URL originale : https://books.openedition.org/pul/48241

Présentation
p. 39-46
Texte intégral
1L’émergence du mouvement des Gilets jaunes (GJ) a profondément surpris, si ce n’est les initiateurs eux-mêmes, à tout le moins l’ensemble des commentateurs, des partis politiques, des organisations syndicales, des associations et mouvements. Par sa composition sociale, ses modalités d’action et ses revendications, le mouvement a largement bousculé tant les grilles de lecture politique les plus établies que les catégories d’analyse mobilisées par les chercheurs.
2L’irruption de ce mouvement dans l’espace public, à partir et au-delà des espaces virtuels, a conduit à une première tentative de décodage par le commentaire politique qui s’est avérée à la fois très simpliste et discréditante : soupçons d’organisation en coulisse par l’extrême droite, antisyndicalisme, velléités insurrectionnelles, etc. À l’inverse, les enquêtes de terrain présentées dans cette première partie ont été menées au plus près de l’action locale des GJ. Elles montrent, à la suite d’autres enquêtes (Blavier, 2021 ; Clément, 2020), la variété des dynamiques locales, que ce soit à propos des lieux de mobilisation, des argumentaires, des modes d’action, des décisions, tous évolutifs du fait du caractère émergeant du mouvement et de son intensité sur quelques semaines. Mais ce travail sociologique montre également que, de manière transversale, ce sont bien des conditions de vie conduisant à des sentiments de manque, directement vécus ou observés par l’entourage proche, qui constituent un marqueur de la mobilisation. Manque de ressources monétaires pour faire face au coût de la vie, manque de sécurité sociale, manque de perspectives ou crainte d’une dégradation nette des conditions de vie pour la génération à venir. Ainsi, le mouvement des GJ peut être lu comme une volonté de reconstruction collective par des citoyens solidaires, de rétablissement de l’égalité politique entre pairs, malgré les divergences d’opinion mais sur fond de préoccupations économiques communes. Se dessine progressivement l’idée que les GJ seraient le symbole du « précariat » (Béroud & Bouffartigue, 2009 ; Chabanet, Dufour & Royall, 2011 ; Noiseux, 2012), regroupant des catégories professionnelles variées mais marquées par un affaiblissement structurel des protections et des revenus que l’on peut relier aux politiques de dérégulation en cours depuis la fin des années 1970.
3Un premier ensemble de chapitres vise à mieux caractériser ce que fut le mouvement des GJ à l’épreuve de leurs mobilisations concrètes. Ainsi, cette première partie apporte son tribut en proposant deux chapitres contribuant à mieux comprendre la manière dont les GJ se sont progressivement définis, dans une tension entre le respect de la variété des motifs et des logiques d’engagement et l’élaboration d’une expression commune, irréductible aux mouvements et aux positions déjà établis. Chaque chapitre problématise des facettes différentes de la mobilisation : le rapport à la précarité économique, la variété des logiques biographiques ayant répondu à l’offre nouvelle d’engagement concret dans les mobilisations des GJ, les effets de sociabilité et d’affiliation inhérentes à l’action collective ou encore la déclinaison hétérogène de lignes de conduite, de revendications ou de projections qui se sont cristallisées dans les mobilisations locales, parfois à faible distance les unes des autres.
4Dans le premier chapitre, Raphaël Challier propose un regard original sur la production d’un sentiment d’appartenance collective au sein des GJ à travers une enquête menée auprès de trois mobilisations locales situées dans le Grand Est. En mobilisant le concept de « composition », il observe tout d’abord la variété – évolutive – des origines et des modes d’implication des manifestants sur chaque site de mobilisation locale. Mais la composition ne sert pas qu’à décrire la manière par laquelle les statuts sociaux se côtoient, se rapprochent et se distancient à l’épreuve d’une mobilisation sur place. Elle permet aussi de voir la manière par laquelle des lignes de conduite, des revendications, des projections d’avenir s’élaborent. Faire action commune malgré des représentations et des intérêts politiques variés, discuter de la place de l’action violente dans les manifestations, apprécier l’intérêt et les possibilités d’articulation ou d’alliance avec d’autres groupes déjà constitués... En définitive, ce chapitre permet, grâce à une analyse ethnographique fine, de rendre compte des hiérarchies informelles, des lignes de division et des contradictions qui ont traversé les petits groupes d’action locaux, rappelant le caractère socialement situé des pratiques militantes. Mais il permet également de souligner l’important travail visant à composer avec cette hétérogénéité pour fabriquer un « nous » commun, aussi fragile soit-il.
