Le métier de femme dans Marie-Claire : de l’émancipation dans la presse féminine
p. 435-448
Texte intégral
1Pour les femmes, la période de l’entre-deux-guerres est marquée par des injonctions contradictoires : elles ont massivement fait l’expérience du travail salarié avec la Première Guerre mondiale et, la paix revenue, leurs familles ont toujours besoin de ce revenu. Pourtant, dans le cadre d’une politique nataliste de relèvement national, on leur demande aussi d’être d’efficaces femmes au foyer et des mères toujours plus attentives au bien-être et à l’éducation des enfants. Largement alphabétisées, elles ont accès à une presse magazine en mutation, puisque les illustrés accueillent de plus en plus souvent des photographies de grand format, pour évoquer l’actualité, la vie quotidienne ou la diversification des loisirs. Dans le secteur de la presse féminine, le renouvellement vient d’un titre inventé par l’industriel Jean Prouvost : avec Marie-Claire, il veut proposer une image plus jeune et plus dynamique des femmes françaises1.
2Le titre Marie-Claire fait référence à une série de romans de Marguerite Audoux qui racontent la vie d’une jeune femme dans les années qui entourent la Première Guerre mondiale. Le premier roman Marie-Claire paraît en 1910, avec une préface d’Octave Mirbeau (qui explique comment l’autrice s’est mise à écrire car elle ne voyait plus assez pour coudre et se réjouit que ce roman simple égale la plus grande littérature). L’Atelier de Marie-Claire paraît en 1920. Il raconte le travail de l’héroïne dans un petit atelier de confection situé dans les combles d’un immeuble de la rue du Maine. Les contemporains soulignent que c’est presque un monde dépassé que décrit là Marguerite Audoux. Née en 1863, elle meurt en 1937. Et le magazine lui rend hommage dans son second numéro sous la plume de Gaston Bonheur qui présente le roman de 1910 (couronné par le prix Femina) comme « le livre de chevet des humbles2 ».
3Le roman décrit un monde de petites maisons de couture menacées par les intermédiaires et par l’industrialisation. Tout ce qui faisait la valeur du travail de ces ouvrières (le cousu main, le sur-mesure) disparaît alors au profit de l’ouvrage standard pour clientes anonymes. C’est un petit monde replié sur soi, dans lequel les patrons sont encore très proches des ouvrières. L’ouvrage montre la solidarité entre ces femmes et rend bien compte des conditions de travail. Ainsi, la chanson joue un rôle capital dans ce monde enfermé : accompagnement spontané des tâches quotidiennes, elle constitue un lien entre des jeunes femmes réunies par le hasard de l’embauche. Chacune en apporte un lot de sa province. Dans un univers voué au travail, où les fêtes des autres ne valent qu’un surcroît de peine, chanter constitue la seule manière de faire quelque écho à la célébration. Un critique put remarquer, en 1920, que cet esprit solidaire et cette atmosphère « bon enfant » avaient déjà du « plomb dans l’aile », ce qui expliquerait l’insuccès relatif de L’Atelier3.
4Si la gentillesse et la joie règnent dans le grenier, la conclusion du roman reste pessimiste : il n’y a pas d’avenir pour les petits entrepreneurs qui n’ont pas l’étoffe d’exploiteurs ; le futur est aux gros commanditaires (qui achètent à bas prix les beaux modèles et paient la façon à des taux dérisoires) et aux intermédiaires qui rognent sur les salaires. Cette atmosphère de crise domine le monde de la couture jusqu’au Front populaire, qui marque les premières avancées sociales et surtout le début de la syndicalisation.
