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Les Gilets jaunes en Belgique : mobiliser l’idéal démocratique contre les politiques publiques d’appauvrissement

p. 63-88


Texte intégral

1Bien moins étudié que son homologue en France, le mouvement des Gilets jaunes (GJ) belges présente des caractéristiques comparables et, bien sûr, des spécificités. Sur le plan chronologique, il connaît un début analogue au mouvement français et semble s’en être directement inspiré. La pétition postée en ligne par Priscillia Ludosky le 29 mai 2018 en France et sa mise en publicité par BFM TV au début de l’automne 2018 (Prérenon, 2022) conduisent à la formation de groupes Facebook français qui appellent à une série d’actions directes pour la mi-novembre 2018. En parallèle, des groupes Facebook belges se constituent selon la même logique dès l’été et le début de l’automne 2018. Ils ont pour objectif d’organiser en dehors de toute structure institutionnelle existante diverses actions de blocage afin de protester contre l’augmentation du prix des carburants à la pompe.

2L’usage de la même langue de communication, le français, a été un facteur clé pour la diffusion rapide des appels de passage à l’action collective en Belgique francophone, tout comme la similitude des hausses des prix du carburant en France et en Belgique.

3Les actions de blocage commencent également dans la nuit du 14 au 15 novembre 2018 sur le territoire belge. Le mouvement, localisé en Wallonie, s’appuie sur des groupes locaux attachés à différentes provinces où se situent des villes de taille moyenne, comme Charleroi (environ 200 000 habitants), ou bien plus grandes, comme Liège (plus de 600 000 habitants). Il faut souligner que la question des zones semi-urbaines ne se pose pas avec la même acuité en Belgique qu’en France, en raison d’une plus forte densité de la population. Cependant, comme en France, les groupes de GJ tendent à se déployer là où l’usage quotidien de la voiture est une nécessité. Dès les premiers jours, les actions belges se concentrent sur le blocage de dépôts pétroliers : ces opérations spectaculaires rassemblent plusieurs centaines de personnes qui se relaient sur un même lieu d’occupation. Mais on compte également des blocages de ronds-points ou de pompes à essence avec des distributions de tracts et même, dans quelques cas, la construction de cabanes sur des ronds-points occupés. Lors des manifestations à Bruxelles, les GJ belges mobilisent jusqu’à 2 000 ou 3 000 personnes.

4Tout comme en France, la surprise provient du fait que ces personnes revendiquent de n’avoir aucune attache partisane ou syndicale, de ne s’inscrire que dans des collectifs « vaporeux » (les groupes Facebook) qui mélangent des individus de statuts et de métiers très divers, issus des classes populaires et des petites classes moyennes1. Cette composition sociale du mouvement – très proche de ce qui a pu être observé en France – le différencie d’autres mobilisations spontanées qui se sont déroulées en Belgique depuis les années 19902 et en particulier de celles contre les politiques d’inspiration néolibérale et leurs effets : le mouvement altermondialiste (à travers l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne – ATTAC – et des forums sociaux) dans les années 2000 ou le mouvement « Tout autre chose3 ».

5Cependant, dès la fin de décembre 2018, plusieurs facteurs contribuent à un affaiblissement de la dynamique Gilets jaunes en Belgique : les techniques de répression policière et judiciaire déployées, la chute du gouvernement fédéral, la concurrence du mouvement « Climat » et l’opprobre médiatique et institutionnel sur le mouvement des GJ, assimilés à des « casseurs violents » après la diffusion des images de la manifestation parisienne du 1er décembre. Ces éléments cumulés contribuent en particulier à ralentir le recrutement et à transformer le mouvement en un réseau de foyers de GJ stabilisés, comptant quelques centaines d’actifs et se rendant visibles par des actions régulières, jusqu’au choc du confinement lié à la crise sanitaire en mars 2020.

6Ces quelques éléments posés, la question de comment et pourquoi des individus se sont identifiés aux Gilets jaunes et ont déployé leurs revendications dans un pays au fonctionnement institutionnel et politique très différent de celui de la France, comme on l’a rappelé dans l’introduction générale, demeure. Pour répondre à cette question, je reviendrai tout d’abord sur les grandes caractéristiques de la mobilisation et proposerai une synthèse analytique du mouvement belge par le biais d’une chronologie encore inexistante dans la littérature scientifique. Je présenterai dans un second temps les principaux résultats d’un travail d’entretiens longs de type biographique réalisés auprès d’une vingtaine de Gilets jaunes belges. En révélant une structure duale dans la composition sociale de ce mouvement, l’analyse de ces données permet de mettre en lumière l’impact de trajectoires de précarisation et d’appauvrissement dans la détermination à participer au mouvement d’une partie des GJ rencontrés. Dans un pays comme la Belgique, où l’État social a longtemps été fort et protecteur, la mobilisation révèle par contraste les profondes conséquences, sur des vies individuelles, d’une très forte régression des droits sociaux au cours des trente dernières années.

7Le point de vue défendu ainsi consiste donc à insister sur le poids de la précarisation socio-économique pour comprendre ce mouvement (Fillieule, Hayat & Monchatre, 2020), en particulier les implications de parcours de vie marqués par différentes formes de précarité et par des ruptures (accidents entraînant un handicap, licenciements, etc.). Cette compréhension des trajectoires d’engagement incite à inscrire ce mouvement dans une dynamique spatiale et temporelle plus large qui renvoie aux analyses sociologiques explicitant les liens entre le développement du néolibéralisme comme doctrine de gouvernement et le déploiement sur le long terme de politiques publiques ayant profondément dégradé l’ensemble des droits sociaux fondamentaux dans le domaine de l’emploi, du revenu salarié, de la Sécurité sociale, de la protection sociale et des services publics en général (Dardot & Laval, 2009 ; Gobin, 2013 ; 2014 ; 2019 a ; Lemoine, 2022).

8Le mouvement des GJ en Belgique apparaît ainsi comme une contestation peu instituée et peu spécialisée qui survient après l’épuisement sur plusieurs décennies des mouvements altermondialistes des années 2000 et les mobilisations anti-austérité du début des années 2010 (Della Porta, 2015 ; 2017). En impliquant d’autres catégories de la population, en particulier des individus venant des classes populaires et des petites classes moyennes appauvries, il révèle les implications sur le long terme de la réduction des droits sociaux et des protections sociales.

Une mobilisation en trois temps4

De l’émergence d’un mouvement social inattendu à la répression policière (octobre-décembre 2018)5

9L’émergence du mouvement se fait de façon spontanée au sein de communautés Facebook au fur et à mesure que se diffusent en France des appels à la mobilisation collective durant l’été et le début de l’automne 2018.

10Si ces « communautés » se concentrent à l’origine sur la question de la hausse du prix du carburant, certains groupes contestent également les politiques gouvernementales de façon plus large, à l’instar du groupe « Grève générale contre le gouvernement », existant depuis début octobre 2018, ou de celui intitulé « Actions citoyennes contre les mesures gouvernementales » qui se forme le 16 octobre 2018. En effet, le gouvernement fédéral est constitué depuis 2014 par une des coalitions de partis les plus à droite depuis celle de 1981. Il a mis en place de nombreuses mesures antisociales, telles que l’augmentation progressive de l’âge légal de la retraite (65 ans jusqu’en 2024, 66 ans entre 2024 et 2029, 67 ans à partir de 2030), la suppression en 2015 d’une indexation des salaires6, l’augmentation de la TVA sur l’électricité, l’augmentation des obligations de travail et / ou de formation pour recevoir le revenu minimum. Ainsi, pour certains de ces groupes Facebook, une première action était d’appeler à l’abstention lors des élections communales du 14 octobre 2018.

11Le caractère viral des informations sur Facebook s’accompagne d’une limite : la communauté de langue y est capitale pour la circulation de l’information. Ceci explique en partie l’émergence et le déploiement d’un mouvement centré dès le départ sur la Belgique francophone (Wallonie et Région bruxelloise7), en y ajoutant la forte emprise culturelle française unissant les francophones belges à la France de longue date8. Sans oublier le fait que le gouvernement fédéral est composé alors de seulement 6 francophones sur 18 membres et inclut parmi les 12 membres flamands 5 personnes faisant partie de la Nieuw-Vlaamse Alliantie (N-VA), le parti ultranationaliste de droite9.

12Certains groupes reprennent l’idée du blocage d’infrastructures et d’axes routiers (ronds-points, entrées de centres commerciaux, pompes à essence, passages frontaliers avec la France) comme ce qui se fait en France. Ce qui fait la force et la surprise du mouvement belge repose sur une organisation collective et coordonnée entre groupes de citoyens de plusieurs régions où se situent des dépôts pétroliers afin d’opérer un blocage de l’accès à ces dépôts de façon simultanée durant soixante-douze heures, avec l’objectif déclaré publiquement à la presse d’en arriver à créer une pénurie de carburant sur le territoire pour forcer le gouvernement fédéral à négocier avec le mouvement.

