Conclusion
p. 449-454
Texte intégral
1Le livre Féminin / Masculin dans la presse du xixe siècle est issu pour une large part d’un colloque tenu il y a plusieurs années. L’ouvrage publié aujourd’hui entre cependant en résonance avec des discours, des recherches et des débats très contemporains. Nous voudrions dans cette conclusion évoquer certains d’entre eux et montrer comment ce livre, par le recul historique qu’il propose, éclaire des blocages qui font encore obstacle à une réelle égalité des femmes et des hommes dans les médias aujourd’hui, en ouvrant plus généralement à une réflexion sur les rapports de genre.
Une réévaluation très récente du féminisme
2Commençons par le plus positif. Une prise de conscience de la persistance des inégalités de genre s’est imposée, dans le sillage du mouvement #Metoo et de sa variante française #Balancetonporc. La parole semble s’être libérée, en particulier sur les réseaux sociaux, amenant une dénonciation vigoureuse des violences sexuelles et sexistes, du harcèlement et de diverses formes d’inégalités. La place accordée aux femmes dans la société, dans la culture et dans les médias devient une préoccupation largement partagée, ce qui entraîne une réévaluation positive du féminisme, alors que ce mouvement a longtemps constitué, en France surtout, un objet de méfiance, de caricature ou d’incompréhension. En peu de temps, on est passé d’une situation où bien des femmes hésitaient à se déclarer féministes par peur de la réprobation sociale, à une situation où (presque) tout le monde se déclare féministe. Dans le même temps, le sens donné à ce mot a évolué et s’est diversifié, suscitant désaccords et polémiques. Or la plupart des problèmes débattus (demande d’égalité ou affirmation d’identité, volonté de mixité et d’accès aux espaces communs ou recherche d’espaces séparés, priorité accordée à la question des femmes ou inscription de cette question dans des politiques plus générales et dans son croisement avec d’autres déterminations et revendications) trouvaient déjà une expression au xixe siècle. La connaissance de cette période permet de mieux comprendre l’histoire des positions en présence aujourd’hui et peut aider à inventer des solutions.
3Féminisme ou féminismes ? C’est toute la question. L’emploi du singulier pour lequel nous optons ici postule un noyau commun plus fort que les divergences de définition et de stratégie, dans l’affirmation d’une égalité de principe entre femmes (toutes les femmes) et hommes, commandant la revendication d’une égalité effective dans la société, la famille, le travail, la culture. De la même façon, la périodisation en vagues successives, longtemps utilisée dans l’historiographie1, fait aujourd’hui l’objet d’une assez large remise en cause, car elle tend à séparer et à morceler un mouvement plus multiple et continu, certes marqué par des interruptions et des oublis, mais aussi par des transmissions et des reprises d’héritages. Or dans cette histoire, la place du xixe siècle est décisive. À la question de savoir quand commence le féminisme, historiennes et historiens ont longtemps apporté des réponses contrastées. Le mot, dans son emploi le plus large, tend à considérer comme relevant du féminisme toute affirmation de la dignité des femmes et toute protestation contre le sort qui leur est fait. On a pu à l’inverse proposer de faire commencer le féminisme en identifiant sa « première vague » avec l’apparition du mot – en France en 1872, ce qui le fait coïncider avec la naissance de la IIIe République. Mais aujourd’hui, une position médiane se développe : redécouvrant que d’autres mouvements ont précédé cette date, de nombreux travaux invitent désormais à accorder un statut particulier à la période ouverte par la Révolution française, dans laquelle la question de l’égalité entre les sexes se noue à celle de l’égalité entre les citoyens. Notre ouvrage dialogue évidemment avec ces recherches, car dans cette histoire du féminisme et, plus largement, d’une transformation des rapports de genre, la question de la presse est d’une importance majeure. En effet, alors que la situation des femmes est commandée au xixe siècle par une partition des sphères d’une rigueur nouvelle, la presse constitue un mode majeur de présence dans l’espace public et d’action sur la vie publique.
4Le fait a été souvent noté mais, au-delà de cette évidence, l’usage de la presse dans ce moment n’avait pas encore fait l’objet d’études de synthèse. Les échos qui retentissent entre cette période – avec la difficulté pour les femmes d’être reconnues dans la fonction de journalistes, la marginalisation des questions qui les concernent, souvent traitées par la moquerie, les nombreux problèmes de langue et de désignation ou les nombreux liens entre les questions d’ordres supposés public et privé qu’on aurait voulu maintenir séparés – et le temps présent – que beaucoup voudraient croire doté de toutes les lois nécessaires pour garantir l’égalité en régime démocratique – donnent beaucoup à penser. Ils invitent à mesurer les acquis, mais aussi les résistances aux changements en faveur de l’égalité, en apportant des moyens de mieux les comprendre.