5Il est important de rappeler cette origine littéraire du périodique féminin, car toute l’ambiguïté de la question de l’émancipation féminine dans la presse magazine réside dans les écrits de Marguerite Audoux et dans l’usage qui en est fait par le groupe de presse de Jean Prouvost. Usuellement présenté comme une révolution dans l’histoire de la presse féminine4, l’hebdomadaire Marie-Claire est aussi emblématique des discours contradictoires adressés aux femmes dans la période de l’entre-deux-guerres. Dans ce cadre, la question du travail est centrale, car elle permet d’envisager un moment de mutation dans le salariat des femmes aussi bien que l’injonction faite aux mères de demeurer au foyer. Au xxe siècle, le travail des femmes a, en effet, pris une dimension émancipatrice. Un siècle plus tôt, la mutation du salariat des hommes avait transformé les rapports entre espace public et espace privé : à partir du moment où eux travaillent à l’extérieur, les femmes qui restent à la maison et dont la tâche n’a pas été monétarisée se retrouvent dans une situation d’esclave5. Il est donc intéressant de voir comment un hebdomadaire qui se veut nouveau et original envisage la question du travail des femmes à l’extérieur du foyer et quels sont les rôles sociaux assignés aux lectrices.
L’entre-deux-guerres, une période de mutation
6L’entre-deux-guerres est une période de mutation dans l’emploi des femmes. Au début du siècle, l’exercice d’une profession était généralement lié au célibat : les postières, les employées ou les enseignantes restaient célibataires. Cette relation entre exercice d’une profession et célibat se distend entre les deux guerres. Cependant, le travail domestique et le rôle attendu des femmes comme mères éducatrices deviennent particulièrement prégnants. Deux attitudes coexistent alors : quitter son emploi au moment du mariage ou adopter un comportement malthusien, c’est-à-dire une restriction volontaire des naissances. Dans les années 1920-1930, le taux d’activité des femmes mariées dépasse à peine les 20 %, mais, fait nouveau, avec l’augmentation de la nuptialité, leur part dans la population active salariée augmente. En 1936, elles représentent 40 % de la population active. Rares sont celles qui n’interrompent pas leur vie de travail : parmi les générations nées entre 1911 et 1935, plus de la moitié des femmes quittent définitivement leur emploi pour se consacrer au foyer. On doit souligner que, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les syndicats n’ont accordé qu’une attention limitée aux problèmes propres aux femmes. On peut même relever, dans un syndicalisme qui reste marqué par la pensée de Pierre-Joseph Proudhon, une hostilité certaine au travail féminin. Les femmes sont perçues comme des concurrentes des hommes, exploitées et manœuvrées par le capitalisme. Les guesdistes, alors majoritaires au sein de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), admettent qu’elles ont une place dans le monde du travail, mais sans distinguer leurs revendications de celles des hommes. La protection légale des femmes répond moins à une pression syndicale qu’à une inspiration où se mêlent catholicisme social et pressions natalistes, violemment dénoncées par les anarcho-syndicalistes qui prônent la grève des ventres. Quant à la syndicalisation des femmes, elle est et reste faible. En 1936, quelle qu’ait été la participation des femmes aux grands mouvements de grèves et à leur environnement festif, rien n’indique qu’il y ait eu un quelconque mouvement de reconnaissance de leur autonomie syndicale ou même de la spécificité de leurs revendications.
7Selon Yves Lequin, c’est au développement des activités tertiaires que s’alimente le renouvellement des classes moyennes, à la faveur des nouveaux emplois engendrés par la complexité grandissante de l’économie6. De nouvelles filières d’emploi s’affirment ainsi, essentiellement dans les villes. L’entrée des femmes dans les bureaux, qui date de la fin du xixe siècle, s’intensifie pendant et après la Grande Guerre. Les années 1920, période de haute conjoncture marquée par la pénurie de main-d’œuvre, sont fastes pour l’emploi féminin. En revanche, la crise des années 1930 accentue la concurrence entre les sexes et freine la pénétration des femmes dans les emplois qualifiés. Durant l’entre-deux-guerres, la féminisation des emplois administratifs connaît une hausse importante, mais qui reste relative : les femmes constitueraient en 1926 un tiers des employés dans l’industrie, autour de 40 % de ceux qui travaillent dans le commerce, les banques et assurances et les soins personnels et 40 % des employés des services publics.
