1Warburg n’a jamais cessé de rechercher les étayages de sa théorie de l’image dans la science de son temps. Il suffit de parcourir les fiches et cahiers qui composent ses Fragments fondamentaux pour une science pragmatique de l’expression pour mesurer à quel point des questions artistiques sont reformulées comme autant de problèmes de biologie, de psychologie, de botanique ou de géologie. Ainsi, réfléchir le symbolisme des formes l’amène à s’intéresser aux lois physiques qui règlent la « matière organisée », pour reprendre les mots du titre d’une conférence sur la mémoire que Ewald Hering donne à Vienne au printemps 1870. Warburg y fera allusion en 1902 alors qu’il réfléchit au rôle de la mémoire sociale dans la construction de la mimique humaine. Qu’il s’agisse de rapprocher un tableau de Geertgen tot Sint Jans (Les Os de saint Jean Baptiste [1485]) d’un tableau de Rembrandt (La Leçon d’anatomie du Docteur Tulp [1632]) ou de décrire les figures d’une fresque de Ghirlandaio, il n’est jamais question que de force, inertie, énergie et action réflexe : « Commutation de la tension (électrique, nerveuse, énergétique), non plus employée comme marquage local de mémoire par différenciation verbale [...], mais pour combler l’impression en vue d’une réaction de pas en avant et de saisie manuelle1. » Non seulement son lexique d’historien de l’art s’ouvre au vocabulaire des sciences de la nature, mais les phénomènes artistiques sont ramenés dans le giron des phénomènes naturels. Alors qu’il s’intéresse aux formes de l’expression et du mouvement intensifié dans les peintures de la Renaissance et qu’il se penche sur le processus de symbolisation des images décrit dans l’article de Friedrich Theodor Vischer, « Das Symbol2 », Warburg découvre à partir de 1888 les travaux de Charles Darwin (L’Expression des émotions chez les hommes et les animaux [1872]) et Theodor Piderit (La Mimique et la Physiognomonie [1867-1888]) dont il retient une idée qui va profondément bouleverser son rapport à l’histoire de l’art : les « mouvements expressifs du visage » dépendent d’un principe de « remémoration d’un stimulus3 » qui établit une relation de causalité entre mémoire et forme. Ce premier lien entre mémoire et figuration va amener le jeune historien de l’art à réfléchir aux conditions psychophysiologiques qui règlent le passage de la vie en mouvement aux mouvements figurés dans l’art. Mais il va aussi être amené à réévaluer les conditions culturelles de la transmission de l’Antiquité, par quoi se signale l’idée d’une mémoire sociale, à partir d’une compréhension physiologique de la mémoire individuelle. Là encore c’est Hering qui l’inspire. Il fait sienne l’idée selon laquelle les opérations de la mémoire consciente sont dépendantes d’une mémoire nerveuse qui possède ses propres lois organiques. Or ce que mettent en évidence les travaux de morphologie de la seconde moitié du xix^e siècle, c’est que l’univers des formes du monde vivant procède de phénomènes de conservation et de transmission de la matière qui justifient le présent d’une expression par le passé de ses caractères. Là où la science met au jour les grandes lois de l’hérédité et commence à réfléchir le vivant en termes d’ontogenèse et de phylogenèse, Warburg, lui, transfère ces théories dans le champ de l’art pour tenter de décrire « le processus de dé-démonisation du patrimoine héréditaire des impressions phobiques4 ». La découverte de la traduction allemande du livre de Tito Vignoli, Mito e scienza (1879) l’encourage à penser la question de la survivance comme un ensemble de phénomènes artistiques, historiques et sociaux inséparables de son fonds psychologique et de ses premières manifestations cultuelles dans lesquelles s’expriment les « réflexes phobiques5 » de l’humanité. Pour le fondateur de la bibliothèque Mnémosyne, les grandes formes expressives qui survivent et se transmettent dans les œuvres d’art méritent d’être recherchées dans les formes rituelles des expressions cérémonieuses dont elles se sont détachées. Passer de « la force coercitive du culte » à l’empathie6 (Einfühlung), découverte chez Robert Vischer (Sur le sens optique de la forme : une contribution à l’esthétique [1873]) et comprise dès son essai sur Botticelli comme la force constituante du style, suppose tout à la fois une mémoire et une hérédité qui déplacent le sens de l’enquête sur la survivance de l’Antiquité. Comme devait le souligner Edgar Wind à l’occasion de la conférence qu’il prononça au IV^e Congrès d’esthétique et de science générale de l’art de Hambourg (1930),

le mot Μνηµοσύνη qu’il avait fait inscrire au-dessus de l’entrée de son institut de recherche doit être compris en ce double sens : comme exhortation du chercheur à se souvenir qu’en interprétant des œuvres du passé, il administre le patrimoine de l’expérience qui s’y est déposé – et, cette expérience elle-même étant un objet de recherche, comme exhortation à étudier le fonctionnement de la mémoire sociale à l’aide du matériau historique7.

