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Figural
p. 277-283
Texte intégral
1Bien qu’il s’agisse d’un néologisme utilisé depuis plusieurs décennies dans les disciplines qui étudient les images, le terme « figural1 » n’apparaît dans les dictionnaires de langue française que sous forme d’adjectif, avec une simple référence au concept de figure. Jamais comme un nom. « Figural » est un mot oblique qui se dessine dans le discours philosophique à la croisée des termes « figure », « forme », « force » et semble ne recevoir de définition qu’en négatif dans les marges de la tradition figurative. Cette conception résiduelle du figural se retrouve dans la définition qu’en a donnée Philippe Dubois : le figural « c’est tout ce qui, dans une image, subsiste, une fois que l’on a enlevé en elle le figuratif (c’est-à-dire le motif référentiel, sa part iconographique) et le figuré (le[s] sens second[s], sa part rhétorique et iconologique) – mais qui reste encore figurable2 ».
2Depuis le livre de Jean-François Lyotard qui a posé fermement, et pour la première fois, la question du figural, Discours, figure (1971)3, engageant au passage une critique frontale des approches iconographiques et des études sémiologiques d’inspiration purement linguistique, on reste dans l’attente d’une théorie ou d’une science – supposons que l’on puisse l’appeler « figuralogie » – suffisamment formalisée pour en fixer le sens. Cette « figuralogie » est restée jusqu’aujourd’hui une scientia singularis, faite d’analyses spécifiques qui tentent de saisir la dimension plus profonde des objets visuels. Si donc le figural constitue la porte d’entrée à ce « résidu » de signification des images qu’une partie de la tradition iconologique a ignoré, il semble y avoir une hésitation théorique permanente à le systématiser. Avec une certaine réticence dans l’approfondissement de son noyau théorique, on se contente de répéter sa valeur périphérique, regorgeant de métaphores qui laissent le figural toujours dans un endroit insaisissable, une nébuleuse pleine de toutes les potentialités souvent indiquée par la négation, par ce qui n’est pas. Le figural est donc pensé comme ce « quelque chose d’autre » qui impose « un point de vue [...] plus sensible à l’organicité des matières, à la fluidité des espaces, aux modulations de la forme et de l’informe, aux effets [...] de ce qui n’est du sens ni de la ressemblance, mais de la force4 ». Le figural devient ainsi l’abri de toutes les formes de pensée excédante des images, un abri peut-être trop souvent pris d’assaut par ce qui n’est pas solidement ancré dans une science iconologique plus traditionnelle : effets énonciatifs, dispositifs de présence, énergie des images, temporalités condensées, temporalités en devenir, effets de matière, corps des images, dimension plastique, image comme événement, etc. Or cette profusion ouvre d’une part de nouvelles possibilités épistémologiques et, d’autre part, elle est la proie d’une approche interdisciplinaire qui n’est que temporaire et qui semble craindre ces mêmes possibilités en raison d’une aporie fondamentale : « Le figural serait ainsi proprement ce par quoi les images du film pensent, sans que cette pensée soit rapportable à une pensée de type verbal5. » D’un concept périphérique et résiduel, le figural attend d’être placé au centre de la logique « sensible » des images et trouver enfin son propre langage. Pour décrire cette force qui agit sous la forme, qui règle le voltage des images et qui est visible dans leurs aspects les plus opaques (détails, présences, matière), différents champs lexicaux ont été croisés : celui de la psychanalyse freudienne et de la « science des rêves », celui de la phénoménologie, comme accès méthodologique à l’image vue comme événement, celui de la sémiotique, et, en particulier, à partir de l’adaptation de la théorie de l’énonciation au champ visuel.
3De nombreux auteurs ont récemment traité le figural avec une référence plus ou moins marquée aux différentes spécificités des arts. Cependant, il est nécessaire ici de se référer à une série de réflexions qui ont jeté les bases pour considérer ce lieu épistémologique à l’intérieur de la théorie de l’image. Certains écrits spécifiques de Jean-François Lyotard, Hubert Damisch, Gilles Deleuze, Christian Metz et de Georges Didi-Huberman représentent un périmètre scientifique indispensable pour nous introduire à la question figurale. En renouvelant la dialectique irréconciliable entre forme et force, l’ensemble de ces auteurs renvoie à une épistémologie « énergétique » des images qui, bien que plus difficile à mettre en lumière, demeure le lieu le plus spécifique aux images elles-mêmes. Cette hypothèse énergétique est à la base de la plupart des approches figurales de l’image. Mais si des théoriciens comme Metz (et Lyotard avant lui) couplent cette hypothèse énergétique à une économie libidinale typiquement freudienne, d’autres développent cette hypothèse au-delà (ou en deçà) du concept du désir, dans une idée de sens en devenir et de tension entre figures.
