1L’approche du vingtième siècle n’est peut-être pas étrangère au renouveau qui se manifeste dans la littérature conservatrice aux environs de 1890 : après la période du dénigrement de la Commune et de l’exaltation du sacrifice rédempteur, une autre, plus positive, plus optimiste, pourrait décemment s’ouvrir, qui se préoccuperait moins d’exorciser le spectre de la révolte passée que d’affirmer la validité présente des idéaux de la classe dominante. Amnistiés en 1880, les communards ne sont plus en mesure d’inspirer la peur, à telle enseigne que Monsieur Taine, qui fut un de ses tremblants dispensateurs, va devenir une des cibles favorites des romanciers de droite. Face au scientisme et au naturalisme déclinants, alors que Zola s’essoufle à terminer le cycle vingt fois repris de ses Rougon-Macquart, la France connaît, en certains de ses penseurs plus spécialement, un regain de spiritualité ; au moment même où l’Etat républicain fait de la laïcité un de ses piliers, nombre d’écrivains, à la suite d’hommes comme Brunetière dont une visite au Vatican consacre l’évolution, se muent en défenseurs de la catholicité ; plus généralement, les préoccupations morales vont progressivement conquérir le devant de la scène littéraire ; on le voit par exemple au retentissement des romanciers russes révélés à la France par le très conservateur Melchior de Vogüé, romanciers célébrés essentiellement pour leur « inspiration morale », seule capable de « faire pardonner au réalisme la dureté de ses procédés ».

2Pourtant, ce renouveau n’est pas l’élan d’enthousiasme qu’on pourrait attendre ; beaucoup de calculs y entrent, à l’image du soutien apporté par Maurras à l’Eglise catholique en dépit de son athéisme ; ils font que sa traduction romanesque n’est pas dépourvue d’ambiguïtés et reflète, peut-être mieux encore que ne le ferait l’analyse des discours officiels, le fond de son idéologie. L’usure du positivisme, l’effritement de la mystique républicaine au contact des réalités, la tension exigée par la volonté de revanche militaire contribuent sans doute à expliquer ce mouvement. Mais il est également lié à l’évolution de l’échiquier politique, de moins en moins dominé par les représentants de la droite. Si Léon XIII décide en 1892 le ralliement de l’Eglise à la République, confirmant les catholiques opposants dans leur tendance à exprimer leur position en termes apolitiques, c’est bien parce que celle-ci se trouve fortement ébranlée ; la République est désormais une institution solide, capable de survivre aux intrigues comme aux scandales ; même ses plus virulents adversaires doivent contribuer à son fonctionnement : à Fleuriot et Daudet dont les romans condamnaient en bloc la vie parlementaire, succèdent Barrès et Vogüé qui ne dédaignent pas d’en faire l’expérience, même s’ils la vilipendent ensuite dans leurs écrits, et Boulanger, pour s’opposer à elle, ne trouve pas d’autre moyen que les candidatures à répétitions.

3D’ailleurs, les échecs de ce dernier, puis le retournement de l’affaire Dreyfus en faveur des républicains de gauche vont ruiner les espoirs des conservateurs de voir revenir un régime conforme à leurs vœux ; ils les conduisent à développer leur idéal en dehors du jeu politique immédiat et, selon le processus décrit par Péguy, à compenser cet échec par la mise en place d’une mystique. Dans l’ambiance de guerre de religion qui s’installe en France aux alentours de l’Affaire, ils vont procéder à une surenchère sur les idéaux bourgeois officiellement reconnus, sur les principes déjà fortement sacralisés de travail et de patrie, et, pour s’en assurer l’exclusivité, pour les arracher à la rhétorique mythifiante du discours ambiant, ils pratiquent le dénigrement systématique de l’époque contemporaine. On va ainsi parler de relèvement moral, de réveil des esprits, sous-entendant par là que la société présente est affectée d’une dangereuse décomposition qui la met sur le chemin de la décadence, d’une maladie dont le romancier, médecin des âmes, se veut le metteur en scène purificateur.

4Du coup, la littérature conservatrice retrouve une des caractéristiques de son aînée : le refus d’une période donnée de l’Histoire et le dénigrement de celle-ci, comme cause et but de son édification. Il y a donc de bonnes chances pour que nous retrouvions dans la structure de l’une et de l’autre bien des points communs. Mais avec cette différence essentielle : la période incriminée n’est plus située en arrière, dans un passé qu’on voudrait effacer, mais au présent, dans le moment même de l’écriture. Les héros sont ainsi obligés de sauter à pieds joints par-dessus l’histoire contemporaine, de s’arracher à leur environnement socio-culturel, à leur substance temporelle, pour faire que, en eux ou autour d’eux, passé et avenir se rejoignent, le second tirant du premier ses principes et son prestige, à moins que, héros négatifs, ils ne soient chargés d’assumer douloureusement ce présent perverti. Le catastrophisme que nous avons observé ne disparaît donc pas ; simplement il se déplace : destiné d’abord à justifier un ordre établi, il consacrait, en fin de parcours, l’échec de quiconque avait voulu l’enfreindre. Mais lorsque cet ordre cesse d’être satisfaisant, ou plutôt que, sans changer totalement de nature, il vient à passer en d’autres mains, on affecte de croire qu’il ne peut resurgir que par miracle, l’avenir ne pouvant ressusciter le passé qu’au prix d’une mort préalable. Petite ou grande, mais plutôt de nature familiale, puisqu’on ne peut toucher à ce présent qu’au travers d’une allégorie individuelle, la catastrophe se place alors à l’ouverture des romans, déstabilisant d’entrée, par une ruine ou une mort imprévue, le héros valeureux mais trop installé dans son temps. Le soldat réclamé par Madame Dercery, la parisienne frappée par la foudre, a grandi, il est adulte, mais son règne est décevant, et il faut remettre son triomphe à plus tard : racontant l’échec de Boulanger, Barrès lance L’Appel au Soldat et, en attendant le jour du renouveau, s’emploie à humilier, avec Leurs Figures, tous ceux qui ont compromis son espoir.

5Il n’est plus demandé au héros de seulement s’immoler, mais encore de reconstruire en fonction des limites nouvelles tracées par ce renoncement, pour que les valeurs du passé deviennent programme d’avenir. Là où s’arrêtait l’histoire de Jean Macquart, là va commencer celle de Pascal Rouvray, mené par Henry Bordeaux (La Croisée des Chemins) de l’ambition brisée à l’autorité reconnue. Le sacrifice final suffisait d’abord, puisqu’il ne s’agissait de verser rançon que pour le passé ; mais il faut désormais plonger plus loin encore en arrière, et transmuer ce temps mort en valeur féconde, exemplaire, comme gage d’une réforme future.

