Drap
p. 198-203
Texte intégral
1« Du bas latin drappus “morceau d’étoffe”, probablement d’origine gauloise ; s’est substitué à linceul au sens de “drap de lit”1. »
2Aux débuts du cinéma, l’écran n’est guère plus grand qu’un drap2. Aussi, lorsque les projections de films se sont popularisées, des places de village aux préaux des écoles et au salon familial, le drap, qui avait déjà servi de fond aux projections lumineuses des lanternes magiques, s’est naturellement substitué à l’écran plus sophistiqué des salles de cinéma. Suspendu entre deux arbres ou punaisé sur un mur, agité par la brise, parfois plissé aux coins et un peu distendu, il demeure un support familier des projections amatrices.
3Écran de fortune, le drap est aussi un accessoire versatile dans l’univers des films de tous genres. Par sa double fonction, il occupe ainsi au cinéma une place paradoxale : il est à la fois forme et fond. Auxiliaire du magicien Méliès, il fait écran et devient double (du) fond3. Linge séchant au vent, il capte les ombres projetées comme autant de rappels de l’évanescence de la figure filmée (La Pointe courte [1955] d’Agnès Varda). Il couvre le corps allongé du dormeur et du mort (Persona [1966] d’Ingmar Bergman) et celui, dressé, du fantôme (A Ghost Story [2017] de David Lowery) : il devient alors la forme vague qui à la fois suggère et cache une figure familière devenue abjecte. Entassé sur le lit défait, où il garde parfois le contour d’un corps absent, il se fait indice, trace matérielle d’une présence invisible ou d’un passage (The Invisible Man [1933] de James Whale). Les plis qui animent la surface du drap, marques d’une épaisseur matérielle et temporelle que semble par ailleurs exclure l’éphémère propre au défilement de l’image projetée et à son fragile support argentique, renvoient à une longue histoire des formes. De la Vénus d’Urbin (1538) de Titien à Brigitte Bardot dans Le Mépris (1963) de Jean-Luc Godard, le pli est à la fois signe d’un envers caché des choses et rappel de leur inconstance : tapie dans les sinuosités du drap plissé comme dans les méandres d’un plan séquence, la mort rôde4.
4La première image du film de Dóra Maurer, Timing (1973-1980), est une figure du redoublement : un drap blanc, filmé de sorte qu’il remplit tout le cadre. Maurer a utilisé un morceau de tissu dont les dimensions s’accordaient à la largeur de ses bras, et dont les proportions correspondaient au ratio du film 16 mm sur lesquelles les images ont été enregistrées. Dans les conditions optimales de présentation de l’œuvre, le drap employé par l’artiste est accroché au mur, et sert d’écran au film projeté. L’attention se porte ainsi d’emblée sur la matérialité de la surface de projection, cette zone vacante qui, habituellement, se fait oublier derrière l’image à laquelle elle sert de support. Dans Timing, cette surface n’est pas vierge : la toile porte les marques de pliages répétés, formant une grille un peu inégale. Pendant 10 min, on voit l’artiste plier le drap, en deux, puis en quatre, puis en huit, jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible d’en réduire encore la surface. Elle le déploie alors et recommence. Maurer est habillée de noir, et sa silhouette, telle celle d’une illusionniste, est absorbée par le fond noir devant lequel elle se tient. Seules apparaissent ses mains qui plient et replient. Plus le drap diminue, plus la part du noir grandit. Bientôt, l’écran se divise, en deux, puis quatre, puis huit fenêtres. Grâce à un jeu de caches, Maurer a exposé la pellicule à d’autres séquences, asynchrones, de manipulation du drap. L’image composite redouble et complexifie ainsi le geste du pliage. Pli sur pli, dessous-dessus, derrière-devant, après-avant : avec une remarquable économie de moyens – un drap, une caméra fixe – Maurer rappelle que le cinéma est l’art de composer avec les incompossibles5.