13Ce type d’action est rendu possible grâce à la compétence professionnelle et militante directe d’un ancien délégué syndical de la Confédération des syndicats chrétiens (CSC), Antonio Quattrocchi, qui a travaillé au dépôt de carburants de la compagnie pétrolière Total situé à Feluy, site névralgique dans la distribution du carburant wallon, et qui a déjà organisé un blocage de ce site en 2011 lors d’une mobilisation syndicale.

14Cet ancien délégué est aux commandes du groupe « Actions citoyennes contre les mesures gouvernementales » qui a suscité la création d’autres groupes régionaux pour lancer une action commune la nuit du 15 novembre. Celle-ci aboutit au blocage simultané de cinq dépôts de carburants et raffineries : Hainaut Tanking à Tertre (Hainaut), Proxyfuel à Wierde (Namur) et ceux de Total à Feluy (Hainaut), Sclessin (Liège) et Wandre (Liège).

15Le succès des premières actions dépasse largement les attentes des personnes qui les ont lancées. De nombreux curieux et observateurs se muent alors en participants, se sentant en phase avec l’expression d’un mal-être social et d’une insatisfaction profonde quant au fonctionnement politique du pays. Cela peut s’entendre en particulier dans les conversations qui animent les blocages où, selon les sites et les heures, des groupes d’occupants entre une vingtaine et une centaine de personnes se retrouvent et apprennent à se connaître10.

16Et alors que le groupe à l’origine du « blocage pétrolier » considère, après les soixante-douze heures d’occupation prévues initialement, que son objectif est atteint et qu’on peut lever les blocages, ceux-ci se poursuivent. Un mouvement plus large est né, fondé sur l’auto-organisation et la prise de décision majoritaire des personnes qui occupent.

17La prolongation des blocages pétroliers entraîne en réaction des interventions policières pour le déblocage des sites. La violence policière du dégagement du site de Feluy le lundi 19 novembre provoque en retour une réoccupation de nuit avec de multiples actes de détérioration des matériaux urbains de la part de certains des occupants. Le mouvement s’est dédoublé durant quelques jours en deux branches en conflit : une qui occupe le jour et condamne les casses nocturnes ; quelques centaines de personnes qui, la nuit, livrent une bataille rangée contre les forces policières à Feluy (les 20 et 21 novembre), les membres les plus « durs » prolongeant la casse les nuits des 23, 24 et 25 novembre à Charleroi. Ces batailles de nuit aboutissent au dégagement policier de nombreuses occupations de jour. Une première fracture apparaît alors au sein du mouvement : certains le quittent, en désaccord avec la « casse » et / ou épuisés par le chassé-croisé avec les huissiers (qui menacent les occupants d’amendes lourdes) ou avec les policiers. Cependant, plusieurs occupations de sites pétroliers ou de ronds-points perdureront pendant trois semaines à un mois, les lieux étant régulièrement dégagés mais sans cesse réoccupés.

18Tout comme en France, et face à la difficulté croissante de tenir les blocages, l’idée d’une manifestation commune à Bruxelles, pour tenter de faire nombre, est lancée pour le 24 novembre. Cependant, seules les trois premières manifestations à Bruxelles (24, 30 novembre et 8 décembre) réussissent à mobiliser plus d’un millier de personnes. La répression policière semble avoir été un facteur décisif dans la chute de la mobilisation. Ne rentrant pas dans le cadre des manifestations ritualisées à travers un protocole d’accord préalable avec les autorités politiques et policières de la ville11, ces mobilisations sont en effet sévèrement réprimées par la police, effrayant de nombreuses personnes qui ne manifesteront plus, du moins à Bruxelles. Un scénario d’intervention policière identique est appliqué à chaque fois : arrestations « préventives » dans les gares et métros de personnes se rendant à la manifestation, utilisation intensive des autopompes, concentration des manifestants sur un seul axe routier sans échappatoire pour ensuite séparer la manifestation en plusieurs parties, ce qui permet d’arrêter massivement les participants et de photographier de façon systématique les pièces d’identité12. Les personnes arrêtées sont ensuite soumises à un traitement dégradant (bracelets serrés autour des mains dans le dos, concentration plusieurs heures d’affilée dans des lieux insalubres sans accès aux sanitaires, non-assistance aux personnes en situation de malaise...). La première manifestation semble avoir mobilisé, en recoupant les chiffres donnés par les médias, entre 3 000 et 4 000 personnes ; la police y procède à 450 arrestations. L’effet est manifeste : les deux manifestations suivantes ne mobilisent plus qu’un millier de personnes, ce qui ne réduit pas pour autant le nombre d’arrestations administratives. Le 15 décembre, seules 200 personnes environ manifestent à Bruxelles. Une petite centaine le 22 décembre. Un autre élément démobilisateur capital a eu lieu : le gouvernement fédéral a été contraint de démissionner le 8 décembre à la suite d’une rupture de la coalition avec la N-VA, qui refusait la signature par la Belgique du Pacte mondial sur les migrations (dit « Pacte de Marrakech13 »).

19Malgré les élections législatives du 26 mai 2019, il faut attendre la fin du mois d’octobre 2019 pour que se dégage une majorité gouvernementale et que se forme le gouvernement Wilmès. Or la sociologie de la mobilisation collective a montré l’importance dans la construction d’une mobilisation de son rapport à l’État comme autorité politique à laquelle adresser les revendications (Tilly & Tarrow, 2015), et ce, d’autant plus que les GJ interpellent en priorité les autorités publiques fédérales.

Recherche d’une unité et / ou de convergences multiples (janvier-mai 2019)

20Des actions multiples de blocage de ronds-points et / ou d’accès routiers se poursuivent en janvier et février. Cependant, la mort d’un Gilet jaune, le 11 janvier 2019, happé par un camion lors d’un blocage d’accès autoroutier près de Liège, semble jeter un froid sur ce type d’action. D’autres actions sont alors développées dans une recherche claire d’élargir le registre de la mobilisation et de trouver une parade à l’évacuation par la police des anciens sites de blocage (raffineries) : par exemple, des banderoles revendicatives sont fixées sur les ponts traversant les principales autoroutes de Wallonie.

21Une série d’assemblées générales sont également organisées en janvier et en février afin de chercher des possibilités d’articulation entre les groupes de GJ toujours cantonnés à une région ou à une ville. Deux lignes s’y affrontent. D’une part, les partisans de l’organisation d’actions qui permettraient à la fois de rallier du monde et de dénoncer symboliquement les systèmes élitistes profondément remis en cause au nom d’une légitimité d’action citoyenne démocratique de « base » (sont ainsi visés le système politique, le système bancaire et les grands groupes économiques mondiaux). D’autre part, les partisans de « l’autoformation » qui recherchent la mise en place de comités d’apprentissage et d’études sur des éléments clés permettant d’établir des revendications pour transformer démocratiquement la société. Pour ces derniers, l’objectif semble être de développer une capacité d’intervention citoyenne pour peser sur des processus politiques en cours, notamment le processus électoral du 26 mai 2019 (réunissant le vote pour trois niveaux de pouvoir : fédéral, régional / communautaire et européen). Ainsi les élections ont-elles joué un rôle important dans l’érosion du mouvement, une partie des mobilisés délaissant le gilet pour rejoindre une dynamique de création de petites listes électorales citoyennes, phénomène qui a également eu lieu pour partie en France.

22Du côté des partisans de l’action, une autre tension s’installe, entre ceux qui recherchent le développement de convergences et d’alliances avec d’autres groupes ou organisations protestataires (notamment dans le cadre des manifestations et des actions des lycéens contre le réchauffement climatique du printemps 2019 et des groupes qui émergent comme « Extinction Rebellion ») et ceux qui ne veulent que l’entre-soi (entre « jaunes »).

23Cependant, malgré ces tensions et / ou divisions, une culture politique commune s’est installée et elle conduit à un respect et à une reconnaissance mutuelle entre GJ à la manière d’une confrérie : une large partie des Gilets jaunes belges se déclarent apartisans (et non apolitiques), engagés dans une lutte de citoyens au nom de la démocratie, à partir de l’opinion que la classe politique ne « roule plus » pour le peuple et que c’est donc à celui-ci de reprendre son destin en main. Pour ce faire, le référendum d’initiative citoyenne (RIC) devient tout à la fois un étendard de ralliement, une revendication centrale et une caution démocratique. Le RIC permet aussi de pratiquer des alliances : ainsi, une action commune de manifestation avec des associations luttant pour plus de transparence dans l’accès aux documents administratifs est organisée, sur plusieurs semaines, en février-mars 2019, devant le Parlement wallon, afin de lever les freins politiques majoritaires contre le vote d’un décret renforçant le pouvoir d’une commission indépendante aidant les citoyens à accéder à tout document administratif (régional et communal).

24Des fractions importantes de GJ belges s’inscrivent également dans une morale active de la solidarité envers les plus démunis. Ainsi les GJ de Charleroi ont-ils mis en place des aides bénévoles récurrentes au service des sans-abri de cette ville.

25Dans les tentatives de convergence, certains contacts ou rapprochements ont lieu avec les organisations syndicales, dans une ambiance préélectorale, mais ils servent surtout à prendre la mesure de la distance entre les uns et les autres14.