6La stratégie n’est donc plus de réorganiser l’Histoire, effaçant le sens de la Commune grâce à la continuité romanesque, mais de supprimer le présent et, avec lui, tout ce qui donne à l’homme envie de vivre à son contact : supprimer la vie des sens au profit de la seule mémoire, nier l’individualisme au nom d’une solidarité des générations. C’est peut-être ce qui explique, avec la volonté d’édifier une mystique cohérente, que cette entreprise, sensiblement plus exigeante que la précédente, soit prise en charge, entre autres, par des écrivains confirmés, au statut de maîtres à penser, comme Barrès et Bourget. Avec quelques-uns de leurs pairs comme Bordeaux et de Vogüé, ils constituent une véritable école dont leurs préfaces, hommages, dédicaces réciproques attestent l’unité. Mais il faut voir aussi qu’en sens inverse, ce type de roman, qui interdit à son auteur de faire coïncider le présent de l’écriture avec son historicité, le pousse précisément à adopter le présent d’éternité d’où il peut, changé en oracle, transformer ses préjugés en principes.

Le présent dénoncé

7La manœuvre est assurément malaisée : faute d’écrire des romans d’anticipation – la politique-fiction n’apparaîtra que beaucoup plus tard – les écrivains conservateurs doivent mettre en scène l’entrée en action et en politique de leurs héros, et pourtant, les maintenir à distance de l’actualité, afin de dégager leur responsabilité dans les échecs subis par la droite. Il en résulte une prise en charge malheureuse du présent, corvée nécessaire mais dégradante à laquelle il faut participer sans y adhérer, et dont on s’acquitte au prix d’un dédoublement de personnalité ; ceux des personnages qui sont dépourvus de ce recul, qui font corps avec leur engagement, seront reconnus comme des fanatiques ou des aveugles.

8Jacques Andarran, que Melchior de Vogüé charge de retracer dans Les Morts qui parlent son expérience parlementaire, mène dans sa province une paisible existence de hobereau contemplatif à qui ses années d’études à Paris avaient donné « un grand fonds de scepticisme politique ». Sollicité par une délégation de paysans pour remplacer le député défunt, il songe d’abord à préserver sa tranquillité. Ayant déjà perdu père et mère, et supplanté par son frère dans le cœur d’une cousine, il va pourtant devoir la sacrifier afin de se faire l’artisan du renouveau national. Sa tante Sophie, qui est la gérante matérielle et morale de la famille, le sermonne au nom du père défunt, officier tué en janvier 1871 en sauvant l’armée de Chanzy :

« Tu dois accepter, mon Jacquot. Rappelle-toi les dernières volontés de Régis : « Pour servir... en soldats... » Tu n’as pas voulu être soldat : tant pis pour toi, tu le seras d’une autre façon, moins propre, et plus dure, à ce qu’on dit. Ton père n’aurait pas reculé ; tu ne reculeras pas, puisque c’est encore une bataille, ici contre nos garnements, là où l’on t’envoie contre de vilaines bêtes, s’il faut croire tout ce qu’on lit dans le journal. »1

9Mais curieusement, cette bataille tourne court ; nous assistons plutôt aux désillusions et au dégoût du nouveau député, et celui qui occupe le devant de la scène est son frère antithétique, un ancien condisciple devenu chef de la gauche radicale, dont le destin tragique le confirme dans son recul face à la vie parlementaire ; et nous verrons que son rôle principal consiste à préparer le terrain pour l’intervention de son frère, officier de la coloniale et symbole des vertus militaires.

10Le même sort probablement attend Lucien Halande à qui Henry Bordeaux, dans Le Pays natal, fait découvrir parallèlement son attachement à sa terre d’origine, et la néfaste emprise qu’y exerce son ancien camarade, Jacques Alvard, député rallié au radicalisme dans le seul espoir d’obtenir un ministère. Ayant enfin trouvé ses racines, il comprend, comme Jacques Andarran, ses responsabilités et, dans un ultime face à face, déclare à son ancien ami son opposition :

« Je ne désire pas être député. C’est un métier peu recherché aujourd’hui des honnêtes gens. Mais je me souviens que les miens ont dirigé ce pays, autrefois, avec conscience. Par ma famille, par mes intérêts mêmes, je suis un de ces représentants naturels dont je parlais tout à l’heure. (...) J’estime que ton œuvre est néfaste ; je dois donc la combattre. »2

11Donc à la fois on agit et l’on n’agit pas : la députation ne peut être une épreuve glorifiante pour celui à qui, après les échecs de Boulanger et des antidreyfusistes, le Parlement ne réserve qu’un rôle médiocre, et elle se présente comme une épreuve véritable, une étape sur le retour à la foi des ancêtres du héros oublieux ; d’où la nécessité d’une brisure initiale, ruine, deuil, échec qui le tire de sa passivité ; d’où enfin la positivité de l’écart initial : au lieu d’être l’erreur d’aiguillage à partir duquel toute la vie se fourvoie, il est au contraire le prétexte à mettre en scène son relèvement. Là est en fait la nouveauté : à l’odyssée négative de personnages issus pour la plupart de classes inférieures, ou bien de parvenus, succède la réhabilitation de fils de grands bourgeois, de jeunes messieurs qui se souviennent un jour qu’ils furent des terriens et presque des féodaux. Mais le fond du problème n’a pas changé, qui consiste toujours en un refus de l’évolution historique, et qui va, comme on le verra, plaquer des déclarations optimistes, un amour affiché de la Vie et de l’avenir, sur des récits clos comme des tombes et où, comme le dit de Vogüé, ce sont les morts qui parlent. Ce qui est proposé aux personnages de Barrès ou de Bourget, c’est toujours l’exemple d’ancêtres, de parents défunts auxquels ils sont dès le départ invités à s’identifier, et qui ne leur laissent implicitement espérer comme but et récompense qu’un anéantissement identique : allant s’incliner sur la tombe de son père, Pascal Rouvray, dans La Croisée des Chemins, repère en même temps l’emplacement qui lui est déjà réservé.

12Dans cette perspective, la prise en compte de l’actualité ne peut se faire qu’à travers des tableaux sombres et pessimistes, mais plus brefs que par le passé, afin que le héros s’en détache au lieu de s’y fondre, et que s’affirme par contraste la description de l’enracinement salvateur ; alors la sacralisation d’un domaine idyllique va venir compenser et matérialiser cette fuite du temps, transformant l’immobilisme et la défense des privilèges acquis en une régression vers un lieu idéal, vers une pureté perdue à qui la mère défunte, bien souvent, prête son visage.

