Un grand cru, une coopérative vinicole : L’Étoile (Jura), 1912-1940
p. 155-181
Texte intégral
1En 1937, lorsqu’est accordée une appellation contrôlée au vin de L’Étoile1, ce vignoble est l’un des plus modestes des 108 terroirs protégés par un décret analogue. Le village compte à peine 400 habitants, la production déclarée ne dépasse pas 1500 hectolitres et les vignes couvrent 50 hectares seulement. L’appellation contrôlée « L’Étoile » n’appartient d’ailleurs qu’au deuxième train des décrets de 1936-1937.
2C’est une coopérative vinicole qui l’a obtenue2. Celle-ci, malgré la faiblesse de ses moyens, s’est distinguée par la pugnacité de sa lutte contre les scandales nés de l’imperfection des lois relatives aux appellations d’origine et pour la défense des produits locaux vinifiés selon les pratiques traditionnelles. Ses méthodes d’action – la voie judiciaire et l’apprentissage de la discipline collective – la démarquent du vignoble rouge, illustré par Arbois en 1907. Elles montrent l’efficacité de la formule agrarienne de défense des intérêts économiques, par delà des oppositions politiques aussi virulentes que persistantes3.
3Ce sont en effet tous les grands problèmes de la vie villageoise qui sont posés par l’étude de cette coopérative vinicole, et ils s’éclairent à la faveur d’une analyse fine de micro-histoire4. La réactivation de la communauté de village par l’association s’y heurte à la résistance de ceux qui ne conçoivent point d’autre solution qu’individuelle. Les précédents, d’ailleurs, sont plus citadins que ruraux, avec la société coopérative vinicole de Poligny, en 1900, puis la fruitière vinicole d’Arbois, en 1905, enfin celle de Pupillin, en 1909. En fait, dans le Jura, L’Étoile, voit la première tentative d’association vinicole au village5. Celle-ci résulte-t-elle de la politisation des campagnes6 ? À première vue, les oppositions à la création de la coopérative demeurent obscures parce qu’elles opposent des clans et des personnes. Difficile est donc la position personnelle d’un professeur de lycée qui tente de les surmonter et dont le statut est proche de celui des nouvelles élites du progrès agricole. Autant de problématiques qui confèrent intérêt à l’histoire du petit groupe de pression qui a fait connaître au-delà du Jura l’excellence d’un grand cru.
Un vignoble en difficulté
Un grand vin méconnu
4Méconnu, le vin blanc de L’Étoile l’est pour deux raisons. Dans ce vignoble suburbain, les vins fins et le « vin de garde » sont d’abord destinés à la table des maisons de maître. Les notables de la ville toute proche s’enorgueillissent de leur « vin de garde » : il contribue au prestige de leurs réceptions puisqu’il rappelle le vin jaune, déjà réputé, de Château-Chalon. Ainsi les grandes propriétés qui perdurent tout au long du siècle pérennisent une économie toute domaniale. Certes, l’auto-consommation est aussi le fait des vignerons ; mais c’est, semble-t-il, dans la sphère étroite des élites du chef-lieu du département qu’est connu le cru et qu’il est apprécié.
5Ce sont donc des vignobles de belle allure, bourgeois ou nobles, qui sont le fleuron du pays. Leurs maisons de plaisance, avec parc clos planté dans des sites pittoresques, sont si proches de la ville – Lons-le-Saunier n’est qu’à six kilomètres – qu’elles ont résisté à l’érosion de la grande propriété. Toutes ont leurs lettres de noblesse, qu’il s’agisse de châteaux, de prieurés nationalisés en 1791 ou de maisons bourgeoises7. Le château de Persanges, siège du majorât d’un anobli de la Restauration, appartient depuis 1906 au baron de Catelin, ingénieur-conseil pratiquant la double résidence entre Paris et L’Étoile. Le domaine de Pise, lui, est passé des Nicod de Ronchaud au conseiller d’État Boulatignier avant de devenir, en 1901, une propriété indivise entre le commandant Breney et Émile Travers, domicilié à Caen. L’un de leurs voisins, « au couvent », est Albert Delamarche, ancien avoué à Dijon, successeur de Jules de Sappel. Quant à Robert Siméon, il a pris le relais des Chevillard, vieille famille de robe de Lons-le-Saunier. Le capitaine Patrice Mahon, fils d’un notaire de Lons et mari d’une Goyet de Savy, a décrit dans un roman autobiographique le charme des horizons et de sa vie à Persanges8. Les Gerrier, enfin, sont les héritiers d’une fortune considérable un demi-siècle plus tôt. Ce ne sont là que quelques-uns des notables. Pratiquent-ils tous la double résidence ? Albert Delamarche est retiré à L’Étoile où son ménage emploie domestique et fermier. Le commandant Breney mène grand train avec cocher, jardinier, cuisinière, femme de chambre, métayer et fermier. Si absentéisme il y a, il est atténué tantôt par l’activité d’un régisseur, comme à Persanges, tantôt par celle de fermiers ou de métayers exploitant les vignes à mi-fruits, tantôt par la présence d’un domestique – le baron de Catelin maintient ainsi sur place un chauffeur –, et, plus rarement, par un patronage charitable9. Le nom même de ces notables donne au vin de L’Étoile une marque d’excellence.
6Le transport de leur vin de la campagne à la ville gonfle sans doute la proportion des exportations. En 1855, ces dernières sont estimées aux 4/5e de la production : « les vins blancs sont très renommés »10, et Benoît de Sappel présente à l’exposition universelle le millésime 1832 de son vin de garde11. Leur débouché le plus important est, dès la fin du XVIIIe siècle, la champagnisation du gamay blanc12, car le vin blanc de L’Étoile s’est acquis les faveurs du commerce champenois, véritable aubaine : « les produits de certains clos sont comparables aux bons vins de Champagne »13. Si ces vins mousseux se vendent bien, l’identité du vignoble s’en trouve brouillée au point que le vin de L’Étoile est souvent pris pour une marque de l’Arbois, au grand dam de ses producteurs.
Un vignoble de petits
7Ces grands vignobles exceptés, le morcellement écrase les structures de la propriété. Il s’est accusé au fil du siècle : la superficie moyenne par cote cadastrale est passée de 2,21 hectares en 1810 à un hectare et demi en 1913.
8La vigne, certes, accentue le morcellement et la pression des propriétaires forains – un sur deux en 1810, soit 132 sur 264. Mais elle est loin d’être la culture principale de la commune14. Dans ce village situé à l’extrémité méridionale du vignoble jurassien et presqu’en ses marges, elle ne représente, avec 208 hectares, que le tiers du terroir. Seule une superficie infime fait d’ailleurs la renommée du vignoble : ce sont les parcelles les mieux exposées de la butte de L’Étoile, alors que les 4/5e des vignes sont classées en troisième et quatrième catégories. Le paysage demeure celui d’une polyculture riante, labours, prés et vignes se partageant un terroir ponctué de collines couronnées de bois. En un siècle, les prés ont progressé aux dépens des labours, et la création d’une fromagerie symbolise la dernière avancée de la Franche-Comté verte. La crise phylloxérique, elle, a fait reculer la vigne au profit des friches et des bois ; dans les années 1920, les vignes elles-mêmes, envahies par l’herbe, offrent un spectacle « de désolation : [...] de l’herbe et encore de l’herbe, [...] beaucoup de friches »15.
9Toutes natures de culture confondues, les structures de la propriété16 consacrent la domination de la petite propriété – et même de la micro-propriété –, avec 241 cotes de moins de un hectare, soit 70 %, et 309, soit 89,92 %, en dessous de trois hectares. Au delà de cinq hectares, la propriété comporte souvent un véritable vignoble ; elle n’est alors insignifiante ni en nombre – 24 cotes (6,97 %) – ni en surface, avec 320 hectares et 55 % de la surface appropriée. Encore faut-il signaler l’importance de la propriété communale, qui atteste la force des structures communautaires et qui fait de la commune le plus grand propriétaire du lieu, avec 54 hectares qui surclassent et châtelain et bourgeois. C’est donc la moyenne propriété qui demeure l’exception ; entre trois et cinq hectares, même si elle demeure polyculturale, elle dispose d’assez de vignes pour commercialiser d’appréciables surplus. Or les seize cotes cadastrales qui la représentent, soit 4,65 % en nombre, totalisent 65 hectares, soit un peu plus du dixième en superficie. Archaïque apparaît ainsi cette société fortement contrastée, qui rappelle les cas-limites des vignobles marginaux de la vallée de la Loue, dans le Doubs17 .
10La micro-exploitation vigneronne est la clé de l’organisation économique et sociale. Elle présente tout l’éventail des situations possibles : propriétaires de quelques ares de vignes, vignerons à mi-fruits et statuts mixtes, entre micro-propriété parcellaire et métayage, entre métiers et viticulture, entre polyculture et vignoble. Grands propriétaires, commerçants et propriétaires forains recourent au métayage pour la culture de leurs vignes. Ainsi en va-t-il des quelques ares achetés par le boulanger pour sa fille18. Ainsi en va-t-il encore des propriétaires forains que sont les frères Dalloz : marchands de vin à Lons, riches de six hectares dont un vignoble de quatre hectares et demi, ils ont au village un domestique. Les arrangements verbaux et la parcellisation de l’exploitation expliquent certainement que la liste nominative de recensement19, qui énumère en 1911 l’identité des maîtres des fermiers et des domestiques, ne précise rien de tel pour les métayers, dont les baux sont toujours verbaux. Ce sont donc les structures de l’exploitation, et elles seules, qui font de L’Étoile une démocratie viticole et une plèbe agitée de petits vignerons, comme tout le vignoble jurassien : à Arbois, en 1936, la surface individuelle moyenne du vigneron n’excède pas 30 ares, aucun ne cultive plus de trois hectares de vignes et l’on ne dénombre pas moins de 1 037 propriétaires exploitants pour 406 hectares20.