26Enfin, la manifestation symbolique qui se tient à Bruxelles le 26 mai 2019, jour des élections (législatives, régionales et européennes), conduit à l’arrestation administrative de la presque totalité des centaines de personnes présentes (S.A, 2019 a).

Persévérer comme Gilet jaune (depuis juin 2019)

27La période postélectorale n’a laissé en mouvement qu’une centaine de militants GJ belges déterminés à mener de façon sporadique des actions symboliques à la fois de visibilisation de leur cause (déploiement d’une banderole « Et le peuple pédale dans la misère » sur le passage des cyclistes du Tour de France à Bruxelles le 6 juillet 2019, manifestation à l’aéroport de Bierset contre l’arrivée du géant chinois Alibaba le 8 novembre 2019...) et de mise en convergence avec d’autres mouvements sociaux de protestation, comme la coalition de groupes de mobilisation contre le réchauffement climatique, celui des « blouses blanches » et le collectif de La santé en lutte (LSL) durant le second semestre de 2019 (Gracos, 2020).

28Il est aussi intéressant de voir que certaines cibles sont récurrentes. Il en est ainsi du choix de bloquer à plusieurs reprises l’accès des camions au tri postal de Fleurus, avec pour objectif de rappeler à l’État la situation de ces citoyens très appauvris par l’augmentation du prix des diverses énergies : blocage d’une nuit (5 octobre 2019), blocage de deux jours (12-13 novembre 2021).

29Si en 2020 le premier confinement décidé par le gouvernement fédéral face à l’épidémie du Covid-19 (de la mi-mars à fin juin 2020) empêche toute mobilisation collective physique, les actions de GJ reprennent dès l’été et l’automne de la même année. Elles suivent globalement deux dynamiques : dénoncer sévèrement lors de rassemblements publics les mesures de restriction des libertés de circulations individuelle et collective et de rassemblements adoptées par le gouvernement fédéral belge au nom d’une « politique de santé publique » dans le cadre de la gestion de l’épidémie de Covid-19 ; et expliquer au public la cause et la raison d’être GJ. Ainsi, de juillet 2021 à juillet 2022, des GJ belges programment l’animation d’un rond-point différent chaque mois dans une ville belge distincte.

30Début 2022, l’une des principales pages Facebook des Gilets jaunes belges (« Les gilets jaunes de Belgique15 ») comptait encore 3 345 abonnés. On y rappelait l’origine du mouvement : « Mouvement de citoyens qui ne savent plus vivre du fruit de leur travail tellement le coût de la vie est élevé. »

Quand le mouvement belge donne à voir la violence sociale des politiques d’appauvrissement

Composition sociale et raisons de l’engagement

Les caractéristiques globales du groupe de personnes interviewées

31Entre juin et décembre 2019, des entretiens longs (entre deux et quatre heures), fondés sur le récit croisé du parcours scolaire, professionnel et militant, ont été effectués auprès de 23 personnes16 se présentant toujours au moment de la rencontre comme « Gilets jaunes ». Il s’agissait de comprendre quels cheminements menaient à ce choix particulier d’être et de rester GJ en Belgique, ainsi que de voir si au sein des trajectoires de vie ainsi retracées des éléments communs pouvaient être mis en évidence pour expliquer les raisons de cet engagement.

32Le choix de ces personnes a reposé sur trois éléments : j’ai d’abord cherché à constituer un équilibre des témoignages entre les hommes et les femmes ; comme j’avais repéré au préalable lors d’observations d’assemblées et de réunions de GJ des intervenants contrastés tant dans leurs prises de parole que dans leurs manières d’être (des plus voyants aux plus timides), j’ai essayé de respecter cette diversité ; enfin, j’ai tenté de reconstruire un groupe le plus varié possible sur le plan des professions, des lieux de vie et des âges, pour tenter de saisir le plus de complexité possible en ce qui concerne la composition sociale et les trajectoires de vie17.

33J’ai néanmoins essayé de rester proche des grands traits de cette mobilisation sociale, notamment en matière de répartition géographique : une mobilisation très forte en Wallonie, moins nombreuse à Bruxelles, rare en Flandre ; une population répartie entre milieu urbain (petites, moyennes et grandes villes) et milieu rural.

34La population interviewée est ainsi composée de 14 hommes et de 9 femmes : 18 Wallons, 3 Bruxellois et 2 Flamands ; 9 personnes vivant en milieu rural, 8 dans une petite ville et 6 dans une grande ville. La majorité ont la trentaine (8), viennent ensuite les quadragénaires (5), les quinquagénaires (5), les sexagénaires (3) et les vingtenaires (2). La personne la plus jeune a 20 ans et la plus âgée 63 ans. Le groupe des femmes a une moyenne d’âge plus basse que celle des hommes : 41 ans contre 46 ans.

35Une petite majorité de ces personnes vit en couple ou dans le giron familial : 13 sur 23. Elles sont donc 10 à vivre seules, dont 5 n’ayant jamais eu d’enfants. Le facteur de la solitude « sociale » semble ainsi avoir joué un rôle important de catalyseur dans le regroupement des personnes. Cependant, qu’elles soient très isolées ou non, les personnes interviewées soulignent toutes le grand bonheur qu’elles ont éprouvé à découvrir des personnes auparavant inconnues et à créer avec elles des liens sociaux à travers les actions et la lutte militantes, considérant que globalement nos sociétés contemporaines isolent et / ou « routinisent » à outrance les rapports sociaux.

36Ces quelques éléments, l’âge en particulier, suggèrent que l’engagement comme GJ concerne plutôt des personnes qui ont eu le temps de connaître une ou plusieurs expériences professionnelles. Ainsi, hormis le plus jeune, en formation professionnelle, tous sont ou ont été « au travail ».

37La majorité de ces personnes sont propriétaires de leur logement (14 propriétaires contre 8 locataires et une donnée non communiquée). On peut noter sur ce point que l’accès à la propriété de son logement est facilité en Belgique par des aides régionales et que seules les grandes villes (comme Bruxelles ou Anvers) connaissent des prix immobiliers tels que l’accès à la propriété du logement y est très difficile.

38Une fois ces données générales posées et dès lors que l’on se met en quête d’analyser de façon synthétique l’ensemble des entretiens réalisés, une dichotomie très nette apparaît dans la manière dont ces personnes sont considérées en tant que Gilets jaunes.

Une dualité marquée dans l’origine des raisons de l’engagement

39L’analyse des entretiens fait ressortir deux catégories distinctes de personnes selon la raison qu’elles donnent pour expliquer leur engagement dans le mouvement.

40Un premier groupe d’enquêtés se définit comme « les vrais », « les originaux », « la base » des GJ (13 personnes), ceux qui protestent car ils sont acculés par les difficultés de vie, dont en premier lieu les difficultés financières dues aux frais quotidiens. Je les désignerai donc comme le groupe des « appauvris18 ».

41Un deuxième groupe se présente au contraire comme des « solidaires » (10 personnes), ayant adhéré au mouvement par idéalisme, par sens de la démocratie, par solidarité avec des proches ou des amis « dans le besoin » ou par tradition militante. Ainsi, tous ceux qui ont connu un parcours militant antérieur (6), soit comme syndicalistes et / ou comme militants d’extrême gauche (ces deux formes d’engagement se recoupant par ailleurs pour certains) se déclarent être des « GJ solidaires ». Se rangent également dans ce groupe de « simples citoyens » (4), qui n’ont jamais eu de parcours militant antérieur et sont plutôt rebutés par le monde politique. Leur situation est assez différente des militants aguerris : eux sont devenus GJ moins par solidarité idéologique que par solidarité de « proximité » (car ils connaissaient la situation socio-économique très difficile de proches, d’amis, de voisins), parce qu’ils ont eux-mêmes vécu la « dèche » à un moment de leur vie, parce qu’ils ne supportent plus un système sociopolitique qui fabrique des politiques publiques d’accroissement des inégalités. Cette sous-catégorie à l’intérieur du groupe des « solidaires » présente donc parfois des caractéristiques sociales très proches des personnes du premier groupe, à ceci près qu’elles ne se considèrent pas comme de « vrais » GJ, mais comme des soutiens de ces derniers (voir infra le portrait de Louise).

42Le groupe des Gilets jaunes « solidaires » se compose ainsi de deux profils de personnes ayant un rapport à l’engagement politique bien distinct : un engagement ancien et presque professionnel d’une part – dans l’idée d’être un militant de « métier » (Mothé, 1973) –, actionné par des références de théorisations politiques (« être du côté de la “base” »), et d’autre part un engagement nouveau actionné par une identification de proximité sociale avec le « public GJ » et / ou une situation de rupture dans la (dé)considération du système politique actuel.

