Chronique judiciaire : le public féminin en procès
p. 239-254
Texte intégral
Des femmes, toujours des femmes !... Il y en a dans le prétoire, au banc des avocats, au banc des journalistes, partout ! Bientôt elles envahiront le bureau de la cour ! C’est scandaleux1 !
En Cour d’assises :
On va juger une affaire d’attentat à la pudeur.
Le Président — J’engage les femmes honnêtes à se retirer.
Aucune ne bouge.
Le Président, avec gravité — Huissier, maintenant que les femmes honnêtes se sont retirées, faites sortir les autres2.
1Il peut paraître étrange d’étudier la représentation des femmes dans un territoire journalistique que les hommes semblent avoir exclusivement fait leur, la chronique judiciaire. Ce type d’article, chargé de l’actualité judiciaire au quotidien sous la forme de comptes rendus des procès en cours d’assises, se développe au xixe siècle dans la presse quotidienne. C’est à la même période que des journaux spécialisés voient le jour, telle l’emblématique Gazette des tribunaux de Darmaing, créée en novembre 1825. Traitant d’un sujet principalement masculin puisque les femmes ne tiennent aucun rôle dans l’institution judiciaire avant 19003, excepté celui de témoin ou d’accusée, la chronique judiciaire vise au départ un public de professionnels du droit, donc masculin. Et les journalistes qui la prennent en charge sont des hommes, regroupés en 1887 en un syndicat fraternel, la « presse judiciaire parisienne4 », qui se présente comme un clan élitiste fermé.
2Cependant, outre les criminelles, une autre catégorie de femmes apparaît très régulièrement, que ce soit dans les comptes rendus ou dans les métadiscours des chroniqueurs judiciaires. Il s’agit des « belles impressionnables5 », ou des « élégantes6 », c’est-à-dire des femmes, le plus souvent d’un rang social élevé, qui viennent assister aux procès de cour d’assises. Leur présence, même furtive, est une constante dans ces articles, et elle trouve peut-être son origine dans les récits de procès romanesques dans lesquels les femmes attirent inévitablement l’attention du narrateur. Frédéric Chauvaud en parle comme d’un cliché journalistique, « réitéré pendant tout le xixe siècle » et qui « perdure longtemps après7 ». Aussi, il s’agira pour nous de réfléchir aux rôles et aux enjeux de cette représentation.
3Le premier enjeu pourrait être la légitimation par les chroniqueurs de leur article : souvent accusés de diffuser le crime et de corrompre les mœurs, notamment parce qu’ils procurent une image publique aux criminels8, assimilés en quelque sorte à la basse besogne des faits-diversiers, les journalistes judiciaires tentent de détourner ces critiques en attirant l’attention sur l’immoralité de la présence du public féminin au tribunal. Déplaçant le scandale sur le terrain du genre, ils endossent ainsi eux-mêmes une posture moralisatrice. Chambre d’écho de la répartition binaire de la société, la chronique judiciaire est également traversée par les inquiétudes masculines quant aux changements de l’habitus féminin, même largement fantasmés. Comme le souligne Frédéric Chauvaud, « si la femme de la cour d’assises est stigmatisée, c’est bien parce que la société masculine aperçoit derrière elle le spectre grimaçant de la femme libre et indépendante9 ». Ces angoisses donnent lieu à des transferts de genre, trahissant l’aspect conservateur et hiératique de ce type d’article. Enfin, on postulera que la représentation de ces femmes a tenu depuis toujours un rôle dans l’écriture même de la chronique, posant la question de sa mutation à partir des années 188010 et de son éventuelle féminisation.
