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Entre ronds-points ruraux et assemblées urbaines, quels Gilets jaunes ?
p. 47-62
Texte intégral
1Depuis l’éruption du mouvement en novembre 2018, il semble encore difficile de dresser un bilan d’ensemble des Gilets jaunes (GJ). Les premières enquêtes réalisées oscillent ainsi entre regard enthousiaste et regard critique. Certaines ont mis en avant la dimension transformatrice du mouvement, les solidarités qu’il réactive, ses innovations stratégiques (Challier, 2019 ; Coquard, 2019 ; Ravelli, 2020 a). D’autres ont plutôt insisté sur la persistance des hiérarchies sociales ou de genre derrière le gilet (Devaux et al., 2019 ; Fillieule, 2019). Comme c’est souvent le cas pour l’étude des pratiques populaires (Grignon & Passeron, 1989), distinguer ce qu’a transformé le mouvement et ce qu’il a reproduit (soit, sur un plan plus politique, ses « victoires » et ses « limites ») n’est pas évident pour des urbains diplômés, y compris l’auteur de ces lignes.
2Une des singularités des GJ est d’avoir souvent mobilisé des citoyens primo-engagés et membres ou proches des classes populaires (Collectif d’enquête sur les Gilets jaunes, 2019). Révolte des profanes, le mouvement s’est largement fait sans les militants, définis ici comme les acteurs déjà engagés en politique avant les GJ. Là encore, ce constat peut se lire de façon binaire. Certains y voient une faiblesse des GJ, qui auraient décliné faute d’avoir su se doter de représentants et d’une ligne idéologique commune (Lefebvre, 2019). D’autres, au contraire, perçoivent ces traits comme une rupture avec l’abstraction politique (Jeanpierre, 2019). Au sein des mobilisations locales, les relations entre GJ et militants apparaissaient pourtant plus ambivalentes. Constater une absence de militants n’allait pas toujours de soi, car parmi les groupes locaux de GJ, la figure du militant a pu s’exprimer dans des formes diverses, du salarié syndiqué à l’acteur associatif, du citoyen informé à l’habitué des luttes sociales. En outre, si la faiblesse de leurs ressources sociales et politiques a fragilisé certains groupes de GJ, l’omniprésence de militants a parfois pu écraser d’autres collectifs, notamment à travers leurs pratiques devenues emblématiques (assemblées, carnets de doléances, manifestations du samedi) quoique inégalement investies.
3Grâce à l’analyse rétrospective de trois mobilisations locales dans le Grand Est, je montrerai que l’évolution de groupes de GJ s’explique largement par les différences sociales et politiques internes. Si beaucoup de GJ appartiennent aux fractions populaires dotées de peu de ressources1 (Schwartz, 2011) et novices dans l’engagement, ce ne fut pas le cas partout. Ces différences initiales favorisent des différences de pratiques, y compris quand ces pratiques visent à déjouer les différences. Pour penser cette variété, gommée par le gilet de haute visibilité, je parlerai ici des compositions du mouvement.
Penser ensemble la fragmentation et l’unité des Gilets jaunes
Articuler une définition objectivante de la composition (les caractéristiques sociales et politiques des mobilisés) et une définition par les pratiques (construction d’une communauté malgré les différences) permet d’analyser ensemble l’éclatement et l’unité du mouvement des GJ. Les sociologues des classes populaires montrent comment les évolutions de la composition objective de ces groupes favorisent leur fragmentation (Schwartz, 2011 ; Siblot et al., 2015). Mais ils interrogent moins les processus qui, dans certains contextes, conduisent des membres des classes populaires à produire un « nous » plus large. Beaucoup de GJ étaient pourtant conscients des divisions potentielles et cherchaient à les conjurer. Analyser cette tension entre diversité et unité m’a conduit à dialoguer avec d’autres définitions de la composition, plus centrées sur les effets unificateurs des luttes. Des auteurs marxistes (Marx, 1852, 1997 ; les premières analyses d’Antonio Negri dans le cadre du mouvement operaïste – Monferrand, 2018) ont notamment interrogé les liens entre composition sociale et composition politique de « la classe » (subjectivités, formes d’organisation). Si ce modèle résonne particulièrement dans le contexte d’un mouvement contestataire de masse, « la classe » est loin de s’y mobiliser de manière univoque et mérite donc d’être pensée au pluriel. Dans une autre direction, des sociologues pragmatiques décrivent la composition comme les pratiques de négociation entre des acteurs disparates qui cherchent à construire un monde commun (Thévenot, 2017). Cependant, si ces pratiques visent l’unification, les mouvements n’abolissent jamais les pesanteurs de l’ordre social, qui tendent à les refragmenter.
4En fonction des territoires, les GJ ont mobilisé des collectifs à la composition sociale variée. De même, les maillages politiques locaux ont plus ou moins favorisé l’implication d’acteurs déjà politisés. Ces différences de composition d’un rond-point ou d’un quartier général (QG) à l’autre ont favorisé des manières variables de structurer la mobilisation et d’investir ou non d’autres espaces que le niveau local. Enfin, la composition s’est également donnée à voir comme une pratique, constitutive des GJ, visant à construire et à préserver un « nous » commun en désamorçant les clivages potentiels. Ces différentes compositions et manières de composer ont joué un rôle majeur dans les devenirs des groupes locaux.