Trajectoires de Gilets jaunes belges de la catégorie « solidaires »

André a 57 ans (marié, deux enfants) et est né en Wallonie. Installé en milieu rurbain en Wallonie, il exerce le métier de jardinier en tant qu’entrepreneur indépendant. Dans sa jeunesse, il suit un cycle court d’enseignement supérieur en agronomie tropicale, motivé notamment par sa passion des voyages. Issu d’une famille de quatre enfants dont les deux parents travaillent, il a des « jobs étudiants » pour la compagnie des wagons-lits pendant les vacances scolaires. Il trouve après ses études un travail salarié dans une entreprise de jardinage et monte très vite en grade. Mais, attiré par le voyage, il accepte un emploi dans une organisation non gouvernementale pour un projet de coopération en Mauritanie. Il découvre avec stupéfaction sur place que le projet est « bidon », que le matériel offert pourrit sur place et que le « monde du développement » sur place correspond plutôt à la création d’un ghetto d’expatriés qui vivent richement aux dépens de la population locale. Écœuré, il revient rapidement en Belgique et se réinsère dans une entreprise de jardinage. Mais son patron le prévient qu’il va devoir licencier une partie du personnel, ne pouvant plus faire face aux coûts salariaux, et lui promet de lui fournir des contrats s’il s’installe comme indépendant. Ce que fait André, après avoir acheté une vieille ferme à retaper pour se constituer une garantie de logement. Son travail de dix à douze heures par jour ne lui permet pas d’avoir des loisirs.

Le monde politique actuel l’exaspère au plus haut point car, raconte-t-il, les politiciens se sont octroyé des protections qui les rendent invulnérables, ils accumulent les erreurs en toute impunité alors que les gens ordinaires sont pénalisés à la moindre faute. Ils s’octroient également des privilèges financiers tout à fait décalés par rapport aux conditions de rémunération de la très grande majorité. Pendant longtemps, à chaque scandale de détournement de fonds publics par un personnage public, il espérait que cela aboutirait à modifier les règles du fonctionnement politique, mais comme il n’en est rien, il s’est mis à l’écart de la vie publique – sociale et politique –, s’occupant essentiellement de sa vie privée. Il vote pour un petit parti de gauche qu’il considère comme un aiguillon capable de tempérer dans une certaine mesure le pouvoir des « gros partis ». Il découvre par hasard les Gilets jaunes français en allant écouter un concert à Paris le 17 novembre 2018. Il se sent directement en empathie avec ce mouvement mais l’oublie vite de retour en Belgique car s’il comprend le sens de la colère face à l’augmentation du prix du carburant pour les « gens démunis », lui ne se sent pas directement et personnellement concerné par la question. Cependant, il rencontre par hasard fin novembre un Gilet jaune belge dans un bistrot, qui l’aide à élargir sa vision du mouvement et provoque son adhésion.

Il déclare alors qu’il n’est pas Gilet jaune « à cause du volet social » de ce mouvement, mais à cause de son « volet antisystème », car tous les biens de première nécessité (eau, téléphone, gaz) ont vu leurs tarifs augmenter à la suite du surusage de la fiscalité indirecte par les gouvernements successifs. Il s’est engagé comme GJ avec l’idée de « faire sauter ce système politique » dans lequel une caste politique et économique s’enrichit au détriment des travailleurs et où les valeurs démocratiques ne sont plus qu’un décor en trompe-l’œil.

Jan a 62 ans et est né en Flandre. Il vit cependant à Bruxelles depuis qu’il cohabite avec sa conjointe. Ils s’occupent tous les deux d’un enfant adopté. Il est en préretraite, ce qui a été possible grâce à une dure carrière d’ouvrier d’usine (un an comme mineur de fond, quatre ans dans la métallurgie et trente-deux ans dans la papeterie). Issu d’une famille de la classe moyenne, il était plutôt destiné à faire des études, malgré une fratrie de six enfants. Mais il ne parvient pas à s’accrocher à sa formation d’enseignant et quitte la maison familiale à 18 ans.

Il s’éveille à la politique très tôt, durant ses études secondaires, au début des années 1970 et milite notamment contre le service militaire obligatoire et la politique belge d’achat d’armes. Il rencontre alors des militants trotskystes. Il adhère à la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB) comme mineur de fond, mais participe à une grève sauvage liée au décès d’un mineur turc, contraint de redescendre dans la mine par un médecin du travail. Le syndicat ne reconnaissant pas la légitimité de la grève, il en reste choqué, mais en Belgique se syndiquer va de soi dans le contexte du travail à l’usine. Installé durablement dans son usine de papeterie, il finit donc par devenir délégué élu au conseil d’entreprise et est membre de la délégation syndicale durant quinze ans. Son attachement au trotskysme ne s’est jamais éteint, mais il est principalement intéressé par la création de réseaux d’action et de mobilisation de citoyens actifs, en dehors des cadres institués, partisans et syndicaux, trouvant ceux-ci trop sclérosés. Il participe notamment à la vague des forums sociaux des années 2000, dans la dynamique altermondialiste, contre la néolibéralisation de l’Union européenne (UE). Il s’investit ensuite dans les années 2010 dans un mouvement pour la formation d’une Constituante afin de refonder la démocratie sur un pouvoir citoyen. Ce nouvel engagement fait sens pour lui comme continuateur des mouvements citoyens contre le projet de traité constitutionnel de l’UE et des mouvements anti-austérité contre le financement de la crise bancaire de 2008 par l’endettement public. À ce titre, il suit de très près l’actualité sociopolitique en Europe, à la recherche des dynamiques populaires de contestation sociale, pour pouvoir offrir de l’aide à ces mouvements spontanés. Son réseau militant, Constituante.be, soutient donc immédiatement les Gilets jaunes belges et alimente la réflexion de ces derniers à propos d’une adhésion à la dynamique de Constituante. Sur le plan personnel, il se rend à la première manifestation du 30 novembre 2018 à Bruxelles et constate que les manifestants sont essentiellement wallons et visiblement tout à fait hors du public militant des manifestations habituelles, notamment déroutés par les pratiques de répression policière, dont l’usage des canons à eau et des sprays à poivre, ainsi que par le refus de négocier avec une délégation de manifestants, au prétexte de non-autorisation préalable de la manifestation. Les militants de son réseau s’investissent dès lors fortement au sein des GJ belges, avec les motivations qui leur sont chères depuis deux décennies : aider à la constitution d’un mouvement social européen via des dynamiques de contre-sommets européens à Bruxelles et diffuser des revendications en matière de droits politiques fondamentaux, concernant notamment les obligations de consultation et de référendum populaires. Mais il constate qu’il était très difficile d’orienter le mouvement vers quoi que ce soit, à cause tant de l’inintelligibilité massive du poids politique de l’UE et des enjeux européens que de l’impossibilité d’obtenir une unité d’action, l’individualisation de chacun des points de vue étant très forte et la volonté d’indépendance demeurant farouche.

43Les 13 autres personnes interviewées relèvent de la catégorie des « vrais » GJ, ce qui renvoie à une perception qu’elles ont d’elles-mêmes, mais aussi que les GJ « solidaires » ont d’elles. Ce qui est le plus central est qu’elles ont toutes en commun de décrire leur engagement de GJ comme l’aboutissement d’un entrecroisement de difficultés personnelles et / ou familiales avec des problèmes de précarité d’emploi et / ou de salaire s’étalant dans le temps et rendant la vie tellement difficile à vivre qu’il fallait que cela change, qu’il fallait bouger, qu’il fallait rejoindre ceux qui avaient commencé à bouger. Elles sont toutes primo-engagées, si l’on entend par là qu’elles n’ont jamais milité dans les structures syndicales et politiques, le plus souvent par dépit. Ce qui n’empêche pas ces personnes de se sentir très concernées par les questions écologiques et / ou d’inégalités sociales.

44J’ai choisi pour ma part dans le cadre de ce travail de les catégoriser par ce qui est leur trait commun et la raison première de leur engagement tel qu’elles le narrent, l’appauvrissement, celui-ci étant fortement lié à une précarité de l’emploi et / ou salariale qui a été renforcée par des « événements négatifs », par des accidents de la vie.

Trajectoires de Gilets jaunes belges de la catégorie « appauvris »

Julie a 36 ans et vit dans une grande ville wallonne. Elle est dessinatrice à temps plein pour des studios de dessins animés, tout comme son compagnon, avec lequel elle habite. Malgré un travail dans un secteur désiré, les conditions d’emploi sont pénibles et ne permettent que de vivre tout juste. Elle est mère de deux enfants, nés d’unions précédentes.

Elle ne possède pas de diplôme d’enseignement supérieur car, ayant entamé un cursus de cinq ans en cinéma d’animation, elle arrête tout après deux ans en raison d’une grossesse et s’occupe de son fils pendant un an. Ensuite, elle est engagée pour neuf mois dans le secteur du dessin animé. Elle reste dans ce milieu et y rencontre son conjoint actuel, mais connaît « la galère » pendant dix ans. Des petits contrats salariés précaires, à la tâche, souvent mois par mois, avec des patrons cherchant à la payer le moins possible, jouant notamment sur les droits d’auteur, ne payant pas les jours fériés... dans un milieu professionnel très individualiste où personne ne proteste, de peur d’être exclu d’une filière d’embauche très étroite.

