Constituer et maîtriser son assortiment
Démarchandisation de l’approvisionnement et tri sous algorithme
p. 143-158
Texte intégral
1« Partir aux champignons », « rentrer de la came », « avoir du frais » : « dans le métier, le nerf de la guerre, c’est d’acheter des livres ». Les libraires interrogés ont été particulièrement prolixes pour décrire et commenter la construction de leur assortiment. Il semble manifeste que leur intérêt professionnel se porte davantage sur la quête de sources d’approvisionnement et les rachats effectués que sur le contact avec les lecteurs lors des transactions finales. La longueur de leurs propos, la précision avec laquelle ils décrivaient leur mode opératoire et le récit d’anecdotes mémorables traduisent à la fois cet intérêt professionnel et le caractère essentiel de cette étape du commerce de seconde main à partir de laquelle la construction du profit est envisageable.
2Dans ce chapitre, nous identifierons les trois modalités d’approvisionnement des détaillants : l’achat de lots, l’achat à l’unité, la collecte hors du marché. Cette analyse cherche à mettre en évidence les compétences marchandes indispensables à une recommercialisation lucrative des ouvrages, en soulignant les mutations en cours liées à la transition numérique du marché et à l’arrivée de nouveaux détaillants dont les pratiques innovantes bousculent les règles dominantes.
3L’élément fondamental du métier est la recherche d’occasion de gains. Ce principe, qui rapproche nettement ces professionnels des brocanteurs davantage que des libraires de nouveautés, se construit à partir des possibilités d’accéder à une diversité des cadres d’échanges (achat et vente) (Sciardet, 2003, p. 162). En d’autres termes, il s’agit de tirer profit des opportunités offertes par les différences de règles d’évaluation et d’échange d’un même bien entre tel ou tel sous-espace de marché.
4Pour la construction d’une occasion de gain, l’élément décisif est de réaliser son approvisionnement de manière rationnelle du point de vue du contenu, en fonction d’une hypothétique demande qui permettra d’écouler rapidement les volumes, et en fonction du prix de rachat aussi bas que possible.
Comment tirer profit des différences des règles d’échange
5L’une des façons de se placer dans une situation de gain est l’achat par lots. Ils interviennent dans différents cadres : le rachat de bibliothèques particulières, la fréquentation des salles des ventes, le rachat auprès de confrères.
Bibliothèques privées et mortuaires : trouver « les meilleures affaires »
6Les « mortuaires » désignent, selon le langage des libraires et des bouquinistes, le rachat de bibliothèques privées après le décès de leur propriétaire. Elles constituent, selon les spécialistes, les meilleures affaires. Jacques Vannier, 83 ans, grand libraire des puces de Saint-Ouen qui affirme « racheter des livres pour les sauver et les vendre » (octobre 2016), se rend régulièrement dans des appartements que les anciens propriétaires ou les membres de la famille doivent débarrasser. L’enjeu est de racheter l’ensemble du lot et de réaliser ensuite un tri entre les invendables et les « pépites ». L’écart entre le prix du lot, fixé souvent en toute méconnaissance par les vendeurs d’un jour, et le prix de revente des ouvrages, fixé à l’unité par le professionnel, va générer une opportunité de gain.
Imaginez que vous avez un appartement de 200 mètres carrés et que vous déménagez dans 80 mètres carrés. Les gens, ils vendent les meubles... Mais les livres, plus personne ne veut des livres ! Plus personne ! C’est ingrat parce qu’on voit des livres... les états d’âme de nos hommes politiques... tout ça. Mais, les appartements, c’est une assez bonne source, on trouve de bons livres. On fait ça simplement. Je fais une expertise. Elle vous agrée, je fais le chèque, je prends. Elle ne vous agrée pas, je repars, j’ai d’autres choses à faire ! 99 % des gens acceptent. Bon, il faut être raisonnable. Il ne faut pas arnaquer les gens. (entretien réalisé en octobre 2016)
7Visiter les appartements est une source de réjouissance pour Jacques. Depuis des décennies – il travaille dans le milieu du livre depuis 1959 –, il en tire bien évidemment des ouvrages qu’il revendra, mais aussi une connaissance du rapport aux livres des propriétaires qu’il restitue au travers d’anecdotes savoureuses.