5Corinne Gobin commence son chapitre avec la chronologie, peu connue, du mouvement des Gilets jaunes belges. Elle analyse ensuite les résultats d’une enquête réalisée par entretiens biographiques au long de l’année 2019 auprès de GJ belges avec l’objectif d’étudier les effets des parcours de vie (scolaires, professionnels et militants) sur le choix de devenir GJ. Elle observe une composition sociale marquée par plusieurs lignes de différenciations. La plus structurante est celle qui sépare un groupe qu’elle dénomme « les appauvris » – tous « primo-mobilisés » en raison du vécu de plusieurs formes successives de privations socio-économiques – et les « solidaires », issus de socialisations militantes antérieures ou engagés du fait de leur proximité d’expérience avec des personnes affectées par la précarité économique. La ligne de démarcation entre ces deux groupes correspond nettement à une césure séparant les moins des plus (et mieux) diplômés. L’autrice répertorie ensuite les chocs qui ont bouleversé ces parcours. Une succession d’épreuves de nature sociale, médicale ou économique frappe ainsi principalement les parcours des appauvris. Ces « chocs dont on ne se remet pas » ou de plus en plus difficilement sont pour une grande part le fruit de politiques publiques – notamment décidées au niveau européen – ayant soutenu des programmes d’austérité, dégradant d’autant plus les conditions de travail, les protections sociales et l’investissement dans les services publics qu’elles s’égrènent sur plusieurs décennies.
6Ces deux premiers chapitres présentent une description très nuancée de la composition du mouvement, des ressorts de l’engagement, des limites d’une action collective spontanée et de l’expérience, chemin faisant, des lignes de conversion d’histoires singulières en une appartenance de groupe.
7Les chapitres suivants interrogent, quant à eux, le rapport que les GJ mobilisés ont entretenu (ou non) avec les acteurs syndicaux et, corrélativement, les positionnements des principales organisations syndicales vis-à-vis du mouvement. Les analyses sociopolitiques du syndicalisme ont déjà montré la difficulté que les appareils syndicaux rencontrent pour toucher et intégrer dans leurs structures et dans leurs lignes d’action les travailleurs précarisés (Béroud & Bouffartigue, 2009). Le mouvement des GJ a permis de remettre ce sujet sur le devant de la scène et de confirmer les difficultés structurelles des principaux syndicats à reconnaître et à prendre en considération dans leurs logiques de fonctionnement les mouvements sociaux naissant en partie de leur critique. À cet égard, une double tendance est à noter : d’une part, la réticence des directions syndicales à soutenir le mouvement des GJ, ce qui réinterroge leurs lignes doctrinales et leur composition face à cette fronde sociale non contrôlée ; d’autre part, un rapprochement entre militants syndicaux de base et mobilisations locales des GJ, ce qui interroge les ressorts de l’engagement syndical et les formes nouvelles de socialisation politique à l’époque contemporaine.
8Anne Dufresne et Marc Zune, dans le troisième chapitre, décrivent la manière par laquelle le mouvement belge des GJ a révélé et interrogé les lignes de faîte de l’appareil syndical. La question de savoir si le mouvement syndical participe à des dynamiques de mouvement social ou si son action se situe surtout au niveau de son intégration à la gestion des politiques socio-économiques de l’État se pose depuis longtemps. Sur le plan idéologique, les appareils ont montré une proximité avec les principales revendications des GJ, exprimée toutefois dans des propos vagues, à l’inverse de quelques fédérations professionnelles (des « centrales » en Belgique), plus combatives, ayant appelé à un rapprochement plus net. L’écart le plus marqué a cependant concerné les modes d’action mis en œuvre par les GJ. L’irruption des GJ dans l’espace public s’est produite par le blocage inédit de dépôts pétroliers en Région wallonne. Cette organisation tient beaucoup à la mobilisation d’un savoir-faire syndical, initialement utilisé lors de négociations sociales dans le secteur de la pétrochimie. L’expérience d’un ancien délégué syndical mise au service de ce « coup » particulièrement bien organisé a été décisive et a fait émerger l’idée suivant laquelle la combativité était à trouver du côté de citoyens auto-organisés plutôt que du côté des mots d’ordre des leaders syndicaux. On s’aperçoit que les GJ belges ont ainsi renoué avec un « syndicalisme d’action directe », alors que les syndicats n’ont eu de cesse, ces vingt dernières années, de s’inscrire dans des formes plus institutionnalisées et ritualisées de la contestation, dans un contexte politique général de remise en cause de la pratique de la grève et de judiciarisation de l’occupation des espaces, tant public que privé.