Au début, elle n’a pas le statut d’artiste, donc entre deux projets elle ne touche que 400 euros par mois du chômage, étant considérée comme « cohabitantea ». Et à chaque fois, elle doit faire une nouvelle démarche pour postuler à un nouveau projet : jamais rien de certain ni d’automatique... Elle dit aussi avoir « galéré » pour décrocher un statut d’artiste et l’a obtenu juste avant les nouvelles restrictions au droit au chômage. Elle peut donc enfin toucher une allocation de chômage (25 euros de plus que le minimum mensuel) entre deux contrats, mais le montant de l’allocation n’augmente pas car elle ne parvient jamais à avoir un contrat pendant deux ans en continu.

Le couple est locataire et rêve de changer de vie, peut-être monter un projet d’habitat groupé avec d’autres familles et vivre à la campagne en essayant de faire de l’autosubsistance alimentaire. Travailler pour autre chose que gagner, difficilement, de l’argent.

Durant une de ses périodes de chômage, elle suit une formation de pose de toiture végétalisée et rêve pendant un moment de devenir indépendante en en faisant son activité professionnelle. Mais elle se rend compte que le milieu de l’architecture et la clientèle qu’elle devrait se constituer seraient trop huppés pour elle, bien loin de ses propres valeurs.

Elle est très sensible à la situation écologique actuelle et très inquiète pour l’avenir. Elle lit de nombreux ouvrages d’anthropologie et de sociologie et considère que la société est aujourd’hui très mal en point. Sans grand passé militant, elle met du temps avant de rejoindre les GJ belges (en avril 2019), mais le mouvement l’a intéressée immédiatement, car il partage ses propres prises de conscience et refuse de se faire récupérer par ce qui est institué ; elle suit donc de nombreux comptes Facebook français (la nationalité de son conjoint) dès l’émergence du mouvement, scandalisée par la brutalité de la répression policière et judiciaire qui frappe le mouvement en France. Elle vit ce mouvement comme la révolte de la société civile contre l’État, car pour elle le changement ne viendra jamais d’en haut. Ce qu’elle adore dans ce mouvement, c’est le mélange des populations avec une vraie écoute des uns et des autres et un réajustement des positions de chacun grâce au partage des témoignages de vie. S’y retrouvent de nombreuses femmes car celles-ci sont plus précarisées en général dans l’emploi que les hommes. Elle est allée à la première réunion d’Extinction Rebellion dans sa ville et a été étonnée par l’étroitesse d’un milieu ne recrutant que parmi des universitaires. Nombre de ses copains de gauche rejettent les GJ, trouvant le peuple dangereux en soi, car souvent attiré par l’extrême droite, et manquant de compétences pour pouvoir gérer une société, mais elle trouve qu’il s’agit de l’expression, inconsciente, d’un mépris de classe.

Solange a 43 ans, est née en Wallonie et y vit, dans une petite ville. Elle est célibataire et mère d’un enfant. Elle a achevé un cursus d’études secondaires orienté vers la formation d’éducatrice. Ensuite, n’étant « pas faite » pour poursuivre des études car elle a besoin de bouger, elle cherche à travailler. Avec un statut d’indépendante, elle se lance dans la vente, car elle a le contact humain facile. Elle vend de tout : aspirateurs, cartes de visite... Puis elle décide de travailler dans un grand magasin : au rayon boucherie-charcuterie puis crémerie. Cela ne la satisfait pas et elle cherche du travail dans l’administration provinciale. Elle postule donc à la Province et prend le premier travail qui se présente, un travail de femme de ménage pendant cinq ans, en se disant que toute expérience est bonne à prendre. Mais très vite, à nouveau insatisfaite, elle prend des cours du soir pour être « technicienne en radiologie ». Toujours à la Province, elle est engagée dans ce nouveau secteur et fait des mammographies durant treize ans. À nouveau, elle sent qu’elle doit bouger et se relance dans des cours du soir dans le domaine des sciences administratives, car elle veut découvrir « les droits et la justice ». Ce qui lui permet de changer encore de poste au sein de l’administration provinciale. Elle choisit de devenir représentante de produits locaux agricoles, car elle est très attachée à la défense et à la promotion de l’agriculture locale. Elle pense notamment que l’argumentation végane se fonde souvent sur des a priori négatifs quant au traitement des animaux dans les fermes, ce qu’elle veut réfuter en connaissant mieux le secteur et en s’y immergeant. Ainsi, elle apprend à traire les vaches, à faire du beurre. Sa mission est double : aider à la diffusion des produits locaux dans les commerces et faire connaître tous les événements du monde agricole, comme les différentes foires agricoles, ce qui représente le volet public de son travail ; elle s’occupe également d’un volet privé d’assistance sociale, notamment pour aider les agriculteurs à gérer leur endettement, ce qui est fréquent dans ce secteur, et les accompagner dans diverses démarches administratives. Elle fait ce travail durant trois ans.

C’est une période où elle râle beaucoup : contre le système, parce qu’elle a été obligée d’élever son fils seule, le père les ayant abandonnés quand le petit n’avait que 4 ans. Et elle n’a pas obtenu de pension alimentaire car il s’est fait déclarer insolvable et que le système a considéré que son salaire était suffisant, alors que, selon ses termes, elle « crevait la dalle ! » En réalité, elle est fonctionnaire nommée, depuis vingt-trois ans, mais bloquée dans tout avancement, dont le salarial, car elle n’a pas de diplôme universitaire.

Ceci dit, elle vient d’une famille de six enfants où, raconte-t-elle, on mangeait au maximum deux fois de la viande par semaine, et encore. « Du bœuf, qui est cher, une fois par mois »... Ils dînaient avec de la soupe et une tartine. Elle précise néanmoins qu’elle n’a pas été malheureuse. « Aujourd’hui, on a de trop et de trop mauvaise qualité... » D’où son engagement pour des produits locaux, simples, bons et de saison. Et c’est en râlant qu’elle est tombée sur un appel sur Facebook pour le blocage de la raffinerie de Wandre, avec la mention de porter un gilet jaune pour des raisons de sécurité. Donc elle s’est dit « arrête de râler et bouge un peu ton cul ». Elle y est allée à 2 heures du matin et au lieu de rester deux heures, comme elle l’avait imaginé au préalable, elle y est restée soixante-douze heures, sans dormir. Elle a même prévenu son service pour prendre le lundi sur ses congés et pouvoir ainsi rester sur le blocage. Ensuite, elle s’est mise en disponibilité pour devenir et être GJ en permanence, étant propriétaire de son logement et pouvant compter sur l’aide d’un ami. Cela fait donc près d’un an que son quotidien est fait de réunions, de conférences, où en collectif avec des GJ elle cherche à s’instruire, notamment sur le contenu de la Constitution belge et de la démocratie. Elle ne savait pas ce que c’était d’être syndiquée ou militante, et elle ne le voulait pas. Elle voyait le militantisme classique comme une manière de manifester pendant deux heures une fois de temps en temps et puis rien ! « On n’obtient rien des syndicats, car ils sont trop liés au système et aux partis politiques. » Elle n’a ainsi jamais fait grève car elle ne pouvait pas se le permettre financièrement, n’étant pas syndiquée, et qu’en plus faire grève pour le non-marchand, pour le marchand, pour le public, etc., c’était trop dirigé et trop catégoriel.

a. Il s’agit de l’une des premières mesures néolibérales appliquées en Belgique dès le début des années 1980 : un statut « cohabitant » a été créé pour toute personne se retrouvant au chômage alors qu’elle vit sous le même toit qu’un chef de ménage. Ainsi, dès qu’il y a un revenu du travail dans le ménage, le chômeur est considéré comme « cohabitant » et ses droits à des indemnités de chômage reliées au montant du salaire de son dernier emploi sont très lourdement amputés : il reçoit une indemnité forfaitaire très basse.

Une dualité confirmée par les niveaux de salaire, de diplôme et la situation socio-économique

45L’analyse des propriétés sociales des enquêtés permet de mieux comprendre les différences entre le groupe des « solidaires » et celui des « appauvris » par-delà la façon dont eux-mêmes se situent les uns par rapport aux autres. L’examen des niveaux de salaire est ainsi crucial pour comprendre la façon dont le mouvement a pu créer une ligne de partage entre ceux qui ne s’en sortent plus financièrement face aux dépenses quotidiennes et ceux qui, d’après leur témoignage, se considèrent comme étant à un « niveau relativement confortable » d’existence.

46Le revenu mensuel des GJ « solidaires » varie pour les isolés entre 1 600 et 2 400 euros mensuels, et pour les couples entre 1 900 et 7 500 euros mensuels. En tenant compte des coefficients liés à la composition des ménages, aucun ménage des GJ « solidaires » ne se retrouve en dessous du seuil de pauvreté19.

47Le revenu mensuel des « appauvris » varie pour les isolés entre 910 et 2 000 euros, et pour les couples entre 1 500 et 3 000 euros. Parmi ces 13 personnes, 9 ont un revenu inférieur au seuil de pauvreté20, tandis que 3 autres sont également contraintes de vivre « chichement » à la suite de difficultés familiales entraînant des dépenses importantes (dont la présence de malades chroniques au sein du noyau familial)21.

48La différence de situation ressentie lors des échanges qui ont eu lieu au moment des actions et des mobilisations communes s’objective donc bien à travers la donnée des revenus. Cette césure est également confirmée par l’examen des parcours scolaires, du plus haut niveau de diplôme au plus bas (voir tableau 1).