13On trouve en effet, parfois dès les premières pages, de fréquentes références à l’actualité qui permettent de dater par exemple la diégèse de L’Etape, de La Croisée des Chemins ou de La Vie privée de Michel Teissier, mais en donnant à ces repères chronologiques une connotation très négative. Etre de son temps signifie forcément, pour Pascal Rouvray ou Jean Monneron, se trouver imprégné, même temporairement, d’idées parisiennes, donc pernicieuses, et de lectures décadentes. Comme Jacques Andarran, Lucien Halande a reçu de son époque un esprit agréable et stérile :

« Il y a ainsi tant de déracinés à Paris, excellemment doués, qui réforment en paroles cadencées la société et la littérature, écrivent de beaux titres sur des cahiers neufs et retournent à leurs habitudes : ils ne songent pas à leur pays abandonné dont ils pouvaient être l’ornement. »3

14Mais la dénonciation peut se faire plus précise et plus méthodique à la fois : aux tranches de vie se substituent des pièces montées dont le vide intérieur n’est pas le moins important, comme le montre La Croisée des Chemins de Henry Bordeaux. Construit en deux parties symétriques (et didactiquement sous-titrées « Le choix » et « Le but »), il propose deux épisodes de la vie de Pascal Rouvray, fils d’un médecin lyonnais, qui s’apprête au début du livre à inaugurer à Paris une brillante carrière scientifique et mondaine. Ce premier épisode se situe explicitement en 1894 et présente un Pascal rallié aux idées nouvelles, disciple de Claude Bernard et du premier Barrés, appartenant « à une génération avide de son indépendance, ivre de tout un bourdonnement confus d’idées, résolue à vivre violemment sa vie personnelle. »4 En compagnie de ses deux amis Norbert et Félix, l’un scientifique et l’autre juriste, il baigne dans une atmosphère « d’anarchie intellectuelle » que marquent en particulier « Tolstoï et sa pitié débordante, Ibsen et son individualisme, avant-garde de Nietzsche. C’étaient les faux noms du communisme et de l’anarchie. »5 Sur le point de pactiser définitivement avec ce monde frelaté, à la fois en devenant chef de clinique et en épousant Laurence, jeune fille moderne éprise de réussite et de liberté, à l’image de son père, affairiste distingué qui se prépare à faciliter la carrière de son gendre (l’oncle Mephisto de Zénaïde Fleuriot a la vie dure !), il reçoit du ciel l’avertissement salutaire : son père meurt, le rappelant à Lyon où il trouve pour héritage la charge d’une famille dont il est l’aîné, la responsabilité d’un domaine auquel son nom est attaché par tradition, et surtout le fardeau d’une dette contractée par un grand-père imprudent et que son père s’est engagé et épuisé à rembourser. Mais cette œuvre n’est pas achevée, et il dépend de Pascal que cette dette n’entraîne pas la vente du domaine. Il faut se battre, et sur place, en reprenant la clientèle paternelle, seul moyen de « faire de l’argent » rapidement. Après une brève tempête sous un crâne, la voix du mort et les prières de la mère l’emportent : adieu la carrière parisienne et la fiancée rebelle évidemment à tout exil provincial. Désormais c’est la besogne sans gloire, le labeur du généraliste, et le mariage de raison qui lui était destiné de longue date. Et d’emblée ce sacrifice entraîne en lui une métamorphose, l’épreuve qualifiante tenant principalement dans la capacité du héros à renoncer à soi ; devant sa mère, « il parlait comme un chef. Surprise, elle reconnaissait une autre voix, celle qui lui donnait confiance et qui, avec certitude, remettait les choses et les gens à leur place. »6

15C’est donc bien l’action qui l’attend ; ruiné en un chapitre, il est ramené d’emblée au point que le héros de Volonté met tout un roman à atteindre ; jouxtant désormais la résignation, mais ne la contredisant pas, le nouveau mot d’ordre du conservatisme est l’action, l’affirmation d’une énergie qui fasse pièce aux revendications égotistes des nouvelles générations ; et l’on s’emploie à dénuder celles-ci, à ne voir en elles qu’agitation stérile, tandis que seuls les conservateurs dociles peuvent revendiquer le courage « viril » (le mot revient souvent) et l’énergie qui caractérise les « chefs ». Mais comme il ne s’agit pas de déplacer des montagnes ni même de se singulariser, mais de maintenir des privilèges et une continuité dynastique qu’on se donne l’air de reconquérir, et donc de mériter au moins a posteriori, il n’y a pas grand-chose à dire sur ce qui devrait être l’épreuve principale, le passage aux actes du conservateur résolu ; l’avenir, qui pouvait encore faire illusion lorsqu’il était maintenu en réserve, promesse d’un bonheur terrestre ou céleste, moisson à venir, l’avenir est doublement décevant : devenu présent, il avoue son inconsistance, son incapacité à n’être autre chose qu’un passé prolongé, et contamine le futur de ces nouveaux récits : la mort du père, qui entraîne le retour du fils au pays, prépare la mort du fils, le refus du présent produisant de part et d’autre une gemellation du passé et de l’avenir, l’inhumation étant l’aboutissement logique et l’épreuve glorifiante pour qui professe le culte des morts. Revenu à Lyon, Pascal s’attendrit devant le visage usé de sa mère, « par qui l’on comprenait mieux que la vie ne s’arrête ni ne se recommence avec chaque génération »7 ; il ne lui reste plus, pour clore la première partie, qu’à se rendre au cimetière où, à côté du nom de son père, il contemple « un vide qui sur la plaque de marbre réservait les places futures, la sienne »8.

16La seconde partie nous ramène à Paris après treize ans de vie lyonnaise de Pascal ; le jeune nietzschéen est désormais, transformé par la grâce héréditaire, un maître (il vient d’être nommé à la chaire de pathologie expérimentale) et un observateur critique de l’individualisme montant et de l’émancipation féminine. Au milieu du laisser-aller général, ses principes l’aident à garder son sens moral, alors que ses anciens amis sont devenus l’un une grande fripouille de la finance, l’autre un politicien roué évoluant dans les eaux du pouvoir. Nous sommes en 1907, c’est-à-dire au présent de l’auteur qui date l’écriture de son livre entre 1908 et 1909, et par Pascal interposé, Bordeaux se livre donc à une dénonciation en règle de son époque. Et c’est cette négativité qui se répand sur l’ensemble du roman, le prétendu amour de la vie qu’il défend ne trouvant en fait à s’exercer qu’en fustigeant toutes les formes, vie de l’esprit ou vie des sens, que celle-ci peut revêtir.

