1Si boire est une fonction vitale, les façons de la satisfaire sont éminemment variables. Les boissons sont diverses, les contenants qui les renferment et qui servent à les ingurgiter sont variés, les lieux et les moments où on les absorbe sont différents, les quantités consommées inégales et les manières de boire dissemblables. À Lyon, les travaux de Georges Durand ont excellemment éclairé l’aspect quantitatif de la consommation de vin aux XVII^e et XVIII^e siècles1. On est moins bien renseigné sur les autres boissons, sur les objets auxquels leur usage donne naissance et sur les manières de les consommer. Répondre à ces interrogations nécessiterait de vastes enquêtes, à l’image de celles de Didier Nourrisson sur le buveur du XIX^e siècle 2, de Robert Muchembled sur les mœurs et les comportements de l’homme moderne3, de Daniel Roche sur les cabarets et le peuple de Paris4 et d’Annick Pardailhé-Galabrun sur 3 000 foyers parisiens5. Jusqu’à présent, aucune investigation systématique n’a été menée, à Lyon, dans tous ces domaines. Seuls quelques mémoires de maîtrise jalonnent ces pistes variées. En 1979, Maurice Garden a guidé un premier travail sur les cafetiers et cabaretiers à Lyon entre 1750 et 18506. Dix ans plus tard, Jean-Pierre Gutton faisait élargir, par Sylvie Lallaï, cette recherche au Lyonnais et au Beaujolais et aux XVII^e et XVIII^e siècles7. Entre 1991 et 1993, Barbara Limasset, Stéphane Aucagne et Pierre Douillet se sont intéressés, sous ma direction, aux marchands de vin à Lyon de 1650 à 17908, aux objets du boire et du manger à Lyon, en Lyonnais et Beaujolais au XVIII^e siècle9 et aux manières de boire à Lyon au XVIII^e siècle 10 en s’appuyant sur les inventaires après décès, les contrats de mariage, les testaments, les papiers des industriels et commerçants en faillite, les règlements et les statuts des métiers et les archives judiciaires.

2Sans prétendre à l’exhaustivité et, surtout, à quantification, ces premières approches permettent entre autres choses, d’entrer dans la culture matérielle de la capitale des Gaules et de connaître les comportements de certains Lyonnais vis-à-vis d’un acte quotidien.

Boissons lyonnaises

3S’engageant dans les boutiques et les caves des marchands de vin, des hôteliers et des cabaretiers, pénétrant dans les appartements des Lyonnais, scrutant les affaires judiciaires liées à l’acte de « boire », Barbara Limasset, Sylvie Lallaï, Stéphane Aucagne et Pierre Douillet identifient nombre de boissons dominées par le vin.

4L’eau apparaît peu dans les sources étudiées : disputes autour des fontaines où l’on vient s’approvisionner ; eau qu’on jette à la figure d’un compagnon au cabaret11. Mais la présence d’objets servant à la recueillir et à la servir dans les habitations12 prouve, à l’évidence, qu’elle était consommée. La bière est peu présente : Pierre Douillet ne trouve qu’une brasserie et que treize affaires la mentionnant13 ; Barbara Limasset ne compte que onze asnées et 300 bouteilles de bière, 190 livres de houblon et 70 bichets d’orge et de froment, chez deux marchands de liqueurs de la place des Jacobins, sur les 95 marchands de vins et de liqueurs que comprend son échantillon14. Les eaux-de-vie sont vendues en « pots » chez les marchands de liqueurs et chez un marchand de vin, chacun en possédant, en moyenne, 17415. Leur distillation est attestée par les alambics retrouvés dans les boutiques16, voire dans les appartements17. Mais leur consommation publique est modeste : Pierre Douillet ne la rencontre que trois fois18. La plupart du temps, il s’agit d’eaux-de-vie dites « pures » ou « communes ». De rares mentions font apparaître des « eaux de vie anisées », des « eaux de vie de Hongrie »19 , de « l’eau d’arquebuse », de « l’eau forte de vie »20.