La chronique judiciaire, territoire masculin
4Une même condamnation pèse sur le public féminin des procès et sur les journalistes « tribunaliers ». Si « quelque prestige a suivi durant son procès un pareil homme », écrit Victor Cochinat à propos de l’assassin Lacenaire, « la faute en est aux dames [...] et aux journalistes de son temps qui l’ont aidé à élever le piédestal sur lequel il a tant posé devant la cour d’assises11 ». Devant une telle accusation, les chroniqueurs judiciaires cherchent donc à légitimer leur tâche et endossent le discours moralisateur officiel, se déchargeant de l’accusation d’immoralité sur le public féminin. Cette lutte imaginaire trouve même une incarnation concrète dans les comptes rendus d’audience, lorsque les journalistes racontent que leur tâche est entravée ou qu’ils ont failli perdre leur place dans le prétoire, à cause de la présence massive de dames. Un chroniqueur du Figaro en rend compte avec indignation lors du procès Troppmann le 30 décembre 1869 : « On conçoit donc que c’est à un véritable siège que chacun de nous a dû se livrer pour conquérir un bout de banc, un coin de table, et il est encore heureux que par ordre supérieur les dames aient été éloignées du prétoire, car la lutte alors eût été impossible12. » De même, Jules Claretie lors du procès Dreyfus écrit ironiquement que « les hauts chapeaux devraient être interdits », car il« n’entrevoi[t] plus les témoins qu’à travers des plumes13 ». Si la présence de la presse est légitime, appelée par la publicité des débats à prolonger l’œuvre de la justice, en revanche, celle des femmes dans l’enceinte du tribunal ne l’est pas.
5Ainsi, la présence féminine, et particulièrement celle des femmes du monde, est stigmatisée par les chroniqueurs. Ils la jugent inconvenante ou choquante, termes que l’on peut rencontrer dans des comptes rendus aussi bien de l’austère Gazette des tribunaux que du littéraire Figaro, car elle contrevient à la gravité et à la sévérité des manifestations de la justice : « leur présence donne aux graves et terribles débats l’apparence d’une fête publique ou d’une représentation théâtrale14 », se plaint Albert Wolff, qui s’érige en garant austère de l’institution. Alors que la chronique judiciaire essaie de jouer sur l’exemplarité d’un procès pour inspirer du dégoût pour le crime et de la crainte face à la machine judiciaire, au contraire le public ne semble pas faire la différence entre ces séances de cour d’assises et les représentations d’un drame fictif, transformant ainsi l’institution en spectacle15. Cette critique se retrouve encore en 1909 pour le procès Steinheil : « Des femmes du monde braquent leur face-à-main sur le visage de ces acteurs qui vont jouer un rôle capital. Une anxiété infinie agite tous ces cœurs sensibles, non parce qu’il s’agit de la vie d’un accusé, mais parce que l’action commence et que les péripéties promettent d’être dramatiques16. » Tout intérêt pour la justice semble être absent, laissant place au suspense et à l’attente du dénouement de l’intrigue judiciaire.
6Incapables selon les journaux de différencier réel et fiction, ces femmes ont une attitude inappropriée face aux criminels. Elles témoignent souvent de l’admiration, voire d’une véritable passion amoureuse, pour celui qui siège au banc des accusés. En effet, elles sont « faciles à se laisser séduire par [sa] bonne mine », constate Maxime Halbrand17. Pour le ministère de la Défense, cela représente même une mise en péril de l’institution, car il est à craindre que « les sentiments manifestés pour ou contre l’accusé ne réagissent quelquefois sur le jury et n’influent sur ses décisions18 ».
7Ces critiques et remontrances, qu’elles viennent de la presse ou des discours officiels, s’appuient sur une conception stéréotypée de la nature féminine. Ainsi, les femmes, soumises à leurs émotions, à leur exaltation, seraient enclines à tomber sous le charme des criminels. Les femmes sont donc « impressionnables », terme récurrent pour les définir et que l’on trouve dans le titre d’une comédie judiciaire de 1836 intitulée Un procès criminel, ou les Femmes impressionnables19, repris dans la presse judiciaire par Maxime Halbrand en 1892 pour désigner les « belles du palais ». À travers cette dénonciation du public féminin, c’est tout un système de représentations figées et conservatrices qui est mis en place pour emporter l’adhésion d’un lecteur construit comme masculin. Or, à nouveau, cette représentation d’un lectorat sérieux donc masculin et d’un public impressionnable donc féminin repose largement sur des stéréotypes.
