« Vignus est intrare »
Sociétés à boire et sociétés chantantes, un aspect de la sociabilité ouvrière à Saint-Étienne au xixe siècle
p. 407-416
Texte intégral
1« Vignus est intrare », étaient supposés dire les membres du Caveau stéphanois au candidat chansonnier admis dans leurs rangs, fut-il un « buveur d’eau » reçu par protection1.
2En effet, les sociétés chantantes, les goguettes, comme d’ailleurs les autres cercles ouvriers stéphanois du XIXe siècle, notamment les jeux de l’arc ou de la sarbacane, entretenaient des liens privilégiés avec la boisson. C’étaient aussi le cas des cercles bourgeois comme le Grand cercle républicain, au début de la Troisième République, à cette nuance près que les premiers s’en tenaient au gros rouge, au « petit bleu »2, ou à la « piquette », préférés à l’absinthe, ce « poison »3 concocté par un « espion prussien »4, le sieur Pernod, de Montbéliard, tandis que les cercles bourgeois buvaient du champagne. Ce contraste culturel n’excluait pas, à l’occasion, de surprenantes rencontres. C’est ainsi qu’un soir de l’année 1879, dans le climat d’euphorie suscité par le triomphe des républicains aux élections sénatoriales, « ces Messieurs » du « Grand Cercle Républicain », qui venaient d’inviter à monter des choristes improvisés qu’ils avaient pu entendre de leur balcon, eurent la surprise de voir entrer une joyeuse bande de fêtards que leurs gros souliers ferrés faisaient glisser sur les parquets cirés des salons et que, à voir leurs « trognes réjouies » et leur « mirobolante bannière, où se balançaient des têtes de harengs saurs, des boîtes à sardines vides et des enveloppes argentées de goulots de bouteilles soigneusement épinglés autour de l’écriteau tricolore où [étaient] tracés ces mots : “Gaieté gauloise, Concours musical du 15 août, Premier assaut de gueule” », on eût pris pour des « fous en goguette », des « braillards de carnaval ». Ce premier instant de stupeur passé, on n’en fraternisera pas moins dans une ambiance typiquement républicaine5, au témoignage de Jean-François, fondateur de la Gaieté gauloise, qui devait donner naissance au Caveau stéphanois. Mais cela restait l’exception. Le cabaret était en effet le lieu de sociabilité par excellence d’une classe ouvrière privée de logement décent6.
3Mais la « noce ouvrière » s’enveloppait d’un prétexte culturel, comme l’illustre l’exemple de Rémy Doutre, autre « boute en train » et co-fondateur, avec Gonon, de la Gaieté gauloise, un ouvrier sans cesse en « goguette » qui donnait volontiers un prolongement politique à sa veine « gauloise »7.
4En effet, comme dans le Nord décrit par Pierre Pierrard, les sociétés à boire stéphanoises, non contentes d’avoir un but charitable et philanthropique précisé dans tous leurs statuts – rôle particulièrement important dans une ville périodiquement endeuillée par des catastrophes minières dues au grisou, et où la misère ouvrière était chronique depuis le début de la Grande dépression –, étaient avant tout des sociétés chantantes, des goguettes au plein sens du terme. Cette institution était particulièrement développée à Saint-Étienne sous le Second Empire, malgré la répression policière, et avait été ressuscitée par Jean-François Gonon au début de la Troisième République sous le nom de la Gaieté gauloise, comme on l’a vu plus haut. Cela explique le « succès de la chanson »8, ce genre « populaire »9 par excellence, dans une ville ouvrière comme Saint-Étienne : on n’y comptait pas moins de trois revues chansonnières en 1900, la Revue stéphanoise, la Chanson plébéienne et le Moniteur du Caveau stéphanois 10. C’est par ce biais, au témoignage du chansonnier stéphanois Antoine Roule11, qu’« un peu d’air littéraire [flottait] » dans une ville industrielle réputée peu ouverte aux choses de l’esprit.