2Warburg va alors étendre le champ de ses investigations scientifiques et s’intéresser aux travaux de Richard Semon, qu’il découvre dès 1908. Lorsqu’il rédige entre le 27 mai et le 04 juillet 1929 son « Introduction » à l’Atlas Mnémosyne, il a déjà fait siennes depuis longtemps les notions de ce biologiste défenseur des théories de l’évolution qui publie en 1904 un essai controversé, Mneme, dont on ne redécouvrira les thèses qu’au début des années 1950. Warburg a eu le temps de se familiariser avec la notion d’engramme au point de l’adapter à sa propre théorie iconologique. Ne permet-elle pas de comprendre les formules de pathos comme autant de traces mnésiques d’une mémoire sociale ? C’est dans les régions de la fureur orgiaque collective, écrira Warburg à la fin de sa vie, preuve s’il en est que l’idée ne l’a jamais quitté, qu’il faut chercher la matrice qui imprime dans la mémoire les formes expressives de l’émotion intérieure la plus grande, pour autant que celle-ci se laisse exprimer dans le langage des gestes :

Ces engrammes de l’expérience passionnée s’y gravent avec une telle intensité qu’ils survivent dans la mémoire comme patrimoine héréditaire, et servent de modèle aux contours que crée la main de l’artiste lorsque, par son entremise, les valeurs les plus hautes du langage gestuel aspirent à prendre forme et à paraître au jour8.

Or nous savons que Semon a refusé de distinguer la mémoire, l’habitude et l’hérédité, pour leur préférer un seul principe général qu’il choisit de nommer mnemic principle. Considérant la mémoire d’un point de vue physiologique, Semon s’attache à montrer que parler de mémoire revient d’une part à s’intéresser à l’effet provoqué par des stimuli appliqués sur une matière organique irritable et, d’autre part, à étudier la persistance d’un tel effet après que la cause de l’excitation a disparu. Or c’est précisément cette propriété de la matière organique qu’il appelle Mneme9. Il ne lui restait plus qu’à nommer « engramme » la trace mnésique laissée dans la matière, « effet engraphique » l’action des stimulations et « ecphorie » la réactivation de la trace mnésique qui quitte son état latent pour un état exprimé. La théorie de Semon qui milite pour une transmission des caractères acquis se heurtera à la théorie dominante d’une hérédité des caractères exclusivement innés. Abandonnée pendant plusieurs décennies, la notion d’engramme est toutefois relancée au début des années 1950, tout en subissant une transformation paradigmatique majeure à partir de l’idée naissante de réseaux de neurones et de plasticité neuronale10.

3Telle est la piste qu’aura suivie Warburg dans les dernières années de sa vie lorsqu’il comprend que toute théorie des expressions est nécessairement une théorie de la mémoire et que les formules superlatives de l’art peuvent être lues comme des formes qui ont enregistré des forces, des engrammes énergétiques, en somme, qui ont conservé dans des images « l’empreinte de ce qui est antique11 ». Il ne fait désormais plus aucun doute pour celui qui se disait « sismographe de l’âme » que « les dynamogrammes de l’art antique sont transmis dans un état de tension maximale, mais non polarisée par rapport à la charge énergétique active ou passive, à l’artiste qui peut réagir, imiter ou se souvenir12 ». Si les artistes restent libres de puiser dans ce répertoire de formules de pathos, libres d’en modifier le sens, d’en inverser la charge énergétique – dans son bas-relief de la basilique Saint-Antoine à Padoue, Donatello reprend le motif du démembrement de Penthée par les ménades pour figurer le saint guérissant un jeune homme qui s’était amputé le pied pour se punir d’avoir frappé sa mère –, libres enfin de convertir le pathos antique en pathos chrétien, leur efficacité spirituelle demeure dans la dépendance d’une expérience historique. Warburg devait ainsi reprocher au baroque d’en avoir exagéré l’expression au point de n’avoir produit qu’une suite de « dynamogrammes figuratifs déconnectés13 », bientôt encouragés par le développement de l’imprimerie et la diffusion des images. Si les médias de masse de l’époque moderne, au premier chef duquel on comptera le cinéma, ont amplifié ce phénomène, brouillant un peu plus encore les circuits de la mémoire sociale, la nature et la fonction de l’engramme figuratif n’en ont pas moins conservé leur efficacité structurale. Les films proposés dans ce dictionnaire confirment que « l’essence des engrammes thiasotiques14 » dont les charges sont en équilibre comme « dans une bouteille de Leyde » n’attend que la « volonté sélective de l’époque15 » pour être réactivée.