8Alors qu’un même intérêt semble animer les lecteurs de la chronique et la foule venue assister aux débats judiciaires, les journalistes s’emploient à creuser un fossé genré entre les deux. La foule, comme dans les écrits de Gabriel Tarde, se dote de caractéristiques « toutes féminines », à commencer par la curiosité. Très souvent, les articles s’ouvrent sur l’intérêt d’une affaire qui a su « piquer la curiosité des dames, venues en grand nombre20 ». Alors que dans les faits, le public qui assiste à un procès est mixte, voire à majorité masculine, la chronique donne l’impression du contraire. Dans les commentaires, cette curiosité est souvent dépeinte en des termes hyperboliques qui tendent à en faire une maladie : c’est une « fièvre de curiosité » ; elles aiment les procès « à la fureur » et avec « frénésie » ; c’est une « passion folle et effrénée21 », autant de termes qui rapprochent l’attitude des femmes de l’hystérie et les opposent au régime froid et raisonné de la justice. On retrouve ainsi la répartition idéologique qui veut que la femme soit gouvernée par ses émotions, alors que l’homme est plus apte à faire appel à sa raison. Assister à un procès représente même un danger, car entre la fureur criminelle qui anime les femmes accusées et celle de l’auditoire, il n’y a qu’un pas, et les rôles peuvent être interchangeables, d’où les mises en garde répétées dans la presse.
9Mais d’autres caractéristiques typiquement féminines viennent enrayer le bon déroulement des procès. En « douces et blondes filles d’Ève », elles mettent en place des stratégies qui leur sont propres pour « obtenir un tabouret dans le prétoire » et être au plus près de la scène : Thomas Grimm écrit ainsi lors du procès Troppmann que « l’homme le plus courtisé de France en ce moment par les plus jolies, les plus élégantes, les plus riches, les plus dévotes, les plus mondaines femmes de Paris, c’est Monsieur Thévenin, qui présidera la cour d’assises22 ». Cependant, ces articles n’apportent pas un discours négatif systématiquement explicite sur cette présence aux audiences. Le plus souvent même, ils en font mention par l’utilisation d’adjectifs topiques fades tels que « belles, jolies, élégantes » dames et par la description métonymique de leurs tenues : « les bancs de marbre sont encombrés de toilettes turbulentes. Des chapeaux clairs, haut piqués sur les perruques, papillonnent au-dessus de la foule dans les salles d’audience », écrit Maxime Halbrand23. Les chapeaux, les parfums, les éventails, les gants de soie noirs aperçus au premier rang remplacent les êtres de chair et d’os. Ces femmes, réduites à des accessoires de mode, perdent leur matérialité, pour n’être plus qu’une représentation de la curiosité et de la superficialité de la foule.
10Souligner l’inconvenance du public féminin permet donc aux chroniqueurs judiciaires de déplacer les critiques qui pèsent sur eux en relevant, par contraste, la dimension morale et édifiante de leur article. Ils sont le bon public, « les gens sérieux qui sont venus à la Cour d’assises [...] pour se livrer à d’utiles observations », elles sont le mauvais, celui qui met en danger « la majesté de la justice24 ». Mais derrière cette stratégie qui fait la part belle aux clichés misogynes, on peut déceler une inquiétude quant à la nature féminine et surtout quant à ses changements. Ces interrogations donnent lieu à des images fantasmagoriques dans lesquelles les identités sexuelles initialement bien réparties se troublent.
Transfert des genres
11Alors que les chroniqueurs semblent condamner les femmes à n’être que chapeaux et voilettes, cherchant à les enfermer dans une image stéréotypée de la féminité, cette présence dans un lieu réservé aux hommes soulève pourtant d’autres inquiétudes. Comme le note Frédéric Chauvaud, « dans les rangs du public, les territoires respectifs du “masculin” et du “féminin” semblent sinon se déliter, du moins se brouiller25 ». Thomas Grimm pose la question dans Le Petit Journal :
N’est-ce pas étrange cette passion [...] de femmes élevées dans le velours, la dentelle et la soie ; accoutumées à la mièvrerie, aux fadaises et à la frivolité, qu’un rien fait tomber en syncope et qui ont la trivialité en horreur, pour les détails vulgaires et les répugnants débats de bien des causes criminelles ? [...] Il y a là un mystère du cœur souvent constaté mais encore inexpliqué26.