17C’est pourquoi il faut prêter attention à la structure de ce récit : sa chronologie comporte en effet trois parties ; la première et la troisième, qui contiennent la condamnation des « idées à la mode », celles qui apparemment conduisent à la fortune et au pouvoir, sont les seules à s’inscrire à la fois en mots et en dates et à correspondre à un contexte historique précis. La partie centrale au contraire, pendant laquelle Pascal accomplit ses treize années de purgatoire, est réduite à un blanc, selon un procédé éprouvé mais qui s’avère ici paradoxal : les structures cycliques à la Dumas, qui font réapparaître un héros après dix ou vingt ans de silence, reposent sur le principe de l’action nécessaire ; quand d’Artagnan n’a pas une reine à sauver ou un complot à déjouer, il n’existe pas, et si nous le retrouvons légèrement modifié par les ans, il est pour l’essentiel le même personnage : Edmond Dantès a beau s’être métamorphosé en Monte-Cristo, Jean Valjean en Monsieur Madeleine, la haine de l’un et la pitié de l’autre sont restées intactes. Or, dans le cas du roman de Bordeaux, c’est en principe l’inverse qui doit se produire, et le patient travail qui ramène peu à peu Pascal Rouvray dans les convictions de son père, au contact des soins quotidiens dispensés à une humanité souffrante ou d’une campagne sereine et sage, ce travail qui le ramène à Paris complètement retourné, ennemi déclaré de ses anciens amis, de ses anciennes idoles, devrait faire les beaux jours du narrateur. Il n’y a donc pas là simplement recours à un procédé classique, mais plutôt aveu d’impuissance ou de mauvaise foi, le rejet hors du temps de l’action principale révélant la primauté de l’intention polémique autant que le refus d’assumer la temporalité. Tout se passe comme si, à Lyon et surtout dans le domaine familial de Colletière, l’Histoire n’existait pas, comme si, vus de « ce paisible enclos », l’aflaire Dreyfus et le passage de la majorité parlementaire à gauche étaient des péripéties dépourvues de signification par rapport auxquelles on peut prendre position sans se compromettre avec l’actualité : il suffit de les transcender. Hubert et Félix ne sont pas condamnés pour avoir pactisé avec la gauche, mais pour avoir perdu de vue le rôle que leur naissance leur avait réservé ; il n’empêche que tout est fait pour que nous puissions les situer sur l’échiquier politique et comprendre quel camp, à travers eux, est visé. D’où peut-être cette dualité du contexte historique qui sert de décor à ce genre de roman : à la fois précis et flou, il nous donne l’impression d’un réel tenu à distance, envers lequel on puisse être juge sans être partie ; nous verrons ainsi Barrès pratiquer un amalgame de personnages historiques et de personnages fictifs, les seconds servant à interpréter les agissements des premiers, comme Sturel qui observe Boulanger bien plus qu’il ne participe à son entreprise. Et Victor Giraud, préfaçant Les Morts qui parlent, fait en quelque sorte la théorie de cette méthode :

« M. de Vogüé, et je l’en félicite, aurait considéré comme indigne de lui de transporter tout vifs dans une œuvre d’imagination, sous un nom d’emprunt, les collègues qu’il avait coudoyés dans les couloirs de la Chambre ; (...). Il en a composé des figures à la fois réelles et idéales, (...). Ainsi transformée, la réalité contemporaine a pris une valeur toute nouvelle : repensée et comme recréée par un cerveau de poète, elle dépasse et déborde les contingences de l’existence quotidienne, de l’observation transitoire ; elle s’élève jusqu’au symbole ; parfois même, elle touche à la prophétie. »9

18Les romanciers traditionnalistes sont ainsi amenés à minimiser le rôle des éléments historiques à cause desquels pourtant ils se sont sentis obligés de prendre la plume, ou bien à ne les utiliser que comme des références négatives, comme le fait déjà Daudet. Barrés, par exemple, écrivant sa trilogie de L’Energie nationale après l’affaire Dreyfus, arrête néanmoins son récit en 1882, ce qui lui permet de ne pas avoir à décrire ce qui s’est avéré être un échec pour la droite et d’en dénoncer rétrospectivement les vainqueurs qu’il montre pour finir englués dans le scandale de Panama.

19Mais cette stratégie est malgré tout moins significative que le dédoublement des textes que nous allons à présent examiner, ce doublement de l’Histoire par le récit romanesque, tendance réductrice liée à une idéologie régressive qui prolonge et corrige les données politiques par des anecdotes intimistes présentées comme exemplaires.

L’Histoire et les histoires

20L’intemporalité, exprimée de manière lacunaire dans La Croisée des Chemins, va prendre pied dans la diégèse ayant pour référence l’histoire contemporaine, et la phagocyter d’autant plus férocement que celle-ci s’avère résistante. Daudet pouvait encore, dans Numa Roumestan, assurer l’unité d’un roman où vie privée et vie publique (on nous conte les frasques d’un ministre) se mêlent pour la plus grande disgrâce de la seconde. Mais à l’époque de Barrés, de Melchior de Vogüé, c’est-à-dire alors que la droite est de plus en plus en difficulté sur la scène parlementaire, un recul plus net se produit par rapport au réel, ouvrant dans les récits des fissures où vont se réfugier les idéaux conservateurs.

21L’Appel au Soldat se trouve donc doté d’une double structure : l’organisation la plus apparente est celle qui, selon une courbe assez régulière, décrit l’itinéraire ascendant puis descendant du général Boulanger, de la gare de Lyon au cime tière d’Ixelles. Mais il faut lire en parallèle, suivant un cheminement différent, l’aventure morale de François Sturel, personnage fictif qui, par sa présence au début et à la fin du livre, transcende l’épopée boulangiste enfermée dans sa chronologie. Trois voyages composent cette aventure et lui donnent l’allure d’une initiation ; sa positivité affichée compense ainsi l’échec de Boulanger ; Sturel, personnage symbolique comme il se doit, représente la découverte d’un principe sacré dont le général ne fut que l’imparfait et remplaçable serviteur.