5À côté de ces boissons, on découvre des liqueurs composées de sucre, sirop et alcool résultant soit de distillation de substances renfermant un parfum, soit d’infusion d’un parfum, soit d’addition d’essences dans l’alcool, le tout étant ensuite filtré. Barbara Limasset compte une moyenne de 107 pots chez les marchands de liqueurs. La plupart du temps, les inventaires, comme les affaires judiciaires, ne distinguent pas les liqueurs les unes des autres. Toutefois, « l’eau de Sète », « l’eau clairette », « l’eau de fleur d’oranger », « l’anisette » et surtout le « ratafia » sont signalés21. Chez les marchands de liqueurs, les eaux-de-vie l’emportent largement sur les liqueurs (75 % ; 25 %). La présence des unes et des autres est attestée chez les particuliers par la possession de fioles et de flacons de verre22.

6En dehors des boissons alcoolisées, des sirops – de capillaires, de cèdre, de griottes et de framboises – apparaissent chez les marchands de liqueurs23 et Pierre Douillet trouve mention de jus de fruits – citron (2) et orange (1) – et de consommation de lait par un convalescent chez un jardinier des Brotteaux24. Les boissons exotiques – café, chocolat, thé – sont loin d’être inconnues. Fernand Braudel fait arriver le café, à Lyon, en 164425. Le chocolat y aurait été introduit par l’archevêque Richelieu26. Pendant longtemps, à l’instar de Jacob Spon27 , on s’est interrogé sur leurs vertus et leurs défauts. Mais leur succès fut réel dans la capitale des Gaules comme à Paris. En témoignent les 17 livres de thé, vingt livres de chocolat commun, six livres de « chocolat meilleur » et 1 072 livres de sucre retrouvées chez le marchand de liqueurs Joseph Mondet, les nombreuses cafetières mentionnées dans les boutiques des marchands de vin et de liqueurs28, la présence de cafetières et de théières (mais pas de chocolatières) dans les intérieurs lyonnais29, le vol de cafetières, une tentative d’empoisonnement par l’absorption de chocolat et l’agression d’une personne en train de boire du café, le matin30.

7La boisson la plus commune à Lyon est, cependant, le vin : dans les archives judiciaires, on le trouve cité dans 55,30 % des affaires. Ces vins sont de couleurs différentes. Chez les marchands de vin, sur les 3 378,5 asnées pour lesquelles elles ont été répertoriées, 45,96 % sont rouges, 47,42 % clairets, 7,60 % blancs. Quatre origines sont indiquées. De Bourgogne vient du vin rouge ; du Beaujolais, des vins rouges, clairets et blancs ; de Condrieu, du vin blanc ; des vins rouges et blancs portent la mention « de pays ». Cette dernière provenance l’emporte largement (61,04 %) sur le Beaujolais (37,57 %), le Condrieu et le Bourgogne étant faiblement représentés (0,69 % chacun). Cette répartition est, en gros, attestée par les papiers de sept commerçants faillis du XVIII^e siècle : 79,64 % de leurs achats se font à Lyon et dans les campagnes environnantes ; 8,27 % en Mâçonnais ; 6,55 % en Beaujolais ; 2,06 % dans la Vallée du Rhône ; 1,72 % dans les vallées alpines ; 0,68 % en Bresse, 0,68 % en Montbrisonnais ; 0,34 % à Paris. Certains vins sont vieux (202,5 asnées ; 38,68 %), d’autres nouveaux (321 asnées ; 61,31 %). On trouve aussi des « vins loyaux et marchands » (943 asnées), du « petit vin » (32 asnées), de la piquette (26 asnées) et des vins dont ne sont précisés ni la couleur, ni l’origine, ni la qualité (746 asnées)31. La présence de contenants variés dans les caves des Lyonnais confirme ce que l’on sait, par ailleurs, sur l’attachement des bourgeois à faire entrer le vin de leur cru dans la cité, à le vendre au rez-de-chaussée de leur résidence et à la consommation importante de ce breuvage dans la ville (41 centilitres par jour, à la fin du XVIII^e siècle)32.

