Belting, Hans (1935)
p. 76-81
Texte intégral
1Historien d’art et anthropologue des images, Hans Belting a étudié l’art de différentes époques, de l’Antiquité jusqu’aux productions les plus contemporaines. Depuis Pour une anthropologie des images, ouvrage initialement publié en allemand en 2001, puis dans son séminaire du Collège de France intitulé « L’histoire du regard. Représentation et vision en Occident » (Chaire européenne, 2002-2003), Hans Belting a théorisé l’ouverture de l’histoire de l’art à l’anthropologie de l’image. Son histoire culturelle du regard développe une réflexion sur l’art comme lieu d’une expérience humaine propre à une société et à une époque. S’il rejette l’analyse strictement formelle de l’iconographie tout autant que l’analyse strictement artistique de l’iconologie panofskienne, c’est vers une iconologie anthropologique que Hans Belting s’oriente, cherchant dans les images l’expression d’une compréhension de l’homme et du monde.
Le regard contextualisé
2Les œuvres et les regards qui se posent sur elles sont liés à des contextes précis et des publics singuliers. L’histoire de l’art doit considérer les œuvres en fonction de leurs relations avec le public. Une œuvre n’est pas tout entière contenue dans ses formes (Hans Belting dénonce les dérives d’une pratique de l’histoire de l’art formaliste propre aux interprétations auteuristes) ; elle doit être replacée dans le contexte des regards qui ont entouré sa naissance, autrement dit son intégration à la vie quotidienne, spirituelle, sociale et politique de son temps. Ces regards sont révélés par des sources iconographiques et textuelles qui appartiennent à l’histoire des idées en général, l’étude de l’œuvre d’art recoupant ainsi différents domaines des sciences humaines.
3Dans son étude de la perspective intitulée Florence et Bagdad : une histoire du regard entre Orient et Occident1, Hans Belting rapporte l’image artistique aux formes du quotidien en assimilant le cadre peint à la fenêtre, car tous deux édictent des règles de contemplation. Que la fenêtre fût le comparant du cadre à la Renaissance rend explicite selon l’historien la manière dont laquelle la représentation se posait alors comme la représentation d’un regard, mais pas seulement d’un regard optique : également le regard d’un être social, lié à l’habitat. Le format du cadre occidental est lié à une expérience sociale qui distingue le privé du public, l’intérieur où se place le sujet et l’extérieur du monde qu’il contemple. De la même manière, le cadre de la fenêtre grillagée orientale, la maschrabiyya qui fait écran à la lumière et la muqarnas géométrique, représente les formes symboliques de la culture arabe aniconique. C’est ainsi que dans son histoire du regard entre l’Orient et l’Occident, Hans Belting ne compare pas seulement leurs représentations, mais il pense aussi « la fenêtre et le moucharabieh2 », les cadres artistiques en même temps que ceux de la vie quotidienne. Dans cette perspective culturelle, Hans Belting prend donc le parti d’une approche comparatiste3 en revenant sur les rencontres historiques entre les deux cultures, notamment sur l’importance de la contribution arabe à la constitution de la perspective occidentale. Mais il analyse aussi la différence radicale de leurs pratiques visuelles pourtant développées à partir de théories mathématiques similaires. Les mathématiques arabes ont une beauté propre, elles s’appliquent à la géométrie pour rendre visible la source de la lumière, tandis que les mathématiques occidentales n’ont pas de forme esthétique autonome, elles sont l’outil invisible de la représentation picturale. La culture orientale refuse donc l’imitation, tandis que la culture occidentale en fait le fondement de son appréhension du monde. Hans Belting ne s’attache pas seulement à comprendre une culture par ses écarts avec une autre, mais il rappelle aussi que le regard dépend de définitions du sujet et de l’image différentes selon les sociétés et les civilisations. Ainsi, la perspective n’est plus seulement une forme symbolique dans la lignée d’Erwin Panofsky, mais aussi une forme culturelle dans celle de Jean-Pierre Vernant.
De l’art aux images
4Lorsqu’il a commencé sa carrière comme historien de l’art du Moyen Âge, Hans Belting a cherché à cerner une période pendant laquelle l’œuvre d’art possédait un statut propre sans avoir encore acquis l’autonomie artistique qu’elle obtiendra à la Renaissance. Il menait alors un questionnement historique sur les fondements esthétiques de la représentation : comprendre les œuvres par leurs effets sur le public, autrement dit, cerner une relation d’ordre psychologique aux images. De cette période de son travail (dont sont issus les ouvrages L’Image et son public au Moyen Âge ou encore Image et culte : une histoire de l’art avant l’époque de l’art), Hans Belting retient une leçon fondamentale : séparer l’œuvre d’art de la production générale des images occulte une partie de ses significations. En tant qu’objet, l’œuvre appartient au registre de la vie quotidienne. C’était vrai au Moyen Âge, lorsqu’elle n’était pas encore enfermée dans les musées et les collections, et qu’elle participait aux pratiques religieuses et même aux banquets et aux fêtes4, mais c’est aussi vrai à l’époque contemporaine, où elle est étroitement imbriquée au flux incessant d’images qui forme le paysage médiatique quotidien. Après avoir enseigné l’histoire de l’art dans différentes universités allemandes et internationales (Heidelberg, Munich, États-Unis, France, Rome), Hans Belting devient professeur d’histoire de l’art et de théorie des médias à l’institut technologique de Karlsruhe, confirmant ainsi son intérêt pour une histoire de l’art ouverte aux nouvelles images et à leur utilisation contemporaine. Fidèle à sa conception de l’histoire de l’art telle qu’il la pratiquait dans son approche du Moyen Âge, Hans Belting continue de penser les œuvres en interaction avec l’ensemble des images à l’ère numérique, au moment où leur statut n’a jamais été aussi difficile à définir.