8L’embauche de femmes s’accompagne d’un discours justificateur de la part des responsables qui vise à la fois à légitimer leur emploi par les « qualités féminines » et à décourager leurs éventuelles ambitions à faire carrière. Les affinités entre les qualités requises par le travail de bureau et la vie de famille sont particulièrement soulignées : goût du détail, méticulosité, docilité, intelligence réceptive et esprit malléable ; alors que leur manque de force créatrice, de hardiesse, de capacités à exercer l’autorité ou à prendre des décisions les limite « par nature » aux fonctions d’exécution.
9Période de travail important des femmes, l’entre-deux-guerres est aussi une période où les tâches d’éducation et domestiques prennent de plus en plus de place dans la vie des femmes7. On construit alors l’image de la femme française qui sera ensuite exaltée par Vichy, et Marie-Claire en donne sa définition dans la déclaration d’intention du premier numéro :
Marie-Claire, dans notre esprit, est le type de la jeune fille et de la femme française, à la fois simple et élégante, enthousiaste et mesurée, courageuse, obstinée sans orgueil à la tâche quotidienne, mais en même temps gaie, prenant la part des joies comme des peines que la vie apporte8.
10L’entre-deux-guerres voit éclore des types d’hebdomadaires résolument neufs dans leur conception. À l’image du Miroir, ils utilisent la photographie pour raconter l’actualité9. Au moment même où l’imprimé risquait de subir un repli forcé, du fait de la montée conjuguée de l’image et du son, le développement de nouveaux supports illustrés le réinscrit au cœur de la civilisation moderne. Alors que la TSF développe ses émissions à destination du grand public et que l’image photographique envahit l’univers mental des Français, l’imprimé n’est pas détrôné par le cinéma parlant et la radio. La presse périodique reste au centre des phénomènes de circulation et d’imprégnation qui irriguent la société française. L’essor de journaux qui rompent avec la lecture quotidienne montre que les catégories anciennes entre presse des élites et presse populaire ou entre presse de gauche et presse de droite ne sont plus tout à fait opératoires. Certes, les périodiques spécialisés – féminins, enfantins, sportifs – existaient bien avant 1914, mais ils tentent désormais de toucher les classes moyennes.
Marie-Claire, un titre emblématique
11Prétendant réconcilier tous les publics féminins, Marie-Claire se présente, par sa maquette et son contenu, comme un magazine de qualité à la portée de toutes les bourses. Plus divers que le bon marché Le Petit Écho de la mode (40 centimes), moins cher que Vogue (8 francs), Marie-Claire, vendu 1,50 franc, multiplie les rubriques. Les romans-feuilletons mélodramatiques (« Fatal amour du général Boulanger ») y côtoient les conseils pratiques sur la manière de tenir sa maison ; la mode y cohabite avec l’art de recevoir, d’élever ses enfants ou les secrets de la beauté. La grande nouveauté de Marie-Claire réside dans la place accordée à l’image, c’est ce qui en fait le précurseur des magazines féminins de la deuxième moitié du xxe siècle, comme Elle.
12Prouvost, grand patron venu de l’industrie lainière du Nord, est de ceux qui se plaisent à concevoir les journaux. Alors que les entreprises françaises étaient majoritairement réticentes à développer la réclame, il veut séduire les annonceurs par la qualité du journal qu’il propose et la fiabilité des chiffres de vente. Prouvost fait ainsi évoluer les rapports de l’ensemble de la presse avec les annonceurs. C’est lui qui crée le plus grand succès des années 1930 : Paris-Soir. Le quotidien franchit la barre des deux millions de lecteurs en dix ans de croissance continue. Il ruine peu à peu l’influence des anciens grands quotidiens en jouant sur les innovations techniques et rédactionnelles qui fidélisent le public populaire, de plus en plus instable et blasé. Ancien journal fondé au lendemain de la guerre mais tombé à 60 000 exemplaires, Paris-Soir est racheté par l’industriel du textile roubaisien en 1930. C’est à partir du mois de mai 1931 qu’il se lance dans la politique du « tout photo » pour la une. Le journal justifie ainsi cette formule : « L’image est devenue la reine de notre temps. Nous ne nous contentons plus de savoir, nous voulons voir. Tout grand journaliste d’information tend à placer à côté de la nouvelle le document photographique qui non seulement l’authentifie, mais en donne la physionomie exacte10. »
13Du reste, cette image s’insinue, à cette époque, dans d’autres vecteurs culturels. Ainsi, dans le domaine de la bande dessinée, la bulle se généralise progressivement dans les années 1930. Une telle évolution n’a pas seulement des conséquences sur le graphisme – et donc sur le genre lui-même –, elle détrône le texte jusque-là en majesté, dont le dessin n’était que le décalque. La bulle donne désormais la priorité à l’image et renvoie le texte au simple registre du dialogue. L’ensemble de ces évolutions conduit à une mutation de l’univers visuel des lecteurs à laquelle Marie-Claire participe.