5En retour, les goguettes, qui avaient toujours leur siège au cabaret, affichaient leurs liens privilégiés avec la boisson, à telle enseigne que leurs membres ne recevaient qu’avec circonspection des « buveurs d’eau » comme le malheureux Jules Vacoutat, qui ne dut qu’à la protection de son président d’être admis au Caveau stéphanois, héritier de la réputation éthylique de la Gaieté gauloise, et dut faire amende honorable en ces termes empreints d’humilité : « N’étant hélas qu’un buveur d’eau/Je ne croyais pas qu’au Caveau/On aurait pu m’admettre ;/Mais puisque de leur patronat/Messieurs Chapelle et Maissiat/Veulent bien me permettre/D’user, pour sûr, vous me direz/ Vignus est intrare » 12.
6Comme l’exprimait en patois Benoît Royet13, les « amis de la chansounëtta » y venaient volontiers de bon matin pour « chassîe les aragnères » qu’ils avaient dans le gosier « on avalant quoques nères » (bouteilles), et Gonon14, pour sa part, invitait, dans un toast au banquet annuel du Caveau stéphanois, les membres de cette dernière société, à « arroser la musette » en s’enivrant de compagnie. Il n’est donc pas surprenant que le recueil de chansons du poète patoisant Benoît Royet intitulé « Lou Chansounié poulegnais »15, du nom du quartier de Polignais où se réunissait la fine fleur du Parnasse stéphanois, soit orné d’une publicité pour « Le Gaga. Vin tonique et fortifiant ».
7Cela valait à ces « soiffards »16 une réprobation publique qui avait déjà donné un prétexte hygiénique à la répression policière sous le Second Empire, une hypocrisie entretenue par le cléricalisme ambiant à la fin de l’Empire et au début de la Troisième République. Cela explique la virulence des attaques de Jacques Vacher17, vieux militant républicain et libre penseur, fondateur d’un premier Caveau stéphanois en 1869, contre les « buveurs d’eau », assimilés aux Jésuites, aux « escobars » dont il faisait sa pâture quotidienne.
8Cette étroite association du vin et de la chanson attirait aussi au « Caveau » les critiques des esthèques comme le poète Frédéric Marty18 qui jugeait, à la fin du siècle, que cette société soi-disant « littéraire » et poétique avait trop sacrifié « à la glorification de la chanson – même française – et de la dive bouteille » pour jouer efficacement son rôle dans l’œuvre de décentralisation culturelle que se donnait pour objectif la Revue stéphanoise qu’il dirigeait. Bref, le « café Coste »19 ou le « café Hippolyte »20 que s’était donné successivement pour siège social le Caveau stéphanois n’était pas un nouveau « Café Procope », comme voulait le faire croire Jacques Vacher21, et l’on ne cherchait pas impunément l’inspiration au fond d’un flacon. Au reste, Jean-François Gonon22, sur le mode plaisant, était le premier à le reconnaître dans son « triolet » adressé « à des chantres buveurs » : « Vous vouliez fonder un caveau/Vous n’avez fondé qu’une cave ».
9Les défenseurs de la chanson n’en prétendaient pas moins lui donner un rôle éducatif, par l’intermédiaire des goguettes, ces « maisons de culture spontanées »23, ancêtres des Universités populaires, où les « assauts » de chants, « de gueule »24, entre amateurs étaient censés susciter des vocations littéraires. En effet, l’obligation, inscrite dans les statuts du Caveau stéphanois, de « produire ses œuvres, chansons et poèmes », pour être admis25 – « dignus est intrare »26 – dans une sorte de franc-maçonnerie, comme le suggère le nom de « Temple de la chanson » donné à une scission du Caveau stéphanois dont Gonon était proclamé l’« architecte »27, à la réserve que cette « secte », soulignait ce dernier, n’était que celle des « bons vivants » et que « l’écusson/De ce temple de la chanson » n’était qu’« un flacon/De Morgon »28. Au reste, le seul « rite » qui présidât à l’enterrement d’un de ses membres, le vieux militant républicain, socialiste et libre penseur Jacques Vacher, fut une libation de vin rouge29, conformément au vœu qu’il avait formulé à l’inauguration du « Temple de la chanson » : « Qu’à ma mort le vin remplace/L’eau bénite des bigots/Une fois mis dans la bière/[...]/Pour toute oraison dernière/Je ne veux que des flonflons »30.