11La réalité sociale est donc frappante. Vivant du métayage à mi-fruits plus que du faire-valoir direct de quelques ares de vignes, les petits vignerons ne sont cependant pas les plus pauvres du village. Leur condition, certes, est précaire. Mais la liste des personnes assistées par le bureau de bienfaisance21 prouve qu’il y a plus pauvre qu’eux : rares sont les fondateurs de la coopérative à y figurer, du moins jusqu’aux années 1920 – et cette observation est révélatrice. L’Étoile est donc bien un vignoble en crise.
La solution agrarienne
12Qui a pris l’initiative de créer la coopérative viticole ? On ne sait. De la liste des premiers sociétaires, au 1er novembre 1912, se dégage un double enseignement : sa fondation ne doit rien à la municipalité en place, bien au contraire. Elle rassemble les plus grands et les plus petits propriétaires du village autour d’une forte personnalité, Antonin Bonjour, professeur de mathématiques en poste à Besançon22 mais propriétaire de trois hectares dans la commune, dont 89 ares de vigne. C’est pourquoi elle procède, semble-t-il, de la formule agrarienne qui accorde la primauté à la défense des intérêts économiques locaux23.
13Dans les rangs des notables, les plus actifs ont certainement été le baron de Catelin et Albert Delamarche. Le baron sera salué à sa mort comme « le père » de la coopérative24 : nouveau venu dans le village, propriétaire de plus de quarante hectares, dont un vignoble de près de cinq hectares, il développe un patronage bienveillant, souscrivant quatre-vingts des cent parts constitutives du capital social et consentant quelques années plus tard un prêt de 1 000 francs à 3,5 %25, atténuant les affrontements avec courtoisie26, tact et bonté, mais n’assurant comme membre du conseil qu’une présence épisodique. Son désir d’utilité sociale est certain, sans qu’en soient connues les références idéologiques. Comme lui étranger au village, Albert Delamarche, né en Côte-d’Or mais marié à une Chevillard, propriétaire d’un vignoble de même importance et d’une cote de 28 hectares, accepte la charge de la trésorerie jusqu’à la démission que lui impose l’âge en 1919. Le catholicisme social de son fils est-il déjà son fait ? Quant à l’avocat Donzel, tout au plus relève-t-on son inscription au barreau de Lons-le-Saunier.
14Si un fondateur sur trois est un notable, la grande propriété étant sur-représentée, deux sociétaires sur cinq connaissent les aléas de la micro-propriété, et un sur cinq possède entre un et deux hectares27. Ni les uns ni les autres ne peuvent vivre sans les ressources complémentaires du métayage ou de la pluri-activité28, tels le tonnelier Félicien Bassard et le forgeron Louis Métrot, qui n’a qu’un jardin de trois ares et demi. La micro-propriété est cependant moins pesante dans les rangs de la coopérative que dans la société villageoise : elle y compte pour 59 % contre 84 %. Son sort n’en est pas moins précaire : un sociétaire sur cinq ne tient point de vigne en propriété à L’Étoile. La moyenne propriété, entre deux et cinq hectares, est au contraire sur-représentée à la coopérative, à 16 % contre 10 %. L’étude de la propriété foraine dans les communes limitrophes corrobore ces constats. Trois cotes à Quintigny et quatorze à Plainoiseau confirment moyens et grands propriétaires dans leur stature. La possession de quelques ares de vigne à Plainoiseau, toutefois, est décisive pour le sort de la micro-propriété : Georges Meunier, par exemple, sans vigne à l’Étoile, en possède quatorze ares à Plainoiseau et dix ares sur cette commune sont loin d’être négligeables pour Alphonse Monin qui en a seulement 58 à l’Étoile29. La coopérative n’est donc pas le réceptacle de la plus grande souffrance sociale.
15Reste que son recrutement est fortement typé : deux sociétaires sur trois sont des « petits » qui possèdent moins d’un hectare de vigne. L’agitation viticole et le mouvement des bouilleurs de cru les ont radicalisés à gauche : onze, douze peut-être, donnent leur voix aux « rad-soc ». Forment-ils pour autant un groupe soudé ? Parentés et alliances resserrent leurs liens. Deux frères, Noël et Gustave Balay, partagent le même radicalisme, comme Edmond et Louis Métrot, fils communiers de leur mère, et Clovis Balay est vraisemblablement leur beau-frère. Marc Bassard épousera la fille d’un autre membre fondateur, Auguste Renaud, rad-soc comme lui. Chez les Chambard, coopérative et républicalisme radical sont aussi affaire de famille : Eugène Chambard est l’oncle de Georges Meunier, et il entraînera son beau-père à la coopérative dans l’Entre-deux-guerres. La coopérative, dans le monde vigneron, repose sur un réseau d’interconnaissances et d’affinités.
16La coopérative réactive donc la solidarité vigneronne sous l’égide de la grande propriété foncière et châtelaine et sous la ferme conduite d’une personnalité proche des nouvelles élites professionnelles, Antonin Bonjour. Entre petits vignerons, notables et professeur non résident, l’alliance agrarienne ne va cependant pas de soi. Comment les vignerons, que le mouvement des bouilleurs de cru a mobilisés à gauche, ont-ils accepté le patronage châtelain ? Est-ce nécessité économique, leur modeste vendange ne suffisant pas à elle seule à l’approvisionnement de la coopérative ? La personnalité du baron de Catelin a-t-elle favorisé la conciliation des inconciliables ? La compétence œnologique d’Antonin Bonjour – de surcroît frère de deux prêtres30 – aurait-elle rassuré les notables ? Seule une explication s’impose : la communauté des intérêts agricoles.
17Cette motivation apparaît d’autant plus certaine que la fondation de « L’Étoile coopérative » s’accompagne de celle du « Syndicat agricole de L’Étoile », créé notamment pour l’achat d’engrais et pour le développement de l’enseignement agricole. Ce sont donc les intérêts de tout le village – polyculteurs, vignerons et propriétaires – qui sont pris en charge avec la double création de 1912. Les deux associations sont jumelles, et même sœurs siamoises : même date fondatrice, le 16 septembre 1912, même bureau, même conseil de neuf membres, même président – A. Bonjour –, même local loué à bail, même double feuille publiant les deux statuts. Les adhérents du syndicat, présentés par un double parrainage devant le conseil, souscrivent une part au moins à la coopérative en même temps qu’ils s’acquittent d’un droit d’entrée31 ; quant à la coopérative, elle reconnaît la qualité de membres adhérents aux « membres du syndicat agricole qui ont souscrit une ou plusieurs parts à la coopérative et qui, ne récoltant pas de vin, ne peuvent fournir leur quote-part à la cave coopérative » ; les membres participants, eux, « exploit[e]nt, soit comme propriétaires, soit comme métayers, des vignes situées sur le territoire de L’Étoile ».
18C’est donc un contre-pouvoir économique que la coopérative, face à une municipalité appartenant à la droite libérale. Contre-pouvoir agrarien, d’autant plus fort qu’Antonin Bonjour contribue fortement à la professionnalisation de la viticulture. Cet enseignant multiplie les démarches et les courriers et entretient au chef-lieu du département les relations avec administrations et groupes de pression : direction des services agricoles, présidence de la Société de viticulture, Caisse régionale et Office national de crédit agricole, Chambre d’agriculture, syndicat agricole républicain de Lons-le-Saunier, Union Bourgogne Franche-Comté, syndicat des terriens, coopératives agricoles d’Arbois et Poligny... La lecture successive des délibérations municipales et des archives de la coopérative ne laisse aucun doute : les initiatives économiques partent de la coopérative et non de la mairie. La coopérative est d’autant plus redoutée qu’elle est, semble-t-il, affiliée au réseau des syndicats agricoles républicains du Boulevard Saint-Germain32. À lire les comptes-rendus de son conseil, elle n’est en aucune façon un lieu de débat politique : ses choix étant faits, elle est entièrement absorbée par les impératifs techniques de la production.
19Demeure un constat : la coopérative, qui se veut organe unique de défense des intérêts économiques du village, est cependant facteur de division politique. Le paradoxe est qu’elle ait emporté l’adhésion de la plupart des notables ralliés à la République mais qu’aurait pu attirer le réseau rival du syndicalisme agricole de la rue d’Athènes, auquel revenait dans le Jura le mérite de l’antériorité puisqu’il en avait été l’initiateur33.
L’évangile coopératif face aux réticences villageoises (1912- 1926)
Défiance de la mairie
20La création de la coopérative, pourtant, ne se fait pas sans difficultés. Son principal artisan, Antonin Bonjour, garde le souvenir d’une déception : « Notre groupement est né [...] sous une mauvaise étoile. Sa naissance a été enregistrée par une municipalité dont le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle ne l’enregistrait qu’à regret, enveloppant ainsi son berceau d’une atmosphère de suspicion, de malveillance même, souvent irrespirable, dans laquelle notre nouveau-né risquait d’être irrémédiablement intoxiqué34. » L’hostilité est le fait de vignerons qui se jugent assez autonomes pour sauver seuls leur exploitation, mais aussi et surtout de la municipalité élue en 1912.