14La presse de Prouvost a été à l’origine d’un profond renouvellement de la presse française, presse féminine comme quotidiens. À partir de Paris-Soir, la mise en pages visuelle s’impose, avec les titres de la première page mettant en vitrine la grande actualité du jour. Sur son modèle, le journal n’est plus seulement un moyen d’information, il n’offre plus uniquement de la lecture, mais il donne à voir, il est plus que jamais un instrument de loisir et de distraction, avec des jeux, des bandes dessinées. En ce sens, il s’éloigne de la fonction civique que la presse quotidienne avait toujours affirmée comme prioritaire, ce qui explique pour partie le discrédit dont la presse de Prouvost a été frappée à la Libération. Dès 1939, l’hebdomadaire de sport Match, repris par Jean Prouvost en 1938, atteint des tirages de 800 000 exemplaires.
15Marie-Claire paraît pour la première fois le 5 mars 1937. Hebdomadaire illustré féminin, il offre, dans une formule dont une grande partie est empruntée au journalisme de magazine féminin américain, une image de la femme jeune et séduisante, ni seulement ménagère ni tout à fait émancipée. Marcelle Auclair et Pierre Bost le dirigent. Elle est journaliste, et alors l’épouse du romancier Jean Prévost. Il est journaliste, romancier, mais aussi auteur dramatique et scénariste de cinéma. Ils sont de la même génération (nés en 1899 et 1901) et très liés au monde littéraire ; c’est sans doute ce qui explique la présence importante des écrivains dans Marie-Claire. Son tirage passe de 500 000 à l’origine à 700 000 en décembre 1937, à 900 000 en février 1939 et frôle le million à la veille de la guerre. Il est, comme souvent, difficile de bien cerner le lectorat de ce titre. Un numéro représentant une demi-heure à une heure de salaire d’une ouvrière, on peut dire que le magazine s’adresse d’abord aux femmes des classes moyennes montantes. Il reste que Marie-Claire connaît un très vif succès. Juste avant la déclaration de guerre, ses chiffres de tirage en font, de loin, le premier hebdomadaire français, toutes catégories sociales confondues.
16La spécificité de Marie-Claire réside donc tout d’abord dans sa présentation : l’aspect épuré de sa maquette, l’utilisation massive de la photographie et, surtout, l’apparence luxueuse sur laquelle insiste Marcelle Auclair : « J’ai conçu l’idée d’une revue où la femme trouverait tout ce dont elle aurait besoin (comme dans la page de Paris-Soir), dans un style nouveau, un esprit neuf, présenté avec élégance bien qu’imprimée sur un papier bon marché (afin qu’on pût le vendre à un prix modique)11. » Son apparence est en effet plus recherchée que ne pourrait le laisser supposer son prix. Le journal s’en félicite par la voix d’une prétendue lectrice : « À la parution de notre premier numéro, ce fut un cri de surprise : Comment pouvait-on pour 1,50 F donner un aussi beau journal12 ? »
Les discours du journal
17Travaillant sur l’histoire du vêtement au xviie siècle, l’historien moderniste Daniel Roche parle de la « culture des apparences ». Il faut, d’entrée de jeu, souligner combien ce sont ces apparences qui sont au cœur du projet de Marie-Claire. Les intentions de l’hebdomadaire sont exprimées dans le premier numéro :
Nous ne cacherons pas que nous avons un grand dessein. Donner à la femme française, en un seul journal, chaque semaine, tout ce qui peut l’intéresser ou lui être utile.