22Le premier chapitre conduit Sturel en Italie, où il n’accomplit qu’un vagabondage romantique dans le style des premières errances égotistes du jeune Barrés ; c’est son ami Roemerspacher qui lui écrit alors d’Allemagne pour lui donner une leçon de réalisme et d’enracinement : que la discipline est une vertu nécessaire, « que le génie ne se manifeste tel qu’autant qu’il se rehe étroitement à sa terre et à ses morts »10, voilà les deux principes qu’il lui enseigne à distance. Le deuxième voyage constitue le sommet, ou encore le centre de gravité du roman : précédé de dix chapitres, suivi d’autant, il est, par ses dimensions (environ 150 p. sur 560) un roman dans le roman, une énorme parenthèse qui affecte d’oublier momentanément Boulanger et l’actualité pour emmener Sturel dans une randonnée cycliste à travers la Moselle, sous la conduite de son ami Saint-Phlin. Le premier chapitre avait beaucoup évoqué le passé, Goethe, Byron et Taine, mais celui-ci est un véritable voyage dans le temps plus encore que dans l’espace, l’immuabilité des paysages servant de tremplin à des rêveries sur les siècles passés, et le souvenir d’une visite à Mistral permet même aux deux amis de remonter à l’Antiquité. Dans cette randonnée, Saint-Phlin, le hobereau enraciné, fait découvrir au Parisien la fécondité de la tradition régionale. Cependant, Lorrain plus encore que Français, il refuse de prendre en considération la dimension nationale de l’entreprise boulangiste, donnant ainsi le moyen à Sturel à la fois d’enrichir et de préciser sa propre doctrine. Enfin, c’est le voyage en Belgique où, sur la tombe de Boulanger, se trouvent réunis les trois amis ; Sturel, d’abord disciple, devient prophète : il est le seul à croire en l’avenir d’un mouvement politique que le pragmatisme de Roemerspacher et la prudence étroite de Saint-Phlin jugent défunt. C’est donc là que Sturel, initié et libre de toute tutelle, trouve une sorte de consécration ; ce ne sont pas les faits qui peuvent momentanément lui donner raison, mais l’intervention d’un actant mythique, la femme dont il a laissé échapper l’amour mais qui continue pourtant de l’admirer, et qui représente dans la trilogie un enjeu qui dépasse sa simple personne :

« Ils répètent encore : « Vive Boulanger ! » remarqua Thérèse de Nelles, mais dans un an, qui se souviendra !...
– Dans un an ! répliqua Sturel, pâle de tant d’émotions, dans un an il sera vengé.
La jeune femme arrêta d’un regard les objections de Saint-Phlin et de Roemerspacher à ce mouvement d’ivresse, où la haine venait comme ressort se substituer à l’amour. »11

23On voit bien l’intérêt d’un procédé qui affecte de relativiser un événement historique pour mieux l’incorporer dans une fiction qui en corrige l’orientation. D’un côté les héros négatifs, voués à l’enlisement dans l’actualité, suivent l’itinéraire classique de l’ambitieux malheureux, sur le modèle des personnages romantiques qui portent en eux dès l’origine leur malédiction, et que nous avons vus abonder dans la précédente période. De l’autre, mais simultanément, par l’entrecroisement de deux niveaux de narration, quelques personnages affirment, par la stabilité de leur situation matérielle et morale, qu’ils détiennent une vérité à l’abri de toutes les vicissitudes. Chez Barrés, l’originalité consiste à concevoir un héros qui fasse la navette entre ces deux domaines, à la recherche d’un terrain moral sur lequel il puisse fonder et entretenir son engagement. Mais chez des auteurs plus conventionnels, cette bipolarisation s’exprime par le recours classique aux « frères antithétiques »12, avec cette variante que les destins de ces deux personnages s’accomplissent dans des univers différents : à l’un l’historicité, donc les basses contingences qui aliènent ou rendent suspects les projets, la causalité qui enferme le héros et fait de lui un pantin à la subjectivité duquel nous n’adhérons jamais ; à l’autre l’intemporalité, c’est-à-dire la possession d’un passé qui lui donne autorité pour juger le présent et annoncer l’avenir ; symbole plus que figure vivante, il nous intéresse moins, parce que sa transparente personne permet à l’auteur d’usurper sa conscience pour imposer son point de vue.

24Ce type de construction est parfaitement illustré par le roman de M. de Vogüé, Les Morts qui parlent. Nous avons déjà découvert Jacques Andarran, héritier et précurseur, qui recueille de l’héritage paternel l’obligation d’un engagement politique qui consiste surtout à s’effacer devant son cadet, soldat restaurateur de l’ordre. En fait, nous avons découvert peu de choses, et Jacques nous a surtout servi de regard pour observer la vie parlementaire et en particulier l’un de ses ténors de gauche, ami de Jacques, devenu son ennemi. Elzéar Bayonne est un juif ambitieux prêt à attiédir ses ardeurs socialistes pour entrer dans une combinaison ministérielle et qui, de son humble origine à sa mort pitoyable en passant par une brève gloire parlementaire, fait preuve d’une ambition égoïste qui trouve sa juste punition : individualiste, il n’est pas en mesure de dominer ses passions et, à l’inverse de Jacques, se laisse ensorceler par une russe fatale et anarchiste qui le pousse à des actes irréparables. Sans être précisément identifiable, Elzéar est certainement à compter parmi les cinquante députés socialistes élus en 1893 ; quelques indications situent le roman au lendemain du scandale de Panama et font allusion à une cabale menée par la gauche contre le Président de la République, sans doute Casimir-Périer, démissionnaire en 1894. Homme du présent, Elzéar Bayonne est dépeint à la fois comme un aveugle qui veut à tout prix oublier ses origines sociales et raciales, et le déterminisme qu’elles sont supposées entraîner, mais aussi comme un cynique à la recherche du vent pour se placer dans le bon sens. Et cet enracinement dans l’actualité trouve sa représentation allégorique et son jugement moral en la personne de Daria Véraguine, cette étrangère fatale et révolutionnaire qui transforme Elzéar en Oreste et le pousse à se faire l’artisan de sa propre perte. Par l’utilisation de ce thème alors fort répandu, l’auteur peut à loisir démonter le comportement de son héros, pantin aux mains d’une femme, en laissant supposer que, dans cette aliénation, le choix politique est également en cause.

25Face à ce présent frelaté, diminué par ses causalités mesquines, Jacaues Andarran propose une liberté qui n’est en fait que l’acceptation d’un autre type de déterminisme ; si Elzéar n’a pas d’avenir parce qu’il refuse son passé, Jacques n’a pas de présent : ce type de héros doit en effet ne retenir de son temps que ce qui peut servir de trait d’union entre passé et avenir. Significativement, Jacques est un homme aux amours impossibles et aux ambitions sociales limitées, moralement aussi en retrait de son siècle que Pascal Rouvray après sa « conversion ». Sa vraie fonction est de faire le lien entre deux représentants de la pensée de l’auteur : à la Chambre, il retrouve d’abord Ferroz, un ancien professeur de mathématiques, socialiste et scientiste, que de Voguë charge habilement de démonter les rouages de la vie parlementaire ; pour lui, rien n’a changé et seule la connaissance du passé, des anciennes distinctions de castes de classes, permet de comprendre les clivages contemporains. Mais à la fin du roman, Jacques va se détourner de ce prophète du passé, dont le rôle négatif est achevé, pour passer le relais à son frère, le capitaine Andarran, qu’il charge de construire un ordre nouveau sur les ruines de la démocratie : revenu à point nommé de la coloniale pour tuer Elzéar en duel et épouser la douce jeune fille qui l’attendait dans sa province, il se marie le jour même où le Parlement fait des obsèques nationales à Duputel, l’ancien président du Conseil, radical et franc-maçon. Les deux cortèges se croisent, celui de la vie et celui de la mort, et Jacques alors trouve le mot de la fin, en désignant à son frère la foule des parlementaires : « Pierre, balaye ! ».

