Roman du progrès ou progrès du roman ?
Les problèmes de « l’écriture républicaine »
p. 113-135
Texte intégral
1 Nous avons vu la littérature conservatrice, mue par un instinct de conservation, puis par une stratégie défensive, prompte à se constituer et, s’installant dans les meubles de la littérature édifiante, à produire un discours totalitaire, c’est-à-dire incorporant à son profit tous les comportements et toutes les doctrines.
2Le roman progressiste fut plus long à se constituer, pour des raisons historiques autant que culturelles, et avant d’examiner longuement les secondes, il nous faut dire quelques mots des premières, qui nous paraissent se concentrer autour de deux difficultés essentielles :
3La première tient à la nature ambiguë du régime mis en place après 1871, et ce en dépit de son évolution ultérieure ; politiquement marqué par un clivage gauche-droite qui alla en s’accentuant sur le plan parlementaire avec la montée de la gauche, il n’en permit pas moins un ralliement quasi unanime de la société française derrière certains mots d’ordre – patrie, armée, travail, sacrifice –, derrière un système de valeurs qui, même sous une forme laïcisée, pouvait satisfaire les aspirations les plus traditionnalistes. Divisés par les ambitions du Duc de Bordeaux ou par l’expulsion des congrégations, les Français étaient presque unis pour saluer l’effort militaire et l’expansion coloniale comme les marques de leur redressement après la « chute ». Et de Fleuriot à Zola en passant par Daudet, les romans de présenter le Second Empire comme une époque de décadence morale (à La Curée fait écho Le Nabab), sous-entendant, rendant nécessaire le caractère édifiant et bien-pensant de la nouvelle période : quand les républicains rivalisent de gravité avec leurs adversaires, quand le culte des morts devient la religion officielle, la sanctification du sacrifice permettant de faire passer la défaite de 70 pour un acte vertueux... Comme l’écrit Darien avec rage en 1890 :
« Tout est moral, aujourd’hui, tout a des prétentions à l’enseignement régénérateur, depuis les études de psychologie sociale jusqu’aux pièces qu’on joue à Guignol... »1
4Comment dans ces conditions tenir une critique virulente des thèmes conservateurs, sans attaquer du même coup certains chevaux de bataille de la gauche officielle, et passer alors pour un marginal ou un anarchiste ?
5La seconde raison est moins palpable, mais peut se déduire de toute cette machinerie culpabilisante mise en place par la réaction anticommunarde ; il était en effet difficile au révolutionnaire d’ériger en exemple l’expérience de 1871, officiellement reconnue comme abominable, et encore moins d’en souhaiter tout haut la répétition, ce grand soir ayant pour trop de Français l’allure d’un incendie apocalyptique. Hugo, pour plaider la cause de la Commune, se sentait obligé d’évoquer une autre révolution, celle de 93. Tout en ayant le sentiment de son historicité, de la relativité des faits et des idées par rapport à l’évolution générale de la société, l’écrivain révolutionnaire, ou simplement progressiste contestataire, n’avait guère les moyens de mettre en scène cette évolution, sauf peut-être en la sublimant, ce qui – c’est le cas de Zola – lui faisait courir le risque de reproduire les schémas romanesques des conservateurs.
6L’écrivain progressiste – il est en effet difficile de l’appeler simplement socialiste, ou « de gauche », il s’agit ici d’un état d’esprit global plus encore que d’un étiquetage politique – a donc quelque peine à se définir. Noyé dans un régime qui est de plus en plus censé exaucer ses vœux, il ne peut réagir que par l’affirmation de sa différence, faire preuve d’un individualisme d’autant plus agressif et non-conformiste que tout – armée, religion, école – s’emploie à le dénoncer comme la source de toutes les décadences. S’il parvient à se situer dans une perspective historique, c’est alors souvent à la première personne, non pas en transformant en symbole une aventure individuelle – c’est parfois l’impression que donne Vallès, et la tentation à laquelle il doit résister – mais en ramenant l’Histoire, dont certains ont confisqué le sens, au récit d’une expérience : c’est le vécu qui est alors la pierre de touche, le point de départ de l’affirmation progressiste, et le meilleur moyen de s’opposer aux romans où ce vécu est sans cesse frappé d’alignement au nom de l’ordre et de la tradition. Au bout de l’humble quotidienneté racontée par Vallès, il y a la Commune.
7De ce fait, le vrai débat politique transcende les frontières de la politique ordinaire, il porte aussi bien sur l’égalité des hommes que sur leur droit à aimer ou à satisfaire leur désir de bonheur ; et c’est pourquoi, plus que Boulanger ou le scandale de Panama, l’affaire Dreyfus sera pour beaucoup le révélateur de leur position profonde, car à son propos sera mise en question la place de l’homme dans la cité, et la nécessité ou non de la soumission du premier à la seconde.
8Mais comment décrire ce débat sans recourir à des scénarios dont le fonctionnement trop codé risque de fausser le sens qu’on veut lui donner ? Tel est le problème qui se pose implicitement pour des écrivains en quelque sorte dépossédés de l’écriture ; face au déferlement d’une fiction romanesque consacrée à la célébration des valeurs conservatrices, face au dolorisme édifiant et aux métaphores déifiantes, ils ne peuvent répondre que par le sarcasme ou l’injure, par l’anecdote ou la facétie ; pour eux, les mots sont piégés, détournés par les écrivains officiels, mais aussi la plupart des journalistes, des prêtres et des maîtres d’école, qui se divisent sur les faits mais s’accordent sur la méthode. Face à ce détournement, que faire, sinon devenir à son tour voleur, comme le héros de Darien :
« Il y a si longtemps que la Parole a cessé d’être un fait ! Que le Verbe n’est plus qu’une arme fourrée dans la main gauche des charlatans ! »2
9Cependant, avant d’analyser cette écriture dissidente, rebelle à l’ordre établi, fût-il de gauche, il nous faut évoquer des œuvres plus ambiguës, destinées à nous rappeler que si les clivages littéraires ne coïncident pas forcément avec les clivages politiques, c’est aussi que l’écriture a ses propres lois, formées par la tradition des auteurs et des lectures qui en ont été faites, et qu’elle peut manifester l’assentiment secret d’un romancier au système qu’il déclare pourtant combattre.