Le chroniqueur insiste fortement sur le décalage de ces deux mondes, recoupant l’opposition qui attribue la sphère de l’intérieur à la femme et la sphère de l’extérieur à l’homme. Le fait de se rendre au tribunal semble représenter une forme d’émancipation, inquiétante pour la gent masculine, et qui dans les représentations se traduit par une masculinisation des femmes. Un troublant jeu des identités sexuelles se développe ainsi au fil des chroniques, à l’image de cette remarque ironique : « Au Palais, les avocats n’ont pas le privilège exclusif de la robe27. »
12En premier lieu, les journalistes se plaisent à raconter de savoureuses anecdotes dans lesquelles les femmes, pour pouvoir assister de près à l’audience, se déguisent en hommes de loi. Maxime Du Camp, dans ses souvenirs de l’affaire Troppmann, rapporte comment le fait de revêtir une robe noire servait de « camouflage » aux femmes parmi les magistrats pour leur permettre « d’infiltrer » les bancs du barreau28. Arrivées ainsi au milieu des gens de justice, elles pouvaient alors émettre leur avis et influencer les membres du jury. Cette vision du complot féminin est bien sûr exagérée, et les images du procès Troppmann ne font pas état d’une telle infiltration féminine.
13De plus, les femmes qui pénètrent dans l’enceinte de la justice semblent se doter de caractéristiques masculines. Cette idée de virilité est exprimée sous la forme d’une métaphore très usitée pour décrire la foule, celle d’une armée qui assaille le palais de justice : Albert Wolff parle de femmes « prêtes à se battre », qui « se disputent à l’envi » pour entrer, qui « envahissent » la salle. Dans une réécriture de l’affaire La Roncière qui date de 1835, il écrit que « dès sept heures du matin les abords de la cour d’assises semblaient investis comme ceux d’une citadelle à laquelle on doit donner l’assaut29 ». Enfin, dans « Toutes ces dames au palais », Maxime Halbrand conclut que « le Palais de justice, ça sent la poudre, comme un champ de bataille, et comme un boudoir30 », profitant de la polysémie du terme « poudre » pour souligner encore une fois la nature ambivalente du public féminin.
14Mais les regards masculins se portent également sur un nouveau type de public féminin qui apparaît dans la dernière décennie : les femmes journalistes, les chroniqueuses judiciaires. Là encore, le nombre de remarques les concernant est disproportionné par rapport à la place réelle qu’elles occupent au tribunal. Le second procès Dreyfus en est représentatif : la présence de quelques femmes journalistes (Séverine, Marguerite Durand, Jeanne Brémontier, Bradamante de La Fronde, Mme Caillaud pour le journal local L’Avenir de Rennes) au milieu d’une centaine d’hommes provoque maintes remarques, souvent ironiques, de la part de leurs consorts masculins. Le journaliste de La Vie illustrée écrit ainsi, interpellant Mme Brémontier : « Un bon garçon, n’est-ce pas vous êtes Madame, durant l’entracte de vos fonctions, un bon garçon, mais un bon garçon fort occupé de sa petite personne et changeant de toilette trois-quatre fois par jour, au moins31. » La répétition insistante de « bon garçon » montre que ce métier est visiblement réservé aux hommes, et qu’une femme qui se pique d’être « chroniqueuse judiciaire » se dote de quelque chose de masculin. Mais cette conversion virile est surtout l’occasion pour le journaliste de montrer son dédain et sa suspicion quant à la capacité d’une femme à tenir cette rubrique, d’où le rappel du souci principal de Jeanne Brémontier : son apparence. Enfin, comme pour les autres femmes présentes à l’audience, les chroniqueurs judiciaires ont tendance à décrire leurs consœurs en « charmants bibelots plus décoratifs que dignes d’être prises au sérieux32 » : Mme Durand et Mme Brémontier sont « très en beauté » et « joliment attifées en dépit de l’heure matinale », selon Le Matin, et « Madame Séverine est très coquettement poudrée », selon Le Patriote breton, qui surnomme les « reporteresses » les « caillettes dreyfusistes ». Conscientes de ce discours stéréotypé, les chroniqueuses jouent parfois elles-mêmes sur ces clichés, comme Séverine, qui se désigne avec autodérision comme une « pleurnicheuse ».