Le maintien des discriminations genrées dans le monde de la presse
5Des événements récents, qui rappellent fortement des phénomènes présentés dans cet ouvrage, ont montré qu’il faut relativiser la diminution des discriminations et des oppressions dans le monde de la presse. Le 4 mai 2015, une tribune signée par quarante femmes journalistes paraissait dans le quotidien Libération. Intitulée « Nous, femmes journalistes politiques et victimes de sexisme... », elle faisait état d’un sexisme plus ou moins latent dans les rapports entre femmes journalistes et hommes politiques2. Dans le sillage de l’affaire Weinstein d’octobre 2017, du mouvement #MeToo et de la libération de la parole qui s’est ensuivie, 400 femmes journalistes publiaient en novembre 2018 une tribune sur France Info pour expliquer pourquoi elles allaient s’associer au mouvement #NousToutes, manifestant contre les violences à l’égard des femmes. Elles faisaient état de harcèlement dans les rédactions : « Notre profession n’est pas épargnée par ces violences. À l’intérieur même de nos rédactions, des hommes tiennent des propos sexistes répétés, nous harcèlent, nous agressent, nous ou nos consœurs3. » Ces violences, expliquaient-elles, s’opèrent souvent dans le cadre de rapports hiérarchiques. En février 2019, l’affaire dite de la « ligue du LOL » a révélé qu’une trentaine de membres masculins d’un groupe Facebook, ayant en général des postes importants dans des organes de presse influents (Slate, Libération, Les Inrocks) ou dans la publicité, s’étaient livrés à du cyberharcèlement sur Twitter depuis 2009 à l’encontre de collègues généralement jeunes et femmes. Comme le constatent la plupart des commentateurs, là encore il est difficile de ne pas établir un lien entre ce phénomène de harcèlement et le maintien des inégalités genrées dans la presse.
6Et qu’en est-il de la féminisation des rédactions alors qu’on approche de la parité dans les métiers de l’information ? On constate d’abord une féminisation des domaines précarisés de l’information ; ensuite, une deuxième dynamique reposant sur un processus de spécialisation sexuée ; enfin, une troisième forme de féminisation montre la présence de femmes dans les secteurs dominants du journalisme, reconnaissant finalement leur professionnalisation (à travers leur niveau d’études, plus élevé que celui des hommes). Les échos avec la période précédente sont ici encore nombreux.
La crise du Covid-19
7Aujourd’hui, alors que la société, sans avoir, donc, supprimé les inégalités genrées, est devenue beaucoup plus sensible à ces différences et apprend à les mesurer quantitativement – ce que le xixe siècle ne souhaitait pas faire –, la crise du Covid a agi comme un révélateur de faits scandaleux, encore aggravés par la pandémie et ses conséquences sanitaires et sociales.
8Ainsi, à la sortie du premier confinement général de la France de 2020, une étude lancée par des spécialistes en sciences de l’information et de la communication soulignait qu’en période de coronavirus, la parole d’autorité dans l’information télévisée restait largement masculine4, alors même que le secteur de la santé est très féminisé. Les experts avaient été alertés par une « une » du Parisien intitulée « Ils racontent le monde d’après », publiée le 5 avril 2020 et composée de quatre personnalités masculines. Dans Paris Match, à la même date, une photographie en double page intitulée sobrement « Conseil de guerre » montre le conseil scientifique Covid-19 réuni autour du président de la République : là encore, parmi la quinzaine de personnalités réunies, on cherche vainement une femme. Ces images sidèrent dans un contexte de célébration de la parité et sachant que les femmes constituent une bonne partie des professions qui ont continué à travailler pour soigner et nourrir les populations confinées. Si on les rapporte aux résultats des élections municipales de juin 2020, où plusieurs municipalités de premier plan (Paris, Marseille, Poitiers, Strasbourg) ont été remportées par des femmes, parfois peu connues, elles révèlent combien les représentations médiatiques coïncident peu avec l’appréhension de la société civile. Dans une étude très précise réalisée par l’Institut national de l’audiovisuel (INA), les femmes ne sont davantage représentées que les hommes que dans deux catégories : les professionnelles de santé (aides-soignantes, infirmières) et les personnes intervenant dans le domaine de l’éducation, soit deux catégories disposant d’une faible autorité5. De telles études ne font que corroborer les résultats obtenus depuis une vingtaine d’années dans ce genre d’enquêtes suscitées par les autorités publiques, que ce soit celles de l’Organisation des Nations unies (ONU) avec la plateforme d’action de Beijing ou les missions confiées par le législateur au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) par la loi du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté. En 2019, une étude réalisée par Cécile Méadel montrait même que depuis les cinq dernières années le rythme des progrès vers l’égalité au sein des médias s’est pratiquement immobilisé6.