26Cet appel au soldat, complémentaire de celui de Barrés, aboutit ainsi à la célébration d’un futur mythique, d’une conception politique qui, par un mouvement naturel et en raison des circonstances présentes, a de moins en moins la possibilité de s’incarner. On feint de croire à l’avenir, et de remettre à demain ce qui n’est qu’un étemel hier. Le roman s’achève ; c’est Ferroz qui parle :

« – Ecoutez, dit-il ; les morts que vous enterriez parlent encore...
– Non, fit Jacques en se dégageant, je ne veux plus les entendre : je vais retrouver les vivants qui agissent... qui agiront !
Si Jacques Andarran disait vrai, c’est ce dont le lecteur jugera dans la suite de ces récits, à mesure que s’y déroulera le fil des événements dont nous avons entrepris de raconter l’histoire. »13

27Il n’y a pas eu de suite.

Le recours au romanesque

28Une des caractéristiques de cette écriture conservatrice est d’être, d’une certaine manière, hostile à elle-même ; si les passions et les intrigues sont réservées aux personnages négatifs, ceux dont l’activisme doit être puni, et si les personnages positifs n’ont droit qu’à une position défensive, à une héroïque défaite, l’intérêt du livre risque de reposer pour l’essentiel sur les premiers, intérêt que les convictions de l’auteur rendront douteux. Combien de romans de Daudet ne pourraient-ils être sous-titrés « histoire d’un parvenu ou d’un imbécile » ? Mais à l’approche du XXe siècle, on ne peut plus se contenter de traiter par le mépris une « erreur » qui a tendance à devenir vérité pour un nombre croissant d’individus. L’échec n’est plus une leçon suffisante dans la mesure où il s’avère de moins en moins probable : il suffisait de laisser faire le corps social pour assurer l’élimination d’un Jean Servien ou d’un Maurice Levasseur ; pour bloquer ou seulement freiner les ambitions d’un Pascal Rouvray ou d’un Robert Greslou, le « disciple » de Bourget, il faut qu’intervienne une logique qui n’a rien à voir avec la politique, et qui relève généralement de la psychologie amoureuse, quand il ne s’agit pas simplement du souverain arbitre de l’auteur : quel argument trouve Bordeaux pour détacher son héros de son engagement dans le monde contemporain ? La mort de son père et l’endettement du grand-père. Le paradoxe – qu’on peut comprendre comme l’aveu involontaire de la mauvaise foi – est que ce recours au romanesque s’accompagne fréquemment de son refus affiché hautement ; l’auteur, par des intrusions directes, affecte de dépasser une fiction qui lui est pourtant nécessaire, comme si son refus de prendre en charge son temps entraînait l’incapacité d’assumer son statut de romancier.

29Jouant le jeu d’une désactualisation presque complète, au lieu d’opposer deux catégories d’individus, l’auteur ramène alors sa démonstration à la dimension d’une anecdote, d’une aventure individuelle qui se laisse plus aisément orienter en même temps qu’elle gagne en exemplarité. Il n’y a plus la confrontation de l’Histoire et de l’histoire, comme chez Barrés, obligé de faire se croiser sans se voir Déroulède et Sturel, le réel et le fictif ; il y a une allégorie unique où les options politiques sont données à lire au travers de problèmes familiaux ou de conflits sentimentaux. C’est le cas de La Vie privée de Michel Teissier, roman qu’Edouard Rod écrivit en 1892 et qui est la transposition assez transparente de l’aventure du général Boulanger qui venait de se suicider : Michel Teissier, vice-président de la Chambre, en passe de devenir ministre, et qui depuis quatre ans « a organisé les forces conservatrices et la résistance au jacobinisme », est à la fois le grand homme de la droite – à peine nommée, encore moins décrite – et un homme d’une probité exemplaire : en témoigne l’harmonie de sa vie conjugale, comme si, implicitement, la vie privée annoncée par le titre était l’illustration et le garant de la justesse des opinions politiques. En témoignant, faut-il écrire, car la crise s’ouvre avec le livre, et voilà le ténor clérical, qui vient de se faire remarquer par un discours hostile à la loi sur le divorce, amoureux d’une jeune fille, ancienne protégée de la famille. Tout le livre est nourri de ce drame passionnel : Michel, malgré le désespoir de sa femme, ne peut résigner cet amour, mais son honnêteté reste intacte : refusant l’adultère, il se voit contraint de demander le divorce, et du même coup, entrant en contradiction avec ses propres convictions, de rompre avec une carrière politique tout entière consacrée à la défense des principes catholiques et destinée à « renverser l’édifice vermoulu du matérialisme jacobin »14.

30Comme Boulanger, Michel laisse donc échapper le pouvoir au moment où il en est le plus proche, comme le lui rappelle un de ses amis :

« Dans quelques mois, dans quelques jours peut-être, vous arriviez aux affaires, porté par le flot montant de l’opinion publique ; (...) vous incarniez un grand mouvement national ; (...) des milliers d’hommes mettaient en vous l’espoir de leur patriotisme, et (...) au lieu de gagner pour votre parti la suprême victoire, vous allez fournir à vos adversaires une arme redoutable. »15

31Durant tout le roman, une fois posé l’enjeu du débat, tout se passe donc entre intimes, le mari, sa femme, la jeune fille et un confident suffisant à composer un huis-clos affectif où Michel Teissier, faisant naître autour de lui larmes et désespoirs, est nécessairement jugé coupable, et avec lui l’abandon de la lutte politique qu’il incarnait : dans le train qui l’emmène avec sa nouvelle épouse, l’ancien grand homme, rendu à l’anonymat, devine qu’il ne sera pas heureux.