5Cependant, à la croisée entre histoire matérielle, histoire des formes et anthropologie, le drap génère aussi des figures qui sont propres à l’iconologie du cinéma. Le film de Spike Lee, BlacKkKlansman (2018), inclut ainsi une mémorable séance de projection où le motif du drap se décline selon ses diverses destinées cinématographiques. En 1978, dans la ville de Colorado Springs, une phalange de membres du Klu Klux Klan (KKK) organise une projection privée du film de D. W. Griffith La Naissance d’une nation (1916). Un drap un peu froissé fait office d’écran. Enthousiaste, le public s’esclaffe en regardant une scène où des enfants blancs se cachent sous un drap pour effrayer des enfants noirs. Un peu plus tard, l’apparition d’un groupe de cavaliers du KKK est accueillie par une salve d’applaudissements. Cape de drap et cagoule de toile blanche : le costume n’a pas changé.
6On ignore ce qui a inspiré Thomas Dixon lorsqu’il a créé l’uniforme de drap blanc pour sa pièce de théâtre The Clansman de 1905. Dix ans plus tard, le film de D. W. Griffith reprit la silhouette imaginée par Dixon et la popularisa. Le Klan se servit des photographies publicitaires du film à des fins de propagande et de recrutement : la figure du cavalier emmailloté et encapuchonné a beau sembler grotesque, elle s’imposa, au point où, dans les années 1920, le costume fut produit industriellement. Paradoxalement, au moment où l’idéologie de la suprématie blanche étendait son règne de terreur, le fantôme drapé entrait dans le catalogue standard des costumes d’Halloween faits maison6.
7Or, contrairement à la photographie spirite où les ectoplasmes et les apparitions enveloppées de linceuls témoignaient du rapprochement, permis par la nouvelle technologie, entre la science et l’occulte, au cinéma, la figure du fantôme voilé de blanc s’inscrit dans une tradition de représentation dominée par le stéréotype7. Les spectres drapés mis en scène par Georges Méliès dans Le Manoir du diable en 1896 sont encore présentés comme des émanations du mal. Mais très vite, le fantôme cinématographique prend des formes plus ambiguës : surimpressions, filtres, images composites – les effets spéciaux prennent le relais et le drap du fantôme se fait simple déguisement, devenant, au même titre que le drap du magicien, un moyen de supercherie.
8Dans The Ghost Story (1907) de la Vitagraph, des jeunes gens se réunissent au coin du feu pour écouter des histoires de fantômes. Captivés, les membres du groupe ne se rendent pas compte que deux participants se sont éclipsés pour leur jouer un tour. L’un d’eux revêt un drap, et lorsqu’ils reviennent surprendre leurs camarades, la plaisanterie se transforme en tragédie : un témoin terrifié dégaine un revolver et tire sur le faux fantôme qui tombe raide mort8.
9Si l’imaginaire du xxe siècle tend à la cantonner au pittoresque ou à la mystification, des dessins animés aux émojis, la silhouette drapée subsiste néanmoins comme le raccourci iconographique du fantôme : les traits caractéristiques s’y sont progressivement réduits et épurés sans pour autant perdre leur fonction première9. Car, pour peu qu’on s’y arrête, dans cette figure réduite à la fonction de signe, le lien entre signifiant et signifié continue d’échapper à l’entendement : le drap cache plus qu’il ne révèle, et ce qu’il cache dépasse l’imagination. Les trous percés à la place des yeux y sont la manifestation d’une forme de subjectile, le lieu de passage d’un regard insoutenable, abject, que le drap perforé laisse advenir, mais dont il nous protège10.
10Plus d’un siècle après The Ghost Story, la figure traditionnelle du fantôme a repris du service dans A Ghost Story, de David Lowery. Un drap avec deux trous à hauteur des yeux : le costume que porte Casey Afflek pendant la majorité du film est d’une simplicité confondante. Rien de moins aisé, pourtant, que de préserver la forme informe du fantôme : pour éviter que l’étoffe ne se colle à sa silhouette, l’acteur portait un volumineux jupon de tulle à cerceaux. Ici et là, fugacement, le drap saisi à contre-jour révèle cependant la silhouette du corps qu’il recouvre. Ce faisant, le film renoue avec une histoire longue des images et des corps, où le drap se fait tour à tour surface, contour et moule : l’archéologie des médias (lanterne magique, théâtre d’ombres) et, plus généralement, l’histoire des rapports de l’homme avec la mort.