Jacques Vannier – C’est vrai que c’est un peu comme aller aux champignons (sourire). Mais vous verriez les appartements, vous verriez dans quel état ils [les propriétaires et les brocanteurs] les laissent ! Ils [les propriétaires] ont vendu les meubles et le reste, ils s’en foutent ! Les propriétaires, les héritiers, ils s’en foutent des livres, ou alors ils prennent les plus mauvais (rire), ceux qu’ils ont lus, ou alors ils rêvent sur les Larousse ! (rire moqueur)
Une fois, j’ai vu un bel appartement, magnifique, boulevard Malesherbes, ils avaient mis les livres par terre ! Et pourtant j’ai trouvé des bouquins extraordinaires ! Ils s’en foutent ! Je vais vous dire, les brocanteurs, quand ils vont voir les livres, vous savez ce qu’ils font ? (Mimant le feuilletage rapide d’un livre) Les bas de laine ! Ils voient juste s’il y a des billets de banque cachés ! [...]
Oui, Paris est une ville riche. Je préfère acheter aux Parisiens qu’aux provinciaux. Les provinciaux, ils rêvent en couleurs... Et puis, je préfère aller dans les quartiers populaires que les quartiers riches1.
Vincent Chabault – Pourquoi ?
J. V. – Je vais vous dire. Une fois, une dame m’appelle... dans le 7e arrondissement : « Monsieur, j’ai des livres reliés plein l’appartement ». En plus, les gens ne savent pas définir ce qu’ils ont. Ils ne savent pas, c’est pas croyable ! J’y suis allé par curiosité, c’était à dix minutes d’ici. Magnifique appartement, magnifique... que des France Loisirs2 ! (Ibid.)
8Le rachat de lots provenant d’appartements suppose que Jacques Vannier soit sollicité par des propriétaires qui vident un logement ou préparent un déménagement.
Tisser un réseau et veiller à sa réputation
9Ce type de sollicitations témoigne de la notoriété du libraire. Sa visibilité est aussi liée à son inscription de longue durée dans un réseau de relations professionnellement utiles.
10C’est le cas de Christophe Delage, libraire dans le centre de Lyon dont l’assortiment, spécialisé en littérature et sciences humaines, est destiné à une clientèle initiée. Il alimente son fonds par l’intermédiaire de bibliothèques privées dont les propriétaires sont des personnes qu’il connaît ou des individus rencontrés par l’intermédiaire d’amis communs.
Ce sont essentiellement des bibliothèques privées que je rachète. Un écrivain très âgé qui s’est séparé de ses livres en 2016, par exemple... ou le fils d’un peintre lyonnais, un peu connu, qui est décédé... Je l’ai rencontré un jour en prenant un café chez un ami artisan. Généralement, je reprends l’ensemble des livres, parce qu’il y a une quantité intéressante... même si je vais devoir trier. Soit j’essaie de prendre des livres à la pièce, mais c’est plus rare.
11Cette sociabilité est une condition de la constitution d’un savoir et d’un savoir-faire utiles pour détecter, évaluer et entretenir ses sources d’approvisionnement. Non scolaires, ces compétences sont issues d’expériences socialisatrices de type professionnel et se construisent par le maintien de relations anciennes tout en cherchant à en développer de nouvelles.
12Âgé de 42 ans, Philippe Bradieu a démarré son activité au marché du livre du parc Georges-Brassens en 2003 avec un premier fonds constitué « par réseau », selon ses propres mots, lorsqu’il était employé d’une maison de ventes aux enchères. Depuis, ses achats ont été réalisés grâce à un ensemble de relations qu’il a provoquées par le dépôt de cartes de visite dans des boîtes aux lettres d’immeubles parisiens : « moi, je laisse pas mal de cartes, parce qu’il y a plein de gens qui ont des trucs qui traînent dans leur cave » (entretien réalisé en février 2016).