10Cela multipliait les amateurs capables d’improviser sur un thème de circonstance et suscitait nombre de vocations parmi des autodidactes issus de la classe ouvrière qui avaient eu pour seule école la « goguette ». Jean-François Gonon en est le meilleur exemple qui commença de son propre aveu à « rimailler » dès le plus jeune âge, avant même d’avoir appris « les premières règles de la versification »31, tout comme son collègue Rémy Doutre, simple ouvrier à la « Manu »32.
11Les goguettes stéphanoises furent donc, comme à Paris, une pépinière de chansonniers recrutés parmi des ouvriers semi-lettrés, plus proches – à Saint-Étienne, où survivaient des structures économiques et sociales héritées de la proto-industrialisation –, de la condition artisanale que du prolétariat de la grande usine, ce qui faisait de ces militants des intermédiaires culturels tout désignés entre la bourgeoisie et les masses dont ils se voulaient à la fois les portes-parole et les éducateurs, conformément au vœu de Jacques Vacher33, fondateur en 1869 du premier Caveau stéphanois : « Puissions-nous voir dans dix ans/Que mon espoir me soutienne/Le Caveau de Saint-Étienne/Instruire nos artisans/ (Quel beau rêve humanitaire) ».
12Cela donnait à la chanson ouvrière un ton didactique hérité de l’esprit « quarant-huitard » qui tranchait sur le genre grivois de la chanson à boire légué par le « Caveau » parisien du XVIIIe siècle, une tradition que perpétuaient en plein XIXe siècle les liens privilégiés unissant le Caveau stéphanois à son « confrère »34 parisien, ainsi qu’à la « Lice chansonnière » qui s’en était détachée, à telle enseigne que Jacques Vacher et Rémy Doutre, avant Jean-François Gonon, avaient repris, en 1869, le nom du « Caveau » parisien pour fédérer les goguettes stéphanoises. Le risque d’une telle allégeance était d’entretenir la routine d’un langage artificiel hérité des libertins de la Régence et transmis aux poètes ouvriers du XIXe siècle par l’intermédiaire de leurs modèles et idoles, Désaugiers, Béranger – à qui l’on rendait un véritable culte –, Pierre Dupont et Nadaud. C’était au point que l’on voyait des autodidactes comme Jacques Vacher, menuisier de son métier, se poser en « disciples d’Anacréon »35, évoquer les ombres de Tibulle et d’Horace, invoquer les muses et tous les dieux de l’Antiquité susceptibles de fournir le nombre de pieds ou les rimes en « us » requis par la versification : « Il fut un temps » où « résonnait sur ma lyre/Chansons d’antan et Cybèle et Monus, /Mars [...]/Phaebus [...] et Bacchus », écrivait B. Chapelon36. Mais bien entendu – chanson à boire oblige – ce sont Bacchus et Momus qui avaient le plus souvent les honneurs de « La sainte table »37 où coulait à flot « le petit bleu »38. Bacchus se chantait même en patois, sous la plume de P. Duplay : « Amis, jurouns d’être fidèlous, / Coumma néutrous reiparegrands, /A Bacchus équai djiéu moudèlou, /Nous devîndrouns vaillons et grands »39 ; « Gais effants do feron djiciplous de la neiri, / On francs bevéus gagas sachouns jusqu’à la fin/Codre lou nei chagrin oeu found de sa taneiri/ Etchantà de Bacchus la glouairi et lou vîn »40.
13Pour autant, ce n’était pas « l’hippocrène »41 qui coulait à flot dans ces libations, mais bien le rouge qui tache du prolétaire, de la « basane », comme on dit à Saint-Étienne par allusion au tablier en peau de mouton tannée qui était l’insigne des ouvriers d’antan. En effet, comme on l’a vu plus haut, le recrutement des goguettes était essentiellement ouvrier et l’on y chantait non seulement Bacchus et Venus, le vin et Lisette, mais encore « Le Peuple », « l’Atelier »42. Bref, ce sont des œuvres politiquement avancées que l’on chantait « aux glouglous des litres »43. En effet, si les statuts du Caveau stéphanois interdisaient traditionnellemnt « les discours politiques et religieux », la plupart de ses membres étaient au moins républicains, à l’exemple de leurs illustres devanciers, voire socialistes, comme Vacher et Gonon, qui a même honoré d’un hymne le premier maire socialiste qu’ait connu Saint-Étienne, en 1888.