32Il y a là bien sûr une manière de conjurer l’échec de Boulanger en insistant sur la grandeur déchirée du héros, victime de son cœur mais nullement renégat, et payant par avance sa faute de ses remords. Mais d’une façon plus générale, c’est en réduisant une affaire d’envergure nationale à un simple drame privé que ce roman, paradoxalement, s’affirme politiquement. Le conflit conjugal, s’il réduit l’échec du boulangisme en dissociant l’individu du courant qu’il représentait, (comme le fait plus discrètement Barrès dans L’Appel au Soldat), confère à cet échec une valeur exemplaire en le transposant dans l’ordre des passions humaines, c’est-à-dire en justifiant une position politique, donc temporelle, par le recours à un jugement moral, fondé sur des critères qui se veulent éternels : Michel Teissier s’est finalement révélé inférieur à sa tâche, mais celle-ci se trouve sanctifiée par son incarnation dans l’archétype familial, et plus spécialement celui de l’épouse fidèle et souffrante. Ce qui était anecdote devient ici ressort principal, et le personnage féminin, chargé chez Barrès ou de Vogüé de souligner la réussite morale du héros, est ici bien davantage, puisque d’une union consacrée par la religion et l’approbation sociale, le couple Teissier en l’occurrence, dépend la défense et la transmission des valeurs du passé et le sort de tout un parti.

33Dans la mesure où l’idéologie de droite ne cherche pas à inventer, mais à reproduire et à transmettre, la famille, où s’exerce la fonction biologique de reproduction socialement et religieusement ordonnée, devient plus qu’un symbole, le point fort d’une stratégie romanesque : l’aventure de Jean Monneron, dans L’Etape, est en fait le récit d’une conversion qui mène le héros d’un athéisme progressiste à un catholicisme conservateur ; mais elle s’insère et s’exprime entre les bornes d’une demande en mariage et de son acceptation. Et ce roman, tout en étant d’un didactisme politique très marqué, ramène le débat idéologique à une confrontation entre deux familles, la bonne qui est particulièrement unie et fidèle par delà la mort – c’est bien sûr celle du conservateur Ferrand – et la mauvaise où tout se déchire, parents et enfants, qui est celle du jacobin Monneron. C’est entre ces deux pôles que le héros doit accomplir son parcours, l’amour pour la fille de Ferrand étant le simple déclencheur d’une évolution morale et politique ; la misère morale de ses parents et de ses frères et sœurs, tous victimes des principes matérialistes dans lesquels ils ont été élevés, sert à Jean de repoussoir pour se tourner vers la famille idéale, celle de Ferrand dans laquelle sa conversion au catholicisme l’introduira, l’amour de Brigitte, comme celui de Chimène, n’étant plus qu’un prétexte pour lui permettre d’affirmer sa vaillance, c’est-à-dire, en l’occurrence, son infidélité à son père et sa soumission à la tradition.

34Naturellement, le processus peut s’inverser, et comme l’amour conjugal sanctifie le conservatisme, l’échec d’un ménage est lié à une idéologie pervertisseuse. Dans La seconde Vie de Michel Teissier, le héros conçu par Edouard Rod ne parvient pas, dans son nouveau ménage, à trouver le bonheur ; ou plutôt, ce bonheur désaccouplé de la vie sociale lui pèse, et l’esprit de révolte s’insinue alors, qui le pousse à embrasser les doctrines qu’il combattait jadis, et finalement à revenir à la politique, mais cette fois en tant que socialiste :

« Un monde d’idées nouvelles, de celles-là même que jadis il combattait, germaient sourdement en lui. La secousse de sa vie ayant, pour ainsi dire, déplacé le point de son équilibre, il jugeait autrement les gens et les choses ; il avait un autre idéal, qu’il n’aurait su, qu’il n’aurait osé formuler, mais qui, déjà, lui apparaissait à l’opposé de ses convictions anciennes. »16

35Mais dans le même temps, sa première femme morte, ses deux filles viennent vivre chez lui, et l’une d’elles s’éprend du fils d’un conservateur intransigeant, pour qui la fille d’un divorcé ne saurait constituer une brue imaginable. Le mécanisme est alors en place pour que Michel, frappé dans la personne de la malheureuse Annie, lise la condamnation et de son revirement politique, et de la rupture initiale qui l’a rendu possible et qui jette sur lui, comme un péché originel, une ombre ineffaçable :

« C’était la peine qui venait à son heure, en traîtresse, après tant d’années, alors que le remords lassé avait fini par s’assoupir, qui frappait l’innocente plus que la coupable, mais en éclairant soudain, devant la conscience épouvantée de celle-ci, la longue file des conséquences de la faute irréparable, (...).17

36Et la pauvre Annie, malade d’amour, meurt le jour même où Michel apprend son élection comme député socialiste :

« Avec une clairvoyance soudain suraiguisée, il analysait la chaîne de ses actes, depuis le jour où, reculant devant le sacrifice, il avait trop aimé son propre bonheur ; et il saisissait le lien si ténu, presque invisible, qui faisait de cette enfant morte la martyre de ses désirs atteints, la victime expiatoire, et non peut-être la dernière, de sa chère et belle et douce erreur. »18

37On trouverait encore, dans L’Ombre s’étend sur la Montagne, une leçon identique (c’est l’histoire et l’échec d’un couple « moderne » constitué sur le mode de l’union libre par un théoricien révolutionnaire et sa disciple ; découvrant la force du lien marital et des lois sociales qu’ils ont cru pouvoir braver, lui évolue vers des convictions conservatrices et elle, déchirée entre sa fidélité et un amour irrésistible, meurt après avoir découvert l’erreur de leur orgueil individualiste :

« Les hommes seront toujours malheureux (...) puisque toujours les appels de leurs cœurs se briseront contre les lois nécessaires ! »19

38mais nous n’avons de toute façon pas fini de voir en action cette loi du malheur qui s’exerce dans les romans conservateurs et qui appuie opportunément sur l’affectivité et sur des mises en scènes larmoyantes, donc respectables, ce qu’Edouard Rod nomme naïvement des « vérités qu’on ne prouve pas » (19). Paradoxe d’une littérature qui prétend en appeler à l’indicible et qui doit alors illustrer des dogmes éternels par des anecdotes conventionnelles. Il en résulte une gêne qui se traduit chez certains, comme Rod, par une espèce de dédoublement, le romancier, nous l’avons dit, affectant de se méfier du roman ; Mondet, l’ami de Michel Teissier, lui rappelle qu’il a passé « l’âge des romans » en évoquant son divorce et son remariage, ou désigne comme « le sacrifice (qu’il a) fait au roman » son renoncement à la vie politique. Chez d’autres, comme Bourget, on obtient plutôt une sorte de roman contraint, réduit à ses lignes de force, l’auteur affectant par ses intrusions de garder de la hauteur par rapport à une intrigue qui lui est pourtant nécessaire.