13La seconde ressource dont un libraire doit disposer pour réaliser des achats est la bonne réputation. Lorsqu’il décrit les interactions avec les propriétaires d’un appartement auprès de qui il rachète les livres, Jacques Vannier précise qu’il est raisonnable : « Il ne faut pas non plus arnaquer les gens ! Vous comprenez, il y a une fiabilité, une réputation aussi... alors, si vous ne payez pas bien, les gens ne vous appellent plus au téléphone pour vous proposer des livres. » (entretien réalisé en octobre 2016) Cet enjeu de réputation lors des achats est une question qui est régulièrement revenue lors des entretiens. Pour Philippe Bradieu, dont le stand sur le marché Georges-Brassens le fait cohabiter avec d’autres libraires, la réputation est essentielle, au risque de voir l’activité du professionnel décliner. « Trouver de la came », selon son expression, c’est-à-dire de la marchandise vitale, nécessite d’entretenir des relations et d’être honnête. Il en va de la transaction en elle-même et de l’image du professionnel auprès des offreurs, mais aussi vis-à-vis de ses confrères du marché.
Philippe Bradieu – L’idéal, c’est de payer le moins cher possible mais, en même temps, il faut être honnête quand même. Donc, il faut payer, voilà ! Je considère qu’il faut payer. Après, c’est le risque d’avoir une pub pourrie.
Vincent Chabault – Oui, je comprends.
P. B. – Oui ! Moi, je n’ai pas de dettes, je n’ai jamais entubé personne. Sur le business, il faut être clean... parce qu’il y a des mecs qui traînent des réputations ici !
V. C. – Quand ils rachètent ?
P. B. – Oui ! Il y en a qui doivent du pognon ! Ce sont des histoires de fric, évidemment.
V. C. – Vous vous connaissez tous ici sur le marché ?
P. B. – On se connaît tous... sans vraiment, enfin... il y a des groupes. Mais la réputation, ça joue. Je pense qu’il y a un moment... si tout le monde sait que tu ne paies pas ou que tu paies mal, plus personne ne va venir te proposer quoi que ce soit... si tu ne paies pas correctement les gens. (entretien réalisé en février 2016)
14Racheter des ouvrages dans un cadre précis et les revendre dans un autre cadre, aux règles d’évaluation distinctes, permet de placer le libraire face à des opportunités de gain. Nécessitant à la fois l’entretien de relations et la garantie de l’honnêteté, le rachat de bibliothèques privées est la modalité d’acquisition la plus commune chez les libraires traditionnels. Elle s’ajoute, chez certains, à la fréquentation des salles des ventes.
Drouot-Nord : du rachat en salle des ventes au tri
15Les salles des ventes aux enchères constituent un univers codifié de collectionneurs et d’initiés. Il existe toutefois des salles, souvent méconnues du grand public, au prestige bien plus limité, qui s’adressent à des brocanteurs et à des libraires. Elles proposent des meubles bas de gamme, des objets hétéroclites, des livres dans des mannettes (paniers en plastique), des gravures sans valeur.
16Pour Alain Quemin, dont l’analyse compare trois salles parisiennes, les conditions de vente et la détermination des lieux dépendent des caractéristiques des objets, de leur valorisation et des prix pratiqués. Drouot-Richelieu est le lieu des ventes usuelles de livres de collection et de pièces issues d’intérieurs bourgeois. Drouot-Montaigne, située sur l’une des avenues les plus cossues de la capitale, est dédiée aux œuvres d’art. Drouot-Nord enfin, située dans le quartier populaire et cosmopolite de la Goutte d’Or, regroupe les ventes d’objets bas de gamme. Un lien étroit existe entre la qualité des objets vendus, leur valeur et les usagers des différents quartiers où ces salles sont implantées (Quemin, 1994, p. 54).