14Ce mélange de chants bachiques et de poésie didactique et militante, de la part d’amateurs à formation d’autodidactes, ne pouvait donner aux productions locales le cachet de leurs grands modèles, Béranger et Dupont, et le poète Frédéric Marty44 ne se priva pas de l’écrire : le vin qu’on boit au « Caveau » n’est pas toujours, hélas ! du Falerne, « et ce n’est pas non plus de la coupe d’Horace qu’on l’y verse ». Il n’est donc pas surprenant que, dans les années de réaction qui ont suivi le Ralliement, marquées notamment par la chute, en 1892, de la première municipalité socialiste qu’ait connue Saint-Étienne, des bourgeois effarouchés aient épuré le Caveau stéphanois de sa composante ouvrière, à telle enseigne que, à en croire Jean-François Gonon qui fut l’une des premières victimes de cette épuration, la part des ouvriers dans l’effectif global des membres du « Caveau » soit passée de cinq sur vingt avant 1891 à un sur trente45, une évolution qu’avait préparée, en 1887, une réforme des statuts qui visait à faire d’une simple « goguette » une respectable « société littéraire », ce qui suscita à l’avance l’ire de Jean-François Gonon46 : « [...]/ /Au Caveau, gais chansonniers, /C’est le vin qui fait la gloire ;/Collé, Panard, Désaugiers/Ne chantaient jamais sans boire./ /En dépit des gens grincheux/Qui méprisent la goguette, /Nous boirons à qui mieux mieux, /Nous chanterons à tue-tête.//La goguette au Peuple-roi/ Sert de tribune et d’école, / De Doutre, Gille et Leroy, / Elle fut longtemps l’idole.//Sus aux faiseurs d’embarras, /Médisants et plagiaires, / Bannissons de nos ébats/Les charlatans littéraires.//[...] ».
15En effet, comme le soulignait le nouveau président, Chapelle47, pour s’en féliciter, lui, on ne se réunirait plus « pour boire plus que de raison » et « régenter l’état du fond d’une chopine », mais uniquement pour s’instruire, une évolution à laquelle, au reste, Gonon lui-même avait innocemment prêté la main en laissant pénétrer au « Caveau » l’élément bourgeois, ce qui permit à son adversaire Pierre Duplay de faire élire à la présidence le député rallié Victor Gay. Cette intrusion d’un notable « réactionnaire »48 totalement étranger à l’univers de la chanson précipita l’embourgeoisement du « Caveau », avec l’exode des ouvriers qui « allèrent célébrer leur Muse rouge ailleurs »49. Gonon lui-même dut démissionner, en 1891, parce qu’il s’était refusé à laisser censurer sa chanson « La Vierge des Opprimés »50, consacrée à Louise Michel et dont le refrain était en effet de nature à faire frissonner les « bourgeois », les « gavés », comme il disait :
16« Respect à la Sinistre folle [?]/Terreur des bourgeois alarmés, /La Rouge Vierge du Pétrole/C’est la Vierge des opprimés ». Gonon faisait allusion à l’arrestation de l’ancienne « Communarde », au cours d’une tournée de conférences dans la région, et à la tentative de la faire enfermer comme folle qui a suivi. Gonon lui-même, bien que membre du Parti ouvrier, était fiché comme anarchiste.