5Les analyses suivantes reposent sur divers matériaux de recherche récoltés selon un objectif d’ethnographie localisée et comparative des GJ du Grand Est : l’observation de deux ronds-points investis par des GJ dans deux bourgs ruraux du Grand Est entre novembre 2018 et février 20192 ; des échanges réguliers avec les occupants ; l’observation plus sporadique d’assemblées générales (AG) et de manifestations de GJ d’une grande ville de l’Est entre janvier et avril 2019. Enfin, sur chacun de ces trois terrains, j’ai mobilisé mes cercles d’interconnaissance pour élargir l’enquête en réalisant des entretiens sur la perception des GJ par des milieux sociaux contrastés. Cette démarche d’ethnographie ordinaire de la citoyenneté (Mariot, 2010) permet de ne pas se focaliser sur la minorité des plus mobilisés. Pour paraphraser Bourdieu (1993, p. 159-167), tout ce qui s’est passé sur les ronds-points ou dans les AG ne trouve pas sa source dans ces espaces. Retracer la dynamique des mobilisations des GJ implique aussi de prêter attention aux engagements plus ténus et aux réactions d’autres acteurs : élus, partis politiques, syndicats, collectifs. Pour garantir l’anonymat des enquêtés, j’ai modifié les noms des villes et des acteurs, et seules les caractéristiques indispensables à l’analyse sont mentionnées.
6Grandmenil est un bourg rural de Lorraine de 5 500 habitants, à distance des grandes agglomérations (une heure de transport). La ville connaît un essor des situations de précarité et un effritement de son bassin d’emploi, typique des campagnes en déclin. La mairie y est « sans étiquette », de sensibilité de droite. Le RN, seul parti présent localement, y fait des scores élevés mais n’intervient pas dans le mouvement. La mobilisation des GJ se structure ici autour de l’occupation d’un rond-point à la sortie de la ville. Très investi en novembre-décembre 2018, le rond-point est évacué fin janvier 2019, à la suite de diverses tensions internes.
7Germainvillers est un autre bourg rural de 4 500 habitants. La mairie y est aussi « sans étiquette », aucun parti n’y est présent, le vote RN y est aussi élevé. Le maintien d’une industrie locale à haute valeur ajoutée conduit à un contexte économique plus favorable qu’à Grandmenil et à la persistance de syndicats (notamment la Confédération générale du travail – CGT) qui au début soutiennent les GJ. La mobilisation se fait là aussi autour d’un rond-point. Expulsés en janvier, les GJ se relocalisent sur un terrain dans un village à quelques kilomètres. À la suite de diverses pressions administratives, la cabane est démantelée fin mars.
8Ambron est une grande ville de l’Est de plus de 100 000 habitants. Son économie est dynamique, sa composition sociale plus aisée que celle des bourgs ruraux. Elle compte notamment des universités, ce qui favorise la venue d’étudiants dans le mouvement. Si la majorité municipale se rattache à un parti de gouvernement, le tissu militant contestataire y est dense, d’où une implication plus forte d’acteurs déjà politisés au sein des GJ. Il n’y a pas de rond-point occupé sur ce terrain. La mobilisation s’y structure entre deux temps forts : les AG et les manifestations du samedi, non déclarées et conflictuelles. Si le nombre des mobilisés faiblit avec le temps, certains sont encore actifs à la rentrée 2019.
9Deux dernières précisions méthodologiques s’imposent. Tout d’abord, je fais l’hypothèse que la composition objective des groupes des GJ (qui sont-ils ?) joue sur leur manière de composer leurs collectifs (que font-ils ?). Il s’agit ici d’estimations ethnographiques, fondées sur des discussions croisées avec plus de 80 mobilisés. Mais, comme les questionnaires sur les réseaux sociaux ou in situ, cette entrée se concentre sur les plus actifs. Décrire finement le deuxième cercle des « GJ d’un jour », occasionnels et sympathisants, impliquerait d’autres méthodes. Il faut noter ensuite que la comparaison ethnographique permet de dégager des analogies, mais implique de ne pas généraliser trop vite. Les configurations étudiées représentent plutôt des cas limites qui soulignent le contraste entre deux ronds-points ruraux peu pourvus en ressources sociales et politiques et un QG urbain mieux doté. D’autres groupes locaux (Ravelli et al., 2020 ; Devaux et al., 2019) semblent plus hétéroclites et pourraient hybrider certaines des caractéristiques que je décris.
Des compositions sociales et politiques variées
10L’observation comparée de plusieurs mobilisations laisse percevoir de nettes différences d’une ville à l’autre. Les collectifs locaux, parfois appelés « quartiers généraux », se caractérisent par des compositions sociales hétérogènes qui reflètent la sociologie des territoires. Les mobilisés ont plus ou moins de ressources sociales. Les maillages politiques locaux plus ou moins denses favorisent des équilibres différents entre militants et primo-engagés. Avec l’avancée de la lutte, le regard que portent différents groupes sociaux sur le mouvement évolue et des alliances se font et se défont. À Grandmenil et à Germainvillers, la mobilisation se caractérise par une surreprésentation des classes populaires qui se renforce avec le temps. Fin 2018, les deux ronds-points rassemblent souvent entre 50 et 100 personnes et la majorité des automobilistes réagit avec sympathie. Ils regroupent surtout des précaires (sans emplois, mères célibataires pauvres), des ouvriers (hommes), des employées (femmes), des indépendants. Dès le début, les « notables » (enseignants, patrons de petites et moyennes entreprises, élus) ne sont pas là. On note aussi une forte présence des femmes (presque la moitié des mobilisés en journée3), une diversité des âges et l’investissement de plusieurs personnes présentant des invalidités. Seule limite à cette dimension inclusive : les rares habitants de ces bourgs appartenant aux minorités ethniques fréquentent peu les ronds-points. Les solidarités produites par le mouvement n’ont sans doute pas permis de dépasser leur crainte d’être stigmatisés dans deux villes où l’extrême droite arrive en tête depuis plusieurs scrutins4. Ceci mériterait toutefois d’être regardé plus finement. Les quelques habitants turcs et maghrébins avec lesquels j’ai discuté, hors rond-point, se disaient « pour les GJ » mais n’avaient « pas le temps » de s’y impliquer. Très précaires et stigmatisés, les habitants roms n’auraient certainement pas été bien accueillis sur le rond-point. Bien que dénigrés, quelques habitants « manouches » ont pourtant investi celui de Grandmenil.