Tableau 1. Rapport au mouvement et niveau de diplôme

NoaCatégorie et sexeSituation économique au moment de l’engagement comme GJ1234567
01Solidaire militant hommeEmploi 100 %X
02Solidaire militant hommePréretraiteX
12Solidaire militant hommeEmploi 100 %X
13Solidaire militant femmeEmploi 100 %X
20Solidaire militant hommeInvaliditéX
21Solidaire militant hommePréretraiteX
05Solidaire citoyen hommeEmploi 100 %X
06Solidaire citoyen hommeIndépendantX
07Solidaire militant femmeInvaliditéX
22Solidaire citoyen hommeIndépendantX
03Appauvri hommeTemps partielX
04Appauvri hommeTemps partielX
08Appauvri hommeÉtudiant financé par le CPASX
09Appauvri hommeChômageX
10Appauvri hommeEmploi 100 %X
14Appauvri femmeEmploi 100 %X
15Appauvri femmeChômageX
16Appauvri femmeInvaliditéX
17Appauvri femmeChômageX
18Appauvri femmeEmploi 100 %X
19Appauvri femmeEmploi 100 %X
23Appauvri femmeChômageX
24Appauvri hommeChômageX
1 : université – 2 : haute école (enseignement supérieur non universitaire) – 3 : secondaire supérieur général (lycée) – 4 : secondaire supérieur technique – 5 : secondaire inférieur général (collège) – 6 : secondaire inférieur technique – 7 : secondaire inférieur professionnelb
a. Cette colonne correspond au numéro d’ordre des entretiens réalisés. Elle comprend 24 numéros car c’est le nombre de personnes interviewées, mais le nº 11 a été écarté car il s’est avéré inadéquat au regard de la population étudiée.
b. Tout comme en France, la force de la valeur sociale du diplôme décroît, le professionnel étant le niveau d’enseignement le plus dévalorisé. Le classement des données de ce tableau va donc du plus haut niveau d’enseignement belge (1 = université, car en Belgique, il n’existe pas de niveau plus élevé, comme en France avec les « grandes écoles ») au plus bas.

49On peut ainsi noter l’existence de deux situations distinctes liées aux études : le groupe des « solidaires » détient les diplômes les plus élevés ; le groupe des « appauvris » compte ceux qui ont obtenu les diplômes les moins qualifiants sur le marché du travail, c’est-à-dire les diplômes du cycle inférieur du niveau des études secondaires (5) et du secondaire supérieur technique (4). Par ailleurs, dans le groupe des « appauvris », on ne compte aucun universitaire et seulement une personne ayant un diplôme du cycle supérieur non universitaire (haute école).

50Ces 23 personnes sont réparties en plusieurs statuts socio-économiques : 8 personnes sont salariées à temps plein (dont 4 « appauvries »), 5 sont au chômage (toutes « appauvries »), 3 sont en invalidité (dont 1 « appauvrie »), 2 sont salariées à temps partiel (« appauvries »), 2 sont des travailleurs indépendants (« solidaires »), 2 sont préretraitées (« solidaires ») et 1 est étudiant au Centre public d’aide sociale (CPAS) (« appauvri »).

51Le mouvement des Gilets jaunes peut être ainsi interprété au regard d’une sociologie des classes sociales concernant un monde du travail touché par la précarité du contrat de travail et celle découlant d’un bas niveau de revenu (temps partiel et chômage). Cette précarité de revenu s’étend également à des personnes qui occupent un emploi à temps plein, mais avec des salaires faibles qui en font des « travailleurs pauvres » (Ponthieux, 2004). Certaines expériences peuvent brouiller les frontières entre les deux groupes, par exemple celle de l’invalidité.

Robert : une précarité professionnelle en continu

Robert a 56 ans, il est né dans une famille composée de trois enfants en Wallonie, où il vit toujours. Il est célibataire, ne s’est jamais marié. Il travaille dès ses 9 ans comme bénévole dans les fermes de son voisinage pour apprendre à s’occuper des veaux et des cochons, ce qui devient vite une passion. Il suit le cursus d’agriculture en enseignement professionnel pendant son adolescence, mais s’y sent vite décalé car les cours sont centrés sur des méthodes de travail mécanisées alors que c’est le contact direct avec les animaux qui l’intéresse. Il abandonne ce parcours et termine son cursus scolaire en secondaire inférieur en faisant un an d’horticulture pour disposer d’un certificat. Il se sent lâché tant par ses parents, qui se désintéressent de lui, que par un système scolaire qu’il n’estime pas à l’écoute des aspirations des jeunes. Il a beaucoup de mal, à 16 ans, à trouver un emploi. Ne pouvant être rémunéré pour sa passion du soin du bétail, il continue cette activité bénévolement en soirée tandis qu’il essaie de trouver un emploi rémunéré en journée. Il s’essaie quelques mois comme ouvrier communal, mais le travail est trop statique pour lui. Finalement, avec l’aide d’une voisine, il est engagé dans une grande surface comme réassortisseur au rayon des surgelés, il y reste vingt-deux ans, avec peu à peu la responsabilité des commandes (sans que cela corresponde à une promotion salariale).

Le rachat de la chaîne belge par une entreprise française débouche rapidement sur une profonde dégradation des conditions de travail : rétrogradation dans ses responsabilités, fixation des horaires sur une base hebdomadaire et non plus mensuelle, suppression des huit samedis de récupération par an, obligation d’effectuer les fermetures des vendredis et des samedis soirs en commençant à travailler à 6 heures du matin, suppression pour le personnel de bons de réduction, suppression de la participation aux bénéfices, changement des dates de congés annuels individuels sans concertation, fraude dans les dates de péremption des produits, etc.

Robert tombe dans une grave dépression, avec des idées suicidaires, et est obligé de partir en congé maladie. Après un an, il retourne au travail, mais cela se passe très mal. Il subit sans cesse des harcèlements de la part de sa hiérarchie, les délégués syndicaux laissant faire bien que Robert soit syndiqué. L’entreprise le pousse à démissionner, sans indemnisation. Après de nombreuses péripéties douloureuses, Robert parvient à obtenir un préavis de quinze mois, qu’il doit cependant effectuer pour moitié. Il se rendra compte par la suite qu’il a été leurré, le salaire versé pour cette période relevant d’un barème ouvrier et non employé.

Il retrouve un emploi de chauffeur de minibus à temps partiel, mal payé, en service coupé, pour le transport de personnes handicapées, entre Bruxelles et la Wallonie, ce qui l’épuise et ne lui permet que de survivre, sa chance malgré tout étant d’avoir pu récupérer la maison parentale.

Au début du mois de novembre 2018, il croise dans une petite ville un groupe de personnes qui cherchent à recruter du soutien pour de futures actions de blocage. Mais comme l’argument est centré sur le prix du carburant, cela ne l’intéresse pas. Au téléphone avec son frère, qui vit en France, il en parle et celui-ci lui démontre que le mouvement qui cherche à se mettre en place a des motifs plus larges, dont celui de dénoncer l’état des rémunérations qui ne correspondent plus à rien : ni à la quantité de travail fourni ni au financement des frais de base au quotidien. Il s’engage alors dans le mouvement des GJ et sera de toutes les mobilisations, sans se fixer à un groupe local particulier.

Il se vit comme un écologiste autonome, fermement engagé sur les questions environnementales : gestion de nettoyages locaux de déchets sauvages, suivi des pétitions nationales et internationales sur Internet liées à la sauvegarde environnementale, soutien aux organisations luttant pour le bien-être des animaux de ferme. Il est fortement opposé à la restructuration industrielle du secteur agricole et de l’élevage en particulier, où celui-ci s’est transformé en « camps de concentration animaliers ». En outre, il se dit très sensible à la dégradation démocratique où, face à des excès de pouvoir de plus en plus marqués de la part des dirigeants politiques, en accointance directe avec le milieu économique, le vote blanc ou nul et l’abstention électorale grimpent, ce qui renforce paradoxalement les « camps » de la droite ou de l’extrême droite. Il ne comprend pas ainsi la logique de GJ français se disant démocrates et soutenant Marine Le Pen.

52Si l’on prend en compte les autres variables disponibles, la dichotomie sociale se renforce encore : le profil du groupe des « solidaires » est plutôt masculin, travaillant à temps plein comme salarié ou indépendant ou étant en préretraite, disposant plutôt d’un niveau élevé de diplôme. En outre, les « solidaires » sont presque tous membres d’un ménage d’au moins deux personnes22. Le groupe des « appauvris » est plutôt féminin, en emploi à temps partiel ou à plein temps ou au chômage, disposant d’un niveau inférieur de diplôme.