9Dans le chapitre suivant, Sophie Béroud met également en évidence la position d’extériorité que les syndicats français ont observée par rapport au mouvement des GJ. Alors que des points d’intersection semblaient manifestes entre leurs terrains de revendication et ceux des GJ, ce n’est que très progressivement que les confédérations ont révisé leur position critique de départ. La Confédération générale du travail (CGT) comme la Confédération française démocratique du travail (CFDT) dénoncent ainsi au début du mouvement les liens entre les GJ et l’extrême droite, l’organisation des manifestations le samedi et non durant la semaine, la crainte de révoltes antifiscales, de même que le caractère violent des manifestations parisiennes. Les positions de Solidaires sont plus nuancées. Surtout, des divergences nettes apparaissent à l’intérieur des organisations, entre fédérations professionnelles et unions départementales, puis entre délégués et sommet des appareils. À l’épreuve des mobilisations locales, les militants syndicaux négocieront progressivement leur place, notamment par des aides logistiques, sans que ces rapprochements débouchent néanmoins sur des accords entre groupes de GJ et structures syndicales. Ce n’est que progressivement que, de part et d’autre, les positions vont évoluer, jusqu’à conduire à des formes de « giletjaunisation » des engagements syndicaux.
10Enfin, le cinquième chapitre, signé par Pierre Odin, clôt cette partie par une analyse de l’implication soutenue de militantes et militants de l’Union syndicale Solidaires dans le département de la Vienne. À l’inverse de ce qui s’est passé dans les autres principales organisations syndicales, les militants de Solidaires se sont très vite rapprochés des GJ et ont réussi à se faire progressivement accepter dans leurs rangs. Le chapitre décrit notamment l’action des travailleurs sociaux affiliés à SUD Santé-Sociaux et les conditions de leur acceptabilité dans le mouvement des GJ : implication sans faille dès le début, partage des modes d’action, pragmatisme et ouverture, compréhension des difficultés rencontrées par les participants. Ainsi, l’engagement des travailleurs sociaux affiliés à Solidaires, unitaires, démocratiques (SUD) dans le mouvement des GJ a semblé autant relever de leur appartenance syndicale que de leur ethos professionnel. Il a ainsi permis de lever les multiples réticences et clichés qui au tout début empêchaient les GJ de créer un lien militant avec ceux de Solidaires.
11Plus généralement, l’institutionnalisation d’une culture politique de « dialogue social » (Dufresne, Gobin & Maggi-Germain, 2014), que ce soit sous une forme explicite dans la loi (France) ou implicite par la concertation sociale récurrente et centralisée entre « partenaires sociaux » (Belgique) (Gobin, 2012) est sans doute à l’origine d’une difficulté des appareils syndicaux à rester au diapason du mécontentement social dans un contexte historique où, depuis plusieurs décennies, les stratégies défensives de maintien de la paix sociale et des droits existants ont été le plus souvent privilégiées. L’analyse des liens construits entre GJ et militants syndicaux dans les deux pays montre cependant les marges d’action existantes au niveau local pour les syndicalistes en raison des ancrages territoriaux distincts qui ont toujours structuré le syndicalisme (national, régional, municipal). Elle atteste aussi du développement d’espaces, en dehors des syndicats, où se fait entendre la voix de travailleurs appauvris et précarisés.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Sur le terrain avec les Gilets jaunes
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://freemium.openedition.org/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Sur le terrain avec les Gilets jaunes
Vérifiez si votre bibliothèque a déjà acquis ce livre : authentifiez-vous à OpenEdition Freemium for Books.
Vous pouvez suggérer à votre bibliothèque d’acquérir un ou plusieurs livres publiés sur OpenEdition Books. N’hésitez pas à lui indiquer nos coordonnées : access[at]openedition.org
Vous pouvez également nous indiquer, à l’aide du formulaire suivant, les coordonnées de votre bibliothèque afin que nous la contactions pour lui suggérer l’achat de ce livre. Les champs suivis de (*) sont obligatoires.
Veuillez, s’il vous plaît, remplir tous les champs.
La syntaxe de l’email est incorrecte.
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3