15L’émancipation féminine se traduit donc dans l’imaginaire masculin par une virilisation des femmes. Duelle, la femme hors de sa sphère se dote de caractéristiques dites masculines, sans jamais perdre toutefois les caractéristiques stéréotypées qui lui sont assignées. Ainsi, malgré ces jeux de transfert des identités, on constate qu’elles reposent toujours sur des représentations traditionnelles du genre, faisant de la chronique judiciaire un article consensuel et conservateur.
16Cependant, on pourrait se demander si les femmes ne tiennent pas paradoxalement un rôle dans l’écriture même de la chronique. En retraçant une rapide histoire de ce type d’article, on s’aperçoit même qu’à partir du milieu des années 1860, une place privilégiée est accordée à ce qui est catalogué et décrié comme typiquement féminin : les impressions d’audience.
La place des femmes dans la poétique de la chronique judiciaire
17Avant même d’aborder cette mutation, il convient de souligner l’importance paradoxale qu’ont eues les femmes dans cette poétique. La chronique judiciaire revendique un discours neutre. Elle se sert donc des réactions de l’audience (rires, pleurs) comme vecteurs des émotions et des impressions. Reprochant aux femmes leur participation orale, qui risque de perturber les débats, les journalistes leur offrent dans les comptes rendus ce rôle d’actrices, de chœur du procès. Ainsi, un moment dramatique est très souvent relevé par la mention d’une femme éplorée dans le public : « Au moment où [l’accusé] a été amené, une jeune fille a versé d’abondantes larmes en cachant sa figure avec les mains. C’est, nous dit-on, un parent de l’accusé33. » Le registre pathétique, voire larmoyant, est souvent assumé par le personnel féminin, permettant au journaliste de poursuivre objectivement son compte rendu.
18Décrire les impressions des femmes sert donc d’alibi aux chroniqueurs judiciaires. Cependant, à partir des années 1860, la poétique de ces textes tend à se diversifier, avec l’arrivée d’une presse populaire destinée à un lectorat plus large. Une sorte de réconciliation entre journalistes et public féminin est parfois mise en scène dans les commentaires des chroniqueurs, comme chez Timothée Trimm en 1866, à l’occasion d’une cause célèbre : « On a souvent blâmé les femmes de [leur] curiosité. On a tort selon moi34. » Cette absolution permet au journaliste de légitimer sa propre démarche en matière de compte rendu d’audience : « Ce n’est pas une vaine curiosité qui m’amène à [ce procès]. Ce n’est pas par plaisir que j’irai contempler des mains auxquelles on impute la mort de femmes et d’enfants. Mais ce n’est pas sans raison que la justice rend ses audiences publiques, elle n’a point défendu au penseur ému de se souvenir au dehors des impressions qu’il a ressenties35. » Alors que ces termes d’émotion ou d’impression étaient bannis de la poétique de la chronique judiciaire, et condamnés comme étant l’apanage des femmes, le journaliste les assume ici pleinement et en fait l’intérêt premier de son article. Cette écriture plus subjective passe notamment par l’apparition de la narration à la première personne du singulier et par la signature de l’article, alors que l’ancienne chronique est le plus souvent à la troisième personne et anonyme. Symbolique de cette apparente féminisation de l’article, qui repose encore sur un cliché genré, Trimm n’hésite pas à se dépeindre dans une posture typiquement féminine lors du procès, soulignée ici par l’hyperbate : « La femme et les enfants [de l’accusé] se mirent à sangloter au prononcé de la sentence. Et je me mis à faire comme eux36. »
19Ainsi, un revirement paradoxal s’effectue entre la condamnation des « femmes impressionnables » et la naissance d’un nouveau type d’article proche du compte rendu de procès : l’impression d’audience.