53Les facteurs aggravant l’appauvrissement de ces 13 personnes sont ainsi de plusieurs ordres et se renforcent l’un l’autre. Le premier renvoie à un statut économique « incertain » (temps partiel, chômage, étudiant dépendant de l’aide sociale, invalide) avec, en plus, la figure du travailleur à temps plein mais pauvre qui s’avère bien présente (4 « appauvris »). Le deuxième facteur est l’isolement social : sur les 10 « isolés », 7 font partie des « appauvris ». Le troisième est lié au sexe des personnes : le fait d’être une femme (7« appauvries », dont 4 dans une situation monoparentale). Enfin, le dernier facteur provient du niveau de diplôme : les 6 diplômes de secondaire inférieur sont détenus par des « appauvris », alors que l’on ne compte qu’une seule personne « appauvrie » ayant suivi un enseignement supérieur et 2 ayant un diplôme du secondaire supérieur général.

Des parcours de vie ponctués par des chocs socio-économiques

54Croiser l’ensemble des parcours professionnels et de vie (de l’enfance à l’âge adulte) dévoile que l’appauvrissement correspond à une accumulation de mises en difficulté socio-économiques, chacune de celles-ci ne pouvant être totalement surmontée et fragilisant la suite du parcours. Si chacun peut rencontrer des difficultés personnelles graves dans sa vie, quelle que soit son origine sociale, le fait de disposer ou non d’un ensemble de ressources semble être déterminant pour surmonter ou vivre avec ce problème sans perturbation grave de l’ensemble de son existence ou au contraire pour transformer la vie en « survie » traumatisante.

Louise : le poids de la précarité professionnelle et des accidents de vie

Louise a 40 ans et est née en Wallonie. Très vite dans sa scolarité, qui se déroule sans accroc, elle se sent attirée par le domaine de l’aide aux personnes fragiles et / ou handicapées, mais ses parents l’obligent à terminer son cycle d’enseignement secondaire de type général. Elle s’engage ensuite dans des études d’éducatrice pour trois ans. Elle postule immédiatement à la fin de sa formation dans une institution d’aide aux personnes handicapées à Namur et y est aussitôt embauchée. Elle y travaille toujours, dix-huit ans plus tard.

Pendant quinze ans, elle travaille à mi-temps car, étant séparée de son premier mari, elle doit élever seule ses deux enfants. Mais très vite, avec un salaire de 1 200 euros par mois, elle ne s’en sort pas et doit trouver un autre mi-temps. Elle trouve un second emploi pour lequel, durant deux ans, elle travaille dans la rue pour soutenir des personnes toxicomanes souffrant en outre de violences conjugales. Mais se vivant elle-même comme précaire et en manque de ressources monétaires, dépenser son énergie à essayer de faire bouger des personnes pour que celles-ci puissent accéder sans travailler à des ressources proches des siennes la mine profondément, d’autant plus qu’elle doit faire face au décès de son frère par overdose. En outre, ses deux emplois sont distants et ses enfants sont scolarisés dans un troisième endroit, ce qui fait déborder les frais d’essence.

La rencontre d’un nouveau conjoint la persuade de lâcher son second emploi et de déménager pour se rapprocher de l’école de ses enfants. Son nouveau mari, père de deux autres enfants, lui propose d’arrêter de travailler car, en tant que chef de chantier à l’étranger, il dispose d’un salaire élevé. Mais, ayant eu l’expérience d’un divorce difficile, Louise ne veut pas être dans une situation de dépendance financière et refuse d’être femme au foyer. Ses enfants grandissant, elle cherche à obtenir de son employeur un emploi à temps plein. Ayant à peine obtenu ce temps plein, elle a un grave accident de voiture qui lui abîme la colonne vertébrale, l’oblige à subir deux opérations et à rester de longs mois immobilisée, victime de très fortes douleurs la contraignant à prendre de la morphine à forte dose. Cette période est d’autant plus douloureuse qu’elle correspond à la mort brutale de son père. Le médecin du travail lui interdit une reprise professionnelle à moyen terme et elle s’interroge sur le sens de sa vie.

Durant ce temps suspendu mais plein d’interrogations, le 4 octobre 2018 elle tombe sur la plateforme de Facebook sur un appel à faire tomber le gouvernement via des actions de blocage de dépôts pétroliers les 16, 17 et 18 novembre. Aussitôt elle s’inscrit à ce groupe qui appelle à l’action citoyenne contre les injustices sociales, ce qui lui parle beaucoup, car elle se considère comme une idéaliste pour laquelle la notion de justice compte. Ayant récupéré de la mobilité au bout de dix-huit mois, elle décide qu’elle sera du premier blocage, la nuit du 14 au 15 novembre au dépôt pétrolier de Vierde. Elle y vit l’expulsion collective d’un militant de Nation (parti d’extrême droite), ce qui la conforte dans sa volonté de s’engager dans ce mouvement citoyen, farouchement attaché à être en dehors de tout cadre partisan et syndical. Elle se méfie ouvertement de la politique, n’ayant voté qu’une fois à 18 ans et ayant été aussitôt choquée par la non-élection du candidat sélectionné par décision du parti politique impliqué, malgré une majorité de voix en sa faveur. Elle considère que le système politique actuel est responsable des inégalités sociales et qu’aucun changement de cap n’y est possible. C’est avec en tête le souvenir de ses « propres galères » qu’elle est devenue militante pour la première fois de sa vie par « solidarité ».

55Sur les 23 personnes interrogées, 15 (8 femmes et 7 hommes) ont ainsi vécu une succession d’accidents de parcours, les 13 « appauvries » ayant toutes été concernées. Ainsi, une seule de ces 15 personnes n’a dû subir que 3 événements aggravant sa situation socio-économique, alors que 7 en ont subi 4, 1 en a subi 5, 3 en ont subi 6 et 3 en ont subi 8. J’ai ainsi répertorié à travers l’ensemble des entretiens 21 types d’accidents de vie (voir tableau 2) : ceux-ci sont liés à la stabilité et aux moyens de la cellule familiale dès la naissance, aux difficultés ou contraintes scolaires, aux maladies, accidents physiques et / ou invalidités de la personne ou des proches, à la précarisation du salariat et aux aléas de la vie de couple.

Tableau 2. Précarité professionnelle et accidents de vie (15 personnes)

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56La faiblesse de la rémunération ainsi que la précarité de l’emploi (pour lesquelles le niveau de diplôme est bien un marqueur social) mais également les licenciements abusifs, qui ont souvent comme conséquence de faire redescendre le salaire de plusieurs échelons, sont déterminants dans ces parcours. Par ailleurs, la dégradation de la santé liée à des dépressions, au burn-out, à des maladies chroniques invalidantes pour soi ou pour des membres de la cellule familiale et à des accidents physiques graves laissant des séquelles concernent 12 personnes sur 15 ! Or le système d’éducation et de santé tout comme la politique des salaires relèvent de décisions politiques. Il me semble donc important de faire le lien entre l’analyse des trajectoires individuelles et les effets des politiques économiques et sociales à un niveau plus macrosociologique.

57L’imposition du néolibéralisme dans les doctrines gouvernementales, par l’UE et ses États membres, depuis 1985, a en effet détérioré le financement des politiques publiques de prise en charge des risques collectifs.

58Après plus de trente ans de politique économique néolibérale au niveau de l’UE (Denord & Schwartz, 2010 ; Gobin, 2014), les salaires et les dépenses publiques sociales ont été progressivement transformés en variables principales d’ajustement pour améliorer la « compétitivité » du secteur privé, transformant la lutte contre l’inégalité des richesses en un impossible, impensable et infaisable politique (Husson, 2016 ; Gobin, 2013). La doxa néolibérale sur la compression des salaires est d’autant plus forte en Belgique qu’une loi contrôle strictement le niveau salarial belge en fonction de celui des pays voisins depuis 1996, n’autorisant aucun « dérapage »23.

59S’appauvrir, et de plus en plus, pour la part dominée du monde du travail et de ceux qui en sont exclus découle ainsi de politiques structurelles d’austérité appliquées nationalement et décidées collégialement par l’UE (Math, 2018). La banalisation de l’austérité rend cette détresse d’autant plus aiguë, en même temps qu’elle la normalise, ce qui pousserait ceux qui la vivent à sortir des chemins battus pour la rendre visible.

60L’étude des GJ en Belgique montre combien ceux-ci rassemblent des personnes dont la détresse sociale découle de ces choix politiques et dont la situation semble s’aggraver de génération en génération (Jeanpierre, 2019). Les ressources à partager entre enfants, parents et grands-parents semblent en effet se rétrécir chaque décade. C’est ce qui peut expliquer, entre autres, la mobilisation de « primo-militants » jusque-là en retrait des mouvements sociaux.

61On peut ainsi repérer comme enjeu central du mouvement des GJ la recherche de la « débanalisation » de l’appauvrissement en réattribuant la responsabilité de la précarisation aux institutions sociopolitiques qui ont fabriqué les décisions depuis des décennies.

62Si l’on ne considère que la situation professionnelle de l’ensemble du groupe des 23, seules 9 personnes ont ou ont eu (pour les deux préretraités) un parcours de travail relativement stable. Mais la moyenne d’âge de ce groupe précis est de 52 ans, alors que celle de l’ensemble des interviewés est de 44 ans. Dès lors, si l’on ne s’intéresse à la situation sociale que des 9 personnes en dessous de la quarantaine (les plus jeunes), 1 seule a un emploi stable, 3 sont en invalidité, 1 est au chômage et en situation de maladie chronique, 2 sont des salariés précaires, 1 est un petit indépendant et 1 est un étudiant dépendant de l’aide sociale.