4Lyotard insiste sur l’importance du concept de force face à l’apparente stabilité des significations : « Un discours est épais [...], il a lui aussi du bougé consigné en lui, du mouvement, de la force, pour soulever la table des significations par un séisme qui fait le sens6. » La figure qui fait sens est alors plus proche d’un événement, d’un séisme, que d’une structure, avec tout son potentiel de figuration, de défiguration, ou de fracture. C’est en considérant le niveau du figural que l’on accède à ce « bougé consigné » qui déstabilise, à l’instar du travail onirique, la cohérence d’un espace perceptif ou discursif. Pour cela, l’articulation des signifiés ne représente pas la principale voie heuristique : elle peut au contraire occulter les mécanismes du sens des images. Selon Lyotard, la déformation opérée par la figure traverse, pour ainsi dire, trois profondeurs du figural, dans l’épaisseur du discours : la figure-image qui dérègle les unités perceptives du « réel » discursif, la figure-forme qui opère dans un plan d’immanence au-delà des contraintes extensives du discours et, enfin, la figure-matrice, véritable source énergétique qui traverse les manifestations sans jamais affleurer. Les images du rêve, tout comme les œuvres de l’art, sont appelées à libérer le désir, source primordiale de l’enjeu figural lyotardien : mais si le rêve risque d’être englouti par le discours normatif de la psychanalyse, l’art demeure loin de toute réconciliation, à la surface de l’instance figurale la plus profonde.
5Cette « forme particulière de pensée » qu’est le rêve (comme disait Freud) s’est aussi avérée un concept opératoire très puissant pour Hubert Damisch qui, un an après Lyotard, semble en avoir cueilli le nœud théorique le plus fécond, pensant les procédés de figurabilité du rêve à l’instar d’une théorie de l’art qui oblige à revenir sur le seuil vertigineux entre le dit et le perçu. Metz reviendra sur l’importance des mécanismes de la figuration dans le rêve indiqués par Freud. Dans Le Signifiant imaginaire : psychanalyse et cinéma (1977)7, un volume crucial pour comprendre le figural sur cette ligne de pensée spécifique, condensation, déplacement, élaboration secondaire sont les principaux processus du « signifiant » onirique, approfondis par Metz comme instruments à utiliser pour l’interprétation du langage cinématographique. Pour le théoricien du cinéma, la « parenté » de l’image avec l’inconscient et son imagination onirique fait qu’elle est plus exposée à ces processus que le langage, sans que ce dernier en soit pour autant immunisé. Les éléments de la grammaire cinématographique tels que la surimpression et le fondu enchaîné – la première étant plus proche du déplacement, le second de la condensation – sont des exemples cruciaux de cette parenté. Ces éléments témoigneraient d’une survivance de la charge du processus primaire, celle qui, par exemple, tend à abolir la discontinuité entre les objets. Il s’agit d’émergences, de courts-circuits à l’intérieur d’un produit d’élaboration secondaire, tels que le développement narratif d’un film ou la tentative de récit du rêve au réveil, ces derniers étant obligés, au moins partiellement, d’imposer des choix pour favoriser la logique narrative au détriment de la dimension ambiguë et nébuleuse du processus primaire. L’Entstellung, la déformation onirique causée par la force des pulsions inconscientes, est donc une manière de retrouver dans les images une sorte d’énergie non apaisée dans les formes et qui vit par accumulation dans les fragments et dans la défiguration temporaire. L’opacification de la forme par la force, cette opacité figurale qui s’en suit, est liée à une continuité du sens qui ne peut se décrire à travers des unités minimales ou des traits de signification différentiels. Il s’agit de mobiliser des descriptions de l’ordre du processus, des qualités progressives ou bien encore des niveaux d’intensification : un métalangage des intensités qui devrait être mis en place par la théorie de l’image et qui concernerait d’abord les qualités intensives des images.