8À ces boissons quotidiennes, il conviendrait d’ajouter les juleps, décoctions, potions et autres médicaments à boire sur lesquels il y a beaucoup à découvrir. Ainsi peut-on conclure à une grande variété des boissons consommées à Lyon. Bien des points, cependant, restent à éclaircir. D’autres breuvages devaient exister. On est frappé, par exemple, de ne pas rencontrer de limonades alors qu’elles connaissent une grande vogue au XVIII^e siècle à Paris33, et de l’étroitesse de l’échantillon des vins stockés par les marchands lyonnais à côté, par exemple, de la diversité des caves parisiennes et provinciales des financiers de la première moitié du XVII^e siècle34. Surtout, divers aspects de leur consommation doivent être résolus. Faut-il penser au caractère saisonnier de certaines d’entre elles ? Dans les archives judiciaires, toutes les affaires liées à la bière ont lieu entre mars et juin, au moment (le printemps) où elle est la meilleure ; les jus de fruits ne sont mentionnés que l’été, quand les fruits sont à maturité et que leurs sucs rafraîchissent les citadins soumis à la terrible chaleur des mois de juillet et d’août lyonnais35. Peut-on parler d’une sociologie de leur absorption ? La consommation de liqueurs ou de boissons exotiques n’est attestée que dans les cafés. Le vin se boit dans les cabarets et les tavernes. Les deux types d’établissements ne sont pas situés dans les mêmes lieux. Les cafés sont concentrés autour de la place des Terreaux quand les cabarets sont disséminés dans toute la ville, particulièrement dans les quartiers Saint-Paul, Saint-Jean, Saint-Georges, au pied de Fourvière, dans la presqu’île, entre les Terreaux et Bellecour, et dans les faubourgs. Ils n’ont pas la même apparence. Les cafés sont plus soigneusement décorés et plus confortables, comme l’atteste la présence de poêles. Ils sont plus intimes : au-dessus d’une salle commune, existe, souvent, une « chambre haute »36. Il est vraisemblable qu’ils ne sont pas fréquentés par les mêmes personnes. Encore faut-il se garder de tout déterminisme qui livrerait le vin au populaire et l’exotisme aux bourgeois : un ouvrier dit avoir bu du thé37. Un bon indicateur de cette sociologie pourrait être le prix des boissons. Combien vaut une tasse de chocolat ou de thé quand une livre est estimée respectivement trente sols et quinze livres38 ? Sont-elles plus chères que la bouteille de vin rouge vendue dix sols en 1781, que le verre de Mâçonnais rouge fixé à quinze sous et celui de Mâçonnais blanc à douze sous39 ? Combien paie-t-on les vins de pays et les grands crus ? Peut-on, enfin, évaluer exactement ce qu’ingurgite qualitativement et quantitativement un individu moyen en retrouvant les habitudes du temps ? Pierre Douillet remarque que c’est entre six et huit heures qu’apparaissent les seules mentions de café et de dix à douze heures les uniques indications de vin blanc. Le reste du temps – et aussi dans les précédents créneaux –, seul le vin rouge ou clairet est cité40. Reconstituer une journée de boisson depuis le café au lait (?) du matin jusqu’à la tisane (?) ou à la liqueur du soir (?) en passant par l’eau (?), le vin (?), le cidre (?), le poiré (?) des repas et les boissons absorbées dans les tavernes ou les cafés est ici un passage obligatoire de la recherche. En dépit de toutes ces interrogations, une conclusion provisoire s’impose : on est à Lyon dans une région de consommation vinaire et tout autre breuvage surclasse socialement ceux qui en usent.