17À Drouot-Nord, quelques libraires d’occasion achètent chaque semaine des mannettes de livres. Les ventes y sont non cataloguées, c’est-à-dire qu’il n’existe pas de description formelle du contenu des paniers. Les futurs acheteurs peuvent découvrir les produits et les livres avant le démarrage des ventes organisées par le commissaire-priseur et ses assistants. La vente est ritualisée : les clercs décrivent brièvement certains volumes en annonçant l’auteur et le titre, puis délivrent aux acquéreurs des contremarques en échange desquelles ils récupèrent le lot après le paiement.
18Marie-Claude Vart, libraire parisienne installée dans le 5e arrondissement, achète, le jour d’une séance d’observation, deux mannettes pour 80 euros (mise à prix de 30 euros). Nous l’interrogeons après qu’elle a retiré ses deux lots contenant une soixantaine de livres : « là, je vais en jeter la moitié, ce sont des livres de club, mais il y en a quelques-uns que je vais revendre à 10 euros, des belles reliures, c’est du commerce ! » (entretien réalisé en avril 2016)
19Cet exemple met bien en lumière la seconde activité incontournable effectuée par les libraires après l’acquisition de lots : le tri. À l’issue d’achats de bibliothèques ou de mannettes, le libraire doit faire le tri entre ce que beaucoup d’entre eux appellent des « pépites » et les invendables. Marie-Claire abandonne d’ailleurs des dizaines d’ouvrages sur le trottoir, devant la salle des ventes, avant de charger sa voiture de ceux qu’elle va revendre dans sa boutique.
La circulation des livres entre brocanteurs et libraires
20À l’instar des antiquaires qui se fournissent chez des brocanteurs, quelques-uns des libraires interrogés rachètent des ouvrages à d’autres professionnels. Aux puces de Saint-Ouen, Jacques Vannier attend chaque semaine le déballage des brocanteurs qui vident des appartements parisiens et viennent proposer aux marchands leur cargaison au milieu des puces. Sur un millier de livres, il en déniche trente ou cent, selon les arrivages. Le reste sera racheté par un confrère ou, dans la majorité des cas, rejoindra les bennes à ordures du marché : « La poubelle, c’est normal, que voulez-vous en faire ! Là, je ne trouve pas de grands livres, mais je trouve des livres quand même ! » (entretien réalisé en février 2018)
21Une autre source pour Jacques consiste à se rendre chez un confrère des puces qui fréquente les salles des ventes. En fonction des secteurs éditoriaux et des références qu’il a achetées, il revend des lots à Jacques qui ne fréquente plus ce type d’endroit. La vaste librairie de Jacques et sa clientèle lettrée et fidèle, en magasin comme sur Internet, assurent à ces ouvrages un débouché plus certain.
Eux [ses confrères], je vais vous dire, il faut que ça tourne. Moi, comme je suis plus grand, j’ai le temps. Eux, ils sont obligés de vendre à un prix... Moi, je sais que je le vendrai un jour ou l’autre à mon prix. Souvent, je leur achète des livres d’art... Quand c’est une monographie qui me paraît importante, j’achète. Et puis eux, ils ne vont pas vendre du [... inaudible, nom d’un peintre], ils ne savent pas qui c’est. Ils en sont restés à Renoir ou ces choses-là. En plus, j’ai quand même un pouvoir d’achat relativement important par rapport à eux, si vous voulez. Moi, dans la rue, je leur laisse à peu près en moyenne 1 500 à 2 000 euros par week-end, vous comprenez. (entretien réalisé en février 2018)
22Cette dernière source révèle encore une fois la circulation du livre entre des zones d’échange différenciées, zones entre lesquelles se construit le profit (Sciardet, 2003, p. 189). Ce qu’il faut noter, c’est que les acquisitions se font, la plupart du temps, dans un cadre externe à la profession, mais aussi parfois dans un cadre interne, auprès de confrères à la clientèle ou à l’offre distincte. Ces transactions rapprochent le métier du couple brocanteur / antiquaire, mais aussi de l’univers professionnel plus codifié des librairies de collection (Goujet, 2010, p. 228).
L’approvisionnement raisonné par unité
23Une deuxième modalité d’approvisionnement observée est celle d’achats de livres par unité.