10Notre propos n’est nullement de décerner des brevets d’authenticité progressiste, et nous laissons à d’autres le soin de décider qui, de France et de Zola par exemple, fut le plus « à gauche », sachant de toute façon que nos critères d’appréciation ne peuvent pas être applicables à une époque dont un siècle nous sépare. Mais de même que, comme disaient les Concourt, « on n’écrit pas les livres qu’on veut », de même, en réciproque, il faut admettre que nos écrits nous révèlent, et que nos paysages imaginaires reflètent notre vision du monde autant que toute déclaration de principe.
La mystique républicaine
11Au lendemain de la Commune, le sort de la République est suffisamment incertain, nous l’avons vu, pour que la littérature conservatrice n’éprouve pas le besoin de s’affirmer autrement que par l’expression manichéenne de son mépris à l’égard de toute tentative pour faire évoluer la société. Par opposition, les partisans de cette évolution peuvent cerner avec assez de précision leur idéal, et une mystique républicaine se constitue alors d’autant plus aisément qu’elle est fragile.
12C’est l’époque où Hugo, dans Quatre-Vingt-Treize, exalte la mission civilisatrice de la première révolution, opposant de façon symbolique l’obscurantisme des chouans, le fanatisme grandiose de l’Imânus, et la lucidité de Gauvain ou le paisible bon sens du sergent Radoub. Un an plus tard, en 1875, Erckmann-Châtrian raconte l’ascension irrésistible de Maître Gaspard Fix, préfiguration du ministre Eugène Rougon dont Zola fait le portrait en 1876, brasseur de bière devenu, à force d’opportunisme et de bassesse, dignitaire de Napoléon III ; l’ignominie de Fix sert de repoussoir à la vertu de son parent et ennemi politique, le docteur Laurent, médecin dévoué et républicain courageux : tandis que le premier, malgré toutes ses richesses, meurt misérablement de la piqûre d’une mouche infectée, au milieu de l’indifférence des siens, le second, revenu de déportation, est reconnu à sa mort comme le bienfaiteur de sa région et l’incarnation d’une doctrine généreuse que ses enfants se chargent de prolonger.
13Alors que Zola, dans ses Rougon-Macquart, ne dresse guère que des constats négatifs, la vilenie d’un Eugène Rougon n’étant nullement compensée par l’utopie maladive d’un Florent, mais plutôt par la droiture d’un Jean Macquart, lequel se retrouve du côté de l’ordre moral prôné par Eugène, Hugo et Erckmann s’efforcent au moins, par ce recours à des héros nettement positifs, de définir quelques principes capables à leurs yeux de régénérer la société. Il en est un en particulier qui revient comme un leitmotiv, celui de l’instruction, celui que toute une littérature bourgeoise présentait comme pernicieux en le plaçant souvent à l’origine du pitoyable destin de ses héros négatifs. Gauvain, condamné à mort, énonce devant Cimourdain un message d’espoir :
« O mon maître, voici la différence entre nos deux utopies. Vous voulez la caserne obligatoire, moi je veux l’école. Vous rêvez l’homme soldat, je rêve l’homme citoyen. Vous le voulez terrible, je le veux pensif. Vous fondez une république de glaives, je fonde... »
14Il s’interrompit :
« Je fonderais une république d’esprits. »3
15Et les dernières paroles du docteur Laurent, au milieu de sa sereine agonie, vont dans le même sens :
« Dix années d’instruction démocratique en France, disait-il à ses fils, et la question serait résolue pour toujours ; nous aurions une génération républicaine ; la République s’établirait pour ainsi dire d’elle-même ; et toutes les légendes, dont on farcit depuis des siècles la tête des hommes de notre race, se dissiperaient comme le brouillard sous les rayons du soleil. »4
16Cette valeur civilisatrice et politique de l’instruction ne peut être affirmée qu’en liaison avec une conception évolutive de l’Histoire, à l’opposé du passéisme et de l’immobilisme de la pensée conservatrice. Les porte-parole de Hugo, d’Erckman ou plus tard d’un Eugène Le Roy sont en quelque sorte enracinés dans leur présent, c’est-à-dire en mesure de concevoir sa modification, parce qu’ils ont une claire conscience de l’enchaînement de causes et d’effets qui l’a produit. A la fatalité romantique qui s’inscrivait en tête de Notre-Dame de Paris succède la mise en perspective historique, et l’annonce de la responsabilité des hommes. Gauvain, toujours prophétisant au bord de la tombe, déclare :
« Regardons toujours du côté de l’aurore, de l’éclosion, de la naissance. (...) Chaque siècle fera son œuvre, aujourd’hui civique, demain humaine. Aujourd’hui la question du droit, demain la question du salaire. »5
17Maître Gaspard, miroir promené le long de l’histoire de France, permet à ses créateurs de démonter les mécanismes qui, de Charles X à Napoléon III, ont permis aux égoïsmes nobiliaires de maintenir leurs privilèges, mais aussi de prolonger cette vision critique jusqu’au présent de l’écriture, l’auteur intervenant non pour éterniser le débat, mais pour l’actualiser :
« Les élections de décembre 1848 approchaient.