Les objets du boire

9Les boissons étant, par essence, liquides, leurs stockage, service et ingurgitation nécessitent des contenants. Ces objets sont variables selon la nature des breuvages, l’époque et les lieux de consommation.

10Quand on n’est pas assez fortuné pour faire amener une ligne chez soi, c’est généralement dans des fontaines en cuivre jaune ou rouge qu’est collectée l’eau que l’on a puisée dans le Rhône ou la Saône, au puits ou à la fontaine publique, au moyen de seaux en fer, en tôle ou en bois cerclé de fer, ou de cruches en terre ou qu’ont montée les porteurs d’eau41.

11C’est en tonneaux disposés dans des caves que sont conservés les vins et les bières, chez les marchands de vin, les cabaretiers et les riches particuliers. Pierre Douillet y a vu, cependant, enfermer du jus de citron42. Ces tonneaux sont d’importances variables, évaluées en asnées – système de mesure lyonnais désignant le tonneau que peut transporter un âne – et portent des noms divers, évocateurs, d’emblée, de leurs contenances. Ainsi trouve-t-on des bottes – en usage « seulement aux provinces qui tirent vers le midi » – qui, selon Eugène Vial, contiendraient quatre asnées en 1719 (soit 372,88 litres) ; des pièces beaujolaises comptant trois à cinq asnées ; des demi-pièces (deux asnées ; 186 litres) ; des queues (quatre asnées) ; des barilles, en général mâconnaises ou bourguignonnes, renfermant deux asnées ; des barraux caractéristiques de la vallée du Rhône (une demi-asnée) ; des feuillettes (une asnée) ; des muids, de provenance parisienne, estimés à trois asnées de Lyon ; des carteaux (quarte ou cartelet) d’origine non lyonnaise valant environ un quart de muid ; des poinçons, non lyonnais, équivalant à deux ou quatre asnées (210 litres environ) et des symaises (ou semaises) valant un quarante-quatrième di’) asnée43.

12Mais, au XVIII^e siècle, les tonneaux sont sévèrement concurrencés par les bouteilles que l’on dispose sur des rayons44. Barbara Limasset en dénombre 3 664 pour 87 marchands (42,11 en moyenne)45 et Pierre Douillet note 67 mentions de bouteilles (contre quatorze de tonneaux) dans les affaires se déroulant chez les cabaretiers de la fin du XVIII siècle (il est vrai qu’elles constituent des projectiles beaucoup plus maniables que les fûts)46. Stéphane Aucagne remarque qu’elles forment 69 % des objets destinés à conserver les boissons, quand tonneaux et barils n’en représentent que 22 %47. Ces bouteilles sont généralement en verre noir48, plus facile à obtenir, donc de production plus courante, donc moins cher – deux sols – quand une bouteille en « verre de Lorraine » vaut huit sols. L’écuyer Carat en possède ainsi 500 dans sa cave49. Rares sont celles qui, venues d’Italie, sont garnies d’une clisse de paille, osier ou cuir afin de les protéger des chocs50. La présence des bouteilles induit celle des bouchons de liège qui se sont substitués à ceux en verre dépoli ou aux broquelets – chevilles de bois ajustées dans le goulot avec du chanvre graissé. Barbara Limasset en compte 6 200 chez seulement quatre marchands et, seul, l’un d’entre eux est muni de tire-bouchons en acier51.