24Muriel Fanon, libraire lyonnaise, déclare acheter des ouvrages sur les vide-greniers durant ses vacances d’été, tout en admettant que ce n’est pas l’usage de la profession : « Ce n’est pas professionnel, je ne fais pas les salles des ventes, mais je fais les vide-greniers avec mon compagnon. Il faut en faire beaucoup, mais c’est un plaisir, et puis c’est aussi pour chercher des livres pas chers. »
25Le rachat d’unités aux particuliers s’effectue également sur le site du Bon Coin. Les professionnels ne semblent pas assumer complètement ces pratiques éloignées des normes dominantes du métier et n’ont pas véritablement accepté de détailler comment ils exerçaient une veille sur la plateforme populaire de biens d’occasion. Pour Alice Pierret, libraire lyonnaise opérant dans le solde, le neuf et l’occasion, il s’agit de « regarder régulièrement sur Leboncoin les gens qui vendent ». Philippe Bradieu, libraire du marché Georges-Brassens, évoque brièvement Leboncoin (« il y a des livres pas mal, des fois » ; entretien réalisé en novembre 2017), mais est nettement plus bavard sur les sources traditionnelles de son approvisionnement que sont les bibliothèques privées des particuliers le sollicitant.
26Deux derniers cas sont mieux connus des lecteurs. Les enseignes Gibert rachètent des ouvrages auprès de particuliers qui se présentent au service d’achat de l’occasion. Après avoir vérifié l’état matériel du livre et scanné son ISBN, l’employé du service communique à l’offreur les références reprises et les prix proposés. Il est impossible de négocier la somme et l’employé gère les déceptions en invoquant le verdict informatique. La décision de la reprise et le montant du prix de rachat sont déterminés par un logiciel informé des stocks de l’enseigne et du rythme des ventes du titre dans ses propres points de vente. Cette opération est aujourd’hui informatisée, sans toutefois prendre en compte l’offre des concurrents. Il n’en a pas toujours été ainsi, comme le précise Michel Léger, directeur commercial et logistique de Gibert Jeune : « Avant l’informatique, il fallait aller dans des tables, c’était un métier très différent ! Il ne demandait pas de compétences bibliophiliques mais il fallait être capable de trouver le bon prix au bon endroit. »
27Boulinier, autre détaillant mythique du Quartier latin, reprend l’ensemble des ouvrages proposés par des particuliers, mais n’en rachète qu’une infime partie, selon les besoins des magasins et du niveau de l’offre répartie en catégories internes (romans, essais, biographies, histoire, pratique, jeunesse...). La décision de rachat ne repose sur aucun dispositif informatique. Ce sont les employés qui le décrètent et fixent les prix de rachat (5 ou 10 centimes) comme de revente, sans avoir recours au moindre dispositif technique (entre 20 centimes et 4 euros).
L’approvisionnement en dehors du marché
28Les deux premières modalités d’approvisionnement voient aujourd’hui progresser une pratique, celle des biffins et des associations caritatives qui revendent des produits glanés ou cédés gracieusement. La multiplication de nouveaux détaillants adoptant ce fonctionnement – se constituer un assortiment hors du marché – renforce ce mode opératoire jusqu’à faire émerger une nouvelle norme commerciale.
29La recommercialisation de dons sur le marché par des professionnels du secteur n’est pas inexistante, mais elle reste rare. Christiane Bugé a fondé en 1987 avec son mari restaurateur une petite librairie d’occasion dans le 4e arrondissement de Lyon. L’assortiment est composé d’ouvrages de littérature commerciale, de romance, de polars et de livres de jeunesse plutôt bas de gamme. Une partie de l’offre provient de dons réalisés par les habitants du quartier. Du côté des particuliers investis sur la plateforme Leboncoin, nous avons également vu, par l’intermédiaire de Jean-Jacques Durand, que des ouvrages ne provenaient pas de bibliothèques privées, mais du glanage urbain et donc de livres non achetés par le revendeur.