11Longtemps réservé aux classes sociales aisées, le cercueil, en Occident, est un accessoire relativement récent des rituels funéraires. Par défaut, et jusqu’à ce que le cercueil devienne la norme, le corps du mort était enveloppé d’un linceul. Ce drap, souvent celui sur lequel le disparu était couché au moment de son trépas, se révèle un accessoire précieux dans la représentation de la mort par les vivants. Car dans la tradition iconographique occidentale, le tissu donne « forme » au corps dégradé, ou invisible, des morts. Entre la mémoire du corps du défunt et la malformité du cadavre en décomposition, le relâchement du tissu qui recouvre la forme spectrale alimente l’incertitude de la vision, sa blancheur s’offrant comme une surface vacante, propice aux projections imaginaires. Dès l’Antiquité, le linceul a donc fonctionné comme une manifestation de la liminalité : une forme de suture, une « peau commune » partagée par les vivants et les morts11. De même, au cinéma, l’écran est cette « peau commune » qui lie au « royaume des morts12 » l’espace occupé par le public des vivants.
12Dans A Ghost Story, un homme (C) meurt et revient hanter la maison qu’il habitait avec sa femme (M). Avant la mort de C, et lorsque M se remémore sa présence en flash-back, le couple apparaît souvent dans le lit conjugal, leurs corps enlacés enveloppés de draps. Après la mort de C, M continue de dormir dans ces mêmes draps : on imagine qu’ils gardent la trace (l’odeur, la forme) du disparu. Dépouiller le lit de ses draps, les rassembler en un tas informe destiné à passer au lave-linge marque l’acceptation par M de la perte de C, et le début du deuil. La maison est mise en vente, M la quitte pour de bon. Le fantôme de C demeure, condamné à hanter le lieu où il a vécu avec M, mais également captif d’un vortex mémoriel qui se déploie bien au-delà de l’existence qu’il a menée dans le monde des vivants : dans A Ghost Story, comme dans BlacKkKlansman, la figure drapée, allégorie du cinéma américain, est le témoin privilégié d’une histoire nationale violente, hantée par des images d’oppression et de massacres.
13Or le fantôme de A Ghost Story porte la marque visible de la durée : son drap, peu à peu, perd de sa blancheur, l’ourlet s’empoussière, l’étoffe s’effiloche. Signe de l’oubli qui s’installe, et avec lui, de l’obsolescence de certaines figures ? D’une « peau commune » qui s’abîme, d’une mort « ensauvagée13 », alors que les écrans, devenus individuels, substituent au royaume des ombres l’univers spectral de la communication électronique et de l’imagerie numérique ?
14Aujourd’hui, le drap disparaît même de la morgue où il recouvrait traditionnellement les corps. Dans les thrillers et séries d’investigation, la scène de l’identification reste un passage imposé. Mais de plus en plus souvent, au geste coutumier qui consistait autrefois à soulever le bout du drap pour révéler un visage blême, se substitue le glissement métallique de la fermeture éclair qui clôt le sac mortuaire.
Notes de bas de page
1 Définition du Centre national de ressources textuelles et lexicales, en ligne : www.cnrtl.fr/etymologie/drap (octobre 2021). Cet article s’inspire des recherches menées par Martine Beugnet et Kriss Ravetto-Biagioli pour un ouvrage sur les fantômes cinématographiques.
2 Un compte rendu d’une projection de films Lumière datant de 1895 mentionne une image de 2 mètres sur 2 projetée sur la toile (Bulletin de l’association belge de photographie, vol. 22, nº 12, 1895, p. 731). En 1902, les frères Lumière utilisaient déjà de la poudre d’aluminium ou d’argent pour rendre la surface toilée de l’écran plus réfléchissante et augmenter la netteté de l’image (Georges-Michel Coissac, Histoire du cinématographe de ses origines à nos jours, Paris, Éditions du « Cinéopse » / Librairie Gauthier-Villars, 1925, p. 298).