13De plus en plus utilisées pour le vin et la bière, indispensables pour les liqueurs, les bouteilles servent aussi pour le service, les marchands de vin les montant des caves dans des paniers d’osier. On les trouve donc fréquemment sur les tables des cabarets. Elles ont des contenances variées et évaluées en pot, mesure typiquement lyonnaise, sous-multiple de l’asnée valant un peu plus d’un litre. La bouteille la plus fréquente est la chopine (46,56 cl), parfois qualifiée de setier. On rencontre aussi le demi-setier (23,28 cl), la pinte (93,13 cl), le poisson (11,6 cl), la roquille (2,6 cl), etc. 52. Certains cabaretiers préfèrent toutefois utiliser un intermédiaire entre la conservation et le service : la fontaine à vin, sorte de petite cuve, en cuivre ou en étain, pourvue d’un robinet permettant d’approvisionner en demi-bouteilles, pots et chopines53, en verre blanc, faïence – réservée aux demi-bouteilles et aux pots à eau, à vin, à rafraîchir – et parfois en bois – brocs à vin54.

14Chez les particuliers, on découvre des cruches, des pots à eau, des carafes, des aiguières et des pots à lait. La plupart de ces objets sont en terre, en faïence ou en verre, ce dernier progressant beaucoup au XVIII^e siècle. Les plus luxueux sont en cristal et en métal – argent ou étain. Leur valeur moyenne diminue : un pot à eau vaut une livre55.

15Parce qu’ils servent à fabriquer des boissons comme à les servir, les moulins à café, cafetières, chocolatières, théières, coquemarts doivent être isolés des autres contenants de service. On trouve les premiers (d’une valeur moyenne de trois livres) chez les marchands de vin (trois) et chez les particuliers où l’ensemble des moulins représente 0,7 % des ustensiles de préparation des repas et s’ajoute à un brûloir à café. Seul un marchand de liqueurs possède une chocolatière en fer blanc. Les théières sont plus nombreuses, ainsi chez le marchand de vin François Moyets et dans l’ensemble de la population. Les cafetières dominent, cependant : 70 chez les marchands de vin ; sept vols sur dix. Chez les vendeurs de vin, 68 % sont en fer blanc, 21,42 % en cuivre, 2,85 % en étain, 7,14 % en argent. Dans les cafés, le fer blanc côtoie la faïence et l’argent. Chez les particuliers, la faïence l’emporte. Les coquemaits permettent de faire bouillir l’eau ou le lait destiné à la décoction ou au filtrage du café. On les trouve dans les cafés et dans les intérieurs domestiques56.

16L’ingurgitation des boissons nécessite, si l’on ne boit pas directement à la bouteille ou à la régalade au moyen d’une gourde, des objets qui diffèrent selon les boissons. Le thé, le chocolat et le café se boivent dans des tasses supportées par des sous-tasses généralement en terre et en faïence, plus rarement en porcelaine, comme l’attestent les 76 qui ont été inventoriées chez les marchands de vin et celles que Stéphane Aucagne a retrouvées chez les Lyonnais. En 1733, l’ensemble soucoupe et tasse à café vaut treize sols. Aux tasses sont associées des cuillères à café – en fer ou en argent – et des sucriers ó en terre, faïence ou argent – ; ceux et celles qu’on dérobe étant, généralement, en argent, ainsi, à la fin du XVIII^e siècle, dans les cafés lyonnais.

17Quatre types d’objets sont réservés à la consommation du vin. Près du tiers des marchands de vin et de liqueurs possède des tasses en argent – ou taste-vins –, certaines, gravées à leurs noms, leur servant à goûter le vin. Les gobelets sont plus nombreux. Pierre Douillet les trouve cités huit fois. Ils sont en terre cuite. Barbara Limasset en compte 869 en verre, huit en métal et douze en bois chez les marchands de vin. La seule timbale rencontrée est en argent et gravée. On répertorie également des goubeaux, vases à boire ne contenant pas plus d’une chopine. Chez les particuliers, les uns et les autres sont en métal, en faïence, en argent ou en étain.

18Les verres, de formes et de dimensions diverses, servent à toutes les boissons froides – eau, bière, vin, liqueurs, etc. Dans les cabarets, ils apparaissent trente fois et constituent des projectiles maniables. Chez les marchands de vin, 475 sont inventoriés dont 120 à pied. Chez les particuliers, ils sont très mal répartis, certains n’en possédant aucun, d’autres en ayant une centaine, évaluée, en 1733, à sept livres57.