21Constitution de la coopérative et élections municipales, de fait, sont allées de pair en 191235. Le 5 mai, au premier tour, sont élus les dix conseillers, et c’est cinq mois plus tard, le 16 septembre, que se tient la première assemblée générale de la coopérative. Des débats et des affrontements, aucune trace ne subsiste. Muets, les registres des délibérations municipales se limitent presque à l’enregistrement des arrêtés exécutoires du conseil. Pas une ligne n’évoque la création de la coopérative. Antonin Bonjour, lui, ne procède que par allusions. Restent les résultats des élections municipales, éloquents par eux-mêmes : les fondateurs de la coopérative sont les vaincus du scrutin, et leur association se veut le dernier tour d’un affrontement.
22Quels sont les enjeux ? La municipalité sortante, sous la conduite d’Auguste Bassard, se représente et gagne les élections, emportant au premier tour huit sièges sur dix. Tout au plus s’est-elle adjoint le baron Jules de Catelin et un autre électeur. La défaite de la liste républicaine, qui réunit les fondateurs de la coopérative, est quasi totale : seul Émile Bassard, tête de liste, est passé... à la majorité absolue, sans une voix de plus ; Aspir Vaudry, lui, a perdu son siège ; quant à Corneille Trécourt, un radical réélu en seconde position, il ne figurait pas sur la liste républicaine. La création de la coopérative est donc bien issue de cette défaite électorale de 1912, qui confirme celle de 1908. Cette interprétation s’impose d’autant plus qu’Antonin Bonjour – candidat à titre personnel, sans étiquette –, est lui aussi éliminé. Le combat a été rude : les abstentions sont l’exception, et le maire sortant n’est réélu qu’avec 52 % des voix, la tête de liste – l’adjoint – l’emportant avec 65 %. Les républicains ont été battus par une liste de droite, à laquelle est donnée une connotation sociale par la présence du châtelain, le baron Jules de Catelin, et par celle d’Adrien Gerrier. Les républicains, eux, ont intensément vécu la crise et la révolte viticoles ainsi que la séparation des Églises et de l’État. L’affrontement, de surcroît, est répétitif : mêmes enjeux et mêmes listes, à peu de noms près, aux élections municipales de mai 1908 et de mai 1912. Cette situation est des plus classiques : le clivage droite/gauche fait jouer distance sociale, antagonisme entre « petits » et « gros », insertion du village dans la société englobante, appartenance paroissiale et anticléricalisme.
23Les occasions qui ont réactivé l’affrontement ont été nombreuses. Quel sort, en novembre 1911, a eu la demande des vignerons qui n’avaient rien récolté depuis deux ans ? Le conseil municipal, saisi de « plaintes incessantes », semble avoir seulement pris acte d’« une grande misère ». Un an plus tôt, cette même municipalité s’était déchargée de la gestion du legs du docteur Bouillod en l’abandonnant aux deux seuls républicains du conseil, alors que le donateur était parent des Gerrier. Par sept voix sur huit, l’opposition républicaine radicale – Aspir Vaudry et Émile Bassard – s’était vu confier le soin de dresser la liste annuelle des bénéficiaires du service médical gratuit. Était-ce mépris des pauvres ou désir de se décharger d’une tâche rendue délicate par la multiplication des demandes et par les rivalités qu’elle suscitait ? Symboliquement la mairie avait manifesté par là son peu d’intérêt pour les vignerons et sa volonté de ne pas se compromettre dans la gestion de la crise viticole.
24Significatif est l’incident qui éclate en avril 1914 entre le maire et la coopérative. Un rapport a été demandé par la préfecture au secrétaire de l’association, Edmond Métrot, l’acheminement du courrier se faisant par la mairie. Quelle est « la phrase malencontreuse » qu’il a rédigée sous sa seule responsabilité ? Elle n’est pas conservée. Toujours est-il qu’elle met en cause les rapports entre capital et travail, et présente la coopérative comme le produit de leur association, en l’opposant aux « associations de capitaux dont l’aboutissement naturel est l’accaparement sous toutes ses formes avec comme conséquence immédiate l’avilissement des prix pour le producteur et l’augmentation des difficultés de la vie pour tous ». Le maire recopie et diffuse cette tirade anticapitaliste, ce qu’apprend le bureau de la coopérative. Le secrétaire objecte que sa pensée a été « dénaturée », et le conseil de la coopérative conclut à un dénigrement du maire qui, de surcroît, a « [violé] le secret professionnel », a voulu « désunir » les sociétaires, sa « devise semblant être] de “diviser pour régner” ». L’incident est clos sur la présentation d’excuses par le secrétaire36. Entre lutte de classes et agrarisme, la voie est étroite pour la coopérative.
25L’épisode a été l’occasion d’un règlement de comptes. La cible du maire est autant la personne du secrétaire que la coopérative. Edmond Métrot, en effet, s’était violemment opposé à lui six ans plus tôt à propos du partage de la coupe affouagère de 1908. Avec Félicien Barbier, conseiller municipal, vraisemblablement radical et futur sociétaire de la coopérative, il avait mis en cause à la fois l’inscription sur la liste des affouagistes de seize personnes ainsi remerciées pour services rendus à la commune, la rémunération des dix bénévoles aidant le bûcheron et le taux de la taxe de l’affouage. L’échauffourée, violente, avait bafoué l’autorité du maire : Edmond Métrot avait refusé de payer la taxe, s’était « jeté grossièrement sur l’urne » pour se saisir d’un numéro, suscitant ainsi « une bagarre », et le maire était intervenu « ceint de son écharpe pour l’obliger à respecter la loi municipale ». Bien qu’Edmond Métrot eût payé la taxe le lendemain, il ne s’en était pas tenu là : le 8 décembre, il avait déféré l’affaire au Conseil de préfecture, et le conseil municipal, sommé de s’expliquer, avait stigmatisé cet « ingrat », « calomniateur] [et] diffam[ateur] » en le fustigeant d’« un blâme énergique » et public37. À 41 ans, c’est une forte tête que le secrétaire de la coopérative, et le maire Auguste Bassard avait sans doute voulu le faire désavouer par Antonin Bonjour. Fils communier de sa mère avec ses deux frères – dont le forgeron –, célibataire qui prendra femme tardivement, il est la parfaite incarnation de la micro-propriété viticole : jusqu’en 1920, date du décès de sa mère, il est seulement propriétaire indivis38 ; devenu riche de 2,09 hectares, dont 55 ares de vignes, il nourrit ses quatre vaches, en 1927 comme en 1928, en recourant au pâturage communal moyennant la taxe annuelle de 40 francs39. Pour ce petit vigneron héritier des protestataires quarante-huitards40, la formule coopérative prend le relais des usages communautaires en lui ouvrant la voie de la survie.
26La normalisation des relations entre la mairie et la coopérative se fait longuement attendre. En 1912, toutefois, le baron de Catelin fait l’interface : rôle qu’il assume sans doute volontairement, dans la logique d’un patronage châtelain qui s’exerce à l’endroit du village tout entier et non de familles particulières. Comme lui, l’adjoint Désiré Colin se démarque en cumulant les deux appartenances. L’apaisement se fait par étapes. L’Union sacrée scellée pendant la Première guerre est une nouvelle donne : une liste d’union est formée pour les élections municipales en novembre 1919, et c’est elle qui gagne les élections41. Antonin Bonjour lui-même a accepté de s’y rallier, et il est élu... bon dernier, avec une voix de plus que la majorité absolue. Au premier tour, le 30 novembre, quatre conseillers marqués à droite sont réélus, mais le maire sortant, Auguste Bassard, ne l’est pas, pas plus que l’adjoint. Émile Bassard, Aspir Vaudry, Marc Bassard et Corneille Trécourt représentent, eux, les radicaux. Mais l’Union sacrée s’effrite, et l’amertume revient : de cette expérience de six années, Antonin Bonjour dresse un bilan négatif, multipliant les demandes d’inscription au procès-verbal de ses interventions42 et prenant les électeurs à témoin de son « légitime écœurement » : « quand on se met à la remorque d’une équipe, rester indépendant est tout de suite difficile et devient bientôt, au moins pour quelques-uns des co-équipiers, synonyme de trahir ». C’est que la municipalité de 1918 est conduite par la droite, avec Marc Vandelle pour maire, et que son attitude demeure celle de 1912 face à une demande de subvention formulée par la coopérative en 1924. A. Bonjour, cependant, avait fait preuve d’adresse : la somme demandée correspond au montant du loyer de la coopérative, et l’argumentation met sur le même pied la coopérative viticole et la « fruitière » – coopérative fromagère –, logée gratuitement par la municipalité. Peine perdue : le vote est négatif, avec quatre voix contre – le maire Vandelle, A. Gerrier, l’adjoint Trécourt et le radical Émile Bassard – et trois voix pour – A. Bonjour, Ernest Guillot et Marc Bassard –, Victor Gros, Désiré Bècle et Aspir Vaudry étant absents. Nouveau refus, par quatre voix contre deux, avec une abstention et trois absences, quelques mois après. Antonin Bonjour crie à « l’injustice » et exploite l’incident en se portant candidat à titre individuel aux élections municipales de mai 1925, qui opposent les « fervents républicains » à la liste de droite43. La semonce a-t-elle porté ? Sans doute, puisque le 19 septembre la nouvelle municipalité, toujours conduite par Marc Vandelle, alloue à la coopérative une somme égale au loyer de la fromagerie, 150 francs. Antonin Bonjour salue dans ce « revirement l’aurore d’un changement de mentalité dans la population toute entière »44. Reste que la coopérative viticole n’a pas bénéficié d’une bonne insertion locale avant 1925.
