1Alors que le pouvoir se désincarne dans la nation au fur et à mesure que la III^e République stabilise le régime républicain, la grandeur héroïque apparaît, dans les dernières décennies du xix^e siècle, comme anachronique. Les temps consacrent l’avènement du peuple souverain et des grands hommes, non celui de héros singuliers et solitaires.

2Pour autant, étrangement, le héros ne disparaît ni de la scène ni de la critique journalistique. Les grands acteurs du dernier quart du siècle incarnent une forme d’héroïsme décalé, brouillant les frontières entre scène et vie privée, transformant la vie de l’artiste en épopée de demi-dieu. Cet héroïsme professionnel, mis en scène, soigneusement maîtrisé, notamment via le médium photographique, mêle sphère intime et vie théâtrale, dramatisant celle-là pour Sarah Bernhardt, « privatisant » celle-ci dans le cas de la Duse.

3Une telle médiatisation opère un transfert de sacralité héroïque du personnage sur la personne de l’acteur, sans rien entamer de l’adulation du public, malgré une forme de marchandisation qui exploite justement l’imagerie héroïque. La vedette, qu’elle soit de théâtre, de café-concert ou de cinéma, multiplie les poses et les représentations héroïques (sur scène mais aussi par le biais de la photographie ou de la pellicule) qui se vident peu à peu de toute relation au politique. Déconnectée de l’histoire, la figure héroïque n’en garde pas moins une vertu compensatoire, exaltant sans risque l’individu exceptionnel, voire s’inscrit dans la lignée des valeurs républicaines. Le patriotisme s’entretient ainsi, tandis que se constitue une culture nationale amenée à établir le socle de l’école de la République. Ces valeurs sont portées par les acteurs et actrices dans leurs choix artistiques, mais aussi dans la théâtralisation de leur vie privée. Le patriotisme de Sarah Bernhardt est perceptible dans ses discours hargneux sur l’Allemagne ou lors de la création de l’ambulance de l’Odéon au moment du siège de Paris, ainsi que dans le rôle d’ambassadrice de la culture et du goût français qu’elle aime à se donner dans ses mémoires ; celui de Coquelin trouve son expression dans des grandes figures de l’histoire de France tels Napoléon, Du Guesclin ou encore des héros plus populaires tel Jean Bart ; le consensus est établi jusque dans les cafés-concerts qui, à l’heure de la guerre avec la Prusse, font entendre par la voix de Rosa Bordas les souffrances de la France. Quant à Mounet-Sully, si ses Souvenirs mentionnent les douleurs de la guerre, ce sont surtout ses quarante-quatre ans de sociétariat qui font de lui le fervent défenseur d’une vision du théâtre entendu comme service public avant l’heure et d’un répertoire qu’il a souci de propager par-delà les murs de la Comédie-Française, en banlieue et en province. Dans tous les cas, l’héroïsme est celui du citoyen ordinaire.

4Mais le changement de nature de la figure héroïque n’efface pas pour autant la gestuelle scénique qui lui est propre, bien au contraire. Celle-ci apparaît comme exacerbée, enflée formidablement à mesure que l’héroïsme devient l’apanage de l’homme de la rue. Le contraste entre cette grandeur héroïque à la scène et la société dans laquelle elle se développe se traduit par un effet d’étrangeté : éclectisme et dimension oxymorique des compositions de Sarah Bernhardt lorsqu’elle collabore avec Sardou, gestes et diction monumentaux chez Mounet-Sully, parodies moqueuses et décalées des artistes du café-concert, sortie d’emploi de Coquelin, persistance histrionique au cinéma. Tous ces contrastes contribuent à vider le geste héroïque de tout référent autre qu’artistique. L’acteur adopte le contre-emploi ou juxtapose des pratiques et des codes esthétiques divers qui font de la figure héroïque une sorte de collage de postures et d’attitudes, une abstraction fantastique à force de conventions. L’essoufflement du code héroïque engage les acteurs dans des voies nouvelles, les force à sortir de leurs emplois, à combiner différents codes, afin de redonner du sens, par leur création, à ces figures usées par les interprétations successives léguées par la tradition.

5Héroïques, les acteurs le restent dans le champ artistique, maîtrisant à la perfection l’art du jeu, alliant une maîtrise vocale qui reste encore la marque d’une pratique achevée et une plastique spectaculaire qui consacre définitivement le corps et le mouvement comme faisant partie intégrante de la composition. Sur scène, ces acteurs fin-de-siècle touchent à la grandeur. La conjonction d’un art consommé du dire et du faire, associé à l’énergie d’une dépense insensée dans l’exécution des rôles qui fait du métier de comédien un sacerdoce tout autant qu’une performance physique et psychologique, fait apparaître sur scène une présence inouïe, familière des émotions paroxystiques et dévolue corps et âme – et l’expression est ici à prendre littéralement – à l’art de l’interprétation. Le caractère exceptionnel de cette présence ne fait que renforcer l’irréalité des héroïsmes représentés, qui s’éloignent encore un peu plus du commun des mortels. Et c’est précisément cette gestuelle irréelle, fruit de variations répétées d’attitudes et de gestes, qui, copiée à l’infini pour son exemplarité, survit au café-concert par le biais de la parodie, et au cinéma jusqu’à l’heure actuelle, où elle apparaît comme l’ultime avatar d’un code héroïque dégénéré en code histrionique.