19Chez les marchands de vins et de liqueurs, les cabaretiers et les cafetiers et dans les familles, ces objets sont généralement rangés dans des armoires – ainsi chez le marchand de liqueurs Joseph Mondet58 – des cantines en terre et en osier – comme chez son collègue Jean Prudhomme59 – des coffres, des vaisseliers ou des crédences. On peut aussi les retrouver sur des égouttoirs, en train de sécher, la vaisselle faite. Un certain nombre sont exposés sur des rayons – ainsi chez Jean Prudhomme, soixante bouteilles ou fioles de terre vides –, ce que confirment des gravures célèbres représentant la guinguette de La Courtille au XVIII^e siècle ou le paisible ménage 60. Dans certains cas – tasses à café et cafetières ; petits verres à liqueurs – ils sont placés sur un plateau appelé cabaret, dans le coin d’une chambre. Ainsi sont-ils prêts à l’usage ou s’offrent à l’ostentation.

20Du stockage à l’absorption, nombre d’objets sont donc liés à la fonction de « boire ». Bien des points, là encore, mériteraient qu’on s’attarde davantage : en premier lieu, la spécificité des choses – quels contenants sont réservés à telle ou telle boisson ? – et des usages – les jus de citron et le café se boivent-ils toujours avec du sucre ? – ; en second lieu, la sociologie des matériaux utilisés – à qui la faïence, la porcelaine, l’argent ? – ; en troi sième lieu, la diffusion des objets – gages de la diffusion des consommations –, des formes, des matières. Des enquêtes systématiques réalisées chez les producteurs d’objets comme chez les consommateurs devraient permettre de répondre à ces interrogations. On restera, pour l’instant, sur le sentiment que Lyon a participé à la révolution du goût et des objets caractéristiques du XVIII^e siècle.

Manières publiques de boire de quelques Lyonnais

21Définir la manière de boire à Lyon participe largement de l’utopie. L’historien se heurte ici, à un grave problème de sources qui, toutes, paraissent biaisées. Inventorier une belle cave ne dit rien sur les qualités et les quantités réellement consommées, quels jours de la semaine, par quels membres de la famille. Trouver une fiole de liqueur sur une table de nuit n’induit pas forcément un usage immodéré et privé des boissons alcoolisées. Dénombrer les violences verbales ou physiques auxquelles se livrent, après avoir trop bu, quelques piliers de cabaret ou quelques inhabitués en peine ou abusés, ne peut rendre compte de tous les usages de toutes les boissons. Il faudrait donc s’interroger sur ceux qui, au cabaret, boivent « modérément » et sur ceux qui, ayant beaucoup (trop) bu de vin, ne s’adonnent à aucun scandale. Il faudrait pouvoir aussi décrire l’alcoolisme « de salon » ou solitaire ainsi que l’usage familial et social des boissons à l’intérieur des hôtels particuliers, maisons et appartements lyonnais. Rien de tout cela n’existe pour l’instant. Les seules observations que l’on possède résultent de l’analyse des sources judiciaires. Elles s’intéressent avant tout aux buveurs de lieux publics qui, de 1780 à 1790, ont eu affaire à la justice. Elles disent, malgré tout, beaucoup sur les temps où l’on boit, les raisons pour lesquelles on le fait et les attitudes adoptées.