Grève du zèle des sociétaires
27Les difficultés les plus grandes, toutefois, viennent des sociétaires eux-mêmes. À première vue, le succès de la coopérative peut se mesurer à l’augmentation de leur nombre, sensible45. Dès la fin de 1912, les 17 fondateurs ont fait des émules et les sociétaires sont 32. La fin de la guerre et l’Union sacrée déterminent un mouvement d’adhésion qui porte leur effectif à 48 : sommet jamais plus égalé, et d’autant plus flatteur que ce sont les conseillers municipaux élus en 1912 qui sollicitent leur entrée dans la société, avec Marcel Vandelle, Victor Gros et Félix Radaz. La coopérative semble alors rétablir l’unanimité villageoise en sa faveur et sortir de la marginalité : V. Gros paraît proche d’Adrien Gerrier, avec qui il est propriétaire indivis, et il est le fils d’un instituteur en retraite ; Chifflier est receveur des postes à Auxonne (Côte-d’Or) et l’expérience de M. Vandelle ne se limite pas au village, puisqu’il est né à Paris d’une famille du haut Jura46. Leur appartenance à la moyenne, ou même à la grande propriété, est une autre victoire pour la coopérative : M. Vandelle peut se faire riche de l’héritage paternel à venir – quelque quatorze hectares. Apparaissent quelques indices d’élargissement du recrutement : Eugène Guillaume, d’un bourg proche, est accepté47, ainsi que le régisseur du baron de Catelin, tandis qu’un refus est opposé à un petit propriétaire salarié comme domestique dans d’autres villages48 et à un habitant de Lons-le-Saunier. Ces changements ne modifient cependant pas la sociologie des adhérents ; comme d’autres nouveaux membres, la veuve Salpointe, âgée de 65 ans, « épuisée par le travail », ayant pour seuls soutiens un fils et une fille « de santé débile », « ne possèdent] que quelques ares de vigne, dont la petite moitié est en rapport », figure parmi les familles nécessiteuses49.
28De prime abord, la coopérative est en position de force : ses 48 membres, en 1920 représentent un ménage sur quatre au village. Dès 1914, ses 32 sociétaires pouvaient se targuer de concentrer près du tiers du vignoble – 41 hectares environ – et le quart du terroir50. Mais ce sont les grands propriétaires qui apportent plus de la moitié du capital viticole, moyenne et grande propriété étant sur-représentées à la coopérative. Reste que plus d’un sociétaire sur deux appartient au monde des petits vignerons. À la coopérative échappe donc la plus grande partie de la vendange locale. Elle se heurte à de nombreux opposants irréductibles : grands et moyens propriétaires vivant bourgeoisement à L’Étoile et Lons, tel Louis et Adrien Gerrier ; Dalloz, négociant en vins à Lons ; viticulteurs des bourgs voisins, tel Jean Pierre Bretant, à Arlay ; gros vignerons aisés du village – André Ferlat, Pierre Marie Brantus – ; riches cultivateurs adonnés à l’élevage ou à la polyculture et ne possédant pas de vigne, ou très peu, tel le maire Auguste Bassard – quatre hectares dont 27 ares de vigne seulement –, Corneille Trécourt, Jean Auguste Vandelle, François Meynier et Joseph Pernot, qui constituent un clan privilégiant la fruitière. Clan hostile qui se fait un allié du hameau de Vallière où réside Adrien Gerrier. Ainsi, bien loin d’avoir le monopole de la vendange locale, la coopérative a tout au plus le pouvoir théorique d’un très grand propriétaire.
29Elle n’est donc pas en mesure de s’imposer sur le marché viticole. Dès 1912, en effet, le président Bonjour a dû capituler devant l’individualisme des sociétaires : aucune obligation statutaire ne leur étant imposée, ils demeurent libres de fixer eux-mêmes la part de la récolte qu’ils apportent à la coopérative51. Cette particularité – ignorée d’Arbois et Poligny – réduit la société au statut de petit producteur. Grande est la déception d’Antonin Bonjour face à la statistique des quotes-parts52 et, d’année en année, chaque rapport moral le voit revenir sur l’« abstentionnisme » des sociétaires, hésitant entre colère et volontarisme : « voilà où nous a conduits la liberté qui vous a été laissée d’apporter à la coopérative telle fraction de votre récolte que vous jugiez à propos. [...] Bientôt, si l’on n’y met ordre, on n’aura plus besoin de voiture ou même de brouette, un bidon ordinaire ou un pot suffira. » Le bilan de 1924 est en effet sévère : 18 sociétaires n’ont rien livré à la coopérative, alors qu’ils avaient récolté 128 des 300 hectolitres déclarés et qu’ils avaient en cave 476 des 674 hectolitres déclarés. Ainsi la veuve Breney, qui semble désignée lorsqu’est dénoncé parmi les abstentionnistes le grand propriétaire qui a récolté vingt hectolitres et qui possède en cave 90 hectolitres ; déjà, en 1922, elle avait apporté 0,55 hectolitres sur vingt. Quant aux 19 autres membres, leur apport se limite à vingt hectolitres, et quatre d’entre eux ont livré moins d’un hectolitre, voire cinquante litres seulement ! Les sociétaires demeurent donc dans la logique de l’individualisme, apportant beaucoup quand la vendange est médiocre ou abondante et qu’ils manquent de place, apportant peu quand la qualité est certaine. Ils sont ainsi les premiers concurrents de leur coopérative. Une réaction autoritaire s’impose : en 1925 est adoptée l’obligation de livrer un cinquième au moins de la récolte ; mais le vote n’est obtenu que par douze voix contre sept et provoque l’année suivante démissions, abstentions et gageures de ne pas se soumettre.
30La dynamique du mouvement coopératif marque donc le pas, et la coopérative est bien loin d’être le centre de la vie villageoise rêvé par Antonin Bonjour. C’est à peine si le projet d’enseignement agricole et viticole connaît un début de réalisation. La création d’une bibliothèque rassemblant ouvrages de viticulture et de vinification, soumise par A. Bonjour au conseil d’administration dès 1916, se heurte à un refus, car les livres qui offriraient « un grand intérêt pour le caviste » ont « peu de chances d’être lus par les sociétaires »53. Quelques conférences sont prévues, sans plus. La seule pédagogie acceptée est la visite des coopératives de Poligny et Arbois, le 31 mai 1925 ; or elle avait été prévue... dès 1912 ! « Il nous reste beaucoup à faire pour rivaliser avec Arbois et Poligny », conclut le compte-rendu. Autre échec, plus grave sans doute : le projet d’une caisse mutuelle de warrantage des vins rencontre si peu d’intérêt dans les rangs des sociétaires qu’il est ajourné. Si deux d’entre eux ont souscrit 5 000 francs, le plus grand nombre ne se rend pas à l’assemblée générale du 29 novembre 1925 à laquelle est dispensée l’information54, ce qui impose un nouveau recours à l’emprunt. La conclusion s’impose : le mouvement coopératif se cantonne étroitement au seul domaine économique. Et encore !
31L’hostilité dans laquelle la coopérative a débuté a contribué à développer dans ses rangs esprit de critique et indiscipline. Les sociétaires font la preuve de leur absence de culture syndicale. L’énergie d’Antonin Bonjour semble se heurter à cet obstacle : il blâme « une mentalité extraordinaire » et dénonce l’antagonisme entre les « efforts faits d’un côté pour étendre [...] rayon d’action et clientèle » et, « d’un autre côté, [les tentatives réalisées dans] un résultat opposé »55. Apôtre de l’évangile coopératif, il résiste au découragement, semant dans les esprits les germes de l’esprit associatif et transformant le rapport moral présenté chaque année devant l’assemblée générale en leçon d’éducation civique ; car à ses yeux le mutuellisme coopératif rejoint le civisme, si bien qu’en 1918 le succès de la coopérative est assimilé à la victoire de l’Union sacrée. Ce pédagogue au ton professoral n’hésite pas à prendre à parti les sociétaires les moins zélés : évidente est sa volonté de moraliser les comportements. Reste que la coopérative est aussi son « enfant » et qu’il s’identifie à elle au point qu’elle apparaisse moins comme une entreprise collective que comme son œuvre personnelle, marquée du sceau du volontarisme et de l’idéalisme. À plusieurs reprises, d’ailleurs, sa présidence et son autorité semblent remises en cause : en septembre 1924, souffle « un vent de folie » dans une assemblée générale agitée par une « une épidémie de démissions et d’abstentions ». Sa présidence apparaît à peine moins aléatoire que son mandat de conseiller municipal. Il n’abandonne cependant pas la lutte.