20À côté de ce nouvel article, dont se dotent petite et grande presses, il faut avant tout constater la permanence du compte rendu traditionnel. Les « impressions d’audience », rubrique que l’on trouve par exemple à la une du Temps lors des grands procès, précèdent le papier du sténographe, dialoguent avec lui et l’enrichissent. Elles sont comme un complément subjectif du compte rendu judiciaire. Ces nouvelles caractéristiques tiendraient-elles d’une écriture au féminin et faudrait-il voir l’apparition de femmes journalistes comme un facteur de la diversification de ce type d’article ? L’explication que donne Maurice Goudeket de la répartition des tâches au sein du journal Paris-Soir lors du procès de Fès en 1930 semble suivre cette logique puisqu’il s’attribue la partie technique du compte rendu et laisse la partie subjective à sa femme, Colette : « Colette donnerait des impressions d’audience, moi le compte rendu technique des débats37. » Cependant, cette répartition encore caricaturale qui attribue la raison au journaliste masculin et réserve la partie subjective à la chroniqueuse n’est absolument pas une loi puisque la majorité des grands noms de la chronique judiciaire sont des hommes : Albert Bataille, Maurice Talmeyr, Géo London. La subjectivation de la chronique judiciaire, antérieure à l’arrivée des chroniqueuses, trop peu nombreuses pour avoir eu un tel impact esthétique, serait plutôt l’une des caractéristiques poétiques de la « nouvelle chronique38 » dont parle Frédéric Chauvaud. Inversement, le compte rendu traditionnel des débats peut être tenu par une femme. Jeanne Brémontier et Séverine, lors du second procès Dreyfus, se partagent les tâches pour La Fronde. Il est vrai que ce rôle est très peu tenu par des femmes au xixe siècle, car souvent les sténographes sont des semi-professionnels du droit. Mais au xxe siècle, on observe que ce métier devient mixte, voire majoritairement féminin.
21Le basculement vers une écriture plus subjective concerne donc autant les hommes que les femmes. On remarque tout de même chez celles-ci des prises de position particulières à leur sexe, comme le discours féministe qui infuse parfois les chroniques de La Fronde. En 1898, pour le procès Zola, Séverine s’insurge gentiment de l’exclusion des femmes au tribunal : « — La Cour, messieurs ! Il n’y en a que pour eux ! On ne dit jamais “mesdames” ! Toutefois, conciliante, je fais comme les autres : je me lève, je m’assieds. » Elle souligne également le courage de la directrice d’un journal local, Mme Caillaux, pour son engagement dreyfusiste, et apporte un regard différent sur la foule féminine réunie à la sortie du tribunal : « des femmes de tout rang, élégantes ou simples, bravant le péril, emportés d’un élan de justice criaient : vive Zola39 ! » La communion avec les femmes de l’audience sert à amplifier la voix singulière de la journaliste, et la fracture observée le plus souvent entre la presse judiciaire et le public est ainsi réduite. Alors que le public féminin était condamné pour sa légèreté, Séverine le montre capable d’engagement.
22Cependant, même si quelques femmes se sont distinguées dans ce qu’on a appelé les « impressions d’audience », plutôt que de féminisation, il serait plus juste de parler de « littérarisation » pour décrire les mutations poétiques de la chronique judiciaire. En effet, dans les années 1880, pour se distinguer des autres genres journalistiques traitant du crime, les chroniqueurs spécialisés se réapproprient leur article en adoptant une posture d’autorité qui puise en partie sa légitimité dans la littérature. Albert Bataille, le plus célèbre des chroniqueurs judiciaires de la fin du xixe siècle, en publiant ses articles du Figaro dans les recueils des Causes criminelles et mondaines entre 1881 et 1898, en fournit un bel exemple.
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23Ainsi, on s’aperçoit de l’aspect conservateur de la chronique judiciaire, qui véhicule des images stéréotypées, voire réactionnaires, du masculin et du féminin dans les fantasmes inquiets qui accompagnent l’émancipation féminine. En ce qui concerne sa poétique, si le discours de la presse judiciaire continue de faire des impressions une caractéristique féminine, dans les faits on constate aisément que cette évolution de l’écriture vers le subjectif concerne autant les hommes que les femmes. Si deux types de chroniques se détachent nettement à la fin du siècle, ce n’est donc pas par une distinction genrée, mais plutôt par la question de leur littérarité. Comme l’écrit Myriam Boucharenc, à « l’obscur tribunalier » revient le compte rendu d’audience, alors que des « écrivains reconnus ou montants » s’occupent entre autres de livrer leurs impressions d’audience40. Ce serait donc bien plus en définitive par son travail d’écrivain que par une prétendue féminisation de ce type d’article qu’une chroniqueuse comme Colette, selon l’avis de Germaine Beaumont, serait devenue un modèle du genre41.