22Dans leur grande majorité, les personnes ayant affaire à la justice pour faits liés à la boisson – victimes ou criminels – sont des hommes (511 ; 87,5 %) mais les femmes ne sont cependant pas absentes (73 ; 12,5 %) même si, conformément aux affirmations de Robert Muchembled, elles sont vraisemblablement moins nombreuses qu’aux siècles précédents61. Sur les 355 personnes pour lesquelles l’âge est attesté, 76,9 % ont de quinze à trente ans et 13,5 % de trente à quarante ans. Les plus de quarante ans sont peu nombreux (19 ; 5,4 %) comme les moins de quinze ans (4,2 %). Dans l’ensemble, quand les professions sont connues, les hommes sont des artisans (maîtres, compagnons voire apprentis) de l’alimentation (10,80 %) dont émergent les bouchers et les boulangers, de l’habillement (16,80 %), de la soierie (9 %), du bâtiment (9,8 %), des transporteurs (13,10 %), des commerçants (8 %) auxquels s’ajoutent les activités liées au commerce des boissons (14,30 %). Les femmes qui ne sont pas désignées comme la « femme d’untel » (30,10 %) ou par le lien familial qui les unit à un homme (12,30 %), exercent des métiers féminins issus de l’habillement (blanchisseuses, brodeuses, coiffeuses, faiseuses de lacets, etc), sont domestiques (23,30 %), rattachées aux métiers du boire (34,30 %) voire prostituées62.

23Les problèmes qui les ont conduits en justice se sont très peu déroulés dans des espaces privés – maisons ou appartements – (12 %), encore moins dans les lieux publics – cours, fontaines, places, quais, rues – (6,8 %). Pour l’essentiel, ils ont eu lieu dans des débits de boissons (81,20 %). Ils y sont venus pour discuter ou régler une affaire comme le marchand de chevaux et sa femme qui, en novembre 1781, se disputent avec le cabaretier les empêchant de bavarder avec leurs partenaires63 (11,70 % des cas). D’autres – ainsi un maître tonnelier et un boucher dans le cabaret de Nicolas Farine64 – s’y sont installés pour jouer aux cartes, au billard, au loto ou à d’autres jeux faisant intervenir des compères pour dévaliser une victime (17,40 %). Dans près de 11 % des cas, les clients sont entrés pour manger (à midi ou le soir). Presque 6 % se rassemblent entre gens d’un même métier – ainsi un maître et quatre ou cinq garçons perruquiers dans le cabaret Regnier, place des Augustins65. La boisson n’est alors qu’un « plus », une compensation financière pour celui qui fournit le local. Pour l’essentiel (44,30 %), cependant, on est venu pour boire.

24Le plus souvent, on n’est pas seul. On arrive à deux, avec un parent, un ami, un collègue, ou à plusieurs. Boire est ainsi l’occasion de partager son temps, une bouteille, son prix en payant chacun son écot, ses opinions, ses passions. Majoritairement, on boit assis, sur des bancs, des chaises et des tabourets, pouvant servir d’armes de jet, autour de tables auxquelles on « s’attable ». Certains, souvent des personnes âgées, sont des habitués et s’installent toujours à une table « particulière ». En général, on reste à l’intérieur. Mais, à la saison chaude, les consommateurs prennent place dans la cour intérieure ou sur le pas de la porte où l’on dispose des bancs et des tables comme au café Fatin, place des Terreaux66, à moins qu’ils ne préfèrent se rendre dans les faubourgs de Vaise ou de la Guillotière ou dans la plaine des Brotteaux pour « dîner sur le pré » dans les cabarets et les guinguettes.

25C’est plutôt l’hiver – conçu de novembre à avril – qu’on fréquente les cabarets et les cafés. Deux mois sont particulièrement violents : novembre et janvier. Les cas de rixes sont bien moins nombreux l’été. Juin et août voient un notable étiage : on a alors d’autres divertissements plus tournés vers l’extérieur – le jeu de boules, les baignades, les parties de campagne, etc. Ce rythme annuel des délits liés à la boisson correspond aux variations saisonnières de la vente du vin par Paul Germain, marchand de vin et cabaretier de la rue Romarin, connues grâce à ses carnets : l’hiver est la saison haute ; le printemps la saison basse ; l’été et l’automne, des saisons intermédiaires, fluctuantes67.