11Dans ces bourgs ruraux, « tout le monde se connaît » et les jeux de réputation influencent la composition des ronds-points. Fin 2018, le contrôle social diffus joue d’abord en faveur de la mobilisation et « tout le monde est Gilet jaune ». Dans un contexte où il est banal d’entendre dénigrer les « cassos5 », différents âges et milieux cohabitent et recomposent un « nous » commun. Mais les « respectables », classes moyennes et populaires stables, délaissent vite les ronds-points. Au début du mouvement, Claude, ouvrier qualifié en retraite et ancien syndicaliste de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), s’investit pour organiser un blocage à Grandmenil. Lui qui n’a pas de problème avec la « bagarre en manif » abandonne pourtant vite ce mouvement, « trop bordélique » et qui rentre en tension avec son engagement aux Restos du Cœur. Avec le temps, la composition sociale du rond-point se prolétarise, les jeux de réputation se retournent contre les GJ. Encouragée par les discours médiatiques, une autre lecture se répand : « Les Gilets jaunes, c’était bien au début », puis le mouvement est « parti en couille ». Quand je demande pourquoi, la réponse est souvent similaire : « trop de cassos sur les ronds-points » et « trop de casseurs en manif ». Pendant l’été 2019, j’organise une restitution de mes recherches près de Grandmenil. Une centaine de personnes sont présentes : élus locaux, GJ, simples citoyens. Excepté quelques mobilisés actifs, toutes les personnes avec qui je discute critiquent le mouvement.
12À partir de janvier 2019, des conflits ont eu lieu sur les deux ronds-points. À Grandmenil, on critique la présence de l’alcool, les bagarres qui en découlent. À Germainvillers, sur le rond-point désormais en exil, des vols dans la caisse commune fragilisent le collectif. Les récits de ces tensions circulent vite et incitent à prendre de la distance. Claude, le syndicaliste mobilisé au début du mouvement, juge ainsi sévèrement l’arrivée de jeunes « drogués » et / ou « fainéants » dans la lutte. Quant à Maryse, secrétaire médicale à la retraite6, elle dit continuer de soutenir les GJ. Critique des partis, peu habituée aux luttes, elle a été « touchée » par ce mouvement, qui « défend les gens qui travaillent » face à un « système financier devenu dément ». Mais elle est effarée quand elle apprend l’arrivée du « Mangin » parmi les mobilisés. Patrick (« le Mangin ») vit d’expédients, loue ses services comme « sorcier », bref, il a une mauvaise réputation. La critique des « cassos » chez les « respectables » se diffuse d’autant plus aisément qu’elle justifie leur désinvestissement. Elle fragilise la légitimité des occupations dans l’espace local et encourage les expulsions. Sur les pare-brise, à partir de janvier 2019, les gilets se raréfient, d’autant que « les flics ont pour consigne d’aligner ceux qui le laissent ». Mais si les discours dénigrants et la répression brisent l’unité du mouvement, c’est aussi que dans ces bourgs ruraux, peu d’acteurs sont à même de les contredire et de légitimer l’occupation. En milieu rural, le tissu politique est généralement faible. À Grandmenil et Germainvillers, cela se traduit par l’absence de militants politiques et d’élus municipaux sur les ronds-points et, y compris à Grandmenil, de celle des militants du RN. Les ronds-points ont surtout mobilisé ceux qui ne « font pas de politique », mais aussi quelques habitants plus politisés sans être encartés. Parmi les GJ de Grandmenil, ce sont des personnes comme Baptiste, un jeune intérimaire sympathisant de La France insoumise (LFI), Vanessa, une trentenaire, mère célibataire, candidate non éligible pour le FN en 2014, ou encore des ouvriers âgés qui ont connu « l’époque des syndicats », comme Claude.
13La composition sociale et politique du mouvement est différente chez les GJ urbains observés à Ambron. Si les manifestations de rue rassemblent un public hétéroclite (voir infra), c’est moins le cas des AG. Les personnes qui prennent la parole sont issues de professions culturelles, employées du public, retraitées, à côté des étudiants, qui constituent plus d’un tiers des participants car, comme les précaires, ils disposent de temps pour s’investir. Si ces AG sont relativement mixtes en ce qui concerne le genre et l’âge, là aussi les participants sont très majoritairement blancs, malgré l’orientation « antiraciste » (voir infra) de ce QG politisé à l’extrême gauche.
14Au sein des AG, les participants se regroupent par proximité sociale (âge, profession, statut, et, dans une moindre mesure, genre) et surtout par proximité politique : ils réagissent de manière homogène aux interventions. Plusieurs composantes sont donc perceptibles dans les contenus des interventions, les éléments de langage, les hexis corporelles. Un premier groupe rassemble des militants de gauche engagés dans des partis et des syndicats. Notamment de jeunes actifs (30-40 ans) qui exercent plutôt dans le secteur public ou social (éducateurs, enseignants, hospitaliers). Ils se disent soucieux des « réactions des collègues sur les Gilets ». D’autres, retraités, mobilisent leurs expériences passées pour appuyer leurs positions. Par exemple, face à une intervention défendant le conflit avec la police, Denis, un sexagénaire, prend la parole : « La violence d’État, on sait qu’il y en a. Je me rappelle, lors des manifestations pour [mobilisation des années 1970-1980], certains prônaient “l’action directe”... Bon, ça ne marche pas ! Les flics seront toujours plus forts. Ce qui marche, c’est le mouvement de masse. »
15Ce ton professoral agace les membres du groupe suivant, politisés aussi mais plus jeunes. Ce sont surtout des étudiants et quelques précaires passés par l’université. Beaucoup se sont mobilisés début 2018 contre la loi ORE7. Ils approuvent ou non les interventions par divers mouvements des mains8. Plus radicaux dans leurs orientations, ils sont « anars », « totos », « antifas », « intersectionnels ». Par exemple, Jules, étudiant en sociologie, brandit une grenade, récupérée lors d’une manifestation, et livre un exposé pour expliquer comment se prémunir des différentes munitions policières, « celles qu’on peut ramasser ou pas ».
