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Geste
p. 311-316
Texte intégral
Une histoire des gestes ?
1« Il existe en art une histoire des gestes, comme une histoire des écoles d’art et des artistes. L’histoire des gestes est beaucoup moins connue ; elle est très difficile à écrire1. » Salomon Reinach offrait ainsi, en ouverture d’une conférence prononcée en 1920 et intitulée sobrement « L’histoire des gestes », un parfait condensé du statut de la notion de geste dès qu’on cherche à en prendre la mesure, en particulier dans la sphère artistique : son évidence n’a d’équivalent que la difficulté à en circonscrire le champ d’application, voire d’abord à l’identifier et à la nommer avec précision. Les définitions les plus simples et l’évolution même du terme suffisent à confirmer ce phénomène d’expansion : le geste a commencé par renvoyer aux mouvements du corps, qu’ils soient volontaires ou involontaires, pour intégrer tout mouvement expressif, et devenir couramment un simple synonyme d’attitude ou d’action. Le geste oscille donc entre intention et automatisme, maîtrise ou réaction réflexe, et il peut inclure une signification ou être réduit à un simple moyen d’action. On peut néanmoins avancer une première certitude dans un domaine aussi large : le geste intéresse prioritairement le corps.
2Outre sa valeur de témoignage historique, l’article de Reinach a le mérite de rappeler qu’il est souhaitable de faire l’histoire de l’art – et à sa suite, celle du cinéma qui en hérite directement sur ce point – à partir du geste, et de préciser que l’une des grandes difficultés méthodologiques d’une telle entreprise tient à la documentation immense qu’il faudrait constituer :
Pour écrire une histoire des gestes, il faudrait disposer de dizaines de milliers de reproductions d’œuvres d’art, accompagnées de légendes précises, commodes à classer dans diverses séries, suivant qu’un des personnages représentés fait tel ou tel geste qui est l’objet de l’enquête2.
3On peut noter que, si la numérisation des sources et des collections, ainsi que l’usage d’Internet rendent désormais accessibles de tels corpus de manière aisée, il n’en reste pas moins délicat de nommer les différents gestes ou d’en proposer une nomenclature opératoire – ou de bénéficier de classements reposant sur des typologies gestuelles. On touche en effet à la limite entre corps et langage, enjeu essentiel de toute réflexion sur le geste. Les vastes réserves iconiques et photographiques réclamées par l’historien d’art et archéologue trouvent un écho évident avec le fameux projet Mnémosyne pensé et élaboré par Aby Warburg à la même époque et décrit de la sorte : « Traquer les préfigurations du langage gestuel, saisir son essence dans ses contiguïtés et ses continuités, tel est l’enjeu véritable et profond de notre Atlas, composé à ce jour [1929] de 1 500 reproductions plus ou moins ordonnées3. »
Gestes, corps, médialité
4Si le geste est lié au corps et interroge le rôle du langage et de la mémoire, son étude dans les images ou les représentations inclut alors, comme le rappelle l’exemple de Warburg, une dimension anthropologique. Le geste constitue en effet une dimension fondamentale de toute vie humaine en société. Le paléontologue André Leroi-Gourhan et l’anthropologue, certes singulier, Marcel Jousse ont insisté, chacun à leur manière, sur le rôle déterminant du geste dans le processus d’hominisation, rendant possible le développement de technologies et d’un langage symbolique pour le premier, engendrant un ensemble de relations à autrui, voire à une transcendance, par un jeu continuel d’imitations pour le second. Dans un registre proche, on peut renvoyer également au célèbre article signé par Marcel Mauss, « Les techniques du corps » [1936] qui, s’il n’utilise guère le terme de geste, y renvoie de manière continuelle. Les techniques du corps désignent les « façons dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps4 ». De tels usages sont un produit social et un héritage historique, acquis par mimétisme : « Dans tous ces éléments de l’art d’utiliser le corps humain [la course, les manières de table, etc.], les faits d’éducation dominaient. [...] L’acte s’impose du dehors, d’en haut, fût-il un acte exclusivement biologique, concernant son corps5. » Mauss précise ainsi le choix de son expression : « J’appelle technique un acte traditionnel efficace [...]. Il faut qu’il soit traditionnel et efficace. Il n’y a pas de technique et pas de transmission, s’il n’y a pas de tradition6. » Les deux adjectifs retenus sont importants : les gestes sont porteurs de mémoire (ils n’existent que parce qu’ils en sont porteurs) et ils témoignent d’une insertion du sujet dans le monde – qu’il s’agisse de dormir, manger, nager, courir, etc. On peut relever aussi l’importance prise par le cinéma dans cette transmission gestuelle avec la brève évocation de l’anthropologue, malade à New York, se montrant surpris par la démarche du personnel hospitalier : « Je me demandais où j’avais déjà vu des demoiselles marchant comme mes infirmières. J’avais le temps d’y réfléchir. Je trouvai enfin que c’était au cinéma7. » L’image mouvante est donc un facteur crucial de prise de conscience de tels gestes, en même temps qu’elle sert à les conformer, Mauss notant que les jeunes filles françaises se mirent rapidement à marcher comme les infirmières américaines, c’est-à-dire comme des actrices de cinéma.