3 Jacques Aumont, L’Attrait de l’illusion, Crisnée, Yellow Now, 2019, p. 5.
4 Modeste objet du quotidien domestique, le drap renvoie ainsi, par le biais du pli, à l’iconologie telle qu’elle est envisagée par ses penseurs les plus prestigieux. Voir Gilles Deleuze, Le Pli : Leibniz et le baroque, Paris, Éditions de Minuit, 1988 ; Georges Didi-Huberman, L’Étoilement : conversation avec Hantaï, Paris, Éditions de Minuit, 1998. Sur le baroque au cinéma, voir Emmanuel Plasseraud, Cinéma et imaginaire baroque, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2007.
5 Sur « la simultanéité de présents incompossibles [...] » et l’« irruption d’incompossibles sur la même scène », voir Gilles Deleuze, Cinéma, 2. L’Image-temps, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 171 et Le Pli : Leibniz et le baroque, Paris, Éditions de Minuit, 1998, p. 112.
6 Voir le catalogue d’Alice Hale Burnett : Hallowe’en at Merryvale, Charles F. Lester (images), New York, New York Book Co., 1916, en ligne : www.gutenberg.org/files/17145/17145-h/17145-h.htm (octobre 2021).
7 Owen Davies soutient que, des manuscrits médiévaux enluminés aux gravures du xviie siècle, en passant par les divers récits de fantômes du xviie au xixe siècle, « seule une minorité de fantômes étaient vus dans leur drap de mort ou leur linceul, et qu’il s’agissait plutôt d’un stéréotype, exploité par des canulars et utilisé dans les représentations littéraires et picturales au fil des siècles » (Haunted: A Social History of Ghosts, Londres, Palgrave Macmillan, 2007, p. 20).
8 Sur Vitagraph et les films de fantômes, voir Rhodes Gary D., The Birth of the American Horror Film, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2018, p. 175.
9 Comme le souligne Erwin Panofsky, identifier des processus par lesquels des « principes sous-jacents qui révèlent la mentalité de base d’une nation, d’une période, d’une classe, d’une conviction religieuse ou philosophique » se trouvent « condensés » est l’une des stratégies propres à l’iconologie (Erwin Panofsky, EI, p. 20).
10 Les trous dans le drap représentent ainsi l’envers du regard que Jacques Derrida attribue à Pascale Ogier dans son interprétation rétrospective du film de Ken McMullen Ghost Dance (1983). Bernard Stiegler & Jacques Derrida, Échographies de la télévision, Paris, Galilée, 1996, p. 68.
11 Christine Bergé, « La peau du mort : enveloppes, écrans, ectoplasmes », Ethnologie française, nº 33, 2003, p. 611-621. Réservée à une élite, la pratique ancienne de la momification servait au contraire à préserver le corps du mort.
12 En référence au texte célèbre de Maxim Gorky sur les films Lumière, où il souligne l’étrangeté produite par le spectacle de silhouettes animées et pourtant silencieuses et dépourvues de couleur (Jay Leyda, Kino, A History of the Russian and Soviet Film, Londres, George Allen & Unwin, 1960, p. 407-409).
13 Philippe Ariès, L’Homme devant la mort, 2. La Mort ensauvagée, Paris, Éditions du Seuil, 1977, p. 324.
Auteurs
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Martine Beugnet
Martine Beugnet, professeure en études visuelles à l’Université Paris Cité.
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Kriss Ravetto-Biagioli
Kriss Ravetto-Biagiolli, professor of Cinema and Media Studies, Université de Californie (UCLA), Los Angeles (États-Unis).
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Dictionnaire d'iconologie filmique
Emmanuelle André, Jean-Michel Durafour et Luc Vancheri (dir.)
2022