Hubert Giron, notre directeur artistique et technique, s’efforcera de le faire à la fois sous une forme luxueuse et pratique.
Toutes les rubriques qui intéressent la beauté et l’hygiène de la femme (Marcelle Auclair) devront permettre à nos lectrices de se soigner elles-mêmes, de sauvegarder leur visage et leur corps sans dépenses et sans y consacrer trop de temps.
Nous étudierons à fond les questions de mode (Olga Voker) en vous montrant d’abord des modèles signés des grands créateurs de la mode de Paris et, ensuite, des modèles pratiques que la plus simple d’entre vous pourra reproduire et porter.
Il est inutile de vous énumérer tout ce que nous nous efforcerons de vous offrir, chaque semaine, comme rubriques pratiques, comme conseils en tous genres pour vous rendre la vie plus commode. Vous le mesurerez vous-même si vous restez des amis de Marie-Claire.
Avec les romans, les contes, les reportages, les pages de variétés, les articles, vous pourrez vous distraire toute la semaine et connaître la situation de la femme dans la vie moderne.
Marie-Claire, dans notre esprit, est le type de la jeune fille et de la femme française, à la fois simple et élégante, enthousiaste et mesurée, courageuse, obstinée, sans orgueil à la tâche quotidienne, mais en même temps gaie, prenant la part des joies comme des peines que la vie apporte. Vous êtes toutes, un peu des Marie-Claire, ce journal a été conçu pour vous13.
18Le ton de Marie-Claire se veut plus léger que celui des titres qui le précédaient, comme Le Petit Écho de la mode. Il propose ainsi des divertissements sous forme de jeux et de tests. Cécile Méadel souligne que le journal se veut également moderne dans sa politique commerciale, que l’on pourrait qualifier (en risquant pour la France un anachronisme) de consumériste et qui veut montrer sa différence avec les autres journaux destinés aux femmes et à leur peu fiable réclame : « Nous rembourserons toute marchandise qui aurait été annoncée de manière fallacieuse14. » Pour Évelyne Sullerot, Marie-Claire soutient l’industrie cosmétique naissante. De fait, ce ne sont plus des modèles en pied qui sont en couverture mais des visages. On abandonne donc une tradition qui semblait essentielle, car les femmes achetaient les hebdomadaires féminins parce qu’elles voulaient étudier les patrons de vêtements. C’est au maquillage que les femmes sont alors attentives. Les cosmétiques sont, au début des années 1930, un luxe, mais ils vont se démocratiser15.
19Derrière ces transformations, chez les femmes surtout, apparaît un souci nouveau, ou qui du moins devient légitime : celui de rester séduisantes. Les nouveaux magazines féminins – Marie-Claire notamment – enjoignent aux femmes de rester attirantes si elles veulent garder leur mari. Il s’agit d’une conception nouvelle qui, d’ailleurs, confirme l’analyse tentée plus haut de l’évolution des rapports au sein du couple. Une lectrice plus âgée en administre indirectement la preuve en reprochant à Marie-Claire ses conseils qui demandent trop aux femmes : ce n’était pas dans le contrat qui fondait le mariage une génération plus tôt16. Les soins de beauté, le maquillage, le rouge à lèvres ne sont plus l’apanage des coquettes et des demi-mondaines : il est désormais des façons honnêtes de mettre ses charmes en valeur17.
20Le discours sur le travail salarié apparaît comme tout à fait marginal dans le contenu rédactionnel de la publication. On en trouve cependant quelques occurrences : « La parfaite secrétaire » donne ainsi des conseils pratiques pour un métier ou une gestion des affaires de la maison :
Le métier de secrétaire particulière est un de ceux qui offrent les débouchés les plus larges.
Ne croyez pas que chaque métier ait besoin de secrétaires spéciales. Nous allons vous montrer que le secrétariat est un métier à part, une compétence à part. Mais ne tombez pas dans l’autre erreur : la bonne volonté, ni même le bon sens ne suffisent pas tout seuls. Il faut une « méthode ».