L’année avait été très riche, on n’avait jamais vu de plus belles récoltes que cette année-là ; les gens étaient à leur aise ; si le peuple avait connu ses véritables intérêts, nous aurions la République depuis vingt-cinq ans, une République sérieuse, honnête, forte, où chacun occuperait la place qu’il mérite par son travail, son courage et son talent, seule chose possible en ce monde, car on ne peut rien désirer de plus, sans vouloir l’injustice et sans pousser à la révolte ceux qui sont lésés. »6
18Loin de juger son texte du point de vue de Dieu, comme le font Daudet ou Bourget, Erckmann pratique un type d’intrusion qui éclaire le récit, en se reconnaissant lui aussi acteur du drame que vivent ses personnages et qu’il essaie, en le racontant, de faire évoluer. C’est à ce titre qu’une telle œuvre mérite d’être qualifiée de progressiste, malgré la modération qu’elle affiche, puisqu’elle se présente non comme une clôture mais comme un carrefour ouvert sur le futur. En situant l’action de Jacquou le Croquant entre le début de la Restauration et celui de la Monarchie de Juillet, Eugène Le Roy ne montre pas seulement comment les révoltes de son héros s’inscrivent dans une logique révolutionnaire : comme son grand-père qui brûla un château de la région à la veille de 1789, comme son père qui tua le régisseur du seigneur local, Jacquou à son tour se fait incendiaire et, à la veille de 1830, provoque la ruine de cette famille d’oppresseurs. Mais encore, cette continuité, Jacquou la proclame et son avocat, porte-parole de l’auteur, la résume lors du procès qui conclut à son acquittement et à son triomphe.
19Surtout, situant le présent du narrateur soixante ans plus tard, Le Roy pose ces révoltes successives comme nécessaires pour parvenir au bien-être et à la justice qui, à ses yeux, régnent désormais (ce roman a été publié en 1899) :
« La comparaison du passé et du présent nous enseigne que les gens ne se révoltent qu’à la dernière extrémité, par l’excès de la misère, et de désespoir de ne pouvoir obtenir justice. Aussi ces grands soulèvements de paysans, si communs autrefois, sont devenus de plus en plus rares, et finalement ont disparu, maintenant que chacun, pour petit qu’il soit, peut recourir à la loi qui nous protège tous. »7
20Il n’y a pas ici, à la différence du roman conservateur, deux types de temps parallèles et concurrents, celui de la diégèse et plus spécialement des personnages négatifs englués dans l’historicité, et celui du narrateur, confondu avec quelque héraut positif, qui parle du haut d’une tradition inaccessible aux contingences temporelles. Ni Hugo, ni Erckmann, ni même Le Roy, pour ne citer qu’eux, ne racontent vraiment une histoire ; pas moyen de les confondre avec Dumas et de participer passivement aux évolutions d’un personnage providentiel. Ici, c’est l’Histoire qui se raconte par la bouche de quelques témoins ou participants exemplaires, c’est elle qui confère leur valeur aux personnages, jugés sur leurs actes et non sur un quelconque déterminisme établi dans le ciel ou dans les chromosomes.
21Malgré tout, ces livres n’apparaissent pas comme foncièrement différents par rapport à la production générale, ni même par rapport aux romans de la droite. Ils en reproduisent quelques traits et, à leur manière, participent tout de même à l’écriture bourgeoise. C’est pourquoi, lorsque celle-ci va être amenée à se durcir en passant à la défensive, les progressistes, c’est-à-dire finalement tous ceux qui, sur le plan artistique aussi bien que sur le plan social, éprouvent un malaise créateur à l’égard de leur temps, vont se trouver confrontés à la nécessité de rompre avec cette écriture de plus en plus politiquement marquée, quitte à risquer l’éclatement des structures romanesques traditionnelles.
22C’est pourquoi également ceux qui, tel Zola, et ce en dépit de son engagement indiscutable, ne sentent pas cette nécessité, vont produire une œuvre hybride, n’ayant pas compris que la seule façon de combattre leur adversaire était de ne pas se placer sur le même terrain que lui.
Conformisme de gauche
23Encore une fois, tout semble partir du choc provoqué par la Commune, et de la difficulté qui en résulte, pour l’écrivain le plus orienté à gauche, de ne pas chercher au moins provisoirement, entre le déchaînement des pétroleuses et les pèlerinages expiatoires au Sacré-Cœur, une voie moyenne capable de réconcilier les Français au nom d’une république fraternelle. Par conviction ou par nécessité, les romanciers ne peuvent d’abord aller plus loin ; tout l’espoir de Hugo est d’établir, avec Quatre-Vingt-Treize, un dépassement de l’affrontement entre les bleus et les blancs, au moment où, en tant que député, il réclamait l’amnistie des communards ; celui d’Erckmann est d’affirmer les bienfaits d’une république modérée dont la positivité résulte surtout du contraste avec les crapules qui la combattent ; et Zola, de plus en plus virulent après les Rougon dans ses attaques contre clergé et politiciens, prolonge également ce rêve d’une vérité sublime capable de s’imposer à tous par son évidence naturelle, d’où l’instituteur comme condition nécessaire et suffisante d’une amélioration de la société.
24Dans tous les cas, ces romans s’organisent autour d’un personnage idéal, chargé d’exprimer symboliquement, grâce à ses vertus innées, la supériorité de la doctrine politique défendue par l’auteur : Gauvain, le docteur Laurent, plus tard le docteur Pascal ou Marc Froment, l’instituteur de Vérité, sont nécessairement parfaits en toute circonstance.