5La dimension anthropologique liant geste et image trouve des convergences avec la théorie du cinéma dès les années 1920, en particulier chez Béla Balázs. Dans L’Homme visible et l’esprit du cinéma (1924), il postule en effet que l’invention du cinéma correspond à un véritable changement d’ordre culturel, voire à une rupture de civilisation comparable à celle produite par l’invention de Gutenberg. Avec le cinéma, il s’agit en effet de « réapprendre le langage souvent oublié des mimiques et des gestes8 », un tel horizon justifiant le titre de l’ouvrage en proposant une interprétation spéculative de l’histoire. À la civilisation de l’écrit, d’ordre intellectuel, imposée par l’imprimerie s’opposerait le langage des gestes, d’ordre visuel, que le cinéma aurait le pouvoir de faire ressurgir en les offrant à notre perception : « C’est le cinéma qui fera réapparaître, immédiatement visible, l’homme enseveli sous les mots et les idées9. » Le cinéma nous délivrerait en outre de la malédiction babélienne en reposant sur le « premier langage international : celui des mimiques et des gestes10 ». La caméra devient alors cette « autre machine qui travaille à réorienter la culture vers la vision et à donner à l’homme un nouveau visage11 ». S’impose donc un rapport inédit au visible dont la prise en considération du geste est indéniablement le centre : le visage, dont la caméra peut scruter les micro-expressions grâce au gros plan, est valorisé par le théoricien, mais sans se restreindre à la seule figure humaine, puisqu’il existe un visage des choses, des paysages, etc. Le geste apparaît comme le matériau privilégié du cinéma en raison de sa dimension prélangagière et parce qu’il impose une attention portée au corps en action.
6Dans son article important, « Notes sur le geste », Giorgio Agamben part lui aussi du constat supposé d’une perte des gestes, dont il ne situe plus l’origine avec l’émergence de la Renaissance, mais à la fin du xixe siècle en renvoyant aux formes de gestualités pathologiques (hystériques ou psychotiques) dont les premières images en mouvement restitueraient le caractère inquiétant : « Dans le cinéma, une société qui a perdu ses gestes cherche à se réapproprier ce qu’elle a perdu, et en consigne en même temps la perte12. » Il existe donc bien une tension entre l’enregistrement de ce qui disparaît, ou a disparu, et la possibilité d’en conserver la mémoire qui peut conduire à une réactivation de ses potentialités. Moins qu’avec la notion d’image, c’est donc à partir du geste que l’on peut définir le cinéma. Mieux encore, selon le philosophe, le cinéma hérite de la polarité fondamentale propre à l’image entre arrêt et dynamis (mise en mouvement virtuelle) qu’il peut, au moins en puissance, dépasser pour « rendre l’image à la liberté du geste13 » sur un mode messianique. La conclusion assez abrupte du texte pose que, de la sorte, s’ouvre un espace proprement politique, les gestes étant posés comme « purs moyens » ou « médialité », sans finalité pratique et instrumentale. La séduction de l’article ne va pas sans difficulté, notamment, pour en rester à la plus simple, l’absence d’un exemple un peu développé tiré d’une œuvre cinématographique, si l’on excepte la rapide mention de Nacht und Traümen (1982), la pièce télévisée de Beckett14. De façon significative, l’exemple qui donne consistance à ce qui serait un cinéma transcendantal est l’entreprise warburgienne, qui a « pour centre le geste en tant que cristal de mémoire historique15 ». Agamben ajoute que dans l’Atlas Mnémosyne (1924-1929), « à l’intérieur de chaque section, chacune des images est envisagée moins comme réalité autonome que comme photogramme16 ». La pensée du geste reconduit à nouveau à la question du langage : « À proprement parler, il n’a rien à dire, parce que ce qu’il montre, c’est l’être dans-le-langage de l’homme comme pure médialité17. » De façon stimulante, cette tension est renvoyée au gag, que l’on peut alors prendre au sérieux en cherchant des applications cinématographiques, moins exclusivement dans le cinéma burlesque que dans la comédie laissant une large place au langage. Peut-être faut-il alors mener une lecture inspirée par Agamben du corpus des « comédies du remariage » analysé par Cavell, ou bien du cinéma de Rohmer (◆ ill. 40).