17Il tenta de perpétuer ailleurs la vieille formule de la « goguette » où, lançait-il aux « bons vivants »51 , « l’esprit gaulois, /L’amitié, la gaudriole/Et le bon vin qui console, /Seuls, vous dicteront des lois ». Cette tentative devait se solder par un échec, faute de moyens financiers, les ouvriers stéphanois étant victimes d’une crise aggravée par la grève des passementiers, en 1900. Dès lors, le « Caveau » devint une société honorable qui n’avait, écrit un de ses chroniqueurs, « plus, à aucun point de vue, rien de commun que le titre avec le groupe politico-chansonnier qu’il était à l’origine »52, ce qui permettait à un de ses présentateurs d’écrire dès 189153 : « c’est une goguette qui s’est policiée, a fait toilette, a pris des manières, et croit pouvoir se présenter dans le monde ». Bref, « le Caveau stéphanois est sorti des pauvres langes où il est né, afin de faire meilleure figure dans le monde ». Dès lors, les nouveaux dirigeants du Caveau stéphanois pouvaient se vanter de réunir en son sein l’« élite »54 de la société stéphanoise, évolution qui se traduisait par une mutation significative du répertoire. Sous les apparences d’un apolitisme de façade qui est le propre de toute pensée conservatrice, les auteurs prêchaient désormais « soumission et résignation »55 au prolétariat, aux « petites gens », ces « grabots rivés à leur place » qui « meurent sans qu’on les ait vus/Et qui ne laissent point de trace », écrivait Antoine Roule56. Certains assimilaient même les ouvriers aux « gueux »57, aux « lazzaroni » qu’on voyait « flâner » sur la place Marengo58, une caricature qui se prêtait à l’emploi d’un langage argotique emprunté à Jean Richepin.
18On voit se multiplier aussi les chansons nationalistes. Ce ne sont plus que saluts au drapeau, hommages aux trois couleurs, appels à la Revanche qui se font jour dès l’affaire Schnobelé, mais se multiplient dans les années 1890. Dans ce contexte, l’exemple de Jeanne d’Arc inspirait aussi bien Antoine Roule59 qu’Adrien Marion60, J.-M. Lentillon61 ou Auguste Rochette62, d’autant plus que, l’inquiétude « fin de siècle » aidant, l’on assistait à un massif retour à la religion : « Seigneur./[.]/[...] nous te revenons, nous retrouvons la foi », s’écriait J. Eyraud63 en 1895, une évolution que résumait brutalement le chansonnier anticlérical et libre penseur qu’était Jacques Vacher : « Le caveau stéphanois [...] s’est crétinisé [...] »64.
19C’était aussi la fin de l’amateurisme, une évolution que déplorait également Gonon dans son Histoire de la chanson stéphanoise et forézienne 65 : « Contrairement au vieux Caveau de la gaîté gauloise, où chaque chansonnier y allait publiquement de la sienne, les membres du nouveau cénacle aristocratique ont leurs interprètes [...] qu’ils écoutent et applaudissent leurs cigarettes à la bouche, dans leurs concerts privés ». Cette division du travail relève de l’haussmannisation des plaisirs diagnostiqués par Jacques Rancière66. La scission entre le « Caveau de la bourgeoisie », comme disait Gonon, et les derniers « goguetiers » était d’autant plus déplorée par les amis de la chanson que ces derniers menaient un combat difficile, sinon perdu d’avance, contre la concurrence des cafés-concerts, ces « asiles de nuit de la poésie rosse »67 dont les « goguetiers » dénonçaient à qui mieux mieux l’ineptie et la « grossierté », voire l’obscénité du répertoire – c’était au point qu’on fît à l’Eden-Concert ouvert à Saint-Étienne par un certain Bonnardel la réputation d’être un véritable « lupanar »68 où venaient s’encanailler les « collégiens en rupture de bancs » (sic)69. Aussi Jean-François Gonon, dans un hommage à « la Chanson libre », renvoyait-il dos à dos les farouches censeurs du Caveau stéphanois et les tenanciers de cafés-concerts : « Quoi ! la bande louche, /À l’esprit brouillon, /Fermerait la bouche/Avec un baillon./La censure infâme/ Tronquant les écrits/ Excite en ton âme/Un profond mépris.//La chanson malsaine/Pleine de dégoût, /Hurle à perdre haleine/Son jargon d’égout./Ta sœur forte en gueule/Voudrait ton trépas, /Tu seras la seule/Qui ne mourra pas »70.
20Face à une telle concurrence, il était difficile d’intéresser le public à des chansons de Désugiers et de Béranger dont l’esprit « [datait] d’un siècle », de l’aveu même de Johannès Merlat71, un des protagonistes de ce difficile combat, à telle enseigne, constatait-il, que les soirées classiques que l’on avait tenté un moment d’imposer au directeur de l’Eden-Concert s’étaient soldées par un échec : « [...] on ne remonte pas un courant »72 qui transformait l’amateur en consommateur passif, premier pas vers la culture de masse du XXe siècle, épiloguait philosophiquement Jean-François Gonon qui avait été un des promoteurs des soirées classiques.