25Certes, même si les données historiques des romans de Hugo et d’Erckmann condamnent leurs héros à être des martyrs, on ne trouve pas ici la résignation systématique et l’anéantissement progressif qui frappent leurs homologues de droite. Adossés à un passé qu’ils connaissent et dénoncent, ils ne conçoivent jamais leur fin comme la manifestation d’un éternel retour des mêmes hommes aux mêmes places, celles des vivants comme celles des morts ; la fin de Gauvain est une apothéose et celle du docteur Laurent est celle d’un saint laïque : au soleil couchant qui clôt les romans de Bordeaux s’oppose la clarté que Hugo, Erckmann et Zola promettent à leurs créatures ; les derniers mots de Quatre-Vingt-Treize évoquent la « lumière » de l’âme de Gauvain, ceux du docteur prédisent la venue du soleil, et quand s’achèvent le cycle des Rougon ou celui des Trois Villes, c’est à l’enfant nouveau-né, fils de Pascal ou de Pierre Froment, qu’est donnée la promesse de la lumière future :
« Marie, d’un beau geste d’enthousiasme, leva son enfant très haut, au bout de ses deux bras, l’offrit à Paris immense, le lui donna en auguste cadeau :
– Tiens ! Jean, tiens ! mon petit, c’est toi qui moissonneras tout ça et qui mettras la récolte en grange !
Paris flambait, ensemencé de lumière par le divin soleil, roulant dans sa gloire la moisson de vérité et de justice. »8
26Mais au-delà de cette différence d’éclairage, pourtant si révélatrice, c’est donc le même final glorifiant qui consacre le passage d’un personnage symbolique par une série d’épreuves, dans un monde tourné métaphoriquement vers l’expression d’une vérité supérieure et sans doute éternelle. Le schéma actanciel suppose alors, avec le principe de l’apprentissage par le héros de cette vérité jusqu’alors cachée à ses yeux, la présence d’une providence ou du moins d’une force capable de marquer chaque étape et chaque personnage qui l’organise d’un signe positif ou négatif. Investi de ce rôle souverain, et refusant cependant de l’assumer personnellement, l’écrivain est alors obligé de renvoyer à un ailleurs ou à un plus tard la liberté qu’il n’est pas en mesure d’accorder à ses héros-victimes : c’est dans un improbable paradis que se réuniront l’âme de Gauvain et celle de Cimourdain, et Zola célèbre la réussite de Pierre et de Marc Froment, déjà mythifiés par leur nom, par l’annonce d’une religion nouvelle, celle de la science dont le « divin soleil » illumine la sainte Trinité, Fécondité, Travail, Vérité.
27Face à ce besoin de transcendance, il n’y a plus de choix politique qui tienne, les hommes sont définis en fonction de leurs qualités morales, et jugés du seul point de vue qui puisse en surface les réunir, en profondeur maintenir leurs divisions. Avant d’arriver à la réunion de Gauvain et de Cimourdain dans la mort, Hugo procède par synthèses successives qui s’élèvent peu à peu vers la fusion idéale, comme dans cet épisode où, pour sauver deux enfants menacés par le feu, Lantenac, le chef des chouans, sacrifie sa liberté : devant l’exploit, le sergent Radoub crie : « Vive la République ! », et comme le marquis réplique par « Vive le Roi ! », il reprend :
« Tu peux bien crier tout ce que tu voudras, et dire des bêtises si tu veux, tu es le bon Dieu. »9
28On est alors bien proche de la scène de Germinal où, devant le désastre de la mine, Etienne et Négrel tombent dans les bras l’un de l’autre :
« Ces deux hommes qui se méprisaient, l’ouvrier révolté, le chef sceptique, se jetèrent au cou l’un de l’autre, sanglotèrent à grands sanglots, dans le bouleversement profond de toute l’humanité qui était en eux. C’était une tristesse immense, la misère des générations, l’excès de douleurs où peut tomber la vie. »10
29La suggestion d’un mal supérieur, d’une loi générale de la souffrance, est le moyen de cette réconciliation, et l’on peut craindre alors que tout roman porté à présenter la condition ouvrière ou la misère du peuple comme des fléaux monstrueux, même avec le désir sincère de les dénoncer, ne contribue à en faire des calamités universelles et fatales face auxquelles il n’y a pas de responsables ni de coupables, tout au plus des égoïstes. C’est donc cette emphase que le roman progressiste va devoir éviter ; lorsque Hugo affirme :
« L’histoire a sa vérité, la légende a la sienne. L’histoire et la légende ont le même but, peindre sous l’homme momentané l’homme éternel. »
30il indique très exactement ce que ses successeurs s’efforceront de nier. Il ne suffit pas en effet de modifier la valeur des signes pour modifier la valeur du parcours qu’ils jalonnent, réhabilitant l’ouvrier instmit ou le déclassé ambitieux ; Paris qui, dans La Débâcle, est l’écueil pervers où vient se perdre Maurice, devient six ans plus tard, opposé à Rome et à Lourdes, la ville par excellence, celle d’où l’esprit nouveau est appelé à régner :
« Ah ! la moisson ! reprit Guillaume gaiement, qu’elle pousse donc vite, dans cette bonne terre de notre grand Paris, retournée par tant de révolutions, engraissée par le sang de tant de travailleurs (...). C’est le soleil qui ensemence Paris du monde futur, qui ne poussera que de lui. »11