63Chaque nouvelle génération semble souffrir d’autant plus que celle qui la précède a déjà souffert et a déjà entamé ou épuisé les ressources de la solidarité intrafamiliale.

64Les travaux de Bourdieu (1993 ; 1997 ; 2011) sur les ressources dont disposent les personnes selon leur appartenance à une classe sociale déterminée, des classes populaires à la petite et grande bourgeoisie, ont démontré qu’un « destin social » stable provient de l’accumulation de ressources : monétaires, scolaires, culturelles, de capital social (le réseau social d’entraide), le sexe de la personne, etc. Des violences sociales d’exploitation et de domination diverses font que certains sont « dépossédés » dès la naissance, dès leur entrée dans le parcours scolaire ou dès leur entrée non pas dans le monde professionnel mais sur un « marché du travail » de plus en plus concurrentiel, dès lors que l’on ne dispose pas de « capitaux » familiaux. Ces fragilisations en entraînent d’autres et démultiplient la dureté des accidents aléatoires. Le ressenti d’un accroissement de l’appauvrissement d’une génération à l’autre est ainsi bien présent chez plusieurs jeunes interviewés, qui disent qu’ils ne s’en sortiraient pas sans l’aide des parents et / ou des grands-parents.

Gilets jaunes belges : une lutte contre le précariat

65L’analyse d’entretiens de longue durée visant à reconstituer des parcours de vie vécus par 23 personnes se déclarant Gilets jaunes en Belgique durant l’année 2019 a montré que le facteur de l’appauvrissement ainsi que le sentiment d’urgence sociale et politique à contester les politiques qui la fabriquent pour rouvrir les possibles démocratiques sont au cœur de la constitution de ce mouvement qui se mobilise de façon « duale ». S’assemblent ainsi, à la fois de façon unitaire mais aussi par groupes localisés dans des villes ou des régions, des personnes en grand manque de ressources monétaires, de protection et de sécurité sociales, et des personnes (militants ou citoyens solidaires) qui estiment que l’arrêt de l’appauvrissement par une profonde transformation démocratique des systèmes politiques contemporains est une priorité absolue.

66Des données de vie générales ont émergé dans les entretiens afin de décrire les éléments concrets de ce qu’est l’appauvrissement comme phénomène social d’accumulation « d’infériorisations sociales » et « d’accidents sociaux » configurant la réalité des classes populaires en tant que classes dominées. Les données recueillies montrent le poids central de l’insuffisance monétaire pour couvrir les frais d’une vie ordinaire, croisée à l’insécurité de l’emploi ou à celle du hors emploi, créant un cadre de vie avec peu de perspectives et de possibilités de projection dans un avenir.

67La configuration inhabituelle de ce mouvement social – réunir des statuts sociaux disparates – en ressort éclairée par ces données. Au-delà des types d’emplois, des activités de travail indépendantes, des diverses situations de hors-emploi (chômage, maladie, invalidité, retraite, formation, exclusion), une partie de ces personnes sont réunies par l’expérience commune de vivre de plein fouet toutes les conséquences d’un précariat (Bouffartigue, 2011 ; Chabanet, Dufour & Royall, 2011 ; Noiseux, 2012) qui affecte chaque élément de l’existence. S’y sont mêlés et rejoints des militants et des citoyens qui placent les questions du refinancement de la « chose publique » et d’une distribution plus égalitaire des ressources collectives produites comme conditions clés du fonctionnement démocratique de la société (Gobin, 2019 b).

Notes de bas de page

1 Cependant, il n’y a pas de données statistiques sur les participants au mouvement des GJ en Belgique. Comme indiqué dans l’introduction générale, il n’y a pas eu en Belgique de lancement de démarches d’enquêtes collectives (en particulier par questionnaires) pour produire des données sur la mobilisation alors que celle-ci se déployait. Des chercheurs ont en revanche fait de l’observation sur les blocages de dépôts pétroliers.

2 Le mouvement des marches blanches liées à l’assassinat de petites filles et dénonçant les accointances de structures du pouvoir (police, gendarmerie, système judiciaire) avec les réseaux pédophiles qui a secoué la Belgique entre 1996 et 1998 est certes un mouvement spontané de grande ampleur, mais il fut beaucoup plus « interclassiste » et incomparable du fait des causes mêmes de la mobilisation.

3 Le mouvement « Tout autre chose / Hart boven Hard » s’est formé en 2014 contre le gouvernement de droite de Charles Michel dans une logique de résistance des artistes, et des consommateurs de la culture, aux coupes budgétaires qui réduisaient très fortement le financement public de la culture.

4 Cette synthèse a été construite sur la base d’un suivi personnel des événements à travers des entretiens avec des GJ belges, l’observation de rencontres et de réunions de GJ ou avec des GJ comme invités, ainsi qu’à travers le suivi des presses nationales et locales belges en 2018, 2019, 2020 et 2021.

5 Cette partie s’appuie sur une présentation déjà publiée par l’autrice (Dufresne, Gobin & Zune, 2019), mais qui a été ici actualisée et remaniée.

6 L’adaptation des salaires au coût de la vie en cas d’inflation est l’une des grandes conquêtes syndicales en Belgique de l’après 1945. Elle repose sur une base légale pour la seule fonction publique et sur la négociation d’accords collectifs qui varient suivant les branches du secteur privé. Il est très rare qu’un gouvernement ose l’interdire étant donné le poids de la syndicalisation belge, ce qui fut pourtant le cas en 2015 par le gouvernement fédéral de Charles Michel.

7 Malgré l’interdit de la loi du 24 juin 1961 de pratiquer un recensement linguistique en Région bruxelloise afin d’y conserver le mythe flamand d’une région « bilingue » permettant d’y imposer un pouvoir politique « paritaire » entre Flamands et francophones, des données indirectes (la langue choisie pour remplir les déclarations fiscales, pour l’obtention des cartes d’identité dans la commune d’habitation, etc.) permettent d’évaluer le poids linguistique du flamand à Bruxelles à environ 9 %.

8 Notons notamment le suivi des émissions de télévision française par les francophones de Belgique depuis le début des années 1960.

9 Une large partie de la population flamande pouvait dès lors se sentir « correctement représentée » par ce gouvernement, ce qui n’était pas le cas du côté francophone.

10 Notons cependant que les personnes suivant les groupes Facebook sont plus nombreuses. Ainsi, à la mi-novembre 2018, on compte 6 000 personnes suivant le fil d’information du groupe « Actions citoyennes contre les mesures gouvernementales ».

11 Pour une explication de la transformation du droit à manifester en Belgique, voir Willaert (2020).

12 Par la suite, de nombreuses personnes ayant un statut d’indépendant subiront des inspections fiscales assez vigoureuses.

13 Ce pacte a été adopté le 19 décembre 2018 à l’Organisation des Nations unies et correspond à la recherche d’une coordination des politiques migratoires entre États afin de mieux sécuriser les migrations légales et de mieux contrôler les migrations illégales.

14 Voir le chapitre « Le syndicalisme belge au prisme des Gilets jaunes » d’Anne Dufresne et Marc Zune.

15 La page est toujours en ligne : www.facebook.com/Les-gilets-jaunes-de-Belgique-2175457999377810/ (sept. 2022).

16 Une trentaine de personnes avaient été contactées à la suite des observations de manifestations et de réunions, peu de demandes sont donc restées lettre morte.

17 Il n’était certes pas possible de constituer un échantillon pouvant prétendre à une quelconque représentativité de type statistique. La démarche est qualitative, mais les effets de convergence décelés dans les données débouchent néanmoins sur des hypothèses interprétatives intéressantes.

18 Ce choix de vocabulaire découle de mes travaux de recherche antérieurs : la « pauvreté » ressort d’un dégagement des États dans le financement de politiques publiques de sécurité sociale et non « d’incapacités et de fautes » individuelles ; il s’agit d’une situation sociale subie et produite par des décisions politiques. Ce positionnement analytique choisit ainsi de « dénaturaliser » la catégorie du « pauvre », comme « indigent » et « démuni » par « nature ».

19 L’indice retenu est produit par StatBel pour 2019 (l’année des entretiens) et correspond à un taux de 60 % de la médiane du revenu annuel disponible équivalent après transferts sociaux (indice SILC-Belgique). Voir le tableau « Risque de pauvreté ou d’exclusion sociale » en ligne : https://statbel.fgov.be/fr/themes/menages/pauvrete-et-conditions-de-vie/risque-de-pauvrete-ou-dexclusion-sociale#figures (sept. 2022).

20 Ainsi, l’un des entretiens s’est déroulé dans une petite pièce de vie unique, sans chauffage en plein hiver.

21 Il manque un revenu, non communiqué.

22 Sur ces 10 personnes, seule une est isolée depuis toujours. Il y a également un divorce et un veuvage, mais des liens de cohabitation ont du moins existé durant une partie du parcours.

23 Loi du 26 juillet 1996 relative à la promotion de l’emploi et à la sauvegarde de la compétitivité.

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