16Un dernier groupe est formé de primo-militants aux profils plus proches des GJ ruraux : jeunes actifs, retraités, avec des statuts plus hétéroclites (quelques salariés du privé, employés, indépendants, etc.), qui réagissent de manière individualisée, parlent de leur expérience plus que de « stratégie », s’en excusent parfois mais pas toujours. Prenant la parole, Julia, une trentenaire, employée, dont c’est le premier mouvement social, se met en colère : « Beaucoup font des propositions, pourtant, ce sont toujours les mêmes [dont elle fait partie] qui gèrent le boulot d’organisation », ce qui n’est pas sans lien avec le fait qu’elle soit une femme, donc assignée à certaines tâches. Autrement dit, dans ce QG de centre-ville, comme dans ceux d’autres grandes agglomérations (Devaux et al., 2019), le cœur mobilisé se compose surtout de réseaux militants préconstitués. Le volume des ressources militantes y est donc relativement élevé, ce qui permet, par certains aspects, un mouvement plus durable : certains GJ d’Ambron sont encore actifs à la rentrée 2019. La légitimité de ces ressources (expériences des luttes, radicalité en manifestation, investissement dans les tâches pratiques) est en revanche disputée au sein du groupe.
Des modes d’organisation plus ou moins formalisés
17Des auteurs – notamment marxistes – ont, à raison, souligné que la composition sociale des groupes n’est pas sans effet sur leur composition politique, c’est-à-dire sur leur façon de penser le monde et d’agir collectivement (Marx, 1852, 1997 ; Monferrand, 2018). Si l’existence détermine les consciences, elle détermine aussi les manières de contester ce qui existe. Au niveau local, les compositions initiales des groupes de GJ favorisaient des appropriations différenciées des outils du mouvement et un souci plus ou moins prononcé de se coordonner avec d’autres GJ. Les occupations des GJ ruraux se concentraient surtout sur les dimensions de sociabilité, de solidarité et de blocage économique, au contraire d’autres ronds-points (Ravelli, 2020 a). Dans les premiers temps, il n’y avait ni réunions ni AG. Ce n’est qu’à partir de mars, bien après l’expulsion de leur rond-point, qu’une poignée de GJ de Germainvillers tente de se coordonner au niveau départemental. En janvier, quand j’évoque l’Assemblée des assemblées (ADA) de Commercy auprès des GJ ruraux, qui découvrent au passage les vidéos produites, ceux-ci se montrent bienveillants – toute initiative de « Gilets » est alors regardée avec sympathie –, mais aucun ne manifeste d’intérêt pour l’initiative.
18Sur la vidéo du premier appel, les mobilisés de Commercy lisent par exemple, de manière tournante pour illustrer leur souci de démocratie directe, un discours appelant à l’autogestion, ce qui traduit leur intérêt prononcé pour la communication extérieure du mouvement. Au contraire, les GJ de Grandmenil et de Germainvillers ont recruté principalement par le bouche-à-oreille et par des incitations sur les réseaux sociaux de leurs proches. Comme j’insiste pour proposer de participer à l’ADA, tous me répondent que « [je n’ai] qu’à y aller, et que [je leur] raconterai », reproduisant une forme de délégation auprès de celui que certains appellent, avec ironie, « le docteur ». Je me retrouve donc désigné, par quelques personnes, à l’ADA de Commercy comme observateur non mandaté. En arrivant dans la salle investie pour l’occasion, je suis surpris par les différences avec les ronds-points que j’observe depuis quelque temps, qu’il s’agisse du mode de discussion, très encadré, mais aussi du contenu des interventions, qui traduit une plus forte politisation initiale des participants (comme quand un délégué fait de nombreuses analogies entre les GJ et les « clubs » de la Révolution française). J’y recueille également de nombreux tracts et journaux, au ton radical et structuré idéologiquement, produits et diffusés par d’autres groupes, comme Le Journal pour gagner, d’orientation clairement anticapitaliste et anarchiste. Par contraste, les GJ de Grandmenil et Germainvillers, investissant peu les médiations écrites en dehors de Facebook, n’ont pas mis en place de journaux, n’ont pratiquement pas distribué de tracts (à part quelques-uns, repris d’Internet, défendant le référendum d’initiative citoyenne – RIC) et ont peu diffusé les cahiers de doléances. Mi-décembre, à Grandmenil, j’accompagne Damien, autoentrepreneur, pour faire passer les cahiers aux automobilistes. Il fait partie des GJ un peu plus politisés qui relaient des vidéos d’information sur les réseaux sociaux. Mais le dispositif se révèle vite inadapté : la plupart des automobilistes se demandent « ce qu’ils vont bien pouvoir écrire » et répondent de manière laconique. Damien me confie son cahier, préférant discuter. Ces manières d’occuper renvoient à la composition plus populaire de ces groupes. Germainvillers et Grandmenil rassemblent peu de diplômés9. Le tissu culturel y est centré sur des pratiques peu conformes aux goûts des classes aisées10 et les deux bourgs ne comptent pas de lycée. Les jeunes qui poursuivent leurs études vont ailleurs et souvent ne reviennent pas. Sur les deux ronds-points, la majorité des enquêtés, notamment les plus âgés, n’a pas le baccalauréat. Comme les GJ de banlieue étudiés par ailleurs (Devaux et al., 2019), ces enquêtés ruraux ont développé « une certaine manière », populaire, d’être GJ11. Cet ancrage culturel des GJ ruraux a été renforcé par leur insularité géographique. L’éloignement des centres urbains12 a limité les rencontres avec d’autres groupes et l’acquisition de références communes : parmi les GJ ruraux, personne ne désignait les ronds-points comme des QG, terme utilisé par la suite au sein des nœuds plus centraux du mouvement.