26L’après-midi et la soirée donnent lieu à davantage de violences que le reste de la journée. Quatre affaires sur 214 (2,86 %) se déroulent de minuit à quatre heures ; aucune entre quatre et six heures. Dans la matinée (six à douze heures), 28 affaires (13,08 %) se produisent, de plus en plus nombreuses au fur et à mesure que l’heure avance (quatre de six à huit heures ; huit de huit à dix heures ; seize de dix à douze). La période douze à quatorze heures, sans être dépourvue de problèmes (huit affaires) est plus calme. Puis de quatorze à seize heures, le nombre de conflits enfle brusquement (28) et augmente progressivement (35 de seize à 18 heures ; 34 de 18 à vingt heures) pour atteindre le chiffre maximum (61) entre vingt et 22 heures, même l’hiver où, en théorie, les cabarets doivent fermer à 21 heures. Passées 22 heures, les difficultés sont plus rares (16 cas de 22 à 24 heures). Ces rythmes traduisent largement ceux du travail artisanal. Le matin, le patron vient conclure des affaires avec ses clients. C’est aussi l’heure de la pause des ouvriers quand l’ouvrage a tôt commencé. L’après-midi se regroupent des gens d’un même métier dont la journée est terminée – ainsi les boulangers ou les bouchers. Au début de la soirée, le labeur achevé, on vient manger, jouer, parler, boire. Le taux de remplissage est à son maximum et il est bien difficile d’appliquer les règlements de fermeture68.

27C’est par des injures, des menaces, des accusations que commencent généralement les disputes qui débouchent fréquemment sur des coups blessant parfois les victimes mortellement. Les attaques portées à leur honneur (26 %), des dettes impayées – dont celles qui sont dues au jeu – (34 %), l’ivresse (12 %) sont les causes le plus souvent invoquées par leurs auteurs au moment du jugement. Mais 28 % des agressions ne sont pas motivées69. Si les cabarets ne sont pas les seuls foyers de la violence urbaine, ils en constituent donc un des éléments essentiels.

28Quelle portée donner à ces premières enquêtes sur les manières de boire ? Sans doute, convient-il d’établir des comparaisons entre périodes différentes et des distinctions selon les divers établissements. Des distorsions – pour Georges Durand, la consommation de vin a lieu surtout au printemps ; elle est minimale en automne et en hiver, novembre étant le mois le plus creux70 – doivent être expliquées. Une attention particulière doit être portée aux récits de voyageurs, journaux, mémoires, romans pour déterminer les manières lyonnaises de boire en privé. Pour le moment, on reste sur l’hypothèse que les violences après boire, en milieu populaire, dévoilent des pratiques communes : être ensemble, après le travail, dans des espaces clos.

***

29De nos jours, « boire à Lyon » constitue un « vaste programme ». Bien qu’il soit difficile, aujourd’hui, de porter un jugement définitif sur la manière dont les Lyonnais des XVII^e et XVIII^e siècles satisfaisaient ce besoin élémentaire, on peut néanmoins penser qu’il en était déjà ainsi. Les boissons étaient variées, les objets nécessaires à leur ingurgitation, divers et les manières publiques de boire avant tout masculines, populaires, conviviales, rythmées par les saisons et le travail, violentes. Les pistes ouvertes par des travaux pionniers doivent, cependant, être poursuivies. Il faut continuer à examiner le contenu des caves, des armoires, des crédences, des buffets, des boutiques, à scruter les statuts et les règlements des métiers si précis quand il s’agit de délimiter le travail des uns et des autres et de définir la qualité des productions, à épier les faits et gestes des buveurs – violents ou non – en étant attentif au moindre détail pouvant renseigner sur les divers aspects de l’absorption des boissons. C’est la condition sine qua non pour que ce « vaste programme » ne reste pas un « vaste chantier ».