Combat pour l’appellation d’origine
32Ainsi les pratiques des sociétaires barrent la route au succès commercial de la coopérative. L’insuffisance des apports interdit le développement des ventes qu’avait escompté Antonin Bonjour. Développement que les sociétaires semblent ne pas même désirer : A. Bonjour ne cesse de fustiger l’attitude de ceux qui préfèrent envoyer chez un voisin plutôt qu’à la coopérative les clients qu’ils ne peuvent satisfaire, qualifiant leur comportement de « conspiration du silence »56. Le conseil a beau créer une commission de vente puis une ristourne en faveur des vignerons qui adressent des amateurs à la coopérative, rien n’y fait. Les ventes stagnent autour de 20 000 francs, sauf en 1919, année qui fait exception.
33Faute d’arguments quantitatifs, A. Bonjour joue d’autres cartes : la fabrication de vins vieux et de mousseux, la vente directe et la défense de la qualité. Fidèle à l’esprit coopératif, il cherche à développer la vente directe. En effet, la tentative d’organisation d’un réseau de représentants a échoué. Il se lance lui-même dans la prospection des marchés et des foires, étendant progressivement son rayon d’action, du marché aux vins de Lons-le-Saunier en 1919 à la foire de Lyon en 1922 et à la foire exposition de Besançon en 1924, négociant un accord paradoxal avec le syndicat des limonadiers de Besançon, et envoyant enfin à ses frais, en 1925, douze bouteilles au banquet de l’exposition des Franc-Comtois à Paris. En 1922, lors du passage à Lons-le-Saunier du Président de la République, la coopérative a été seule à présenter le vin de L’Étoile. La participation à la foire-exposition de Besançon est en 1924 « un franc succès », qui met fin au brouillage d’identité dont souffre le cru local.
34La défense de l’appellation d’origine s’impose donc. Certes, les qualités du vin de l’Étoile ne s’épanouissent complètement qu’après deux ou trois ans de fût et autant de bouteille. Ce sont cependant la mévente et la concurrence des sociétaires – qui vendent eux-mêmes la majeure partie de leur vin nouveau – et l’insuffisance de leurs apports qui imposent à la coopérative de constituer un stock de vin vieux et de champagniser. La législation relative à l’appellation d’origine57, en effet, ne constitue qu’un arsenal imparfait. D’une part, la délimitation des appellations n’est pas prévue par voie administrative et ne peut être obtenue que par voie judiciaire, et la fraude la contourne. D’autre part, la loi de 1919 ferme à la coopérative le débouché champenois : si son vin y est fatalement exclu de la vinification en appellation d’origine, sa qualité – et donc son prix – le rendent trop coûteux pour les négociants qui déclarent champagniser des vins étrangers. Reste que les choix de la coopérative sont nets. Dès 1919, son conseil a décidé l’octroi d’une prime de 10 francs à l’hectolitre en faveur des raisins qui proviendraient de vignes classées par une commission, qui ne comporteraient ni sec ni pourri et seulement trois plants fins : le gamay blanc – tel est le nom local du chardonnay –, le poulsard et le savagnin. La coopérative, ainsi, est la première à élaborer la formule G.P.S. pour le vin blanc de qualité58.
35Pionnière, la coopérative l’est encore, dès 1920, quand elle s’engage dans les procédures judiciaires qui seules, sous le régime des lois de 1905, 1919 et 1927, permettent de dénoncer les scandales de l’appellation d’origine. C’est une aubaine publicitaire que la fraude de ces négociants de Dole qui, parce qu’ils sont propriétaires d’une friche à L’Étoile, écoulent leur vin sous l’étiquette « vin de L’Étoile ». Antonin Bonjour, qui a pesé de toute son autorité pour vaincre les réticences des sociétaires les plus timorés, se réjouit de la « réclame gratuite » qu’est la publicité légale du jugement du tribunal de Lons-le-Saunier. La coopérative peut donc s’enorgueillir d’un combat exemplaire. C’est quatre ans plus tard seulement, en 1924, que l’Association des communes et syndicats viticoles du canton d’Arbois, pour lutter contre la fraude, défendre l’appellation d’origine Arbois et obtenir la délimitation de l’appellation d’origine, exploite à son tour une demande en appellation Arbois pour des vendanges récoltées dans une commune extérieure au canton d’Arbois. Sa requête59 s’inscrit dans la ligne tracée par le conseil de la coopérative de L’Étoile en 1919 : la dénomination doit être réservée aux meilleurs des vins fins et à l’encépagement consacré par l’usage local ; mais l’affaire traîne devant les tribunaux, jusqu’à la victoire que confirment un jugement de la Cour de Besançon, en 1931, puis un arrêt de la Cour de cassation en 193660. C’est donc devant les tribunaux et sur les marchés que la coopérative fait la preuve de son utilité. Les initiatives de son président l’ont ainsi fait entrer dans le mouvement de professionnalisation de l’agriculture.
La dynamique de la professionnalisation agricole (1926-1940)
Réinsertions villageoises
36Les succès extérieurs favorisent une meilleure insertion dans la société villageoise de la coopérative, qui jusqu’alors avait été objet de conflit. Au fil des années 1926, 1927 et 1928, s’opère une pacification que favorise la position de repli relatif qu’adopte la coopérative mais que compensent de brillants succès publicitaires, commerciaux et juridiques.
37L’octroi d’une subvention municipale, qui avait enfin placé sur le même plan fromagerie et fruitière viticole, avait été un premier facteur d’apaisement. C’est toutefois seulement avec la conquête de la mairie par les radicaux que l’entente naît. Ils ont en effet la voie libre après la démission, en février 1926, du maire Vandelle, mis en minorité sur la question du renouvellement du bail du presbytère61. Dorénavant, l’aide municipale, portée à 200 francs en 1927, n’est plus jamais remise en cause, bien que les municipalités successives refusent reconduction systématique ou augmentation. Il est vrai que la situation locale se retourne en 1930 au profit de la liste de droite, qui se dit désormais libérale : avec la mort du maire radical Corneille Trécourt, radicaux et libéraux sont à cinq contre cinq, le successeur de Trécourt, Émile Bassard, étant désigné au bénéfice de l’âge au terme de trois scrutins de ballottage62. Les élections de 1935 donnent à nouveau la majorité à la droite, et Marc Vandelle reprend son écharpe de maire avec une majorité de sept voix contre un républicain modéré et deux radicaux-socialistes de la liste « démocratique et paysanne »63. La vie matérielle de la coopérative vinicole s’était encore trouvée favorisée dès 193064 par l’acquisition de la maison qui l’abritait et qu’avait libérée le syndicat agricole.
38Quant à la diminution du nombre de ses membres, elle comporte plus d’avantages que d’inconvénients : l’opposition interne sort affaiblie des exclusions et des démissions de l’automne 1924. Plus, la coopérative a conquis définitivement son statut de producteur : elle s’est donné les moyens d’être plus qu’un magasin et un groupement de vente en imposant aux sociétaires l’obligation de livrer le cinquième de la récolte déclarée, en 1925, le quart l’année suivante, le tiers en 1927, enfin, en 1928, la moitié65. Certes, elle perd chaque année un ou deux membres – de 34 en 1931 à 19 en 1941 – et, en 1936, elle compte à peine plus de sociétaires – 25 – que d’anciens membres décédés ou démissionnaires – 23. Plusieurs sociétaires, de surcroît, n’étant plus récoltants, n’assistent plus aux assemblées générales, ou ne se croient plus tenus de s’y présenter, alors qu’ils sont encore membres participants66. La désaffection n’est cependant pas seule en cause : arrachages de vignes, départs à la ville et transferts de propriété ne sont pas moins décisifs67. La superficie des vignes serait ainsi passée de 175 hectares68 en 1914 à 69 en 1936, selon les déclarations de récolte !69
39Reste que les sociétaires les plus fidèles, eux, sont étrangers à cette évolution et augmentent leur superficie en vigne. Sensible est la progression des cotes cadastrales d’une bonne demi-douzaine de membres fondateurs encore sociétaires en 1944. Celle de Félix Gille, par exemple, passe de 1913 à 1938 de 2,68 hectares à 9,05, dont 59 ares puis 3,38 hectares de vigne. Edmond Métrot lui-même parvient à la propriété de 2,09 hectares avec l’héritage de sa mère en 1922. Même évolution pour le fermier d’A. Delamarche, Alphonse Monin, à la tête en 1937 de 3,38 hectares, dont deux en vigne. La réussite de leur exploitation doit vraisemblablement beaucoup à celle de la coopérative. La relève des générations, enfin, atteste la fidélité de certains : Goyet de Savy prend le relais de la veuve de Patrice Mahon, Léon Delamarche celui de son père et Paule de Catelin celui du baron ; Marcel Vaudry reprend les parts d’Aspir son père, comme Maurice Barbier, fils de Félix. Le bureau, lui, reste à son poste d’élection en élection : signe d’une confiance renouvelée, même si rares sont les votes unanimes. Le président Bonjour, quant à lui, est plus disponible depuis octobre 1923 : en retraite, il réside désormais au village70 .
Publicité
40Une fois l’approvisionnement assuré par un régime d’obligation, les ventes progressent « à pas de géant ». Une politique publicitaire est dorénavant possible. C’est ainsi qu’en 1934, la coopérative réagit vivement à une publication du syndicat d’initiative Le Jura français, qui avait oublié le vin de l’Étoile ! La protestation aboutit, et la coopérative obtient tout à la fois l’insertion d’une publicité gratuite et la publication d’un article d’Antonin Bonjour – le premier, sans doute –71. Elle renouvellera son adhésion dans les années suivantes.
