Introduction
Les trésors de la cave de Gilbert Carrier
p. 11-15
Texte intégral
Gilbert Carrier, le nez de l’historien

Cliché X, droits réservés
1En œnologie le millésime 1935 n’est pas particulièrement brillant1. Il en est bien autrement en histoire « lyonnaise », si l’on en juge par l’année de naissance de plusieurs des historiens de l’équipe rassemblée par Pierre Léon. C’est en effet à cette génération qu’appartient Gilbert Garrier, né la même année que Maurice Garden et Yves Lequin ; Pierre Goujon est leur aîné d’un an. Un parcours scolaire sans heurt fait se rencontrer ces quatre potaches au lycée du Parc pour quelques années préparatoires au concours de l’École normale supérieure, y retrouvant leurs anciens (autres millésimes) que sont Georges Durand, Jacques Julliard, Jean Peyrot, Antoine Prost... De la « bande des quatre » de 1935, un seul intègre, les trois autres se rejoignent à la Faculté des lettres de Lyon. L’échec – mais en est-ce un ? – leur permet de plus de ne pas suivre les recommandations publiques des professeurs André Latreille et André Fugier2 : tous fréquentent les cours de Pierre Léon et deviennent ses élèves, jusqu’à s’affirmer comme les meilleurs spécialistes d’une histoire économique et sociale qu’aucun média – mais nous sommes loin de Paris – ne songe à qualifier alors de « nouvelle ».
2La fidélité à Pierre Léon – qui prendra soin de sa progéniture étudiante – renforce les amitiés de lycée. Les mêmes camarades se rappellent l’accueil de la famille Carrier : seul né Lyonnais, Gilbert entraînait ses amis internes chez ses parents, cours Charlemagne, à la cité SNCF3 « derrière les Voûtes », pour quelques repas que leur confectionnait madame Garrier, arrosés par le vin acide et léger des vignes paternelles de Chaponost4, avant que chacun prenne son indépendance matérielle. Dès lors, les « balmes » de Saint-Clair puis, plus tardivement, la rue Guilloud figurent parmi les lieux de retrouvailles régulières. Fréquenter Gilbert Garrier, c’est alors accepter son amour du sport : rugby universitaire, ski, montagne et tennis. C’est aujourd’hui déguster ses vins et les champignons qu’il ne manque pas d’offrir généreusement, préférant abandonner quelque récolte plutôt que d’indiquer ses « taches »...
3La carrière de Gilbert Carrier est presque totalement lyonnaise. Après un diplôme d’étude supérieure dirigé par Pierre Léon et consacré à la vie économique et sociale de Chaponost, saisie de 1750 à 1950, l’agrégation d’histoire est décrochée en 1958 : 35e rang, ex œquo avec Pierre Nora. Nommé d’office au lycée Gautier à Alger, il y enseigne jusqu’en 1960, date à laquelle il obtient un poste au lycée Champollion de Grenoble. Service militaire pendant deux ans (1961-1963), qui le conduit de l’École d’officiers de Cherchell à la section éclaireurs-skieurs de Chamrousse, avant de retourner à Grenoble. Un sujet de thèse d’État a été déposé sous la direction de Pierre Léon : Les campagnes de l’Ouest lyonnais aux XIXe et XXe siècles. Une thèse rondement menée par celui que Pierre Léon fait venir à la Faculté des lettres comme assistant dès 1965 : en 1971, les amis sont présents à une soutenance dont le jury, présidé par André Latreille, est constitué de Georges Dupeux, Richard Gascon, Pierre Goubert et Pierre Léon. En 1973, la publication de cet imposant travail5 coïncide avec la nomination comme professeur de celui qui était devenu maître de conférences en 1971. Professeur à l’Université de Lyon, puis à l’Université Lumière-Lyon 2, Gilbert Carrier l’est demeuré jusqu’à sa retraite, volontairement prise au moment de sa soixantième année, inscrivant dès lors son nom dans le grand livre de la dette publique de la République française.
4Les trésors de la cave de Gilbert Garrier, ce sont bien sûr les bouteilles qu’il offre pour étancher la soif des amis, distinguant les vrais connaisseurs par quelque test piège dont il a le secret. Ce sont aussi les grands crus universitaires qu’il a patiemment accumulés. Sept ouvrages personnels, un en collaboration, quinze directions de publication et 67 articles... : le bilan, provisoire6, est plus que consistant. Œuvre qui témoigne d’un véritable travail, tout entier consacré à l’histoire. À l’histoire rurale tout d’abord, mais par une démarche qui se distingue des grandes thèses « régionales » de la décennie précédente, fortement marquées par leurs préoccupations pour le « politique »7. Comme quelques rares collègues de cette seconde cohorte d’études8, Gilbert Carrier est un historien de l’économie et de la société, réfléchissant sur le statut des sources et s’interrogeant sur l’utilisation des enquêtes statistiques et des sources « classiques » de l’histoire sociale. Historien de la longue durée – il est l’un des rares ruralistes à avoir tâté du XXe siècle –, il parvient cependant à cerner au plus près les campagnes du Beaujolais et du Lyonnais. Rien d’étonnant à ce que le monde viti-vinicole devienne dès lors le champ privilégié de ses préoccupations. Spécialiste reconnu de la vigne et des vignerons, Gilbert Carrier est de tous les chantiers collectifs ouverts en histoire rurale depuis ce dernier quart de siècle : accès à la terre et transmissions, pluriactivité, histoire sociale fine et observation du changement social, histoire du quotidien, approche renouvelée de la délinquance, prosopographie des maires et des parlementaires de France... Il ne faudrait toutefois pas enfermer Gilbert Carrier dans les seules bouteilles de ses succès éditoriaux9 : la Résistance et la Seconde guerre mondiale, l’histoire du sport et des pratiques sportives constituent deux autres de ses chantiers ; ses aptitudes à la synthèse lui ont également valu de coordonner le tome quatre, La domination du capitalisme (1840- 1914), de la grande histoire économique et sociale du monde conçue par Pierre Léon.