21Entre les salons de la bourgeoisie et les usines à plaisirs, il n’y avait plus guère de place pour l’artisanat de la chanson qui avait trouvé dans le cabaret d’antan son lieu d’élection.
Notes de bas de page
1 Jean-François GONON, Histoire de la chanson stéphanoise et forézienne depuis ses origines jusqu’à nos jours, Saint-Etienne, « l’union typographique », 1906, p. 238.
2 Jacques VACHER, « le rêve du poète », dans Moniteur du Caveau stéphanois, 1, 2 (1883), p. 4.
3 Louis PIESSE, « Que bois-tu dans ton verre ? », ibidem, 14, 3 (1ee mars 1896), pp. 329-330 ; Philippe THEOLIER, « Éloge du vin », ibidem, 21, 6 (juin 1903), p. 320.
4 Jacques VACHER, « la Verte », dans Poésies, ms. (Bibliotnèque municipale de Saint-Étienne), pp. 59-60.
5 Jean-François GONON, Histoire de la chanson..., ouv. cité, pp. 139-141.
6 Daniel MANDON, « Milieu culturel et environnement : le cas de Saint-Étienne », dans Cahiers du Centre de recherches sur l’environnement géographique et social, Université Lyon 2, n° 2 (décembre 1974), pp. 27-29 ; Les barbelés de la culture. Saint-Etienne, ville ouvrière, Lyon, Federop, 1976, pp. 162- 164. Voir : Maurice AGULHON, « Sociabilité populaire et sociabilité bourgeoise au XIXe siècle », dans Les Cultures populaires ; permanence et émergence des cultures minoritaires locales, ethniques, sociales et religieuses. Journées d’études de l’Institut national d’éducation populaire (Marly-Le-Roi, 1977), Toulouse, Privat, 1979, pp. 89-91.
7 Rémy DOUTRE, Chants, chansons et poésie, Saint-Étienne, Imprimerie Ménard, 1887, préface d’Eugène Imbert, pp. V-XVII.
8 Benjamin LEDIN au Congrès de la chanson en 1900, cité par : Gérard MILLET, Chansons populaires et vie politique dans la région stéphanoise de 1868 à 1914, Mémoire de maîtrise (Bib. mun. Saint-Étienne, MS 458), 1977.
9 Jean-François GONON, Histoire de la chanson..., ouv. cité, Avant-propos par Jean-Baptiste Galley, pp. VII-VIII.
10 Benjamin LEDIN, « La chanson stéphanoise », dans Congrès de la chanson, Paris, 1900, pp. 7-8. Voir Gérard MILLET, Chansons populaires..., ouv. cité, p. 22.
11 Antoine ROULE, « Le Temple de la Chanson », dans La Revue stéphanoise, 7, 2 (février 1897), p. 763.
12 Jean-François GONON, Histoire de la chanson..., ouv. cité, p. 238.
13 Benoît ROYET, « Café Coste », dans Lous Arbillouns gagas (Brands et râfolles), Saint-Étienne, « L’Union typographique », 1913, p. 22.
14 Jean-François GONON, « Toast à la chanson » (avril 1885), dans Moniteur du Caveau stéphanois, 3, 3 (1ee juillet 1885).
15 Benoît ROYET, Lou Chansounié poulegnais, Saint-Etienne, imprimerie Ménard, 1878-1874, p. 69.
16 Jacques VACHER, « Lubie du bon Dieu », dans Les Segusiennes, ms. (Bib. mun. Saint-Étienne), pp. 344- 345 ; Poésie et chansons. Chants ségusiaves, Saint-Étienne, Imprimerie de la Loire Républicaine, 1898, pp. 25-26.
17 Jacques VACHER, « Vive le Caveau » (15 janvier 1869), dans Les Ségusiennes, pp. 739-741 ; « Le joyeux Cénacle », ibidem, pp. 159-160, et Chants ségusiaves, pp. 25-26.