19On aurait toutefois tort de ne définir les pratiques de ces GJ populaires ruraux que par la négative. Les ronds-points sondent les frontières de ce qui peut être décrit comme un militant et une ressource militante. Parmi les GJ de Germainvillers, Véronique fait partie des « piliers » du groupe. Femme de ménage à la retraite, elle a connu une paupérisation à la suite de son divorce. Elle ne va pas aux manifestations car, souffrant d’un handicap, elle craint de « prendre un mauvais coup ». Pourtant, de novembre 2018 à mars 2019, elle occupe presque quotidiennement le rond-point. Elle y apporte un savoir-faire apprécié : cuisiner, en grande quantité, des plats collectifs. Loin d’être dépolitisé, l’engagement de Véronique parmi les GJ est devenu fondateur de son identité. Elle commente l’actualité, ne désigne plus le président que comme « l’autre enfoiré » et s’identifie à un « nous » plus large : « Mon fils [artisan à son compte], il ne comprend pas... Il me dit “tu vas finir par te tuer avec tes gilets...” Mais moi, tu sais quoi, mon petit Raphaël ? Je suis prête à crever pour ce mouvement. »
20Suivre l’actualité à la télévision, consommer des vidéos politiques sur Internet (comme Damien), aller à des concerts « alternatifs » (comme Baptiste), avoir été syndiqué (comme Claude) sont autant de petites ressources politiques, plus difficiles à identifier (Aldrin et al., 2019). Ces ressources incluent d’autres savoir-faire plus pratiques – faire à manger, construire la cabane, ne pas craindre la « bagarre en manif », être une « grande gueule » ou savoir « discuter » avec différents milieux – qui peuvent, dans une certaine mesure, rebattre les cartes de la sélection sociale. Pourtant, d’autres pratiques de GJ restent exigeantes en ressources, notamment scolaires.
21L’AG des Gilets jaunes d’Ambron constitue un autre exemple d’organisation plus formalisée. Elle a lieu dans un local socioculturel, ce qui traduit une proximité avec ce type d’univers. Plus de 100 personnes se pressent en rangs serrés. L’AG dure plusieurs heures, avec les mêmes dispositifs que les AG étudiantes (Le Mazier, 2015). Les participants doivent s’inscrire à un tour de parole, ce qui encourage surtout les plus aptes à s’exprimer publiquement. Un ordre du jour est inscrit au tableau et des organisateurs tentent, avec difficulté, de cadrer le débat. Nous sommes à la mi-février, peu après l’ADA de Commercy. Certains GJ d’Ambron y étaient mandatés avec le souhait d’organiser une « ADA régionale ». D’autres GJ veulent répondre au Grand Débat national par un « Grand Débat jaune ». Cette structuration plus formalisée qu’en milieu rural est favorisée par une plus forte implication de diplômés et de militants chevronnés. De multiples références sont faites à d’autres luttes. Un étudiant évoque ses liens avec une association d’artistes et propose de « squatter » un local à l’abandon pour en faire un QG permanent. Un universitaire, responsable syndical, invite les présents au débat qu’il organise à l’université pour faire « bouger ses collègues peu mobilisés ». Une heure passe, certains GJ quittent l’assemblée pour aller soutenir « les camarades » inculpés dans le cadre d’une lutte écologiste.
22D’un groupe à l’autre, les plus mobilisés des GJ apportent leurs ressources, qui les incitent à privilégier certaines formes d’organisation. Alors que les collectifs des GJ ruraux se structurent de manière informelle et se focalisent sur l’échelle locale, les mobilisés d’Ambron multiplient les outils délibératifs (AG, ADA, « débat jaune »), investissent plus souvent les manifestations, se coordonnent avec d’autres groupes de GJ. Les compositions sociales et militantes des collectifs locaux favorisent ainsi des manières différentes de composer un « nous » malgré les différences.
La composition comme pratique unifiante
23Le mouvement des Gilets jaunes a aussi produit des processus plus dynamiques, que la critique ne doit pas dissoudre, sous peine de ne voir, là encore, qu’une facette de la réalité. Les GJ ont ainsi mis en place un ensemble de tactiques visant à déjouer les logiques de fragmentation. La composition n’est donc pas qu’une catégorie descriptive, mais elle se décline aussi comme une pratique unifiante (« composer avec les différences »). Contrairement à l’imposition idéologique par en haut, qui a généralement cours dans les partis et les groupuscules, la composition d’une ligne GJ comme ensemble de valeurs et de revendications partagées a été largement construite par en bas, par des échanges d’expériences entre les mobilisés. Pour les GJ, « composer avec » impliquait notamment de réguler l’expression des clivages partisans, de se positionner par rapport aux « casseurs » ou encore de tisser des alliances avec d’autres forces politiques qui pouvaient aider le mouvement.