5La cave de Gilbert Garrier, c’est encore l’annexe commune que constitue la bibliothèque du Centre Pierre Léon d’histoire économique et sociale de l’université Lyon 2 : ses rayons sont chargés d’une collection de Bulletins du Centre et des travaux qu’il a dirigés. Bulletin dont il est l’un des principaux fondateurs : outre un article de Pierre Léon, le premier numéro, ronéoté en 1968, comporte un important article que Gilbert Carrier consacre au cadastre. En trente ans, Gilbert Carrier aura dirigé six livraisons du Bulletin et y aura livré seize articles. Il est ainsi durablement l’un des piliers de cette équipe associée au Centre national de la recherche scientifique, y dirigeant l’axe « cultures matérielles et sociétés rurales ». Activité éditoriale encore, puisque les Cahiers d’histoire ont été son œuvre de 1983 à 1996. 230 mémoires de maîtrises et 21 thèses10 dirigés par Gilbert Carrier ont pu être recensés11. La liste est impressionnante. Elle atteste l’ouverture d’esprit et la diversité des centres d’intérêt de ce « patron » redouté des étudiants qu’effrayaient ses « coups de gueule ». Elle montre surtout la grande liberté laissée aux apprentis chercheurs pour le choix de leur sujet : la quasi-absence de travaux viti-vinicoles ne prouve-t-elle pas l’honnêteté de ce « mandarin » répugnant à utiliser les travaux de ses élèves auxquels il préfère laisser le champ libre sur des territoires en voie de défrichement et auxquels il ouvre les pages du Bulletin du Centre et facilite l’accès aux éditeurs ? Outre les multiples recherches consacrées à l’Allemagne, résultat d’un réel investissement au sein du département d’allemand de Lyon 2, la diversité des travaux soutenus est totale : monographies villageoises et prosopographies, Résistance et Occupation, écoles et instituteurs, mariages et nuptialité, délinquance et système pénitentiaire, grands domaines et petites tenures, maires et parlementaires, chemins de fer et transports, sports et pratiques associatives, femmes et conscrits...
6Clio dans les vignes est ainsi le résultat de la mise en bouteille de 34 hommages, assemblage de vins divers regroupés en sept chapitres. Cet ouvrage a vu le jour par la volonté du Centre Pierre Léon. Sa fabrication a été grandement facilitée par l’aide apportée par Suzanne Lafon, fidèle secrétaire toujours présente lorsqu’on « craque » devant son écran d’ordinateur, Yette de Morangies, qui a accepté de re-dessiner quelques-unes des cartes de ce volume, Henri-Laurent Arnould, directeur de la Revue des œnologues, qui a bien voulu préparer la couverture de l’ouvrage selon l’idée que nous en avions. Ces aides ont été d’autant plus essentielles que cette entreprise, artisanale, s’est heurtée aux défaillances de quelques-uns et aux promesses non tenues. André Pelletier a bien voulu accueillir cet ouvrage aux Presses universitaires de Lyon qu’il dirige, et nous l’en remercions vivement. Enfin, même s’il n’est pas d’usage de remercier l’imprimeur, qu’Éliane Algoud trouve ici le témoignage de notre gratitude : Compo-system a beaucoup travaillé, toujours dans l’urgence, pour Gilbert Garder, les Cahiers d’histoire, Ruralia et le présent ouvrage. Clio dans les vignes existe donc. Que Gilbert, auquel nous associons Nadine, y reconnaissent un acte d’amitié et de fidélité. La retraite n’est pas retrait. Elle permet simplement, nous l’espérons, une meilleure gestion du temps, que nous savons partagé entre cueillette des champignons, tastevinages et voyages et entre travaux de rédactions multiples – nous attendons cette grande synthèse sur le quotidien des paysans –, conférences et animations de séminaires et colloques. C’est donc de tout cœur que nous souhaitons à notre ami une paisible et fructueuse retraite, l’assurant que nous ferons tout ce qui est possible pour maintenir son héritage intellectuel et transmettre sa passion pour l’histoire rurale aux étudiants du Centre Pierre Léon.
