Clair, Jean (1940)
p. 117-121
Texte intégral
1Formé en histoire de l’art et en philosophie, Gérard Régnier, qui écrit sous le nom de Jean Clair depuis le début des années 1960, a eu une carrière polymorphe de conservateur (au Centre Georges-Pompidou, 1960-1979), de directeur du musée Picasso (1989-2005), commissaire d’expositions, critique d’art (il fut notamment rédacteur en chef de la revue Chroniques de l’art vivant, 1970-1975), romancier, essayiste et académicien (depuis 2008).
Penser l’histoire des formes, repenser les formes de l’histoire
2Dans l’histoire de l’art que Jean Clair s’attache à écrire, l’histoire tient une place singulière, soit dans ses grandes chronologies thématiques qui révèlent la survivance d’une iconographie à travers les époques et les disciplines, soit lorsqu’il s’arrête au contraire sur une date précise dont il dénoue les coïncidences. L’histoire est perpétuellement affirmée comme un terrain d’étude originel, tout en y étant un lieu irréductible à une logique d’enchaînement causal. Les événements visuels, politiques et sociaux s’y confrontent et s’y contredisent. « L’esprit éprouve toujours quelque embarras à saisir la contemporanéité des phénomènes lorsque ceux-ci non seulement ne semblent pas se dérouler sur la même planète, mais non plus appartenir à la même histoire1 », écrit-il pour ouvrir Le Nu et la norme (1988). Cet ouvrage est une analyse de deux œuvres radicalement différentes de l’année 1907, le Portrait d’Adele Bloch-Bauer de Klimt et Les Demoiselles d’Avignon de Picasso. La réflexion de l’historien s’engage dans le fossé visuel entre ces deux tableaux emblématiques du bouleversement de la représentation de l’homme au début du xxe siècle. La guerre qui a suivi 1907, affirme-t-il, ne fut que la part la plus spectaculaire de la crise de l’esprit qui éclate à ce moment2. Ce que l’historien révèle ici, c’est le refus de soumettre l’histoire des représentations à l’histoire des événements. Dans Malinconia : motifs saturniens dans l’art de l’entre-deux-guerres, il ajoute qu’entre les deux guerres mondiales, « l’extermination de l’humain en l’homme avait ainsi été précédée par le désastre de sa représentation3 ». Ainsi, emprunter un terme à la biologie pour déclarer un art « dégénéré » dépasse largement le seul fait esthétique, c’est le vestibule du camp d’extermination. La vie des formes n’est pas soumise à la vie des hommes.
3Jean Clair se méfie en définitive d’une histoire des formes qui ne se réduirait qu’aux apparences, mais aussi d’une histoire politique qui aplanirait la complexité du visible. Dans cette perspective, il relève les contradictions entre les formes et les idéologies qui les accompagnent. Il a par exemple étudié les contradictions idéologiques du surréalisme, dont il analyse les non-dits dans son ouvrage Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes4. De manière plus générale, l’historien critique une vision univoque et progressiste des modernités, dont il s’est attaché à dévaluer le triomphalisme en les rapprochant de formes réactionnaires, voire même en révélant leur manière de frayer avec les totalitarismes : il rapproche le réalisme magique et l’art figuratif sous le IIIe Reich dans son exposition Les Réalismes : entre révolution et réaction, 1919-1939 (Centre Georges-Pompidou, 1981) et il dévoile la part aveugle de la modernité viennoise du tournant du siècle dans Vienne, 1880-1938 : l’apocalypse joyeuse (Centre Georges-Pompidou, 1986)5.