6La dimension énergétique et affective de l’image et des forces à l’œuvre dans les formes de la peinture a également été interrogée par Gilles Deleuze, un philosophe qui s’est penché à plusieurs reprises sur le problème du sens dans les arts visuels. Dans Logique de la sensation (1981), livre qui sonde la peinture de Francis Bacon, le chapitre intitulé « Peindre les forces » aborde la catégorie de la force comme un dénominateur commun à tous les arts : « En art, et en peinture comme en musique, il ne s’agit pas de reproduire ou d’inventer des formes, mais de capter des forces. C’est même par là qu’aucun art n’est figuratif8. » Le niveau figuratif de l’image artistique perd ainsi sa primauté dans la lecture deleuzienne, c’est pourquoi « la question de la séparation des arts, de leur autonomie respective, de leur hiérarchie éventuelle perd toute importance9 ». Les forces déploient leurs rapports dans les formes et se trouvent fixées temporairement dans des manifestations sémiotiques variables. Deleuze parlera ainsi de la « force thermique » des paysages de Cézanne et de « la force inouïe d’une graine de tournesol » peinte par Van Gogh. Pour lui, en tant que peintre ayant affronté directement « le problème de “rendre” visibles des forces qui ne le sont pas10 », Francis Bacon est au centre de cette problématique. Chez Bacon, la figure devient une force pathétique qui échappe au narratif et à l’illustratif. Il s’agit d’une peinture qui s’exprime plus par forces que par formes, une peinture non abstraite, mais qui, à l’instar de la littérature de Proust, ambitionne une « sorte de Figure, arrachée à la figuration, dépouillée de toute fonction figurative11 ». Ainsi, la peinture de Bacon ne cherche pas à rendre la force visible du mouvement, mais plutôt cet ensemble de forces qui, de manière imperceptible, s’exercent sur les corps, et en particulier la tête des figures peintes.
7S’inscrivant dans la lignée des travaux de Damisch, Georges Didi-Huberman a approfondi les éléments d’une théorie de l’image davantage fondée sur le visuel (opacité) que sur le visible (transparence). Dans son essai, Devant l’image : question posée aux fins d’une histoire de l’art (1990), publié la même année que sa monographie sur Fra Angelico et dont il recueille, en quelque sorte, les prémisses méthodologiques12, l’auteur entamait son riche parcours sur l’« ouverture » de l’image à travers sa propre temporalité et sa matière problématique, à travers un montage fécond de sources philosophiques et d’histoire de l’art, qui ne cesse depuis de susciter un débat critique. À travers sa lecture de Freud, en contrepoint de la lecture critique de Panofsky, le livre marque le passage d’une iconologie figurative faite d’enjeux symboliques à une iconologie analytique qui met au premier plan l’opacité de l’image, ouverte par le jeu figural. Une opacité de type énonciatif, entre « représenter » et « se présenter », dirait Louis Marin13 (autre figure de référence pour la critique figurale), mais qui rend compte aussi des effets de subjectilité propres à la matière picturale, objet central des travaux de Didi-Huberman. À ce propos, l’auteur mobilise la notion de « pan », créée ad hoc, et non plus celle de détail. C’est le célèbre « pan de mur jaune » de la Vue de Delft (1659-1660) de Johannes Vermeer devant lequel Bergotte (Marcel Proust, La Recherche du temps perdu) fait une ultime expérience esthétique, avant d’être terrassé. Les pans que Didi-Huberman repère dans les tableaux – et notamment dans les tableaux de Vermeer – s’opposent aux détails : ils ne peuvent être détachés et coupés de l’ensemble du tableau, à la manière du détail iconologique, parce qu’ils « infectent » tout le tableau, leur nature étant celle de zones d’intensité à capacité d’expansion : ils défigurent la ressemblance tout en se présentant sous le couvert d’une fausse mimesis qui ressortit au travail du rêve d’après Freud. Comme l’écrit l’historien de l’art, les pans sont « des intensités partielles dans lesquelles les rapports habituels du local et du global se trouvent bouleversés : le local ne peut plus s’y “décompter” du global, comme dans le cas du détail ; au contraire, il l’investit, il l’infecte14 ». Le pan a le statut sémiotique du « symptôme » qui nous rend des significations instables, rétives à toute logique de relations transparentes. Le symptôme, comme l’écrit Didi-Huberman, est à concevoir comme un concept à « double face » qui, à l’aide d’une théorie de la défiguration fondée sur le Traumarbeit (travail du rêve), se trouve à la lisière du champ phénoménologique et du champ sémiologique, là où devrait se placer la théorie de l’art.
8Le montage tabulaire des atlas iconologiques, un montage qui se développe en présence, comme dans le célèbre Atlas Mnémosyne (1924-1929) d’Aby Warburg, est d’ailleurs un modèle épistémologique qui se situe dans le prolongement de cette approche afin d’exprimer l’épaisseur figurale des images. Un atlas nous permet en réalité d’étudier l’image en tant que lieu de forces et de tensions, produisant une comparaison complexe que met en relief l’oscillation entre les traits structuraux des figures, leurs fragments et leurs temporalités hétérogènes15.