Contenir l’expression des clivages politiciens
24Dans sa version la plus polémique, la composition implique chez les GJ une cohabitation entre des acteurs aux préférences électorales contradictoires. Si certains y voient un évitement du politique (Devaux et al., 2019), voire une confusion idéologique (Kouvelakis, 2019), mes observations nuancent ces lectures négatives. Le rejet des clivages « politiciens » n’implique pas l’absence de tensions idéologiques. Gilles et Jean-Paul sont deux ouvriers de Germainvillers. Ils ont eu vent des polémiques sur le « pacte de Marrakech13 » via les réseaux sociaux, ont déjà voté FN et affichent leur hostilité envers les immigrés : « Tu as vu le pacte de Marrakech qu’il va signer, l’autre ? Il y en a encore des milliers qu’on va récupérer... » Michel, un artisan qui vote à gauche, coupe la discussion : « Il ne faut pas écouter tout ce qui se dit, ça ne changera rien au nombre de personnes accueillies. Ce n’est pas parce qu’on est contre Macron qu’il faut dire n’importe quoi. » Le thème n’a plus été évoqué de la journée. Ce refus du partisan contraint aussi les acteurs de gauche. Pierre est un ouvrier au chômage qui fréquente le rond-point des GJ. Il tente de relayer les prises de paroles de Jean-Luc Mélenchon en faveur du mouvement. Un silence gêné s’instaure, signe que les autres présents désapprouvent que Pierre évoque ses préférences de vote. Mais si les enjeux perçus comme politiciens sont évacués par les GJ ruraux, il serait réducteur d’y voir un évitement du politique. Le contexte de mobilisation encourage certaines montées en généralité, déjà décrites par ailleurs (Challier, 2019), favorisant la construction d’un « nous » à base de classe : dénonciation des puissants, volonté d’une taxation plus égalitaire, maintien des services publics, rétablissement de l’impôt sur la fortune, aide accrue aux personnes sans domicile fixe, aux retraités, aux personnes en situation de handicap. Dans les AG d’Ambron, si la cohérence idéologique d’ensemble apparaît plus forte, les ancrages politiques des participants sont également mis en retrait. On y parle beaucoup de luttes, jamais de partis. Les sensibilités idéologiques s’expriment de manière détournée, à travers les réponses contradictoires apportées aux défis du mouvement. Elles sont pourtant structurées par des affiliations politiques préexistantes. Par exemple, lors d’une pause, deux étudiants polémiquent en évoquant explicitement les divergences stratégiques entre « marxistes », « anarchistes » et « autonomes ». Les deux militants acceptent néanmoins a minima la règle de la composition politique au sein des GJ : mener ces controverses doctrinales hors des AG dans des cercles plus confinés.
Prendre position vis-à-vis de « ceux qui cassent »
25De même qu’il est traversé par diverses sensibilités électorales, le mouvement des GJ a vu cohabiter différentes pratiques, plus ou moins radicales : les violences en manifestation ont rapidement été l’objet de l’attention médiatique. Au niveau local, les GJ ont donc dû prendre position par rapport aux « casseurs ». Dans un tel contexte, la composition n’est pas toujours réductible à une négociation consensuelle. Lors des AG d’Ambron, la discussion revient systématiquement sur les manières légitimes de résister à la police. Certains GJ prônent « l’action directe », d’autres la « désobéissance civile ». En AG, un jeune précaire évoque son passage dans un métier de l’ordre, abandonné « pour raisons éthiques ». Il propose d’organiser des ateliers d’autodéfense, la plupart des jeunes présents agitent les mains. Un autre débat s’engage : l’un des animateurs de l’AG évoque les « jeunes paumés » qui ont « détourné la manif » du samedi. Des étudiants libertaires protestent contre cette présentation de la situation. L’un deux affirme que ces jeunes « ont de bonnes raisons de se révolter » et qu’il ne faut pas « leur imposer nos modes d’action ». L’organisateur s’excuse et reformule. Dans cette discussion, l’entre-soi social des mobilisés de l’AG est mis en débat : ces jeunes, qui ne sont pas là, sont collectivement perçus comme provenant de milieux populaires. Mais on peut aussi y lire une tension entre des militants de la gauche organisée, qui cherchent à contenir les actions illégales, et les anarchistes, qui cherchent à les encourager.
26La perception de la « casse en manif » est plus ambivalente à Grandmenil et à Germainvillers. Dans ces territoires qui votent plutôt à droite, les petits patrons exercent une forte influence, la conflictualité sociale ne va donc pas de soi, même pour les GJ. La participation des enquêtés de ces bourgs aux manifestations des villes moyennes de l’Est a été minoritaire14, celle aux manifestations parisiennes exceptionnelle. Pourtant, à force d’expérimenter la répression des ronds-points, les plus actifs ont eu tendance à se solidariser avec les plus radicaux. Lors d’une discussion dans un café de Germainvillers, en mars 2019, des habitants critiquent la « casse ». Ce sont des retraités des deux sexes, anciens ouvriers ou employés. Véronique (retraitée qui a parfois voté FN), seule membre du groupe durablement présente sur le rond-point, fait mine d’opiner mais me glisse en aparté : « Devant eux, je dis “ce n’est pas bien tout ça”, mais entre nous, on peut se le dire : on est pour, hein [clin d’œil] ? » De même, à l’échelle départementale, certains GJ, habitués des manifestations des villes moyennes, mettent en place le « commando jaune » pour « protéger les manifestants de la police », ce qui les rapproche des « black bloc », mais avec une imagerie militariste (têtes de morts, aigles, drapeaux français) qui, au premier regard, évoquerait plutôt l’extrême droite. Cette solidarité avec la composante la plus radicale est toutefois minoritaire dans ces bourgs. En revanche, la perception de la « casse » est plus ambivalente chez les GJ d’un jour. En septembre 2019, Maryse, la secrétaire médicale à la retraite déjà évoquée, alterne entre volonté de se démarquer des « casseurs » et soutien à certaines pratiques radicales. Elle condamne la casse des commerces, pas celle des banques, est « gênée » par l’épisode de l’Arc de triomphe, mais a « bien rigolé » quand un GJ a enfoncé la porte de Benjamin Griveaux15. Le degré de radicalité semble donc s’élever avec l’implication dans la mobilisation et, là encore, le « nous » des GJ se compose aussi dans l’opposition à des figures négatives (« politiciens », « riches » puis, avec le temps, « policiers »).
