement pour la justice climatique, qui a fédéré une coalition large d’acteurs : mouvements environnementaux, syndicats, mutuelles, universitaires et jeunes, jusqu’à la tenue de nouvelles élections législatives fédérales le 26 mai 2019.

Représenter les « nouveaux prolétaires » et reconquérir démocratiquement la société

36Le mouvement belge des Gilets jaunes a été un révélateur important de l’état de la représentation syndicale des travailleurs. Même s’il a été, comparativement à la France, de courte durée, son existence dans un pays à forte densité syndicale a contribué à faire surgir, de manière inattendue et explicite, ce que de nombreux analystes pointaient comme une tendance inexorable, à savoir un décalage entre représentativité sociale et représentativité légale du syndicalisme. Certes, la superposition entre ces deux légitimités n’est jamais parfaite, et la littérature a montré la variété des stratégies engagées dans plusieurs pays par les syndicats afin de se rapprocher de nouveaux types de travailleurs (Frege & Kelly, 2004), notamment via des stratégies d’organisation volontariste vers des franges non organisées du monde du travail. Contrairement à d’autres pays anglo-saxons (Voss & Sherman, 2000), ces stratégies ont été plus diversement utilisées en France (Giraud, Yon & Béroud, 2018, p. 148). Ainsi en est-il également en Belgique, où on peut noter la frilosité des syndicats quant il s’agit d’ouvrir des voies nouvelles de représentation, notamment pour les travailleurs « free-lance », faux indépendants et ubérisés (Dufresne & Leterme, 2021), mais aussi pour des salariés en situation de précarité accentuée et dans la crainte d’un déclassement au sein même du salariat.

37Le mouvement social des GJ a donc aussi abouti indirectement à la nécessité d’une clarification de la position des structures syndicales contemporaines face aux mobilisations sociales larges sur deux points essentiels : la question de la représentation des « nouveaux prolétaires » et celle de la reconquête démocratique de la société.

38Sur le premier point, le mouvement des Gilets jaunes a donc permis de relever un décalage qui se joue en Belgique autant sur le terrain de la non-syndicalisation que sur celui de la désyndicalisation d’une frange du salariat par rapport à la ligne de conduite dominante des confédérations axée sur l’investissement dans la négociation collective institutionnalisée. Ainsi s’est révélée l’inefficacité de cette stratégie face aux besoins de travailleurs qui se sont reconnus dans le sentiment d’injustice exprimé par les initiateurs du mouvement des GJ. Les critiques mettent en évidence que la majorité des dirigeants des grandes centrales continuent à espérer dans le compromis collectif institutionnalisé, faisant comme s’il était encore possible d’obtenir des avancées en négociant avec les gouvernements et employeurs, alors que ces derniers bloquent la concertation sociale, délégitimant de facto les syndicats face à leur base. Les organisations syndicales semblent de plus en plus déphasées, campant sur l’idée que la priorité reste à la négociation d’emplois de qualité pour une minorité, renforçant la frontière entre travailleurs protégés et travailleurs précaires (Yerochewski & Gagné, 2017). Alors même que les travailleurs en besoin de représentation, désignés étrangement comme la « zone grise » par ces syndicats, sont, de fait, toujours plus nombreux et précaires, voir hors emploi.

39Sur le deuxième point, d’une part le RIC du peuple des GJ est rejeté par l’ensemble des syndicats et d’autre part ceux-ci entretiennent une frilosité certaine à l’égard des répertoires d’action basés sur l’imprévisibilité et sur l’occupation de l’espace public, tant à cause des sanctions juridiques prévisibles que pour conserver leur titre « d’institutions respectables ». Ceci les prive ainsi d’un levier d’action dans l’organisation de rapports de force, à l’inverse des GJ, libres de toute institutionnalisation et donc aptes à improviser. Il est intéressant de constater à cet égard que les rapprochements, matérialisés par des actions réalisées en commun, ont été plus rapidement engagés avec des activistes défendant la cause climatique avec lesquels la distance sociologique et programmatique aurait pu sembler plus importante qu’avec les appareils syndicaux. Un terrain d’entente autour du lien intrinsèque entre justice sociale et climatique et des modes d’action innovants (occupations, campagnes d’affichage, coups médiatiques) a pu être plus facilement trouvé.

40Ces deux tendances, caractéristiques de la faiblesse du syndicalisme actuel à se régénérer, correspondent aux points qui limitent la convergence possible entre dirigeants syndicaux et GJ. Pourtant, plus les syndicats (et / ou les syndicalistes en leur sein) s’éloignent du modèle d’un syndicalisme institutionnel limité à la défense des travailleurs protégés, plus ils rejoignent le combat mené par le peuple des GJ.

41Le cas belge montre le fossé qui a existé entre les syndicats et les GJ. Du côté syndical, on a assisté à l’affaiblissement sous divers aspects de cet acteur : par l’impasse de logiques de négociation quand le gouvernement ne respecte plus les règles de la concertation et par l’amertume d’une base syndicale désireuse de mobilisation mais démobilisée par des actions syndicales trop ritualisées. Du côté des GJ, une base révoltée a mis la barre haut dans la mobilisation recherchée, en refusant justement de reproduire l’échec du répertoire d’action dominant des syndicats : la manifestation, avec un parcours et un minutage « négociés » avec les autorités et donc programmés et encadrés. Leur répertoire principal s’est au contraire appuyé sur la perturbation de l’activité économique, sur l’occupation de l’espace, sur l’imprévisibilité de la manifestation, mais aussi sur la réticence envers le leadership. Cependant, sauf à s’associer dans le temps avec d’autres mouvements sociaux partageant l’idée de coalition des luttes, ce répertoire rend fragile le maintien dans le temps d’actions nécessitant autant d’organisation que les blocages de longue durée de sites névralgiques pour le fonctionnement de l’économie.

42Finalement, l’épisode des GJ révèle tout autant les soubresauts et les impasses que le renouvellement des leviers permettant de faire pencher le rapport de force en faveur des travailleurs dans le système belge des relations professionnelles. La relative indifférence ou distance du syndicalisme belge à l’égard du mouvement des GJ relève également des rapports de force au sein de trois confédérations, idéologiquement distinctes et de plus en plus fracturées régionalement (entre le Nord néerlandophone et le Sud francophone, mais aussi au sein de ces régions selon les bassins d’emplois). Le mouvement des Gilets jaunes a cependant prouvé qu’une part du monde du travail était prête à de nouvelles formes de contestation et à une radicalité qu’une frange de l’appareil syndical au plus proche du terrain est aussi prête à rejoindre et à appuyer.