30Ce mode opératoire, caractéristique des boutiques solidaires d’Emmaüs ou d’Oxfam, est aujourd’hui en plein développement en raison de l’essor des entreprises à vocation environnementale, telles que Recyclivre, présentes sur la place de marché d’Amazon, ou les magasins du réseau des Ressourceries. Ces organisations mettent en avant leur engagement en faveur du réemploi et contre le gaspillage. Actrice d’une économie circulaire, Recyclivre a réussi en une douzaine d’années à créer un modèle d’affaires viable3 en valorisant les dons des consommateurs tout en faisant exister ces derniers comme des citoyens engagés contre les dérives de la société de consommation (« Donnez une deuxième vie au livre déjà lu : une action durable, un geste solidaire », peut-on lire sur le site internet4).
31Pour le livre, la marchandisation du don devient progressivement la norme. De nouveaux acteurs ont investi le marché en adoptant cette modalité de construction de leur assortiment, en développant la collecte de dons à grande échelle, qu’ils justifient par des arguments environnementaux. Enfin, ils font évoluer les pratiques de tri de l’assortiment en s’appropriant les techniques informatiques, dans le but de ne conserver dans leur stock que des ouvrages recommercialisables.
Savoir ce que l’on pourra revendre
32L’examen des modalités d’approvisionnement met en évidence une compétence indispensable à l’activité de recommercialisation. Elle consiste à « savoir ce que l’on pourra revendre » parmi les ouvrages proposés par des revendeurs (particuliers, brocanteurs, commissaires-priseurs) ou des donateurs (particuliers, bibliothèques publiques).
33Cette compétence a été détectée chez tous les détaillants, chez les libraires traditionnels comme chez les particuliers et les organisations recommercialisant des dons. Chacun use toutefois d’outils différents pour construire son assortiment en fonction des ventes prévisibles. L’expertise informelle tirée d’une connaissance de la production éditoriale et des consommations acquise sur un temps long est aujourd’hui progressivement disqualifiée au profit d’informations produites par des programmes informatiques.
Les détaillants traditionnels : entre expertise et capacités de stockage
34Au marché Georges-Brassens, la connaissance fine des catalogues des maisons d’édition et du prestige de certaines collections littéraires se complète, chez Philippe Bradieu, d’une compréhension de la demande ; un savoir qu’il a accumulé tout au long de son expérience sur le marché et sur les sites de vente en ligne qu’il fréquente à contrecœur.
Philippe Bradieu – La demande, elle existe. Moi, je vends bien, j’écoule assez vite ma came. Il y a des secteurs éditoriaux que je connais bien et je sais que...
Vincent Chabault – En littérature ?
P. B. – Par exemple. En philo aussi. Il y a des trucs, tu sais que ça se vend bien. Tu as des maisons plus intéressantes que d’autres. Je ne sais pas moi, tu vas prendre des bouquins qui sont édités au Cerf ou aux PUF, ça sera tout de suite plus facile à vendre qu’un truc édité chez Perrin – quoi que Perrin, ça ne se vend pas mal –, donc, non, je sais pas moi, Flammarion. Flammarion, c’est plus compliqué. Ce n’est pas toujours très bon. Gallimard, tu vends parce que, Gallimard, ils ont trouvé un truc fantastique pour que ça marche encore malgré les merdes qui sortent. Bon, par contre, je ne vends pas de romans.
V. C. – Pourquoi ?
P. B. – Moi, je ne vends pas de romans. Ou alors, il faut que ce soit des auteurs classiques, enfin, classiques, dans le xxe siècle, tu vois. Félicien Marceau, Francis Ponge, Breton, Beckett, voilà... Modiano, si t’as le premier, bien sûr, Place de l’étoile, tous ces trucs-là. Mais il y a des bouquins que tu n’achètes jamais. Il y a des trucs que je n’ai jamais achetés. (entretien réalisé en février 2016)
35Aux puces, Jacques Vannier, qui travaille dans la filière depuis soixante ans, maîtrise lui aussi ses acquisitions en ayant développé un savoir-faire lié à sa longue expérience. Connu pour être un libraire à la fois généraliste et spécialisé dans certains domaines comme l’art, le cinéma ou les sciences humaines, il dispose par ailleurs d’espaces, à Saint-Ouen et dans un entrepôt, suffisamment vastes pour stocker les ouvrages en sachant que des clients les lui demanderont un jour.