Chercher des alliés, même sans gilet
27Outre la gestion des clivages internes, la composition implique enfin, pour les Gilets jaunes, un travail vers l’extérieur visant à tisser des alliances avec d’autres acteurs. Mais ces alliances peuvent toujours être défaites par le retour des clivages sociaux et politiques. La question s’est ainsi posée de composer avec les syndicats, surtout à Germainvillers. En novembre-décembre 2018, la mobilisation des GJ est relayée par les ouvriers de l’usine. Ils organisent des débrayages, manifestent à travers la ville, passent saluer les GJ. Mais les petites différences affleurent. Alain, agent de maîtrise CGT, parle ainsi du « rond-point des cassos ». Jérôme, sans emploi et GJ, raille « les petits chiens qui suivent le sifflet des syndicats » sur le rond-point. Fin décembre, les syndicalistes cessent la mobilisation alors que les GJ continuent l’occupation plusieurs mois encore. La présence permanente sur le rond-point est peu à peu requalifiée négativement. Comme le résume Patrick, technicien à Germainvillers syndiqué à la CGT, fin décembre 2018 : « C’est bien beau d’occuper, mais au bout d’un moment, il faut retourner bosser. » La distance entre syndicats et GJ n’a donc pas uniquement résulté des stratégies des directions (Yon, 2019). En ce qui concerne la base, les syndiqués observés, souvent des hommes, plus âgés et établis, ont parfois manifesté une méfiance envers d’autres composants du mouvement. De même, certains GJ expriment un antisyndicalisme lié à leur distance au travail ou à leur ancrage dans les toutes petites entreprises ou dans l’indépendance. Les différences au sein des classes populaires ont ainsi fragilisé le « nous » en construction.
28De manière un peu distincte, à Ambron, si beaucoup de GJ sont des militants de gauche, beaucoup de militants de gauche ne sont pas GJ. Contrairement aux ronds-points ruraux, c’est la composition politique du mouvement qui interroge. Fin 2018, apprenant que j’observe des ronds-points, Mathieu, ingénieur de recherche et proche du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), me demande : « Alors, c’est plein de fachos ? » Des groupuscules nationalistes sont en effet présents lors des premières manifestations. Cela conduit les GJ les plus mobilisés à mettre en place un contrôle collectif pour déjouer l’image d’un « mouvement de fachos ». Quelques mois plus tard, en AG, certains GJ dénoncent la présence de « conspis » (conspirationnistes) qui crient des slogans antisémites dans les manifestations. Il y a un consensus pour les exclure. D’autres GJ proposent de mener un travail d’explication auprès de la communauté juive locale. Des étudiantes prennent la parole et évoquent les slogans sexistes qu’elles souhaitent également interdire. L’investissement dans les GJ implique, pour des militants de gauche, la confrontation avec différents discours conservateurs, ce qui les incite à réinterroger leur façon d’y faire face. Pourtant, se dire GJ traduit déjà, au vu des réactions plus hostiles d’autres militants, une volonté de composer avec les contradictions de la société contemporaine.
Des histoires de composition(s)
29Le devenir contrasté des groupes locaux de GJ s’explique largement par des différences de compositions objectives, mais aussi par leur façon variable de composer avec ces différences. Articuler ces deux définitions de la composition, qui renvoient à des traditions sociologiques a priori concurrentes, ne relève pas d’une fantaisie sémantique, mais d’une nécessité réflexive. Ces deux visages de la composition permettent d’analyser l’évolution des collectifs de GJ dans leur ambivalence, entre domination et autonomie, entre fragmentation et aspiration à l’unité.
30Interroger la composition objective des collectifs locaux permet de porter un regard lucide sur les fractures au sein des GJ. Des hiérarchies informelles se reflètent parmi les mobilisés, d’une ville à l’autre comme au sein d’un même collectif, et les contradictions sociales et politiques participent à leur éclatement. En milieu rural, passée l’effervescence de novembre 2018, les différences ressurgissent, les habitants « respectables » dénigrant les « casseurs et les cassos ». Dans des espaces comme Ambron, des militants chevronnés et diplômés ont imposé des standards de participation peu accessibles aux classes populaires. Ces cas singuliers pointent des contradictions plus générales. Les différences entre mobilisations urbaines et rurales rappellent le caractère socialement situé des pratiques militantes, notamment celles de la gauche critique, dont les assemblées favorisent les « bons élèves » de l’institution scolaire. De même, la ritualisation des manifestations dans les centres urbains et leur radicalisation ont participé à isoler une avant-garde radicale de la masse initiale des soutiens des ronds-points. Des événements officiels, comme le Grand Débat national ou les élections européennes, n’ont rencontré qu’un faible écho auprès des fractions populaires des GJ tant sur les ronds-points la politique se pratique différemment. Enfin, les fractures sociales s’expriment aussi en dehors des ronds-points, à travers les positions de nombreux acteurs politiques locaux (élus, associations, syndicats, partis), généralement plus aisés que les GJ, qui ont souvent boycotté ce mouvement.