41La consécration de la qualité vient avec le Concours général agricole de Paris en 192572. Seul admis à concourir, le vin de L’Étoile reçoit une médaille d’argent, et les Parisiens découvrent « qu’il n’est pas une marque du vin d’Arbois ». Nouveaux succès avec une médaille d’argent en 1927, deux médailles d’argent et une d’or en 1928 et, en 1929, une médaille de bronze, une médaille d’or et un diplôme d’honneur73. Il est vrai que la coopérative a bénéficié en 1926 du soutien de la direction départementale des services agricoles, qui a obtenu une subvention de l’Office d’agriculture pour couvrir les frais de tous les candidats jurassiens. Il est vrai aussi que le stand de la coopérative est tenu par A. Bonjour, l’infatigable président-comptable et courtier, seul à accepter de se déplacer jusqu’à ce qu’en 1929 Noël Balay l’accompagne. La réputation du vin de L’Étoile est désormais faite.
42La coopérative assure le développement de la clientèle et des ventes. Certes, les rivalités internes au village subsistent et grande est l’aigreur d’Antonin Bonjour quand il découvre qu’un « personnage haut placé de Paris, ayant à faire une commande assez importante » et attiré par les succès au Concours général agricole de 1925 a été détourné de la coopérative. Reste l’incontestable succès des ventes. En 1927, la liste des clients, « partie de zéro » comporte plus de 500 noms. Viennent en tête Jura et départements limitrophes, suivis de près par Paris, puis la Gironde, la Seine-Inférieure, les Ardennes, le Puy-de-Dôme, la Marne, la Charente-Inférieure, la Drôme, la Loire, l’Aisne, le Cantal, l’Oise, la Haute-Savoie. L’Angleterre, la Grèce, Saigon, Java, quant à eux, achètent du mousseux. Au réseau des clients s’ajoute la vente directe lors des foires qui, dans les années 1930, représente à elle seule presque la moitié des ventes ; n’était la surabondante récolte de 1929, leur développement aurait été inquiétant pour les stocks, de l’aveu même de Bonjour !
Le triomphe : l’appellation contrôlée (1937)
43Plus encore que le succès commercial, l’octroi de l’appellation contrôlée est la grande victoire de la coopérative. Victoire arrachée de haute lutte et par la poursuite de la voie judiciaire, qui tord le coup au rumeurs répandues par les adversaires de la coopérative : ils insinuent qu’elle ne traite que des raisins médiocres et mélange cépages fins et plants directs. Antonin Bonjour met fin à « la comédie des vins mélangés » – qui l’exaspère – en renouvelant l’interdiction de l’égrappage74 et en faisant consacrer par la voie judiciaire l’application de la formule du G.P.S. La coopérative se porte partie civile à l’instance qui aboutit au jugement du tribunal de Lons-le-Saunier du 26 juin 1935, confirmé par l’arrêt de la cour d’appel de Besançon du 2 décembre 1935, qui lui donne satisfaction : d’après « les usages des lieux », « les vins ayant droit à l’appellation d’origine “Vins de L’Étoile” ne doivent provenir que des trois cépages poulsard, gamay blanc et savagnin, à l’exclusion de tous plants hybrides ; [...] d’ailleurs la loi du 6 mai 1919, modifiée par celle du 22 juillet 1927, prend bien soin de spécifier [...] qu’aucun vin n’a droit à une appellation d’origine régionale ou locale s’il ne provient de ces plants consacrés par les usage locaux, loyaux et constants ».
44Que s’est-il passé ? Aux vendanges de 1934, la coopérative a puni d’une amende de 500 francs l’un de ses membres, dont le vigneron a présenté au pressoir une vendange « inacceptable ». Un deuxième incident donne l’opportunité de crever l’abcès entre la coopérative et ses adversaires : l’un d’eux, Clotaire Brantus, et son vigneron, André Maître, ne sont-ils pas prévenus d’avoir vendu à un négociant de Gray, sous une appellation d’origine, des vins « hybrides producteurs directs » ? La coopérative se porte partie civile et plusieurs de ses membres assistent avec A. Bonjour au procès qui se déroule à Lons-le-Saunier : la condamnation des fraudeurs par le tribunal est célébrée comme « une date mémorable », « un juste retour des choses » qui devrait faire passer « les calomniateurs habituels » de l’« attaque impunie » à « une sage prudence ». Antonin Bonjour exploite le bénéfice moral de l’échauffourée, soulignant l’indulgence relative de la coopérative, qui a sanctionné le sociétaire – et non le métayer – d’une amende bien inférieure aux peines infligées en première instance puis en appel à Besançon ! Les mille francs qui lui sont dus au titre des dommages et intérêts valent reconnaissance publique de son combat pour l’authentification de l’appellation d’origine.
45« La plus belle année » de l’histoire de la coopérative, sur le plan moral, est l’année 1936 qui, en vertu du décret-loi du 30 juillet 1935, voit la constitution du comité national des appellations d’origine vinicoles : « nous ne pouvions espérer mieux », lance A. Bonjour qui, en 1937, laisse éclater sa « joie » pour le jubile de la coopérative et qui s’émeut de ces « noces d’argent ». L’appellation contrôlée L’Étoile, sollicitée le 20 octobre 1935 par lui, a en effet été obtenue par décret du 31 juillet 1937, un an après celle d’Arbois (décret 15 mai 1936) et celle de Château-Chalon (29 mai 1936). Ce décret inscrit L’Étoile dans la liste des 41 textes relatifs à la Bourgogne et la Franche-Comté et des 108 votés, et « la coopérative a le droit de revendiquer tout le mérite » de la notoriété de son petit village, alors que l’appellation Arbois vaut pour tout un canton et celle de Château-Chalon pour quatre communes, mais en vin jaune seulement. Il donne force de loi aux initiatives de la coopérative, limitant l’aire de production à la seule commune de L’Étoile, à l’exclusion des terrains impropres à produire le vin de l’appellation, confirmant la formule G.P.S. pour les vins blancs, excluant les vins rouges, reprenant les dispositions du règlement intérieur et les décisions du conseil pour la teneur en sucre et en alcool75, imposant taille longue et rendement maximum à l’hectare comme à Arbois. Le décret est donc accueilli comme le « résumé et la consécration des idées soutenues [par la coopérative] », qui met définitivement fin à la « calomnie présentant la coopérative comme le réceptacle des vins de qualité inférieure ». La coopérative se donne de nouveaux statuts et cinquante journalistes, français et étrangers, sont reçus au village.
46La coopérative, toutefois, n’en reste pas là : L’Étoile, premier des vignobles jurassiens, renonce délibérément à l’appellation simple pour donner à l’appellation contrôlée toute sa valeur, et obtient satisfaction avec le décret du 4 janvier 193976. Quant au mousseux, comme les autres mousseux du Jura, il reçoit le bénéfice de l’appellation contrôlée accordé par le décret du 9 septembre 1937. Enfin, l’appellation Côtes-du-Jura, sanctionnée par le décret du 31 juillet 1937, joue le rôle d’une appellation de secours pour les vins non admis à l’appellation contrôlée – vins rouges ou insuffisamment sucrés ou alcoolisés –77. Lorsque, le 12 décembre 1938, les vignobles comtois admis à l’appellation contrôlée constituent la Fédération des syndicats et groupements vinicoles et viticoles de Franche-Comté pour la défense des appellations d’origine78, la coopérative en est membre.
47Ainsi elle a bien été le porte-drapeau des intérêts du vignoble. Toujours présente, anticipant volontiers sur la loi, elle a laissé loin derrière elle les tardives et timides initiatives des municipalités successives79. Née comme contre-pouvoir économique, elle incarne désormais le dynamisme de vignerons capables de s’imposer par leurs qualités professionnelles et commerciales et de promouvoir leur cause par la voie légale. Son président juge donc avoir « dépassé » ses objectifs initiaux ; aussi rappelle-t-il son désir de se retirer, comme chaque année depuis bientôt dix ans.
Le départ d’Antonin Bonjour
48La personnalité d’A. Bonjour, il est vrai, a été pour beaucoup dans cette évolution. Toujours sur la brèche, usant bien souvent de son autorité pour forcer la décision, ne redoutant ni la répétition ni la moralisation, il a été l’âme et la cheville ouvrière de la coopérative, et cela sans doute plus d’une fois contre le sentiment général. Son long et difficile mandat de 28 ans illustre parfaitement la position des nouvelles élites agricoles, à la fois porte-parole des communautés rurales et médiateurs entre elles et les sphères dirigeantes. Lui-même, toutefois, ne peut totalement s’identifier à ce rôle : son activité principale est celle d’un professeur et il ne réside sur place qu’une fois sa retraite prise, si bien que sa non-résidence et sa culture le rapprochent des élites traditionnelles. Est-ce la cause de certaines de ses difficultés ? Sans doute la rumeur des vignerons a-t-elle parfois mis en cause sa compétence, lors de l’achat du pressoir continu et de l’échec de la champagnisation de 1939. La lecture des rapports moraux laisse le sentiment d’un homme infatigable, mais isolé, condamné à de longues justifications et conscient à la fois de sa solitude et de son utilité.