Vincent Chabault – Vous avez de la place ici.
Jacques Vannier – Mais ici, il n’y a pas tout.
V. C. – Tout votre stock n’est pas là ?
J. V. – Non. Nous avons 1 200 mètres carrés en province.
V. C. – C’est loin d’ici ?
J. V. – Non, disons que c’est une chose que j’avais comprise quand j’étais jeune éditeur et soldeur : si tu veux gagner de l’argent avec le livre, il faut savoir le garder longtemps, donc pouvoir le stocker.
V. C. – Pas à Paris...
J. V. – À Paris, tu ne peux pas. Puis, deuxièmement, être propriétaire de ses locaux, parce que les bailleurs, si un jour vous avez une difficulté d’argent, vous ne pouvez pas payer le loyer, ils vous embêtent. J’ai connu ça, au cours d’une vie de libraire...
V. C. – Donc, en province vous êtes propriétaire, mais pas ici.
J. V. – Pas ici. Mais là-bas, ça m’intéresse d’être propriétaire pour une raison simple : j’ai acheté ça en 1972, donc c’est amorti, vous comprenez, et on peut y mettre des stocks morts.
V. C. – Donc, vous avez des employés qui font la navette ?
J. V. – Oui, qui font la navette. Maintenant, je n’en ai plus qu’un, mais, avant, j’avais trois-quatre personnes. (entretien réalisé en février 2018)
36La situation est similaire chez Pierre-François Dutilleux, libraire du 16e arrondissement et locataire d’un entrepôt à Saint-Cloud, mais aussi chez Boulinier (vaste entrepôt en Seine-et-Marne), chez Momox (Allemagne et Pologne). La capacité de stockage permet, en complément de la connaissance du marché, d’accumuler des volumes pour avoir la possibilité de répondre à la moindre demande singulière et pour valoriser, sur les plateformes, les ouvrages de fonds, rarement demandés5.
Marchands du don : un tri sous algorithme
37Chez les non-libraires (La Ressourcerie, Momox, Recyclivre), les technologies numériques sont mobilisées pour le tri des dons, afin d’éviter d’intégrer au stock des ouvrages déjà présents sur le marché et / ou des livres pour lesquels aucune demande n’existe.
38Dans une boutique parisienne du réseau des Ressourceries, l’employé affecté au tri recourt à l’application de Momox. Le dispositif de scannage de l’ISBN est utilisé pour trier les dons en trois catégories. La première regroupe les ouvrages que Momox souhaite racheter. Les volumes ne seront pas classés sur les étagères de la boutique, mais expédiés dans un lointain entrepôt allemand. Ces transactions rapportent chaque mois 2 000 euros à la boutique contre 1 000 euros environ pour les ventes en magasin.
39Pour les volumes non repris par Momox lors du premier tri, certains seront disposés sur les étagères de la boutique pour être revendus, d’autres, nettement moins convoités, sont déposés à l’extérieur du magasin et ramassés par des passants, flâneurs de passage ou habitués.
40Chez Emmaüs, les cinq entrepôts des librairies, membres du réseau de l’association Pages solidaires, sont, avec les communautés, le lieu de tri et de stockage des dons. En complément du tri visuel lié à l’aspect matériel du livre, un logiciel permet de faciliter le tri en fonction des stocks et de l’historique des ventes des dernières années. Enfin, dans l’entreprise écosolidaire Recyclivre, l’algorithme repose sur la connaissance des stocks et l’historique des ventes de l’enseigne, mais aussi sur des informations prélevées chez les concurrents (disponibilité des références, nombre d’exemplaires, prix).