40. La Femme qui s’est enfuie, Hong Sang-soo, 2020. Jeonwonsa Film Co.

Formules de pathos
7L’évocation d’Agamben permet de confirmer le rôle fondamental de l’entreprise warburgienne. Indissociable de la notion de survivance (Nachleben), c’est évidemment la notion clé de « formule de pathos [Pathosformel] » qui concerne directement le geste, si l’on prend bien en compte la dynamique temporelle non linéaire du déplacement des formes. La reconnaissance opératoire de ces notions offre de larges perspectives de recherche, dépassant le cadre d’une référence exclusive à l’historien d’art ou aux outils de sa discipline. On pourrait reprendre ce qu’écrivaient Jacques Aumont et Michel Marie dans leur Dictionnaire théorique et critique du cinéma, à propos de l’iconologie appliquée au cinéma : « Ce type d’approche informe une bonne partie des analyses de films18. » En effet, à la mesure du domaine immense ouvert par le geste, celui de l’analyse des gestes filmés comme « formules de pathos » paraît illimité. Il serait impossible d’en proposer une sélection ou une simple anthologie, et on peut simplement insister sur le fait que de telles analyses peuvent jouer sur des échelles et des corpus variés. Un geste peut ainsi être étudié pour sa valeur structurelle et symbolique dans une œuvre ou un film, par exemple, lorsque Nicole Brenez commente The King of New York (1990) d’Abel Ferrara à partir de la figure de la convulsion, référée notamment au précédent iconographique et culturel de la danse macabre19. De son côté, Luc Vancheri, à partir de la scène de la douche de Psychose (1960), produit explicitement une enquête inspirée par Warburg pour découvrir grâce à une citation picturale et à la gestuelle de Marion Crane une interprétation qui fait de la victime de Norman Bates, une Suzanne et une Lucrèce20. Griselda Pollock peut analyser les représentations de Marilyn Monroe, dans les films et hors film, en prenant en compte la médiatisation de la star21. Elle interprète ainsi l’image de Marylin comme résurgence de la figure de Ninfa et de Vénus, « figurations féminines de la vie » à l’époque moderne, et constitution de « l’affect Marilyn Monroe » oscillant entre trauma et extase, dans une tension entre arrêt de l’image et sa mise en mouvement, suggérée ou effective. L’analyse mentionnée repose en outre sur une large place accordée à la mise en correspondance entre diverses images selon le modèle revendiqué de l’Atlas Mnémosyne.
8La multiplication des exemples viendrait confirmer le fait que le geste au cinéma est pris dans une tension permanente entre la fixité et le mouvement, loin de l’instant prégnant, et d’un modèle idéal, mais en situant la possibilité du figement – et de l’arrêt analytique – au sein même du mouvement, comme de nombreux essais filmés y ont insisté22. On pourrait sur ce point renvoyer également aux analyses de Gilles Deleuze sur le cinéma du corps, pris entre postures quotidiennes et processus cérémoniel. De même que l’affect est tiré de l’affection, le percept de la perception, le geste n’est-il pas la stylisation de ces attitudes et postures ? Cela pose aussi, très concrètement, la question de la limite du geste – surtout si on le considère comme une condensation affective et un support mémoriel.