Le médium vivant
5Après avoir ouvert le champ de l’œuvre d’art à celui des images, Hans Belting déploie encore ses objets d’études en s’intéressant aux images mentales, le souvenir ou l’imagination. Les images mentales comme les images matérielles sont recréées en pensée : elles sont en interaction constante avec les corps qui en font l’expérience. Regarder une image, c’est, selon Hans Belting, faire corps avec elle. « L’homme est naturellement le lieu des images. Naturellement, parce qu’il est un lieu naturel des images, une sorte d’organe vivant pour les images5 », écrit-il, reprenant ainsi son questionnement anthropologique. Ainsi, l’histoire culturelle écrite par Hans Belting n’implique pas seulement d’analyser le contexte historique de la naissance des images, mais aussi la question anthropologique de l’expérience physique du regard, au point de penser le corps humain comme un médium vivant pour les images.
6Cette pensée de l’incarnation du regard est engagée dès son étude du thème du Christ de la Passion dans les représentations médiévales, L’Image et son public au Moyen Âge6, initialement publiée en 1981. Hans Belting se penche alors sur l’imago pietatis, portrait du Christ et mise en présence d’un corps douloureux par la peinture, dont il ne cherche pas seulement à décrire l’iconographie, mais aussi à comprendre la nature des regards se posant dessus, à analyser le rapport psychologique du spectateur à l’œuvre. Cette représentation de la souffrance humaine se nourrit de l’empathie de celui qui regarde, faisant de l’image le lieu d’une communication affective entre le spectateur et le Christ. Moins d’une dizaine d’années plus tard, Hans Belting poursuit cette étude de la relation affective à l’œuvre dans son ouvrage Image et culte : une histoire de l’art avant l’époque de l’art7, essai dont il dira plus tard qu’il s’attachait à penser les œuvres comme des personnes8. En 2013, ce questionnement des échanges physiques et émotionnels avec les images se prolonge dans son ouvrage Faces, une étude du visage de la préhistoire à nos jours9. Hans Belting s’attache alors à écrire une histoire du visage qui ne soit ni une iconographie du portrait ni une histoire naturelle, mais une histoire culturelle de la présence de la nature au sein des pratiques sociales. En somme, une iconologie en ce qu’elle explore les visages comme des lieux d’interprétation de l’humain, de ses affects et de ses normes.
7Le bouleversement des frontières entre le visage et l’image, autrement dit entre la nature et la culture, a été en outre le sujet d’un article de 2003 intitulé « Images réelles et corps fictifs10 ». Hans Belting s’intéresse alors aux discours scientifiques du xxie siècle, ceux qui pensent le corps comme une chaîne ADN, et les met en perspective avec l’image numérique, aussi décrite en termes d’informations chiffrées. Le corps et l’image deviennent ainsi des codes manipulables. L’histoire de leur relation passe de la domination des corps qui déterminaient la pratique des images, à la domination des images qui donnent leur impulsion au modelage des corps. Les utopies génétiques d’aujourd’hui permettent en effet de créer des êtres pouvant prétendre à la perfection des images, notamment par le clonage : la culture engendre la nature. Se pose ainsi, plus que jamais, la question de l’incarnation des images, finalement bien plus que celle de leur « dématérialisation ». Les images « dématérialisées », images numériques nées dans une machine et passant d’un écran à l’autre, ont accompli l’opacification de leur médium, entre autres par l’utopie d’un espace transcendant le monde physique. En somme, l’image a toujours besoin de l’intermédiaire de médiums pour exister – les écrans et les corps –, mais c’est plutôt l’imaginaire de l’image qui a changé, les savoirs que nous lui prêtons, son rôle face à la nature ou même la vérité qu’elle transmet.
L’histoire de l’art est une fiction
8Hans Belting n’écrit pas seulement l’histoire des images, mais aussi celle du rôle qui leur est accordé par chaque civilisation. À la fin des années 1990, il a interrogé l’imaginaire de l’œuvre d’art dans son ouvrage Le Chef-d’œuvre invisible11. L’œuvre d’art est un concept historique, une idée qui évolue dans le temps et qui n’a rien d’universel, du chef-d’œuvre romancé par Balzac à l’art conceptuel. Hans Belting explique que les créations artistiques et les recherches scientifiques sont liées par un imaginaire commun. D’une part, les œuvres d’art participent tout autant à la définition de l’œuvre que les discours sur l’art. D’autre part, les artistes comme les historiens ont en tête des modèles conceptuels de l’œuvre et de l’histoire de l’art. En somme, l’histoire de l’art est une science vivante, toujours renouvelée par les interactions entre artistes et historiens. Elle est actuelle, quelle que soit l’ancienneté de son objet, car les œuvres d’art et les écrits contemporains révèlent à l’historien ce qui n’était pas encore visible dans l’art du passé.