Ces programmes, ça fait partie des choses qui ont de la valeur pour Recyclivre. Quand on scanne le bouquin, on va récupérer l’état de nos stocks et de notre historique de vente aujourd’hui. On a vendu plus d’un million de bouquins, donc on commence à avoir déjà quelques petites informations (souriant). Mais aussi par rapport à l’état du marché et, dans huit secondes, on sait s’il y en a 150 en vente sur Amazon avec le premier prix à un centime et que le bouquin se vend en six mois. Dans ce cas-là, on va en prendre un exemplaire pour faire de la référence, mais, pour tous ceux qui vont arriver derrière, on va dire « Stop, on ne les prend pas. » Donc, on ne va pas stocker des choses pour lesquelles on a vu ailleurs qu’il n’y avait pas un potentiel de vente. On a un algorithme qui tourne et qui, en fonction de notre stock et de notre historique, va nous dire s’il faut garder le livre ou pas. (Mathieu Papin, fondateur de Recyclivre)
41Chez Emmaüs ou Recyclivre, mais aussi dans la boutique de La Ressourcerie qui délègue le tri à l’application de Momox, l’employé est équipé d’un logiciel assurant une reprise des dons maîtrisée. Non seulement les ouvrages n’ont pas été achetés, mais la constitution de l’assortiment est élaborée de manière extrêmement rationnelle afin d’éviter tout surstockage coûteux et inutile. Ces organisations n’ont dans leur assortiment que des ouvrages pour lesquels une demande est jugée envisageable.
42Du côté des particuliers présents sur le Leboncoin revendant des volumes glanés, le référencement d’un titre est conditionné par son absence de la plateforme. Jean-Jacques Durand, mais aussi Sylvie Hillairet, libraires amateurs qui recommercialisent les ouvrages glanés ou récupérés, ne remettront pas en vente un ouvrage déjà présent. Ils fondent la valeur de leur assortiment sur la rareté des titres proposés.
43Quelle que soit la taille de l’activité – de la plateforme européenne comme Momox au glaneur parisien actif sur Leboncoin –, l’offre commercialisable est définie par l’intermédiaire de programmes informatiques, ce qui assure à cet assortiment conçu hors du marché un débouché commercial.
44La tendance à la recommercialisation de dons par des organisations non-libraires (associations, particuliers, entreprises de l’économie sociale et solidaire) progresse au détriment d’un modèle traditionnel fondé sur la revente de volumes acquis préalablement par des professionnels du marché.
45Cette technicisation du marché et la collecte de dons en lieu et place de l’achat antérieur d’un stock sont les deux principes caractéristiques d’un nouveau modèle de vente dont sont aujourd’hui exclus une part importante des détaillants traditionnels, y compris les indépendants qui ont rejoint les places de marché des opérateurs.
46Hormis les effets économiques évidents de cette évolution, ce nouveau modèle disqualifie progressivement la légitimité, les connaissances (auteurs, éditeurs, collections, courants et prestige littéraires) et les compétences marchandes des professionnels, concurrencés par ces programmes informatiques utilisés pour le tri, mais aussi pour la formation des prix, seconde opération stratégique sur laquelle nous allons désormais nous pencher.
Notes de bas de page
1 Jacques Vannier vit à Neuilly-sur-Seine (« c’est ma femme qui me loge ! », nous explique-t-il sur un ton facétieux).
2 Il est presque impossible de revendre des ouvrages édités par France Loisirs en raison, notamment, de leur large diffusion qui leur donne une très faible valeur. Ce jugement est partagé par l’ensemble des libraires.
3 Son chiffre d’affaires s’élevait à 700 000 euros en 2012 et 6,1 millions d’euros en 2017 (résultat net : 250 000 euros) (Hugueny, 2018, p. 30).
4 La communication numérique très habile de l’enseigne affiche chaque jour le caractère vertueux des transactions réalisées par les lecteurs (compte twitter : https://twitter.com/recyclivre).
5 Sur la théorie propre à l’économie numérique de la « longue traîne », voir Anderson, 2006. Pour une discussion du phénomène économique de « longue traîne » sur le livre neuf, voir Benghozi & Benhamou, 2008.
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