31Il s’agit sans doute là d’une vraie révolution par rapport à l’antiparisianisme que nous avons vu en action dans la littérature conservatrice, mais pour être doté du signe plus au lieu du signe moins, Paris, dans cette perspective n’en continue pas moins d’être traité comme un mythe, et malgré l’apparent réalisme, le monde entier n’est plus alors qu’un vaste palimpseste, un décor qu’il faut savoir dépasser pour lire le message originel, comme dans le roman d’apprentissage traditionnel dont le fonctionnement n’est en rien modifié : de même qu’il fallait, conformément à la loi du malheur fatal et salutaire, que Maurice mourût, dans La Débâcle, pour que Jean désormais seul parte reconstruire le pays en ruines, de même, dans Paris, il faut le sacrifice de l’anarchiste Salvat, pitoyable jeteur de bombe guillotiné pour la plus grande satisfaction de la bourgeoisie, et celui de Guillaume qui, magnanime, abandonne sa fiancée à son jeune frère, pour que l’espoir, une fois atteint le fond de la douleur et de l’égarement (Guillaume songe à faire sauter le Sacré-Cœur), soit à nouveau possible. Salvat vient de mourir, et Zola saisit là l’occasion d’une dénonciation superbe de la machine politique et judiciaire, mais il ajoute ceci, qui annule toute la portée de son propos en le réinsérant dans la logique providentialiste :
« Pierre, lui, dans cette basse boucherie, dans cet égarement abject de la machine à tuer, avait senti croître le frisson qui le glaçait, à la vision brusque d’un autre corps, l’enfant blonde et jolie, frappée au ventre par un éclat de la bombe, (...). C’était le sang qui payait le sang, et c’était comme la dette éternellement rachetée du malheur humain, sans que jamais l’homme s’acquittât de la souffrance. »12
32Et lorsque Zola ou Hugo tentent de s’arracher à cette fatalité d’origine religieuse, c’est pour en développer une autre, celle des lois naturelles et des cycles de la vie ; l’intrigue de Quatre-Vingt-Treize est disposée d’un printemps à un été, et surtout l’on sait combien les saisons servent à Zola pour rythmer ses récits, les entreprises humaines n’étant plus, vidées de toute intentionnalité, qu’une participation au grand concert de la Vie. Au rebours, les tares de la société apparaissent comme un autre phénomène naturel, gangrène ou décadence, pour lequel Zola en appelle à une justice qui n’est pas à la mesure de l’homme, rétablissant implicitement les notions de faute et de rachat. Combattant une idéologie avec les armes de celle-ci, il est incapable de prendre véritablement ses distances envers elle. L’anti-cléricahsme, dans La faute de l’Abbé Mouret, devait recourir au thème de l’initiation amoureuse, remplaçant la madone par la femme, un mythe par un autre, tous deux inaccessibles. Paris, en apparence, fait mieux, puisque Pierre Froment, prêtre, perd d’abord la foi, avant de défroquer puis de se marier civilement ; mais c’est toujours la même angoisse métaphysique qui l’anime, le même désir d’absolu qui ramène les images de soleil et de moisson sous la plume de l’auteur pour exprimer son idéal social, le renvoyant ainsi à une autre aurore jamais atteinte. Ce livre, un des plus politiques de Zola, se livre à une critique serrée de tous les mouvements de l’époque, les plus à gauche étant présentés comme de nouvelles sectes aussi intolérantes que les anciennes ; mais invinciblement, c’est au problème religieux qu’il nous ramène sans cesse, dénonçant l’emprise renaissante du clergé avec une âpreté qui trahit une sorte de jalousie, et à laquelle, fatalement, il ne peut qu’opposer sa propre mystique naturaliste.
33Ce phénomène est encore plus sensible dans Vérité, écrit en 1902, qui devrait être un bilan et une réflexion sur les enjeux de l’affaire Dreyfus, et qui revient encore une fois, par sa transposition dans le domaine scolaire et la lutte entre laïcs et religieux, à diluer les données historiques dans une lutte interminable et symbolique ; étalée sur plusieurs dizaines d’années, elle devient l’éternel affrontement des forces de lumière et des forces obscurantistes. Du coup le vrai héros, Simon, qui tient à peu près le rôle de Dreyfus, comme dans un roman d’Henry Bordeaux, se voit voler peu à peu la vedette par Marc, le justicier, l’apôtre au rayonnement croissant qui finit en patriarche, prophète et dieu :
« Alors, toute la famille battit des mains, soulevée d’allégresse, comme si le soleil avait repris sa splendeur, glissant en nappes d’or par les hautes baies vitrées. Oui, oui ! c’était le triomphe du grand-père, dans cette classe où il avait tant lutté, où il avait donné au peuple de demain le meilleur de son cœur et de son intelligence. Tous étaient là ses élèves, enfants, petits-enfants, arrière petits-enfants, et tous l’entourèrent comme un patriarche très vénérable, très puissant, de qui était né l’heureux avenir. »13
34Dans l’univers ainsi constitué, la division manichéenne des personnages est inévitable, reproduisant dans la matière humaine l’opposition qui affecte le décor, comme le jour et la nuit, la santé et la pourriture, le champ de blé et le gouffre, et préparant ainsi, par delà cette répartition antithétique, le recours à une synthèse transcendante. Au-dessus de Gauvain et de Cimourdain, ennemis politiques et frères dans la haine, s’élève Gauvain, seul assez audacieux pour penser le pardon, négligeant le clivage politique et la nécessitéde la lutte révolutionnaire. Face à Gaspard Fix, obsédé par le profit et la notoriété, s’oppose le désintéressement du docteur Laurent, tout comme, à l’ignominie du banquier Duvillard, faisant et défaisant les ministères au gré de ses intérêts financiers et amoureux, s’oppose la perfection intellectuelle et morale des frères Froment ; et si Erckmann, grâce à la sécheresse de son récit, en reste à cette situation conflictuelle, Zola la résorbe en décrivant chez les plus antipathiques de ses créatures des faiblesses morales ou physiques qui les réintègrent dans la commune humanité souffrante.