9En outre, le cinéma étant un art temporel et audiovisuel, il se pose une autre question d’ordre théorique et méthodologique : le geste se limite-t-il au geste profilmique, ou désormais programmé par des moyens technologiques récents ? On peut, en effet, faire jouer une distinction entre geste filmé et ce qui serait alors geste filmique, soit une manière d’intégrer la dimension corporelle, au sens large, à une autre, à la fois esthétique et technique, ouvrant à une modulation de l’espace et du temps23. C’est en effet une difficulté et la grande fécondité de la notion de geste d’inviter à considérer, tout à la fois, des motifs, leur mise en mouvement, leur sédimentation historique (à partir de la notion de Pathosformel) sans pouvoir les séparer d’opérations propres au cinéma que sont cadrage, montage, ou rythme (◆ ill. 41).
41. Documenteur, Agnès Varda, 1981. Ciné Tamaris.

Notes de bas de page
1 Salomon Reinach, « L’histoire des gestes » [1920], dans Amalthée, mélanges d’archéologie et d’histoire, Paris, Leroux, 1930, p. 15.
2 Ibid., p. 15-16.
3 Aby Warburg, MF, p. 79 (extrait d’une lettre à Gustav Pauli).
4 Marcel Mauss, « Les techniques du corps » [1936], Sociologie et anthropologie [1950], Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 365. C’est Mauss qui souligne.
5 Ibid., p. 369.
6 Ibid., p. 371.
7 Ibid., p. 368.
8 Béla Balázs, L’Homme visible et l’esprit du cinéma [1924], Belval, Circé, 2010, p. 19.
9 Ibid., p. 21.
10 Ibid., p. 25.
11 Ibid., p. 17.
12 Giorgio Agamben, « Notes sur le geste », Trafic, nº 1, hiver 1991, p. 33.
13 Ibid., p. 34.
14 En raison des affinités personnelles du philosophe avec Pasolini, certains commentateurs ont proposé des rapprochements fructueux avec son œuvre et ses films : voir Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Paris, Éditions de Minuit, 2009, p. 57-97 et Georges Didi-Huberman, L’Œil de l’histoire, 4. Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Éditions de Minuit, p. 220-231 ; Damien Marguet, « Giorgio Agamben et Pier Paolo Pasolini, ou le film comme geste », dans Véronique Campan, Marie Martin & Sylvie Rollet (dir.), Qu’est-ce qu’un geste politique au cinéma ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019, p. 27-38.
15 Giorgio Agamben, « Notes sur le geste », op. cit., p. 33.
16 Ibid.
17 Ibid., p. 36.
18 Jacques Aumont & Michel Marie, Dictionnaire théorique et critique du cinéma, Paris, Nathan, 2001, p. 123.
19 Nicole Brenez, « Frankly White », dans De la figure en général et du corps en particulier : l’invention figurative au cinéma, Paris / Bruxelles, De Boeck, 1998, p. 225-238.
20 Luc Vancheri, « Psycho » : la leçon d’iconologie d’Alfred Hitchcock, Paris, Vrin, 2013.
21 Griselda Pollock, « Monroe’s Gestures between Trauma and Ecstasy, Nympha and Venus: Reading the Cinematic Gesture “Marilyn Monroe” Through Aby Warburg », dans Nicholas Chare & Liz Watkins (dir.), Gesture and Film: Signalling New Critical Perspectives, Londres / New York, Routledge, 2016, p. 99-131.
22 On peut penser à l’ouverture du Fond de l’air est rouge (1977) de Chris Marker, qui offre un catalogue filmique de la rhétorique révolutionnaire et de sa répression policière, ou à des œuvres reposant sur le found footage qui exhibent une sorte d’inconscient idéologique autant que filmique à partir de situations typiques ou caractéristiques (Martin Arnold, Matthias Müller, etc.).
23 Voir Christa Blümlinger & Mathias Lavin (dir.), Gestes filmés, gestes filmiques, Sesto San Giovanni, Mimésis, 2018, en particulier p. 9-32.
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Dictionnaire d'iconologie filmique
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