9Si l’histoire de l’art explorée par Hans Belting est vivante, c’est aussi par sa diversité : de l’Orient à l’Occident, de l’Antiquité à nos jours, du masque au chef-d’œuvre, des beaux-arts aux nouveaux médias, peu d’historiens peuvent se prévaloir d’une telle curiosité et d’une telle érudition. L’immense variété de ses corpus est un défi, mais c’est aussi un moyen d’interroger le discours de l’histoire de l’art, sa prétention à unifier des productions hétérogènes. Si au début de sa carrière, Hans Belting se concentrait sur des périodes historiques pendant lesquelles la notion d’art présentait une certaine cohérence (par exemple dans L’Image et son public au Moyen Âge), il écarte ensuite le modèle d’une histoire linéaire. De La Vraie image12, ouvrage dans lequel il pense la croyance dans l’image par des focus sur des périodes distinctes, à l’ampleur historique de son iconologie intitulée Faces : une histoire du visage, Hans Belting a renoncé à la généralisation. Dans ce dernier ouvrage, il accepte d’écrire une succession de récits, du masque préhistorique au portrait occidental, jusqu’à la photographie qui fixe la mobilité des expressions, pour arriver enfin à la production frénétique des visages médiatiques de la période contemporaine. L’histoire polymorphique qu’il retrace alors n’essaie pas de laisser croire à une histoire des images universelles, au contraire. Il a bien compris que la « foi dans un grand récit13 » ne peut plus exister aujourd’hui, que l’idée même d’une histoire de l’art mondiale, intemporelle et unitaire est une fiction qui n’est plus crédible14. La cohérence est dans l’esprit de l’historien, pas dans les œuvres : il appartient à son propre récit de construire une représentation de ce qu’il appelle l’histoire de l’art15.
Notes de bas de page
1 Hans Belting, Florence et Bagdad : une histoire du regard entre Orient et Occident [2008], Paris, Gallimard, 2012. Lire aussi le petit opus qui a suivi cette publication, intitulé Hans Belting, La Double Perspective : la science arabe et l’art de la Renaissance, Dijon / Lyon, Les presses du réel / Presses universitaires de Lyon, 2010.
2 Hans Belting, « La fenêtre et le moucharabieh : une histoire de regards entre Orient et Occident », dans Emmanuel Alloa (dir.), Penser l’image, Dijon, Les presses du réel, 2010, p. 145-176.
3 Approche fréquente dans le travail de l’historien, et que l’on retrouve par exemple dans L’Image et son public au Moyen Âge [1981], Paris, G. Monfort, 1998, ouvrage dans lequel il étudie entre autres le bouleversement de la fonction de l’œuvre d’art occidentale par les contacts entre l’Italie et l’Orient grec, et plus précisément le rôle de l’importation d’icônes byzantines dans la définition de l’œuvre d’art.
4 Lire son analyse du Jardin des délices de Jérôme Bosch : Hans Belting, Hieronymus Bosch : « Le jardin des délices », Paris, Gallimard, 2005.
5 Hans Belting, Pour une anthropologie des images [2001], Paris, Gallimard, 2004, p. 77. C’est Belting qui souligne.
6 Hans Belting, L’Image et son public au Moyen Âge, op. cit.
7 Hans Belting, Image et culte : une histoire de l’art avant l’époque de l’art [1990], Paris, Éditions du Cerf, 1998.
8 Yves Breuil, Le Lieu des images : un entretien avec Hans Belting, 2001 (59 minutes).
9 Hans Belting, Faces : une histoire du visage [2013], Paris, Gallimard, 2017.
10 Hans Belting, « Images réelles et corps fictifs », Le Monde, jeudi 27 février 2003, p. 14.
11 Hans Belting, Le Chef-d’œuvre invisible [1998], Paris, Jacqueline Chambon, 2003.
12 Hans Belting, La Vraie Image : croire aux images ? [2005], Paris, Gallimard, 2007.
13 Hans Belting, L’Histoire de l’art est-elle finie ? Histoire et archéologie d’un genre [1983], Paris, Gallimard, 2007, p. 118.
14 Hans Belting, « La fin d’une tradition ? », La Revue de l’art, nº 69, 1984, p. 4-12.
15 Hans Belting, L’Histoire de l’art est-elle finie ?, op. cit., p. 116. Lire également l’épilogue « La question de la représentation », dans L’Histoire de l’art est-elle finie ?, op. cit., p. 116-126.
Auteur
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Joséphine Jibokji
Joséphine Jibokji, maîtresse de conférences en études cinématographiques à l’Université de Lille.
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Dictionnaire d'iconologie filmique
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