Érudition et mélancolie
4Jean Clair a appris la pratique d’une histoire de l’art érudite auprès d’André Chastel puis lors de ses études au Fogg Art Museum de Harvard, où il découvre le travail des historiens de l’art allemands ayant vécu aux États-Unis (Aby Warburg, Erwin Panofsky). Il apprend alors à dépasser l’entreprise descriptive de l’iconographie et à développer les interprétations possibles de l’œuvre d’art, à déployer ses significations, en un mot, à se tourner vers l’iconologie en tant que méthode d’interprétation. Il y développe aussi une érudition interdisciplinaire qui donnera par la suite l’impulsion aux nombreuses expositions thématiques qui ont fait sa renommée : L’Âme au corps : arts et sciences, 1793-1993 (Grand Palais, 1993), Cosmos : du romantisme à l’avant-garde (musée des Beaux-Arts de Montréal, 1999), La Grande Parade : portrait de l’artiste en clown (Grand Palais, 2004), Crime et châtiment (musée d’Orsay, 2011). Dans cette dernière, il choisit de célébrer la date anniversaire de l’institution de trois musées par la Convention de 1793 : le Louvre, le Museum d’histoire naturelle et le Conservatoire national des arts et métiers. Il cherche ainsi à revenir à un musée idéal réunissant trois patrimoines : artistique, scientifique et technique. Une fois de plus, la date y est précise, elle tombe à point dans une pensée orchestrée avec l’histoire. Deux ans plus tard, il célèbre le centenaire de l’année 1895 à la Biennale de Venise qu’il dirige et dont il intitule la principale manifestation Identité et altérité, figures du corps. Année de naissance de la Biennale marquée aussi par l’invention de la carte d’identité, du cinéma, de la radiographie et de la radiotéléphonie : en somme, d’inventions techniques visant à maîtriser le monde visible. L’homme a alors accompli la maîtrise de son environnement par la technique tout en découvrant son infirmité visuelle, son aveuglement à l’infinité de rayonnements que seuls les appareils peuvent capter. 1895, c’est aussi l’année du changement de cap de Freud qui abandonne la neurologie pour s’intéresser aux deux manifestations de l’inconscient que sont l’hystérie et le rêve. De ce fait, Jean Clair qualifie d’impossible l’anatomie de cette année 18956, car l’homme n’est alors plus simplement contenu dans son corps visible. Il la décrit même comme monstrueuse, et rappelle sa fécondité dans l’histoire des monstres auxquels il consacre l’ouvrage Hubris : la fabrique du monstre dans l’art moderne (2012). Le monstre, manifestation visible de la morphologie intellectuelle et spirituelle d’une époque, ses peurs et ses puissances, manifeste plus précisément la participation de la science à la définition et à la représentation de l’individu.
5Cette histoire des puissances et des impuissances de l’homme est reprise dans son exposition iconographique des postures de la mélancolie depuis l’Antiquité jusqu’aux œuvres les plus contemporaines (Mélancolie : génie et folie en Occident, Grand Palais, 2005). La mélancolie est pour Jean Clair « la conscience de l’homme d’aujourd’hui qu’aucune loi d’ensemble ne peut plus rabouter les éclats dispersés du visible et, par leur ordonnancement, nous délivrer le sens de leur présence7 ». La mélancolie que Jean Clair explore, c’est l’implosion du monde à la fois déchiré entre la maîtrise promise par les sciences et le monde incommensurable qu’elles découvrent. C’est aussi le vertige de l’analyse qui révèle le visible tout en étant impuissante à l’enclore dans un discours.
L’œil fermé de la psychanalyse
6Se dessine ainsi le parcours d’un historien d’art nourri par l’analyse formelle de ses maîtres, conduit par la perspicacité de son regard et connu pour ses grandes fresques iconographiques déployant les métamorphoses d’un motif au fil du temps. Mais l’œuvre est selon lui porteuse d’une signification qui dépasse la description iconographique, elle est une métaphore de la vision, elle met en scène l’œil, un œil qui se projette sur le monde et qui se sent regardé, aussi. C’est ainsi que Jean Clair s’intéresse à la figure de Méduse dans une « contribution à une anthropologie des arts du visuel8 » ; Méduse, « tout entière liée à la fonction de l’œil, au regard9 ». En écrire l’histoire, c’est penser l’indicible en art, l’énigme de la beauté, l’œuvre frappée d’invisibilité parce que sa vue est insupportable. Jean Clair interroge aussi le discours de l’art sur les frontières du visible dans d’autres contextes, comme l’œuvre de Marcel Duchamp10 : face aux progrès techniques qui permettent de représenter et d’enregistrer tout ce qui est vu, Duchamp cherche à dépasser le visible par tous les moyens, de l’ésotérisme à la quatrième dimension. L’historien développe en outre une réflexion sur le regard dans la psychanalyse freudienne, dont la dernière manifestation fut l’exposition Sigmund Freud, du regard à l’écoute au musée du Judaïsme (2018-2019). Freud, qui n’était justement pas un homme de la visibilité, contrairement à son maître Charcot, Freud maladroit dans son interprétation des œuvres d’art, et dont Jean Clair rappelle si souvent les mots : sur la beauté, la psychanalyse n’a rien à dire. Et pourtant, il réfléchit à la manière dont Freud place le regard au cœur de l’entreprise psychanalytique, retrouvant même dans sa correspondance l’aveu d’un espoir : « par la brèche de la rétine, on pourrait voir profondément dans l’inconscient11 ». Si la psychanalyse suppose l’œil fermé du patient, qui ne voit ni ne perçoit l’identité de son médecin, c’est ce regard vers l’intérieur qui captive Jean Clair, celui qui sonde l’âme et dépasse les apparences.