49Depuis plusieurs années déjà, Antonin Bonjour exprimait son désir de se retirer, tantôt annonçant son rapport moral comme le dernier, tantôt lançant par provocation : « si je radote, il faut me remplacer »80. En 1940, lorsqu’il arrive à l’assemblée générale, sa décision est prise81. Est-ce en raison de son âge – il a 79 ans – ? De graves conflits l’opposent-ils à une partie des sociétaires ? Il est vrai qu’il ne possède plus de vignes, les ayant toutes vendues dès 1936. Revenu comme simple sociétaire aux assemblées générales de 1941 et 1942, il multiplie les protestations contre des accusations « injustes ». En 1944, son successeur à la présidence lui rendra un hommage funèbre mitigé : « rendons à César ce qui appartient à César » !82
***
50L’histoire de cette coopérative vinicole illustre la grande complexité de l’évolution des campagnes au cours de la première moitié du XXe siècle – complexité qui ne saurait occulter le poids décisif des structures économiques. La réactivation de la communauté villageoise se heurte à un individualisme quasi universel et aux oppositions qui subsistent, semble-t-il, entre clans et entre hameaux – le quartier de Vallière paraît être le fief des opposants. Elle est donc facteur de division : bastion des vignerons gagnés à la république radicale et mobilisés par le mouvement des bouilleurs de cru, elle suscite la réticence de la droite libérale et cléricale. Reste que l’agrarisme militant complique les clivages hérités : les vignerons les plus politisés à gauche ne sont pas les coopérateurs les plus disciplinés et ils demeurent souvent hermétiques à l’argumentation déployée, chiffres à l’appui, par les nouvelles élites du progrès agricole. La coopérative, contre-pouvoir agrarien cautionné par la plupart des notables locaux, s’impose cependant au point d’éclipser la municipalité. La politisation contourne l’institution municipale et n’entraîne pas fatalement l’ouverture à la modernité.
51La coopérative de L’Étoile, contrairement à celles d’Arbois, Poligny et Pupillin, a difficilement perduré après la démission d’Antonin Bonjour. Le vieillissement de ses membres et la faiblesse des apports entraînent en 1988 sa fermeture83. La greffe de l’esprit coopératif a mal réussi à L’Étoile : qu’aurait dit A. Bonjour de ce sociétaire qui, en 1987, aurait, dit-on, apporté à la société beaucoup moins qu’il n’avait vendu à une maison d’Arbois ?
52Vignoble marginal, L’Étoile échappe à l’évolution générale du vignoble jurassien : la présence de quelques-uns des notables de la ville et les pratiques de vignerons qui optent pour l’individualisme l’emportent sur l’énergie déployée par Antonin Bonjour, isolé par la distance qu’il garde vis-à-vis des sphères politiques, et sur le patronage consensuel du baron de Catelin et la poussée à gauche du vignoble. L’Étoile n’est pas Arbois, et la coopérative n’a jamais réussi à s’imposer comme détentrice exclusive de l’identité de son vignoble.
Annexe
Annexes
Tableau I : Statistique des cotes cadastrales (1913)84

Tableau II : Nature des cultures (surface appropriée)

Tableau III : Les sociétaires de la coopérative et leurs propriétés en 191287

Tableau IV : Sociétaires et production de la coopérative88

1 : nombre de sociétaires ; 2 : sociétaires présents ou représentés à l’assemblée générale (présents seuls à partir de 1929) ; 3 : récolte déclarée par les sociétaires ; 4 : récolte apportée à la coopérative ; 5 : % de 4/5 ; 6 : nombre de sociétaires ayant apporté leur quote-part ; 7 : nombre de sociétaires n’ayant apporté aucune vendange.
a Apport en deux fois
b Plus quatre apports inférieurs à un hectolitre
c Déficit de 29 hectolitres par suite de fraude
d Dont trois ont apporté 32 hectolitres et dont le premier a apporté plus de 16 hectolitres.
Notes de bas de page
1 L’Étoile, canton et arrondissement de Lons-le-Saunier (Jura) : Alphonse ROUSSET, Dictionnaire [..] des communes [...] du Jura, tome 3, Besançon, Bintot, 1855, pp. 63-71.
2 Notre gratitude va à madame Gay qui a bien voulu nous communiquer les archives de la coopérative : Syndicat agricole de L’Étoile, cahier couverture violette ; [P. V. du conseil d’administration] ; syndicat agricole (16 septembre 1912-27 février 1927) (feuille volante : statuts et règlement intérieur de la Fédération des terriens du Jura, vers 1923). Coopérative vinicole de L’Étoile : assemblées générales, registre noir : P. V. Assemblées générales (22 septembre 1918-9 mai 1948) ; conseil d’administration, registre noir : P. V. Conseil d’administration et du bureau (16 septembre 1912-24 octobre 1929). Procédure contre Aigrot, négociant à Dole (1920-1922) et contre Th. Bride, hôtelier à Morbier (1930). Les archives municipales ont été également dépouillées, notamment les listes nominatives de recensement ; Arch. dép. Jura (Archives départementales du Jura), M 2208 (1911) et M 2376 (1936).
3 Joseph GIRARD, La vigne et le vin en Franche-Comté. Les vignobles comtois devant le problème des appellations d’origine, Besançon, Jacques et Demontrond, 1939, 233 p. (voir p. 49 et pp. 103-106).
4 Jacques REVEL [dir.], Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience. Hautes études, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1996, 247 p. ; Jean-Luc MAYAUD, « Pour une coramunalisation de l’histoire rurale », dans La politisation des campagnes en Europe au XIXe siècle. Actes du colloque de Rome, 20- 22 février 1997, Rome, Mélanges de l’École française de Rome, à paraître en 1998.
5 Pupillin, en effet, gravite dans l’orbite du vignoble d’Arbois dont la commune est limitrophe.
6 Jean-Luc MAYAUD, « Une histoire rurale éclatée (1945-1993) ? La France du XIXe siècle », dans Alain FAURE, Alain PLESSIS et Jean-Claude FARCY [dir.], Lar terre et la cité. Mélanges offerts a Philippe Vigier, Paris, Editions Créaphis, 1994, pp. 21-31 ; Gilles PECOUT, « La politisation des paysans au XIXe siècle. Réflexions sur l’histoire politique des campagnes françaises », dans Histoire et sociétés rurales, n° 2, 2e semestre 1994, pp. 91-125 ; Jean-Luc MAYAUD, « Ruralité et politique dans la France du XIXe siècle », dans Ghislain BRUNEL et Jean-Marc MORICEAU [dir.], L’histoire rurale en France. Actes du colloque de Rennes (6-7-8 octobre 1994). – Histoire et sociétés rurales, n° 3, 1er semestre 1995, pp. 133-136 et pp. 143-149.
7 Arch. dép. Jura, 5 E 422/26, L’Étoile, matrices cadastrales des propriétés non bâties (1891-1914).
8 Art ROÉ [Lieutenant-Colonel Patrice MAHON], Monsieur Pierre, Paris, L’Illustration, s.d. [vers 1917]. Voir : Émile MONOT, « Monsieur Pierre », dans Mémoires de la Société d’émulation du Jura, 1917, pp. XXII-XLV.
9 Parent d’Adrien Cerner, le docteur Bouillod, vers 1885, assure par un legs une assistance médicale gratuite aux vingt familles les plus nécessiteuses. La liste en est dressée chaque année par le conseil municipal. Voir : Alphonse ROUSSET, Dictionnaire..., ouv. cité, pp. 69-70 et p. 71. Quatre autres legs ont été faits au bureau de bienfaisance de 1849 à 1880 (Arch. dép. Jura, 4 O 1388 à 1402). Les ressources de la fabrique ont été rattachées au bureau de bienfaisance, créé en 1910 : Arch. mun. L’Étoile (Archives municipales de L’Étoile), délibérations municipales, 13 novembre 1910.
10 Aphonse ROUSSET, Dictionnaire..., ouv. cité, tome 3, p. 62.
11 Annuaire du Jura pour 1856, Lons-le-Saunier, Gauthier, 1856, pp. 391-392.
12 F. DOUAIRE, Le Jura agricole, Lons-le-Saunier, Verpillat, 1925, p. 105. Donc à la même date qu’en Champagne.
13 Alphonse ROUSSET, Dictionnaire..., ouv. cité, p. 63.
14 Tabl eau I : Statistique des cotes cadastrales (1913), à partir duquel sont établis les types de propriété, de préférence aux catégories pré-déterminées par les enquêtes agricoles (Ministère de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics. Enquête agricole [de 1866]. 2e série. Enquêtes départementales. 27e circonscription (Jura, Loire, Rhône, Ain), Paris, Imprimerie nationale, 1872).
15 Archives de la coopérative vinicole, conseil d’administration, 31 mai 1925.
16 Tableau II : Nature des cultures.
17 Jean-Luc MAYAUD, Les paysans du Doubs au temps de Courbet. Étude économique et sociale des paysans du Doubs au milieu du XIXe siècle, Paris, Les Belles-Lettres, 1979, 295 p.
18 Témoignage oral de madame Gay.
19 Arch. dép. Jura, M 2208.
20 Joseph GIRARD, La vigne et le vin..., ouv. cité, p. 52.
21 Grâce au legs Bouillod, cité supra : Arch. mun. L’Etoile, délibérations municipales.
22 En l’absence de toute biographie et même de nécrologie, cette forte personnalité est mal connue. Fils d’un instituteur et d’une institutrice, Antonin Bonjour (Byarne [Jura], 1er mai 1861 – Lons-le-Saunier, 8 décembre 1943) exerce successivement comme professeur aux collèges de Bonneville (Haute-Savoie) puis de Saintes (Charente-Inférieure), puis au lycée de Besançon, enfin à Lons-le-Saunier. Il prend sa retraite en octobre 1923. Veuf de Mane-Céline-Éloïse Dard, il épouse en secondes noces à Besançon le 25 octobre 1894 Jeanne-Marie Darves-Blanc (état civil des communes citées). Ses obsèques furent religieuses (La Croix du Jura). On ne sait s’il est héritier ou acquéreur du vignoble qui entre a sa cote en 1892.