31Ce serait pourtant une erreur de réduire les GJ à une mobilisation semblable à toute autre et qui n’aurait rien transformé. Bien plus que de nombreux acteurs politiques, y compris protestataires, les GJ ont exprimé leur volonté de composer un « nous » commun et d’inclure les groupes dominés dans leur diversité. L’occupation des ronds-points a permis de valoriser des pratiques locales et concrètes d’engagement. Ce fonctionnement a favorisé l’implication d’acteurs populaires, souvent absents des partis et des groupuscules, mais aussi des femmes ou des personnes en situation de handicap. Quant aux habitants des banlieues, moins mobilisés, de nombreux indices montrent pourtant leur sympathie pour les GJ16 (Talpin, 2019)..Surtout, les GJ ont composé leurs collectifs sur la base de la proximité sociale plutôt que sur celle des clivages partisans. Beaucoup avaient conscience des fractures potentielles et cherchaient à les atténuer. Malgré leur dimension intellectualiste, les ADA ont vu des activistes plus politisés réinterroger les travers « excluants » du militantisme (Ravelli et al., 2020). Les leaders populaires du mouvement ont aussi interrogé les risques de « division » et proposé des pistes de « convergence »17. Même dans des bourgs ruraux où d’ordinaire « il ne se passe rien », une minorité d’occupants des ronds-points a retissé des solidarités et exprimé une aspiration commune à la « fraternité ». Disséminées dans divers territoires, ces recompositions des représentations peuvent produire des effets politiques à plus long terme. En définitive, la séquence des GJ rappelle la pertinence d’une analyse dialectique, inspirée de la tradition marxiste, qui veut que l’action collective saisisse les classes populaires comme elles sont, divisées et démobilisées, mais qu’elle capte aussi la transformation des contours de ces groupes. C’est bien ce processus, fragile et réversible, par lequel certains membres des classes subalternes passent de la « classe en soi » à la « classe pour soi » (Marx, 1852, 1997) qui s’est manifesté, en particulier sur les ronds-points, à la fin de l’année 2018.
Notes de bas de page
1 Bas revenus, peu diplômés, exerçant des métiers subalternes.
2 Un des deux bourgs est l’objet de mes recherches depuis 2014 dans le cadre d’une enquête sur le Front national (FN), ancien nom du Rassemblement national (RN).
3 La nuit, le noyau de mobilisés se restreint à une dizaine de personnes qui sont généralement des hommes aux statuts précaires. Ces occupations nocturnes font rapidement l’objet de commentaires négatifs de la part d’autres habitants, qui contestent leur dimension politique et y voient un prétexte pour consommer de l’alcool.
4 En 2017, Marine Le Pen est arrivée en tête de l’élection présidentielle à Grandmenil et à Germainvillers, avec 34 % et 37 % au premier tour (contre 21,30 % au niveau national), et 51 % et 55 % au second (contre 33,90 % au niveau national). En 2012, elle atteignait 27 % et 29 % au premier tour (contre 17,90 % au niveau national).
5 Contraction péjorative de « cas social » qui, par extension, désigne ceux qui apparaissent « décalés », « paumés ».
6 Veuve d’un médecin, elle a connu un déclassement par le décès de son mari.
7 Promulguée en 2018, la loi relative à l’orientation et à la réussite des étudiants propose notamment d’encadrer l’accès à des filières qui étaient jusqu’alors non sélectives. Sur le campus d’Ambron, de nombreux étudiants se mobilisent alors contre la « sélection à l’université ». Des assemblées générales y regroupent régulièrement plusieurs centaines de personnes, avec un degré de participation inédit depuis le mouvement contre le Contrat première embauche en 2006. Ce contexte renforce également l’influence des organisations et collectifs d’extrême gauche parmi les étudiants les plus engagés.
8 Pratique importée de mouvements comme Nuit debout ou les milieux libertaires.
9 En 2016, les personnes titulaires d’un baccalauréat ou plus y représentent respectivement 26 %, et 31 % de la population y est non scolarisée, contre 45,9 % pour la France métropolitaine, selon l’INSEE.
10 Comme des clubs de sport et de pêche, des chorales de chansons populaires, des ateliers de travaux manuels.
11 Les ressources scolaires influent sur les manières de s’approprier les codes de l’espace politique spécialisé, en favorisant la maîtrise de l’écrit, de la parole publique, des concepts abstraits et un sentiment de légitimité à affirmer ses idées (Gaxie, 1978).
12 Dans les deux cas, la première ville de plus de 100 000 habitants se situe à plus d’une heure de transports, la première ville moyenne (plus de 15 000 habitants) à une demi-heure.
13 Adopté en 2018 par l’ONU, le pacte de Marrakech est un accord qui cherche à « couvrir toutes les dimensions de la migration internationale ». Il est fréquemment dénoncé par les mouvements d’extrême droite dans la séquence de l’enquête.
14 D’après mes estimations, fin 2018, cela représente moins d’un tiers des participants réguliers des deux ronds-points.
15 Benjamin Griveaux était alors porte-parole du gouvernement. C’est le portail de l’hôtel de Rothelin-Charolais, alors siège du porte-parolat du gouvernement, qui a été enfoncé.
16 Par des prises de position de rappeurs, de collectifs contre les violences policières ou les mobilisations des lycées de banlieue fin 2018.
17 C’est le cas de Priscillia Ludosky et Jérôme Rodrigues avec les écologistes, de Maxime Nicolle avec les victimes de violence policière en banlieue ou encore d’Éric Drouet avec des manifestants plus radicaux.
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