35Il n’y a donc plus d’individus, mais des figurants soumis à des règles générales ; Cimourdain, par exemple, se trouve conditionné de la même façon que Florent ou Souvarine, idéologues par frustration :
« Il savait tout de la science et ignorait tout de la vie (...). Il étudiait sans cesse, ce qui l’aidait à porter sa chasteté, mais rien de plus dangereux qu’un tel refoulement. »14
36Surtout, on retrouve chez les héros positifs les qualités que la droite s’emploie justement à imposer comme moyen de soumission des classes subalternes : amour du travail, culte de la famille, vénération de la femme chaste et mère, fidélité à la patrie. Marc Froment est le patriarche que le docteur Pascal n’a pas eu le temps de devenir, et que sera Pierre, son frère, tandis que Guillaume, le chimiste, ayant découvert la formule d’un explosif nouveau, songe d’abord à en faire l’instrument de la puissance militaire de la France, avant de la mettre au service du progrès industriel. Encore un peu, et les révolutionnaires se rangent complètement : Dans Philémon, vieux de la vieille 15, Lucien Descaves dresse le portrait d’anciens communards, et nous découvrons deux attendrissants petits vieux, anciens combattants courbés sur leurs souvenirs jaunis, occupés à nourrir leur moineau, n’ayant rien renié de leurs convictions, mais tellement retirés de leur époque qu’ils ne peuvent plus prétendre avoir de prise sur elle.
37La surenchère moralisante, surtout à partir de 1890, trouve ainsi dans la littérature progressiste une utilisation ambiguë ; l’idéalisme républicain, encore concevable sous l’ordre moral, n’est pas seulement dévalué par l’écart qui désormais le sépare des réalisations de la gauche au pouvoir, mais encore il est englué dans la mythification que pratiquent tous ceux qui, conservateurs ou républicains, s’accordent maintenant sur les grands principes qui sous-tendent la société française.
38A la fois parce que l’écriture de droite tend à s’assurer le monopole des bons sentiments, et parce que, réciproquement, la structure romanesque fondée sur la notion de salut et de déterminisme providentiel favorise l’expression d’une conception conservatrice de la vie, les progressistes qui refusent cet ordre vont devoir rompre avec ces récits trop bien rodés, où l’intention polémique est fatalement ramenée à une anecdote édifiante, où seule change l’apparence des protagonistes, la morale étant finalement immuable ne serait-ce que du fait de sa présence : quelle qu’elle soit, c’est le désir de l’imposer qui tire vers elle tout le récit et transforme ses étapes en poncifs symboliques coupés du réel.
39A titre d’exemple et de divertissement, nous proposons un roman justement inconnu, dont l’aspect involontairrement caricatural est révélateur ; il s’agit du Député Ronquerolle, publié en 1889 par Hippolyte Buffenoir16. C’est, au moins dans l’intention, un roman favorable à la gauche, car il décrit, à l’époque de Mac-Mahon, l’accession à la députation d’un jeune journaliste républicain, à la suite d’une campagne électorale où son adversaire monarchiste ne joue pas le beau rôle. Emule de Rastignac, Ronquerolle délaisse temporairement Paris et sa maîtresse pour aller en Bourgogne briguer le siège détenu jusque là par le marquis de La Tournelle. Quelques références à Rousseau et à 1793 lui tiennent lieu de profession de foi politique, son activité consiste principalement à déjouer les plans du marquis et à lui subtiliser sa femme, tombée opportunément amoureuse de lui : n’était-elle pas jusqu’à présent la conseillère politique du marquis ? La maîtresse de Ronquerolle, toute de résignation, a le bon goût de mourir de chagrin lorsqu’elle se devine remplacée, mais sans rien reprocher à son infidèle qui va de victoire en victoire :
« Elle avait l’obscur pressentiment que l’avenir, glorieux pour Ronquerolle, serait morne et désolé pour elle. Et ce cœur dévoué s’immolait d’avance. »17
40Après se sacrifice nécessaire, notre nouveau député peut enfin « jouer le rôle d’un réformateur, en prenant le peuple pour point d’appui » et, dans une scène symétrique de celle qui, dans Les Morts qui parlent, entraîne la chute d’Elzéar Bayonne, électrisé par la présence de la marquise à la Chambre, il s’affirme comme le ténor de la gauche ; le don de la femme est venu consacrer la positivité de son entreprise, au point d’éclipser sa signification originelle, ramenée à une métaphore conventionnelle :
« Elle buvait littéralement les paroles de son amant, et l’idée républicaine pénétrait en elle comme une rosée bienfaisante. »18
41Ce type de récit, quelle que soit d’ailleurs sa qualité littéraire, reproduit donc une structure romanesque qui suppose la mise à jour, par la transformation ou la réussite du héros, d’une vérité préexistante à son action, et qu’il n’est pas nécessaire de démontrer, sinon par ses effets miraculeux ; l’idée républicaine est une « rosée », cela suffit. Ce qui est, chez les écrivains traditionnalistes, l’expression et la justification de leur conservatisme, devient blocage fonctionnel – à moins qu’il ne s’agisse de la manifestation d’un conservatisme approchant – dans les romans « de gauche », dans la mesure où ceux-ci, supposés défendre vers 1890 une vision de la société qui n’est pas encore passée dans les faits, ne peuvent se servir de cette société comme d’un signifiant fixe, valable universellement, et dont la seule disposition suffirait à changer le sens. Précisément parce qu’elle s’oppose alors à un système majoritaire, la littérature progressiste ne peut revendiquer pour son propre compte trop de certitudes, sans craindre de ramener celles-ci dans la grande nébuleuse des valeurs en place. Il est bien certain que le mot travail n’a pas le même sens chez Bourget et Zola, mais au bout du compte, cela ne change rien, et il en va de l’anticléricalisme de Zola comme de l’antimilitarisme de Lucien Descaves, l’auteur de Sous-Offs ; leurs romans firent scandale, certes, mais sans effet véritable, car ils ne remettaient pas en cause l’attitude mentale qui conduisait leurs concitoyens à aspirer à un ordre, qu’il fût clérical ou militaire.19
La crise, mode de non-emploi