Au reste, cette méthode peut servir en ménage : un des métiers les plus agréables pour une femme, c’est d’être secrétaire de son mari : la méthode peut servir aussi à la femme qui administre sa maison et ses affaires.
21Les bons préceptes sont donc : ne pas compter sur sa mémoire (mais noter), soigner le courrier, classer, utiliser les dossiers verticaux. La conclusion de l’article propose un retour aux critères de l’éternel féminin : « Mais le rôle d’une bonne secrétaire ne doit pas se borner à être utile. Une secrétaire qui sache rendre le travail heureux est recherchée et bénie de tous les vrais travailleurs18. »
22Dans le numéro suivant, il est plus directement question de la nécessité du travail des femmes :
Il est un problème qui se pose avec acuité aujourd’hui à presque toutes les femmes de la classe moyenne – le problème du pain quotidien. Nul n’est sûr du lendemain. Pour beaucoup, ce lendemain arrive tout de suite – Il faut se débrouiller... Elles se débrouillent ! – Comment ? – Je vais aller les voir chez elles, car, toutes, gardent le goût, le souci de leur « intérieur » et réalisent des miracles d’ingéniosité pour trouver une occupation qui leur permette de conserver la douce chaleur d’un logis aimé et choyé19.
23L’article présente trois cas de femmes qui, à la suite de revers de fortune (maladie ou décès du mari), sont obligées de trouver un revenu : la première décore les intérieurs de ses voisins, la deuxième fabrique des yaourts et la troisième est devenue experte en élaboration de discothèques pour les particuliers (elle était musicienne et ne trouvait pas de leçons). Le fait que les femmes cherchent à obtenir un revenu de leur travail est donc présenté comme le seul résultat d’un revers de fortune ou d’une nécessité impérieuse. S’il est toujours subi, le travail salarié des femmes est cependant envisagé par Marie-Claire, qui cherche à guider ses lectrices confrontées au problème. Plusieurs articles ont ainsi pour surtitre « Orientation professionnelle ». Dans l’un d’eux, Danielle Semeur présente « l’école des vendeuses » :
Vous admirez les stars de cinéma pour leur beauté, les aviatrices pour leur cran, les mannequins pour leur élégante aisance ? Je vous avoue, pour ma part, avoir toujours payé une franche admiration à une catégorie de femmes bien plus nombreuse, celle-là, dont la vertu capitale, la plus héroïque et la plus féminine de toutes, est le sourire. Je veux parler des vendeuses20.
24Le plus souvent, c’est cependant par le biais de la mode qu’il est question de ce travail salarié des femmes. Marie-Claire fournit à ses lectrices de nombreux conseils pour rester « coquette tout en travaillant21 ».
25Les premiers numéros de Marie-Claire montrent bien que les magazines féminins ne limitent pas leurs conseils aux recettes de cuisine et aux modèles de couture ou de tricot. Ils expliquent à leurs lectrices comment se laver et se maquiller, comment aménager leur intérieur, séduire leur mari ou élever leurs enfants. Ils conditionnent également leur participation à la vie économique et sociale du pays, leur « émancipation » dans la seconde partie du xxe siècle. Par la diversité de leurs rubriques, ils alternent les modalités de prescription du conseil, qui passe par les témoignages de lectrices, par le courrier du cœur aussi bien que par les articles pris en charge par la rédaction. Les membres de celle-ci deviennent de véritables autorités morales, comme Marcelle Auclair qui accompagne plusieurs générations.
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26Pour l’entre-deux-guerres, la question du travail des femmes permet de saisir les ambivalences du discours tenu aux femmes, assignées à la maison mais poussées à l’extérieur par les nouvelles contraintes économiques. Surtout, le discours du journal Marie-Claire sur ce point nous donne quelques indications sur son lectorat. Souvent présenté comme le grand précurseur des journaux féminins de la fin du xxe siècle, Marie-Claire est aussi l’héritier d’une presse féminine du xixe siècle, qui s’adresse prioritairement aux femmes des classes sociales les plus favorisées refusant un travail salarié dont elles n’ont pas besoin. Qu’ont-elles en commun avec celles de L’Atelier de Marie-Claire de Marguerite Audoux ?