18 Frédéric MARTY, « La décentralisation », dans La Revue stéphanoise, 1, 1 (septembre 1891), pp. 2-4.
19 Benoît ROYET, « Café Coste », dans Lous Arbillouns gagas, p. 22.
20 Jean-François GONON, « Le rondeau du caveau », dans Moniteur du Caveau stéphanois, 1, 1 (janvier 1883), pp. 1-4 ; « Le Café Hippolyte » (27 janvier 1883), ibidem, 3, 2 (lee avril 1885). Joannès MERLAT, « À l’Union des Gaulois », ibidem, 2, 1 (1èr juillet 1885), p. 6. L.-V. FABRE, « À Polignais », ibidem, 3, 1 (1er janvier 1885).
21 Jacques VACHER, « Gonon, », dans Poésies, ms. (Bib. mun. Saint-Etienne), p. 48.
22 Jean-François GONON, « A des chantres buveurs », dans « Triolets », Œuvres poétiques. Les Petits Grillons, Saint-Étienne, imprimerie U. Bala, 1891.
23 Benigno CACERES, Les autodidactes, Paris, Editions du Seuil, 1967, p. 67, cité par Daniel MANDON, Les barbelés..., ouv. cité, pp. 227-231.
24 Jean-François GONON, Histoire de la chanson..., ouv. cité, pp. 139-141.
25 Statuts du Caveau stéphanois, Société littéraire fondée en 1883, article 1.
26 Jules VACOUTAT, « A MM. Les membres du “caveau” », dans Moniteur du Caveau stéphanois, 6, 1 (janvier 1888), p. 6.
27 Jacques VACHER, « Le Temple de la chanson », dans Les derniers chants ségusiaves, ms. (Bib. mun. Saint-Etienne), pp. 61-63 ; Chants ségusiaves, pp. 11-14.
28 « La Muse des Templiers », cité dans : Jean-François GONON, Histoire de la chanson..., ouv. cité, p. 274.
29 Louis PASCAL, « Jacques vacher », dans L’Estafette de la chanson, 2, 17 (15 mai 1910), pp. 164-168.
30 Jacques VACHER, « Le Temple de la Chanson », dans Chants ségusiaves, pp. 11-14.
31 Jean-François GONON, Les Petits Grillons, préface-biographie par Eugène Imbert, pp. VI-IX.
32 Rémy DOUTRE, Chants, chansons..., ouv. cité.
33 Jacques VACHER, « Vive le Caveau », dans Les Ségusiennes, ms., p. 739, cité par Gérard MILLET, Chansons populaires..., ouv. cité, p. 63.
34 « Le caveau Stéphanois », dans Le Gaga, 3, 60 (23 novembre 1884).
35 Jacques VACHER, « Vive le Caveau » (15 janvier 1869), Les Ségusiennes, ms., pp. 733-741.
36 B. CHAPELON, « Ma chanson meurt », dans Moniteur du Caveau stéphanois, 2, 2 (octobre 1884), p. 4.
37 Jean-François GONON, « Le Café Hippolyte » (27 janvier 1883), dans Les Petits Grillons, pp. 59-60.
38 Idem, « Le Monde bon vivant » (mars 1889), dans Moniteur du Caveau stéphanois, 7, 2 (avril 1889), p. 19 ; Les Petits Grillons, pp. 132-134.
39 Pierre DUPLAY, « La Neiri de vin viéu » (12 décembre 1887), dans Moniteur du Caveau stéphanois, 6, 1 (janvier 1888), pp. 4-5.
40 Idem, « Lous effants do feron », dans Moniteur du Caveau stéphanois, 5, 4 (octobre 1887), p. 37.
41 Voir : Pierre BROCHON, La chanson sociale de Béranger à Brassens, Paris, Les Éditions ouvrières, 1961, p. 68.
42 Jean-François GONON, « Le Caveau aux Enfers », dans Moniteur du Caveau stéphanois, 5, 4 (octobre 1887), p. 33.
43 « Coup d’œil sur l’histoire de notre “Caveau” », ibidem (février 1900).
44 Frédéric MARTY, « La décentralisation », dans La Revue stéphanoise, 1, 1 (septembre 1891), pp. 2-4.
45 Jean-François GONON, Histoire de la chanson..., ouv. cité, p. 255 et p. 307. Voir : Gérard MILLET, Chansons populaires..., ouv. cité, pp. 74-75.