9Ces tensions, déjà présentes dans la presse du xixe siècle, sont aujourd’hui plus visibles et paraissent insupportables dans des sociétés qui se proclament paritaires. Or toute une série d’affaires a révélé à quel point la presse est fondée sur une hiérarchie de genre qu’elle perpétue : des mouvements (#MeToo, #BalanceTonPorc, #PayeTaShnek), des affaires (Strauss-Kahn, Weinstein, Polanski), des prises de position publiques de célébrités (Virginie Despentes, Adèle Haenel, Florence Foresti) montrent que si la conscience du sexisme augmente dans la population, en même temps que celle des inégalités entre femmes et hommes, c’est avec encore très peu d’effets sur les médias. On ne peut comprendre de tels blocages en s’en tenant à l’actualité immédiate. Notre ouvrage voudrait, en éclairant l’histoire qui fonde ces inégalités, aider à prendre du recul pour mieux les combattre.
Notes de bas de page
1 Pour des mises au point récentes sur ces débats, voir Bibia Pavard, Florence Rochefort & Michelle Zancarini-Fournel, Ne nous libérez pas, on s’en charge : une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, Paris, La Découverte, 2020 ; Mathilde Larrère, Rage against the Machisme, Bordeaux, Éditions du détour, 2020 ; Éliane Viennot, L’Âge d’or de l’ordre masculin : la France, les femmes et le pouvoir, 1804-1860, Paris, CNRS Éditions, 2020 ; Martine Storti, Pour un féminisme universel, Paris, Éditions du Seuil, 2020.
2 La tribune est consultable en ligne : www.liberation.fr/france/2015/05/04/nous-femmes-journalistes-en-politique_1289357 (nov. 2021).
3 « #NousToutes : 400 femmes journalistes appellent à marcher samedi contre les violences sexistes et sexuelles », en ligne : www.francetvinfo.fr/societe/violences-faites-aux-femmes/nous-toutes/tribune-noustoutes-400-femmes-journalistes-appellent-a-marcher-samedi-contre-les-violences-sexistes-et-sexuelles_3046829.html (nov. 2021).
4 David Doukhan, Cécile Méadel & Marlène Coulomb-Gully, « Étude INA. En période de coronavirus, la parole d’autorité dans l’info reste largement masculine », La Revue des médias, 23 juin 2020, en ligne : http://larevuedesmedias.ina.fr/etude-coronavirus-information-television-bandeaux-femmes-hommes (nov. 2021).
5 Antoine Bayet, Nicolas Hervet & David Doukhan, « Étude INA. Temps d’antenne, personnalités émergentes, place des femmes : un bilan de l’information sous Covid-19 à la télé », La Revue des médias, 24 juin 2020, en ligne : https://larevuedesmedias.ina.fr/coronavirus-etude-bilan-antenne-television-information-personnalites-femmes (nov. 2021).
6 Cécile Méadel, « Mesurer la place des femmes dans les médias, et après ? », La Revue des médias, 4 mars 2019, en ligne : https://larevuedesmedias.ina.fr/mesurer-la-place-des-femmes-dans-les-medias-et-apres (nov. 2021).
Auteurs
Christine Planté est professeure émérite de littérature française et d’études sur le genre à l’Université Lumière Lyon 2, membre de l’Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités (IHRIM, UMR 5317) et présidente de la Société des études Marceline Desbordes-Valmore (SEMDV). Ses travaux, dans une perspective de poétique historique, portent sur les écritures, les théories et les représentations du féminin et du masculin dans la littérature, ainsi que sur la place des femmes dans l’histoire littéraire. Parmi ses publications, on trouve La Petite Sœur de Balzac : essai sur la femme auteur (Presses universitaires de Lyon, 2015), « Ce que le genre doit à la grammaire », dans Qu’est-ce que le genre ? (Payot, 2014) et « Mondes culturels : l’égalité des sexes est-elle soluble dans le genre ? », dans Sexe et genre des mondes culturels (ENS Éditions, 2020).
Marie-Ève Thérenty est professeure de littérature française et directrice du laboratoire Représenter, inventer la réalité, du romantisme au xxie siècle (RIRRA 21) à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3. Spécialiste des rapports entre presse et littérature, de poétique des supports et d’imaginaire des sociétés médiatiques, elle a publié plusieurs ouvrages, dont Femmes de presse, femmes de lettres : de Delphine de Girardin à Florence Aubenas (CNRS Éditions, 2019) et, avec Pierre-Carl Langlais et Julien Schuh et sous le pseudonyme de Roy Pinker, Fake news et viralité avant Internet (CNRS Éditions, 2020). Elle codirige avec Guillaume Pinson la plateforme medias19.org, dédiée à l’étude de la culture médiatique, et elle est responsable du projet Numapresse.
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Féminin/Masculin dans la presse du XIXe siècle
Christine Planté, Marie-Ève Thérenty et Isabelle Matamoros (dir.)
2022