23 Gilbert CARRIER, « L’Union du Sud-Est des syndicats agricoles avant 1914 », dans Pierre BARRAL [dir.], Aspects régionaux de l’agrarisme français avant 1930. – Le mouvement social, n° 67, avril-juin 1969, pp. 17-38 ; Gilbert CARRIER, « L’Union du sud-est des syndicats agricoles de 1888 à 1939 », dans Gilbert CARRIER [dir.], Le syndicalisme agricole en France. Actes de la journée d’étude de Lyon, 22 mars 1980. – Bulletin du Centre d’histoire économique et sociale de la région lyonnaise, 1981, n° 1-2, pp. 27-30.
24 Assemblée générale, 1938, hommage funèbre par Antonin Bonjour.
25 Conseil d’administration, 23 octobre 1913, 31 mars et 28 juillet 1918.
26 C’est ainsi cju’à plusieurs reprises il fait remercier le président Bonjour par acclamation au terme d’une assemblée générale houleuse : assemblées générales des 2 octobre 1932 et 30 septembre 1934.
27 Tableau III : Les sociétaires de la coopérative et leurs propriétés en 1912.
28 Gilbert CARRIER et Ronald HUBSCHER [dir.], Entre faucilles et marteaux. Pluriactivités et stratégies paysannes, Lyon/Paris, Presses Universitaires de Lyon/Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1988, 242 p.
29 Arch. dép. Jura, matrices cadastrales des propriétés non bâties des communes limitrophes : 3P 3029 et 3030, Plainoiseau (1913-1956), 3P 3183 et 3184, Saint-Germain-les-Arlay (1913-1956), 3P 3118 et 3119, Quintigny (1913-1963), 3P 3320, Villeneuve-sous-Pymont (1913-1936), 3P3181, Saint-Didier (1913- 1936), 3P 2842, 2844, 2845, Montmorot (1913-1966), 3P 3028, Le Pin (1913-1936).
30 Deux demi-frères d’Antonin Bonjour, nés d’un second mariage, sont prêtres du diocèse de Saint-Claude : Edouard (Asnans, 14 juin 1872 – ?, 6 mars 1946), missionnaire diocésain à Thervay, et Benjamin (Asnans, 1875 – ?, 11 août 1958), aumônier de l’institution Sainte-Marie à Lons-le-Saunier.
31 Article 4 des statuts du syndicat et article 5 des statuts de la Société coopérative vinicole de L’Étoile.
32 Les archives de la coopérative ne donnent qu’une indication : le syndicat agricole est affilié à la Fédération – ou syndicat – des terriens, dont le congrès, en 1921, se tient à la Maison de la mutualité à Lons-le-Saunier, où se trouve le siège des syndicats agricoles affiliés au Boulevard Saint-Germain. Le syndicat agricole se dissout en 1924 après un désaccord avec la fédération, qui avait souhaité interdire les débats politiques en son sein.
33 Claude-Isabelle BRELOT, « Le syndicalisme agricole et la noblesse en France de 1884 à 1914 », dans Cahiers d’histoire, n° 3, 1996, pp. 199-218.
34 Assemblée générale, 25 septembre 1927, rapport moral de l’exercice 1926-1927.
35 Arch. dép. Jura, M 1914 et 1045.
36 Conseil d’administration du 18 avril 1914.
37 Arch. mun. L’Étoile, délibérations municipales, 17 décembre 1908 et 14 mars 1909.
38 La femme d’É. Métrot bénéficie en décembre 1918 de l’assistance aux femmes en couches comme « salariée nécessiteuse » : Arch. mun. L’Étoile, délibération municipale, 18 décembre 1918.
39 Arch. mun. L’Étoile, délibération municipale, f° 564-575.
40 Jean-Luc MAYAUD, Les Secondes Républiques du Doubs, Paris, Les Belles-Lettres, 1986, 475 p.
41 Arch. dép. Jura, M 1925.
42 Arch. mun. L’Etoile, délibération municipale, 27 janvier et 22 juin 1924.
43 Arch. dép. Jura, M 1665.
44 Assemblée générale, 28 septembre 1924 et 27 septembre 1925.
45 Tableau IV : Sociétaires et production de la coopérative.
46 Son père, Auguste, est né à Bois-d’Amont (Jura) en 1842. Sa femme, née Desurmont, est native de Tourcoing (Nord).
47 Sa demande est acceptée le 30 novembre 1923 mais il la renouvelle le 25 septembre 1927. Il habite à Ruffey.
48 Emile Julien, successivement domestique à Courlans puis à Savagna, possède en 1913 1,87 hectare, dont plus d’un hectare de vigne.
49 Arch. mun. L’Étoile, délibérations municipales, 12 juillet 1908, 31 décembre 1911, 29 décembre 1912, 1er février 1925 et 8 mars 1926.,
50 Tableau III : Les sociétaires de la coopérative et leurs propriétés en 1912.
51 Conseil d’administration, 1912.
52 Tableau IV : Sociétaires et production de la coopérative.
53 Conseil d’administration, 30 juillet 1916.
54 Assemblée générale, 25 octobre et 29 novembre 1925, 28 février et 18 avril 1926.
55 Idem, 28 septembre 1924.
56 Idem.
57 Loi du 1er août 1905 sur la répression des fraudes dans la vente des marchandises et des falsifications des denrées alimentaires et des produits agricoles ; loi du 5 août 1908 habilitant à procéder sur la base d’« usages locaux » à une délimitation des régions susceptibles de prétendre au monopole de l’appellation d’origine ; loi du 6 mai 1919, modifiée par celle du 22 juillet 1927 : Joseph GIRARD, La vigne et le vin..., ouv. cité, pp. 133-145.
58 Joseph GIRARD, La vigne et le vin..., ouv. cité, p. 105
59 Arch. mun. L’Etoile, délibération du 10 août 1924, également citée par : F. DOUAIRE, Le Jura agricole, ouv. cité, p. 104.
60 Joseph GIRARD, La vigne et le vin..., ouv. cité, p. 151-154. Dès 1919, premières démarches renouvelées en 1923 à l’occasion des fêtes du Centenaire de Pasteur.
61 Arch. dép. Jura, M 1665 et 1941 ; délibération municipale, 29 novembre et 20 décembre 1925, 1er mai, 8 août et 2 octobre 1926.
62 Arch. dép. Jura, M 1941.
63 Ibidem, M 1951 et M 1079.
64 Assemblée générale, 4 mai et 2 juillet 1930.
65 Tableau IV : Sociétaires et production de la coopérative.
66 Conseil d’administration, 17 août 1929.
67 Assemblée générale, 26 septembre 1920. L’évolution démographique de la commune est régressive : 695 habitants en 1851, 689 en 1870, 580 en 1900, 480 en 1911, 362 en 1936 (Arch. dép. Jura, M 2208 et 2376 ; A. ROUSSET, Dictionnaire..., ouv. cité, pp. 62-63.
68 169 hectares au cadastre en 1913.
69 Arch. mun. L’Etoile, délibération municipale, 12 janvier 1936.
70 Il y est recensé en 1936.
71 Antonin BONJOUR, Le Jura français, février 1934.
72 Jean-Luc MAYAUD, 750 ans d’excellence agricole en France. Histoire du Concours général agricole, Paris, P. Belfond, 1991, 198 p.
73 Conseil d’administration, 1er avril 1928 et 31 mars 1929.
74 Conseil d’administration, 6 octobre 1929.
75 Vins blancs : 178,5 grammes de sucre naturel par litre et 10°5 d’alcool ; vins jaunes : 195,5 et 11°5 ; vins de paille : 255 et 15° ; rendement maximum : 40 hectolitres à l’hectare.
76 Joseph GIRARD, La vigne et le vin..., ouv. cité, pp. 162-169.
77 Ibidem, pp. 150-172.
78 Ibidem, p. 171-172.
79 Arch. mun. L’Etoile, délibération municipale, 12 janvier 1936, démarche en faveur d’une interprétation large de la loi.
80 Assemblée générale, 30 septembre 1934, 29 septembre 1935, 26 septembre 1937.
81 Idem, 21 septembre 1940.
82 Idem, 1er octobre 1944.
83 Le Progrès-Dépêches, 23 août 1988.
84 Arch. dép. Jura, , 3P 2462, L’Étoile, matrices cadastrales des propriétés bâties (1913-...).
85 A. ROUSSET, Dictionnaire..., ouv. cité, p. 62 (le revenu cadastral des 1714 parcelles s’élève en 1810 à 34 583 francs).
86 Arch. dép. Jura, , 3P 1284 et 2462, matrices cadastrales de L’Étoile.
87 Le recoupement a été effectué entre les matrices cadastrales et la liste des sociétaires en 1912.
88 Sources : registres du conseil d’administration et des assemblées générales annuelles (rapport moraux et financiers).
Auteur
Professeur d’histoire contemporaine, Centre Pierre Léon, Université Lumière-Lyon 2
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