46 Jean-François GONON, « La chanson au caveau », dans Moniteur du Caveau stéphanois, 4, 4 (octobre 1886), p. 29 ; Les petits Grillons, pp. 75-77.
47 « Banquet du Caveau Stéphanois », dans Le Stéphanois, 12 novembre 1889, p. 3.
48 « Les espérances de M. Gay », dans Le réveil des mineurs, 1, 10 (27 décembre 1890).
49 « Coup d’œil sur l’histoire de notre “Caveau” », dans « Chronique du mois », dans Moniteur du Caveau stéphanois (février 1900), cité par Jean TENANT, « Le Caveau de notre jeunesse », ibidem, 80 (octobre 1971), pp. 7-8.
50 Jean-François GONON, « La Vierge des opprimés » (4 juin 1890), Les Petits Grillons, pp. 129-131.
51 Idem, « Le Caveau des bons vivants » (mars 1891), Les Petits grillons, pp. 139-140.
52 « Coup d’oeil sur l’histoire... », art. cité, pp. 7-8.
53 « (Qu’est-ce que le Caveau Stéphanois ? », dans Moniteur du Caveau stéphanois, 9, 6 (novembre 1891), cite par : J. TENANT, « Le Caveau... », art. cité, pp. 5-6, et Jean-François GONON, Histoire de la chanson..., ouv. cité, p. 249, note 1.
54 « La Saint-Eugène », dans Moniteur du Caveau stéphanois, 25, 7 (juillet 1907), pp. 153-154.
55 Gérard MILLET, Chansons populaires..., ouv. cite, p. 36.
56 Voir : Jacques PERONY, préface de Lous Arbillouns gagas de Benoît Royet, p. X.
57 Antoine ROULE, « J’ai pas l’air d’un gueux », dans Moniteur du Caveau stéphanois, 13, 1 (1er janvier 1895), p. 215 ; Adrien MARION, « le Chant du gueux », ibidem, 1er mars 1895, p. 232 ; Pétrus SAMBARDIER, « Noël des gueux », ibidem, 1er janvier 1896, p. 319.
58 Paul DECHENE, « Le lazzarone stéphanois », ibidem, 14, 10 (1er octobre. 1896), p. 391.
59 Antoine ROULE, « Jeanne d’Arc », dans Petits poèmes et chansons, Saint-Etienne, 1921, pp. 265-269.
60 Adrien MARION « Jeanne d’Arc », dans Moniteur du Caveau stéphanois, 1, 5 (mai 1892), p. 32 ; « A Jehanne ! », ibidem, juillet 1894, p. 194.
61 J.-M. LENTILLON, « Stances à Jeanne d’Arc ». (Lyon, 29 mai 1894), ibidem, 1er juillet 1894, p. 193.
62 Auguste ROCHETTE, « La vocation de Jeanne d’Arc », ibidem, 1er janvier 1895, pp. 218-219.
63 J. EYRAUD, « Credo », ibidem, 1er juin 1895, p. 260.
64 Voir Jean-François GONON, Histoire de la chanson..., ouv. cité, p. 272.
65 p. 414. Voir Gérard MILLET, Chansons populaires..., ouv. cité, pp. 113-114.
66 Jacques RANCIÈRE, « Le bon temps ou la barrière des plaisirs », dans Les révoltes logiques, 7, printemps-été 1978, p. 25.
67 Georges THOMAS, « Les cafés-concerts », dans La revue stéphanoise, 8, 11 (novembre 1898), p. 996.
68 « L’Eden-Concert », dans Le Gaga, 2, 9 (25 novembre 1883).
69 Charles DELVAL, « l’Aquarium » (Eden-Concert), dans Le Gaga, 3, 19 (3 février 1884).
70 Jean-François GONON, Histoire de la chanson..., ouv. cité, p. 266.
71 Johannès MERLAT, « Rapport et vœux adressés au Congrès de la chanson », dans Congrès de la chanson, 12 octobre 1900, pp. 4-6.
72 Jean-François GONON, Histoire de la chanson..., ouv. cité, pp. 458-459.
Auteur
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Jean Lorcin
Professeur émérite d’histoire contemporaine Université Lumière-Lyon 2, Centre Pierre Léon
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