Notes de bas de page
1 Maître X, « Chronique des tribunaux : Abadie et Gille », Le Gaulois, 1er septembre 1879.
2 « Échos judiciaires », Le Tribunal illustré, 15 février 1880.
3 L’historien Frédéric Chauvaud, dans un chapitre intitulé « Représenter la justice », décrit ainsi la cour d’assises : « Juridiction répressive, elle est d’abord un lieu tangible qui organise l’espace, exclut de certains endroits les femmes, organise ailleurs une communauté de genres. Pourtant ce qui prime, ce sont d’invisibles frontières qui délimitent des espaces sexués. Les jurés sont strictement masculins. Les lieux qu’ils occupent dans le Temple de la justice, “l’enceinte” qui leur est réservée dans la salle d’audience, la pièce où ils se retirent et délibèrent sont des enclaves de la masculinité. Les magistrats du siège et du parquet se meuvent dans des endroits distincts, mais aucun n’accepte de présence féminine. La défense est également une citadelle du masculin. Les bancs des avocats ne reçoivent que des hommes. », Frédéric Chauvaud, Justice et déviance à l’époque contemporaine : l’imaginaire, l’enquête et le scandale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 128.
4 L’acte de naissance de ce groupe se trouve dans Les Contes du palais, par la presse parisienne, Paris, C. Marpon et E. Flammarion, 1887.
5 Maxime Halbrand, « Toutes ces dames au palais », dans Les Contes du palais, par la presse parisienne, op. cit., p. 383. Halbrand est chroniqueur judiciaire au journal Le Soir.
6 C’est le titre que donne Frédéric Chauvaud à l’un de ses sous-chapitres, « Les “élégantes” de la cour d’assises », dans Justice et déviance à l’époque contemporaine, op. cit.
7 Ibid.
8 Voir Gabriel Tarde, L’Opinion et la Foule [1901], Paris, Presses universitaires de France, 1989, p. 81 : « La chronique judiciaire, élément malheureusement si important aujourd’hui de la conscience collective de l’opinion, fait, sans nulle alarme et par pure indiscrétion désintéressée ou curiosité théâtrale, converger pendant des semaines entières tous les regards d’innombrables spectateurs épars, immense et invisible Colisée, vers un drame criminel. Ce spectacle sanglant, le plus indispensable et le plus passionnant de tous les peuples contemporains, était inconnu de nos aïeux. »
9 Frédéric Chauvaud, Justice et déviance à l’époque contemporaine, op. cit., p. 133.
10 Pour ce changement dans l’histoire poétique du genre, voir l’article de Frédéric Chauvaud, « “Voir vite et juste”, la nouvelle chronique judiciaire (1880-1940) », dans Sylvie Humbert & Denis Salas (dir.), La Chronique judiciaire : mille ans d’histoire, Paris, La Documentation française, 2010, p. 81-91.
11 Victor Cochinat, « Préface », dans Lacenaire, ses crimes, son procès, sa mort, Paris, Jules Laisné, 1864.
12 René de Pont-Jest, « Troppmann », Le Figaro, 30 décembre 1869.
13 G. Linguet, « Le procès de Rennes », Le Temps, 18 août 1899. Jules Claretie a écrit sous ce pseudonyme pendant le procès Dreyfus, ce qui a ensuite fait couler beaucoup d’encre quand le « nommé Linguet » a été découvert.
14 Le Figaro, 2-3 janvier 1870, cité par Anne-Claude Ambroise-Rendu, Petits récits des désordres ordinaires : les faits divers dans la presse française, de la IIIe République à la Grande Guerre, Paris, S. Arslan, 2004, p. 121-122.