7La psychanalyse fait intimement partie de son travail, non pas en tant que méthode pour interpréter les œuvres d’art – il a souvent souligné la « cécité déclarée de Freud12 » –, mais pour ce qu’elle apporte à sa propre démarche scientifique. En effet, contrairement à la dynamique réunificatrice des sciences dures, explique-t-il, la psychanalyse est dissolution, elle est infinie. Elle est diabole, elle divise et sépare, à l’opposé du symbole qui unifie13. Cette mise en lumière diabolisante est bien l’analyse telle que la pratique Jean Clair, ses chronologies implosées, ses analogies vertigineuses. L’analyse révèle les images selon une logique tout à la fois historienne et signée. Jean Clair se laisse ainsi aller à la jouissance de l’interprétation, une interprétation personnelle et cultivée. L’étude de la psychanalyse advient dans son travail comme l’aboutissement du questionnement du regard dans ce qu’il a de plus intime : le processus d’interprétation, jeu d’érudition, exercice de l’intelligence des connaissances dans lequel s’exprime la subjectivité de l’historien.
Notes de bas de page
1 Jean Clair, Le Nu et la norme : Klimt et Picasso en 1907, Paris, Gallimard, 1988, p. 9.
2 Ibid., p. 13.
3 Jean Clair, Malinconia : motifs saturniens dans l’art de l’entre-deux-guerres, Paris, Gallimard, 1996, p. 11.
4 Jean Clair, Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes, Paris, Mille et une nuits, 2003.
5 Lire à ce sujet l’« avant-propos » de Jean Clair, dans Malinconia, op. cit., p. 5-15.
6 Jean Clair, L’an 1895, d’une anatomie impossible, Paris, L’Échoppe, 2004 ; lire aussi Jean Clair, « L’entrée des monstres. 1895 : une anatomie impossible », dans Hubris : la fabrique du monstre dans l’art moderne ; homoncules, géants et acéphales, Paris, Gallimard, 2012, p. 25-46.
7 Entretien de Jean Clair avec Richard Leydier, Artpress, nº 316, octobre 2005, p. 53.
8 Jean Clair, Méduse : contribution à une anthropologie des arts du visuel, Paris, Gallimard, 1989.
9 Ibid., p. 11.
10 Il conçoit sa première grande exposition monographique en France, en 1977, au Centre Georges-Pompidou puis lui consacre de nombreux écrits, dont Sur Marcel Duchamp et la fin de l’art, Paris, Gallimard, 2000.
11 Conférence de Jean Clair, « Autour de l’exposition Sigmund Freud », Du regard à l’écoute, 14 novembre 2018, en ligne : www.mahj.org/fr/media/sigmund-freud-sur-le-divan-de-jean-clair (octobre 2021).
12 Jean Clair, Éloge du visible : fondements imaginaires de la science, Paris, Gallimard, 1996, p. 193.
13 Jean Clair, « Autour de l’exposition Sigmund Freud », Du regard à l’écoute, conférence citée.
Auteur
Joséphine Jibokji, maîtresse de conférences en études cinématographiques à l’Université de Lille.
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Dictionnaire d'iconologie filmique
Emmanuelle André, Jean-Michel Durafour et Luc Vancheri (dir.)
2022