Notes de bas de page
1 Voir notamment Alexie Geers, Le Sourire et le tablier : la construction médiatique du féminin dans « Marie-Claire », de 1937 à nos jours, thèse de doctorat en histoire et théorie des arts, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 2016.
2 Gaston Bonheur, « Marguerite Audoux : la maman de Marie-Claire », Marie-Claire, nº 2, 12 mars 1937, p. 34.
3 France Dax, « Marguerite Audoux », dans Femmes et travail : Jeanne Deroin, Marguerite Audoux, Marie Curie, Claire Etcherelli, Romorantin, éditions Martinsart, 1981, p. 43-86.
4 Voir par exemple Christophe Charle, Le Siècle de la presse, Paris, Éditions du Seuil, 2004, p. 336.
5 Antoine Prost, « Frontières et espaces du privé », dans Philippe Ariès & Georges Duby (dir.), Histoire de la vie privée, 5. De la Première Guerre mondiale à nos jours, Paris, Éditions du Seuil, 1987, p. 40-42.
6 Cité par Françoise Battagliola, Histoire du travail des femmes, Paris, La Découverte, 2000, p. 62-64.
7 Voir sur ce point Claire Blandin & Hélène Eck (dir.), La Vie des femmes : la presse féminine aux xixe et xxe siècles, Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2010.
8 « Ce que Marie-Claire vous apporte », Marie-Claire, nº 1, 5 mars 1937.
9 Sur ce journal, voir les travaux de Joëlle Beurier, par exemple : Images et violence 1914-1918 : quand « Le Miroir » racontait la Grande Guerre, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2007.
10 Christophe Charle, Le Siècle de la presse, op. cit., p. 263-264.
11 Marcelle Auclair & Françoise Prévost, Mémoire à deux voix, Paris, France Loisirs, 1978.
12 « Une innovation de Marie-Claire », Marie-Claire, nº 42, 21 janvier 1938, p. 9.
13 « Ce que Marie-Claire vous apporte », art. cité.
14 Cécile Méadel, « Le conformisme débordé des médias féminins à la fin des années 1930 », dans Claire Blandin & Hélène Eck (dir.), La Vie des femmes, op. cit., p. 49-67.
15 Évelyne Sullerot, Histoire de la presse féminine en France, des origines à 1948, Paris, Armand Colin, 1966, p. 52.
16 Voir Marcelle Auclair, « Le courrier de Marie-Claire », Marie-Claire, nº 10, 7 mai 1937 : « Une grand-mère de Neuilly-sur-Seine me reproche d’encourager l’égoïsme masculin lorsque je conseille aux femmes l’effort de rester belles afin de plaire longtemps à leurs maris... »
17 Antoine Prost, « La famille et l’individu », dans Philippe Ariès & Georges Duby (dir.), Histoire de la vie privée, op. cit., p. 98.
18 « La parfaite secrétaire », Marie-Claire, no 1, 5 mars 1937, p. 45.
19 « Comment elles se débrouillent », Marie-Claire, no 2, 12 mars 1937, p. 44.
20 Danielle Semeur, « L’orientation professionnelle : l’école des vendeuses », Marie-Claire, nº 6, 9 avril 1937.
21 « Soyez coquette tout en travaillant », Marie-Claire, nº 7, 16 avril 1937, p. 12-13.
Auteur
Claire Blandin est professeure des universités en sciences de l’information et de la communication à l’Université Sorbonne Paris Nord et membre du Laboratoire des sciences de l’information et de la communication (LabSIC, EA1803). Ses dernières publications portent sur l’histoire des illustrés : Manuel d’analyse de la presse magazine (Armand Colin, 2018). Elle a également publié, avec Christian Delporte et François Robinet, une Histoire de la presse en France : xxe-xxie siècles (Armand Colin, 2016).
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Christine Planté, Marie-Ève Thérenty et Isabelle Matamoros (dir.)
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