42Quoi qu’on fasse, c’est toujours au concept de vision du monde et à sa mise en scène romanesque que nous sommes ramenés ; mais parler comme certains de refus du roman bourgeois ne suffit pas pour définir les tentatives qui vont alors s’opérer : Flaubert déjà stigmatisait l’esprit bourgeois, et Zola de son côté, avec son exaltation de l’énergie créatrice, les esthètes décadents de l’autre, souvent en flirt déclaré avec l’anarchisme, tous se voulaient les pourfendeurs de ce type d’écriture, mais n’entendaient pas forcément prolonger cette action contre les structures de la société. L’inverse même était possible, qui faisait écrire à Gide, décrivant à Ghéon l’orientation de la NRF :
« ... les uns et les autres sommes décidés à nous montrer d’autant moins rétrogrades en art que nous nous découvrons plus conservateurs en opinions. »20
43Ce n’est donc pas parce qu’un renouveau en politique réclame une écriture différente que toute innovation dans la création littéraire implique nécessairement chez son auteur une idéologie progressiste. Comment comprendre autrement que Barrés, cet individualiste hautain pourfendeur des barbares, écrivain original s’il en fût, soit devenu le chantre du nationalisme le plus conventionnel ? Et justement, l’examen de ses structures narratives nous révèle combien, derrière le lyrisme distancié, la nonchalance étudiée du Culte du Moi, se devine déjà le conformisme qui triomphe dans Le Roman de l’Energie nationale. L’« homme libre », en rupture ou en accord avec la société, est de toute façon à la recherche d’une vérité-refuge qu’il place d’abord hors du monde, dans le monde ensuite, ne modifiant que superficiellement sa tendance à concevoir pour ses personnages des parcours initiatiques balisés de hauts lieux et de discussions élevées. La modernité du Culte du Moi tient sans doute en partie dans son refus du romanesque ordinaire, du réalisme alors triomphant, mais il n’empêche pas cette trilogie au départ décousue, de s’organiser progressivement en structure signifiante où l’expérience vécue se désincarné en scènes exemplaires et éternelles ; Venise par exemple y tient la place qu’occupera plus tard la Lorraine dans L’Appel au Soldat. Barrés finit même par revenir au romanesque lorsqu’il s’agit de compenser l’échec du boulangisme en recomposant son expérience victorieuse aux élections de 1889, exorcisant le présent par le recours à un passé proche qu’il transforme en aventure symbolique, donc porteuse de quelques vérités intemporelles, appelées de toute façon à triompher un jour.
44Dans Le Jardin de Bérénice, troisième volume du Culte, ce romanesque prend la forme de Bérénice, jeune femme que Barrès place entre son héros, Philippe, et son adversaire socialiste, Charles Martin : inclinant d’abord vers le premier, elle choisit pourtant le second, mais une telle union ne lui réussit pas et elle meurt, prouvant par cette immolation inconsciente la supériorité des idées incarnées par Philippe. Utilisant le très ancien procédé de la femme-récompense, chargée de désigner le vainqueur, Barrès ne peut l’attribuer à Philippe, car le boulangisme est en crise au moment où il écrit, mais il la fait mourir, puis dialoguer post mortem avec Philippe, pour montrer que lui seul était capable de comprendre celle qui représente « l’âme populaire, âme religieuse, instinctive » et avec laquelle désormais il entretient un rapport privilégié :
« Parfois, par un simple geste, cette jeune femme me découvre, sur la vie profonde et le sentiment des masses, des aperçus plus sérieux que n’en mentionnent les enquêtes des spécialistes, les programmes des politiciens et les vœux des réunions publiques. »21
45Elle ne pouvait donc que dépérir auprès de l’ingénieur Martin, représentant de « la médiocrité moderne ». Sa mort consacre les conceptions de Philippe, tout comme fait plus tard l’ennui qu’éprouve Madame de Nelles de s’être détournée de Sturel.
46Ce n’est donc pas simplement l’intention polémique qui est ici en cause et qui expliquerait, par ce recours au roman à thèse, le retour d’une infrastructure conventionnelle. Il est, nous allons justement le voir, d’autres façons pour le roman d’être engagé. Ce qui nous paraît ici en cause, et que nous nous efforçons depuis deux chapitres de définir comme une caractéristique de la pensée conservatrice, en liaison plus ou moins lâche avec la politique, c’est le désir d’utiliser l’écriture comme un alibi, comme le moyen perpétuel de couper au jugement de l’histoire en se réfugiant dans un idéalisme commode, le moyen de se prétendre actuel quand au contraire on ne fait qu’invoquer les droits imprescriptibles de concepts intemporels derrière lesquels souvent se dissimulent des situations bien réelles.
47La prise de conscience, vers les années 1890, d’un nécessaire renouveau de l’écriture romanesque, s’accompagnait donc sans doute dans bien des cas d’un malaise à l’égard d’une société à la fois trop cohérente et décevante, dissimulant ses faiblesses derrière le ralliement à quelques grands principes. Hugo déjà, dans Quatre-Vingt-Treize, semblait pressentir cette mise en pièces de l’écrit dogmatique, avec ce curieux chapitre où de petits enfants massacrent un gros livre et transforment ses pages en papillons ; Camille Mauclair, en 1897, prononce, avec Le Soleil des Morts, le constat de faillite des recherches symbolistes, avant d’affirmer en 1905, comme le fera Mir – beau, que « si l’art ne devient pas social, il crèvera. »22
48Mais l’écueil du dogmatisme guette ceux-là comme leurs adversaires, à partir du moment où ils se contentent de substituer certains principes à d’autres de même nature, pour rendre compte d’un monde soumis au même type de déterminisme, puisqu’eux aussi nous invitent à le lire comme un simple texte chargé d’exprimer des lois supérieures. Et si Barrès et Bourget produisent alors ce que nous nommons une littérature-alibi, au moins celle-ci correspond-elle à la vision du monde qu’ils ont décidé de propager, par conviction ou par nécessité. Le vrai problème commence lorsque, sans que l’on puisse évidemment sonder l’inconscient des écrivains, ce système narratif devient suffisamment envahissant pour qu’il devienne difficile de penser un récit sans le rapporter à lui, conférant alors à ce récit, et peut-être involontairement, une connotation conservatrice que l’idéologie explicite du roman semble pourtant démentir.