9Le cinéma, en intégrant l’aspect analytique du montage, semble alors être un terrain privilégié pour l’apparition du figural. En juxtaposant les images en continuation, il crée ces collisions qui déclenchent des ridements dans la structure narrative du film, travaillant au niveau de la logique sensible des images. Inauguré par les travaux de Nicole Brenez sur la figure, le figural « cinématographique » a connu une suite d’essais de systématisation qui ont été conduits par Jacques Aumont, François Aubral, Dominique Château, Philippe Dubois, Jean-Michel Durafour, Bertrand Gervais ou bien encore Luc Vancheri. Dans Les Pensées figurales de l’image (2011)16, ce dernier en a proposé une synthèse qui alterne exposition théorique et démonstration analytique. En s’intéressant aux valeurs de cadre des plans qui composent la séquence consacrée à la danse de Salomé dans L’Évangile selon saint Matthieu (1964) de Pasolini, Vancheri montre que le film est capable de produire une pensée figurative qui permet de rapprocher la danse de Salomé de la décollation du Baptiste et de lier figuralement le désir de mort de la fille d’Hérodiade et la mort du prophète. La violence figurale de cette relation entre deux moments de l’historia biblique permet de restituer la force latente d’une pensée qui, privée de représentation – rien dans la danse de Salomé ne laisse deviner l’issue tragique –, n’en a pas moins été très précisément figurée. Cet exemple permet de dépasser les hésitations herméneutiques qui accompagnent parfois l’usage analytique du figural et, surtout, de rappeler que les images les plus figuratives n’échappent pas au travail du figural.
10En simplifiant, malgré des différences méthodologiques marquées, les approches analytiques du figural partagent une ambition commune : analyser les forces « invisibles » (ou peu visibles) qui « animent » l’image en dépit – ou avec la participation – de sa figurativité. Afin d’étudier les objets visuels au-delà d’une pertinence figurative ou thématique, est-il possible de faire dialoguer ces deux dimensions sans que l’une nie l’autre ? C’est le défi à venir pour des études qui devront permettre d’approfondir la voie figurale à l’interprétation des objets visuels.
Notes de bas de page
1 Cette notice reprend certains passages de Luca Acquarelli, « Introduction. La force de la forme : esquisses pour un dialogue entre les disciplines de l’image autour du figural », dans Luca Acquarelli (dir.), Au prisme du figural : les sens des images entre forme et force, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 7-23.
2 Philippe Dubois, « La question du figural », dans Pierre Taminiaux & Claude Murcia (dir.), Cinéma art(s) plastique(s), Paris, L’Harmattan, 2004, p. 65.
3 Jean-François Lyotard, Discours, figure, Paris, Klincksieck, 1971. Le titre du premier chapitre du livre, « Le parti-pris du figural », est emblématique en ce sens.
4 Philippe Dubois, « L’écriture figurale dans le cinéma muet des années 20 », dans François Aubral & Dominique Château (dir.), Figure, figural, Paris, L’Harmattan, p. 248.
5 Jean-Michel Durafour, Jean-François Lyotard : questions au cinéma : ce que le cinéma se figure, Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 99.
6 Jean-François Lyotard, Discours, figure, op. cit., p. 15.
7 Christian Metz, Le Signifiant imaginaire : psychanalyse et cinéma, Paris, Union générale d’éditions, 1977.
8 Gilles Deleuze, Francis Bacon : logique de la sensation [1981], Paris, La Différence, 1996, p. 57.
9 Ibid.
10 Ibid., p. 59.
11 Ibid., p. 66.
12 Georges Didi-Huberman, DI et Georges Didi-Huberman, Fra Angelico : dissemblance et figuration, Paris, Flammarion, 1990. Dans un ouvrage précédent, Didi-Huberman avait déjà exploré la littérature freudienne, posant les bases de sa recherche sur une figuration symptômale : Invention de l’hystérie : Charcot et l’iconographie photographique de la Salpêtrière, Paris, Macula, 1982.
13 Louis Marin, De la représentation, Paris, Éditions du Seuil / Gallimard, 1994.
14 Georges Didi-Huberman, DI, p. 302.
15 Le travail de Didi-Huberman a d’ailleurs éclairé cette perspective dans IS.
16 Luc Vancheri, Les Pensées figurales de l’image, Paris, Armand Colin, 2011.
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Dictionnaire d'iconologie filmique
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