15 Recueil officiel des instructions et circulaires du ministère de la Justice, publié par les ordres du Garde des sceaux, ministre de la Justice, 3 vol., Paris, Imprimerie nationale, 1879-1883, cité par Katherine Fisher Taylor, In the Theater of Criminal Justice: the Palais de Justice in Second Empire, Princeton, Princeton University Press, 1993, p. 118 : « Des personnes étrangères aux habitudes judiciaires, avides d’émotions, et cherchant avant tout à satisfaire leur curiosité, ont été admises près de la cour. C’est là un véritable abus. »
16 Ernest Laut, « Les causes célèbres et l’opinion publique », Le Petit Journal, supplément illustré, 21 novembre 1909.
17 Maxime Halbrand, « Toutes ces dames au palais », art. cité, p. 386.
18 Cité dans Katherine Fisher Taylor, In the Theater of Criminal Justice, op. cit., p. 118.
19 Joseph-Bernard Rosier, Un procès criminel, ou les Femmes impressionnables, Paris, Théâtre français, 1836. Dans l’avant-propos, le dramaturge dit employer là un néologisme.
20 Il s’agit d’un exemple stéréotypé d’ouverture de chronique judiciaire.
21 Thomas Grimm, « Émotions judiciaires », Le Petit Journal, 27 décembre 1869.
22 Ibid.
23 Maxime Halbrand, « Toutes ces dames au palais », art. cité, p. 384.
24 Maître X, « Chronique des tribunaux : Abadie et Gille », art. cité.
25 Frédéric Chauvaud, Justice et déviance à l’époque contemporaine, op. cit., p. 128.
26 Thomas Grimm, « Émotions judiciaires », art. cité.
27 Maxime Halbrand, « Toutes ces dames au palais », art. cité, p. 383.
28 Maxime Du Camp, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du xixe siècle, 6 vol., Paris, Hachette, 1879, cité par Katherine Fisher Taylor, In the Theater of Criminal Justice, op. cit., p. 28.
29 Cité par Katherine Fisher Taylor, In the Theater of Criminal Justice, op. cit.
30 Maxime Halbrand, « Toutes ces dames au palais », art. cité.
31 Henri de Weindel, « L’affaire de Rennes – Coins de comédie », La Vie illustrée, 7 septembre 1899, p. 378.
32 Colette Cosnier, Rennes pendant le procès Dreyfus, Rennes, Ouest-France, 1984, p. 55. Les citations suivantes sont également tirées de cet ouvrage et rapportées par l’autrice.
33 Timothée Trimm, « Tribunaux : l’affaire Philippe », Le Petit Journal, 26 juin 1866, p. 3.
34 Timothée Trimm, « Au procès Philippe », Le Petit Journal, 27 juin 1866, p. 1.
35 Ibid.
36 Ibid.
37 Maurice Goudeket, Près de Colette, Paris, Flammarion, 1956, cité dans Colette, Colette journaliste : chroniques et reportages, 1893-1955, Gérard Bonal et Frédéric Maget (éd.), Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 211.
38 Frédéric Chauvaud, « “Voir vite et juste”, la nouvelle chronique judiciaire (1880-1940) », art. cité.
39 Séverine, « Le procès d’Émile Zola », La Fronde, 8 et 9 février 1898, p. 1.
40 Myriam Boucharenc, « Barbe-Bleue aux assises ou la chronique judiciaire en procès », dans Alain Schaffner & Bruno Curatolo (dir.), La Chronique des écrivains, 1880-2000, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2010, p. 36.
41 André Parinaud & Germaine Beaumont, Colette par elle-même, Paris, Éditions du Seuil, 1957.
Auteur
Amélie Chabrier est maîtresse de conférences en littérature française à l’Université de Nîmes. Elle travaille sur la culture médiatique et populaire du xixe au xxie siècle et collabore au projet Numapresse (programme de numérisation de la presse et création d’outils numériques). Elle a publié Les Genres du prétoire : la médiatisation des procès au xixe siècle (Mare & Martin, 2019) et a coécrit, avec Marie-Ève Thérenty, « Détective », fabrique de crimes ? (Joseph K., 2017).
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Féminin/Masculin dans la presse du XIXe siècle
Christine Planté, Marie-Ève Thérenty et Isabelle Matamoros (dir.)
2022