49Reprenons par exemple Paris. Zola lui-même y exprime le désir d’un nouveau langage, débarrassé de ses métaphores mythifiantes, utilisant le procès de Salvat pour opposer deux types de discours. C’est d’abord le procureur qui parle :
« Pendant près de deux heures, il continua de la sorte, dédaigneux de vérité et de logique, ne cherchant qu’à frapper l’imagination, utilisant la terreur qui avait soufflé sur Paris, agitant comme un drapeau sanglant la pauvre petite victime...
A son tour, le jeune avocat, chargé de la défense, parla. Et il dit vraiment ce qu’il y avait à dire, avec une justesse, avec une clarté parfaites. Il était d’une autre école, très simple, très uni, passionné seulement de vérité. D’ailleurs il lui suffit de remettre en son vrai jour l’histoire de Salvat, de le montrer dès l’enfance sous les fatalités sociales, d’expliquer son dernier acte par tout ce qu’il avait souffert, tout ce qui avait germé dans son crâne de rêveur. »23
50Mais on le voit, un mythe remplace l’autre ; il ne s’agit pas seulement du déterminisme sociologique, appliqué par Zola avec la même rigueur qu’une malédiction divine, et qui finit par priver tout individu de sa substance, un anarchiste ici devenant un « rêveur » et ses idées une sorte de plante vaguement dégoûtante. Il s’agit plus encore de la croyance à l’évidence, et que la vérité est suffisamment une et forte pour que sa simple énonciation suffise à la faire triompher. Pour Bordeaux, il suffit de faire parler les morts, pour Barrès la nature, pour Zola les faits ; dans tous les cas, il suffit de lire sous la conduite d’un écrivain maître d’école qui, nous tirant par la main jusqu’à la fin de sa démonstration, confère à chacune de ses étapes une allure de nécessité logique.
51Quand l’esprit d’affirmation règne sans partage, faisant d’un pays une école où, du romancier à l’instituteur en passant par le prêtre et le soldat, tout le monde s’emploie à fixer à la pensée des jalons et des buts, la seule opposition véritable est la dénégation, le doute, le refus d’affirmer ; en définitive, le refus de prendre quoi que ce soit au sérieux. A cette société qui a remplacé l’honneur aristocratique par la dignité compasssé et défini le garde-à-vous comme critère de l’affirmation de soi, la seule réplique est le sarcasme, mais c’est une arme qu’il faut savoir diriger aussi contre soi-même si l’on ne veut pas à son tour prendre la pose et apporter malgré tout sa pierre à l’édifice de la componction obligatoire. Barrès le sentait bien, lui qui s’écriait, à la fin de Bérénice : « Ceux qui ne raillent jamais, les gobeurs, si tu savais comme je les aime, ceux-là ! »24
Notes de bas de page
1 – G. Darien, Les Pharisiens, UGE 10-18 1978, pp. 134-135 (roman daté de 1890).
2 – G. Darien, Le Voleur, Julliard Littérature 1964, p. 462 (roman daté de 1896, publié en 1897).
3 – Hugo, Quatre-Vingt-Treize, éditions de Crémille 1969, p. 337 (publié en 1874).
4 – Erckmann-Châtrian, Maùre Gaspard Fix, Éditions sociales 1963, p. 240 (1ère édition en 1875).
5 – Quatre-Vingt-Treize, op. cit., p. 337.
6 – Maître Gaspard Fix, op. cit., p. 191.
7 – Eugène Le Roy, Jacquou le Croquant, Le Livre de Poche 1984, pp. 377-378 (1ère édition en 1899).
8 – Zola, Paris, éditions Rencontre, p. 580 (1ère édition en 1898).
9 – Quatre-Vingt-Treize, op. cit., p. 299.
10 – Zola, Germinal, Le Livre de Poche 1968, p. 490 (1ère édition en 1885).
11 – Zola, Paris, op. cit., p. 381.
12 – Ibidem, p. 483.
13 – Zola, Vérité, Fasquelle 1903, pp. 747-748 (écrit en 1901-1902).
14 – Quatre-Vingt-Treize, op. cit., p. 98 et p. 95.
15 – Lucien Descaves, Philémon Vieux de la Vieille, Ollendorf 1913.
16 – Hippolyte Buffenoir, Le Député Ronquerolle, Lemerre 1889.
17 – Ibidem, p. 28.
18 – Ibidem, p. 222.
19 – A. Roche présente ainsi les romans anti-militaristes de l’époque : « Ce sont des romans classiques. Ils continuent à cautionner toutes les conventions romanesques. Cette dissociation bizarre entre une « forme » traditionnelle et un « contenu » révolutinnaire fait basculer le roman entier du côté de l’ordre : non pas tellement en raison du caractère fragmentaire et souvent court de la lutte antimilitariste en France à l’époque, mais parce que ces romans poursuivent, sans dissonance majeure, le grand discours ordonné du roman bourgeois. » (Histoire littéraire de la France, Éditions sociales 1977, t. V, p. 353).
20 – Correspondance Gide-Ghéon, . Gallimard 1976, t. II, p. 736.
21 – Maurice Barrés, Le Culte du Moi, extraits présentés par E. Pich, Bordas 1969, p. 212 (1ère édition du Jardin de Bérénice : 1891).
22 – Cité par R. Trousson in Préface à Le Soleil des Morts, Slatkine Reprints 1979, pp. XI-XII.
23 – Paris, op. cit., p. 439.
24 – Le Culte du Moi, op. cit., p. 216.
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014