Notes de bas de page
1 « Bonne année, mais pas grande année », signalent la plupart des guides œnologiques...
2 Enquête orale, croisement des témoignages... : le cours destiné aux étudiants du certificat de licence d’histoire moderne et contemporaine avait commencé par ces mots (les termes exacts varient selon les témoins) : « Les enseignements sont assurés par le Professeur Latreille et par le Professeur Fugier... S’il vous reste du temps, un cours est dispensé par Monsieur Léon ». Les « chers » collègues avaient de plus laissé installer le jeune professeur Léon dans un « bureau-cagibi » situé sous un escalier qui avait abrité de vétustes toilettes.
3 Madame Carrier était institutrice, monsieur Carrier employé du PLM puis de la SNCF après sa nationalisation.
4 Pour les initiés, baco noir et noah...
5 Gilbert CARRIER, Paysans du Beaujolais et du Lyonnais, 1800-1970, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1973, 2 volumes, 714 p. et 246 p.
6 Voir infra : Les publications de Gilbert Carrier.
7 Thèses parmi lesquelles il convient de signaler : Maurice AGULHON, Un mouvement populaire au temps de 1848. Histoire des populations du Var pendant la première moitié du XIXe siècle, Thèse pour le doctorat d’Etat soutenue en 1969 et publiée en trois volumes (La vie sociale en Provence intérieure au lendemain de la Révolution, Paris, Société des études robespierristes/Clavreuil, 1970, 534 p. ; Une ville ouvrière au temps du socialisme utopique. Toulon de 1815 à 1851, Paris/La Haye, Mouton, 1970, 368 p. ; La République au village. Les populations du Var de la Révolution à la Seconde République, Paris, Plon, 1970, 543 p.) ; Pierre BARRAL, Le département de l’Isère sous la Troisième République, 1870-1940. Histoire sociale et politique, Paris, Librairie Armand Colin, 1962, 597 p. ; Paul BOIS, Paysans de l’ouest. Des structures économiques et sociales aux options politiques depuis l’époque révolutionnaire dans la Sarthe, Paris/La Haye, Mouton, 1960, 716 p. ; Georges DUPEUX, Aspects de l’histoire sociale et politique du Loir-et-Cher (1848-1914), Paris/La Haye, Mouton, 1962, 631 p. ; Robert LAURENT, Les vignerons de la « Côte-d’Or » au XIXe siècle, Paris, Les Belles-Lettres, 1958, 2 volumes, 572 p. et 281p. ; Philippe VIGIER, La Seconde République dans la région alpine. Etude politique et sociale. Tome I, Les notables (vers 1845-fin 1848). Tome II, Les paysans (1849-1852), Paris, Presses universitaires de France, 1963, 2 volumes, 328 p. et 534 p. Sur l’analyse de l’historiographie depuis un demi siècle, voir : Ronald HUBSCHER, « La storia rurale in Francia nel XIX secolo : problemi e prospettive », dans Pasquale VILLANI [dir.], L’agricoltura in Europa e la nascita della « questione agraria » (1880-1914). Atti del convegno di Roma, ottobre 1992. – Annali dell’Istituto « Alcide Cervi », Rome, n° 14-15, 1992-1993, pp. 73-91 ; Jean-Luc MAYAUD, « Une histoire rurale éclatée (1945-1993) ? La France du XIXe siècle », dans Alain FAURE, Alain PLESSIS et Jean-Claude FARCY [dir.], La terre et la cité. Mélanges offerts à Philippe Vigier, Paris, Editions Créaphis, 1994, pp. 21-31 ; Gilles PECOUT, « La politisation des paysans au XIXe siècle. Réflexions sur l’histoire politique des campagnes françaises », dans Histoire et sociétés rurales, n° 2, 2e semestre 1994, pp. 91-125.
8 Gabriel DÉSERT, Une société rurale au XIXe siècle. Les paysans du Calvados, 1815-1895, Lille, Service de reproduction des thèses-Université de Lille III, 1975 (Thèse soutenue en 1971), 3 volumes, 1247 p. et 212 p. ; Geneviève GAVIGNAUD, Propriétaires-viticulteurs en Roussillon. Structures, conjonctures, société (XVIIIe-XXe siècles), Paris, Publications de la Sorbonne, 1983, 2 volumes, 788 p. ; Ronald HUBSCHER, L’agriculture et la société rurale dans le Pas-de-Calais du milieu du XIXe siecle à 1914, Arras, Mémoires de la C.D.M.H. du Pas-de-Calais, 1979, 964 p.
9 Son histoire sociale et culturelle du vin ne vient-elle pas d’être rééditée en collection de poche par la maison Larousse ?
10 Comptabilité précise, qui est divergente de celle récemment effectuée par Gérard Noiriel : Gérard NOIRIEL, Qu’est-ce que l’histoire contemporaine ?, Carré histoire, Paris, Hachette, 1998, 256 p.
11 Voir infra : Les travaux universitaires dirigés par Gilbert Garrier.
Auteur
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