39Si bien que dans tous les cas, la volonté d’affirmer la suprématie de lois immuables entraîne la paralysie relative des histoires qui les véhiculent : ce sont des histoires d’amour où il est interdit d’aimer, des aventures individuelles où l’individu doit s’effacer. La place pour l’invention, pour l’innovation en matière psychologique et littéraire est donc forcément réduite, et comme nous l’avons déjà remarqué, peu visible est parfois la ligne qui départage ces romans d’une littérature populaire aux procédés éprouvés.

La Terre ou le non-lieu

40La mise entre parenthèses du monde actuel se traduit donc de diverses manières, par des récits de présent mal vécu, où l’historicité joue un rôle toujours négatif : Elzéar Bayonne sait ce qu’il en coûte d’être au goût du jour ; et l’amour lui-même, considéré comme la simple aspiration au bonheur, est lui aussi une manière de vouloir vivre au présent qui ne peut qu’être sanctionnée, à moins que, comme pour Jean Monneron, elle ne soit convertie par l’alchimie conservatrice ; tout comme Pascal Rouvray, il ne conquiert plus rien en se mariant, il se range au contraire, il s’insère dans une lignée qu’il a désormais pour mission de perpétuer. Déjà perturbateur dans la société bourgeoise, l’amour devient, dans les romans de la droite, un redoutable agent provocateur dont on ne dresse la statue que pour mieux le paralyser.

41Mais à côté de ce procédé, ou parallèlement à lui, s’opère de plus en plus à partir de 1890 l’édification d’un contre-présent, la matérialisation sous forme d’un domaine, d’un espace utopique, de ce qui est d’abord une attitude à l’égard du temps et de l’Histoire : combien, parmi tous ceux qui vont se faire les chantres de l’enracinement et centrer leurs œuvres sur la célébration ou la sauvegarde d’un coin de terre exemplaire, combien de ceux-là sont-ils de véritables propriétaires terriens ?

42Dans ce microcosme privilégié, le temps est justement suspendu, le passé et l’avenir s’y rejoignent comme deux images à ce point symétriques et jumelles qu’elles font oublier l’axe présent à partir duquel elles s’articulent. La famille plus spécialement est chargée d’exprimer cette suspension, par un attachement irrationnel et infrangible à cette terre, et l’oubli de son pays d’origine par l’un des héros devient le nouveau péché originel, identique dans ses conséquences à l’oubli de Dieu chez Zénaïde Fleuriot, ou l’oubli de sa classe sociale chez Daudet ou le premier France. Dans la famille, les générations se succèdent, et toute la morale de l’histoire consiste alors à montrer qu’il n’y a de bonheur pour les enfants qu’en devenant les symétriques, les répliques fidèles de leurs parents ; ceux-ci, d’ailleurs, sont déjà des ancêtres, et curieusement, ce type de roman met souvent en présence des fils irresponsables et des parents déjà vieillards. Contrairement aux vrais romans d’apprentissage, le jeune homme doit apprendre à ne pas être le héros de son histoire : dans Les Roquevillard d’Henry Bordeaux, le fils aîné ne connaît une passion amoureuse – et donc malheureuse – que pour permettre à son père de prendre l’action en mains et de devenir le véritable sujet-héros, en même temps que le destinateur et le destinataire d’un honneur qui est d’abord l’expression de sa position politique et sociale dans la région.

43Passée la période où tous les progressistes étaient de dangereux rêveurs ou de tristes aigris s’exaltant de quelque lecture « mal digérée » à la lumière d’une instruction hâtivement et indûment reçue, la droite se retrouve sur la défensive et se voit dans l’obligation de justifier ses prétentions à recouvrer le pouvoir. Or ce n’est plus l’ancienne aristocratie qui plaide ici pour ses privilèges ; il s’agit en grande majorité de bourgeois, de hobereaux terriens dont les ancêtres, comme dit Bourget, ont fait l’étape, et dont il fait l’éloge dans sa préface au Disciple :

« Ah ! la brave classe moyenne, la solide et vaillante Bourgeoisie, que possède encore la France ! Qu’elle a fourni, depuis ces vingt ans, d’officiers laborieux, (...), de professeurs excellents, d’artistes intègres ! J’entends dire parfois : « Quelle vitalité dans ce pays ! Il continue d’aller, là où un autre mourrait... » Hé bien ! s’il va, en effet, depuis vingt ans, c’est d’abord par la bonne volonté de cette jeune bourgeoisie qui a tout accepté pour servir le pays. (...) Elle n’a pas de victoire à son actif, cette génération des jeunes gens de la guerre, cela est vrai. Elle n’a pas su rétablir la forme traditionnelle du gouvernement, ni résoudre les problèmes redoutables que l’erreur démocratique nous impose. Pourtant, jeune homme de 1889, ne la méprise pas. Sache rendre justice à tes aînés. Par eux la France a vécu. »20

44Et il est fréquent de voir, chez Bordeaux, moquer un vieil aristocrate entiché de sa grandeur passée, incapable d’affirmer la moindre prétention à l’égard de l’avenir. Avec cette bourgeoisie, nous sommes donc en présence d’une classe qui se trouve dans l’obligation contradictoire de se justifier en fonction de ses efforts passés, et de dissuader quiconque, hormis ses propres fils, de vouloir l’imiter aujourd’hui : c’est son labeur qui lui a permis de conquérir ses positions, mais le travail dont elle fait désormais l’éloge n’est respectable que s’il est pur de tout calcul, de toute ambition... A la recherche d’une légitimité, comme jadis l’aristocratie, elle doit bloquer le processus qui, après elle, pourrait amener d’autres classes à son niveau, et donc créer une espèce de passé d’éternité qui mythifie son accession au pouvoir et la rende inimitable. Et la description d’un espace clos, d’un lieu idéal à la Rousseau, où le pouvoir se mêle au labeur, est le moyen pour le maître d’exercer son autorité en toute bonne conscience, comme le montre cette ouverture des Roquevillard :

« Du sommet du coteau, la voix de M. François Roquevillard descendit vers les vendangeuses qui, le long des vignes en pentes, allégeaient les ceps de leurs grappes noires (...). C’était une voix bienveillante, mais de commandement. Elle communiqua de l’agilité à tous les doigts, et courba les épaules des ouvrières qui flânaient. Avec bonne humeur, le maître ajouta :
– Le matin, elles sont plus légères que des alouettes, et l’après-midi elles bavardent comme des pies.
Cette réflexion provoqua des rires unanimes :
– Oui, monsieur l’avocat.
On n’appelait jamais autrement le maître de la Vigie. La Vigie est un beau domaine (...). Il appartient depuis plusieurs siècles à la famille Roquevillard qui l’a agrandi peu à peu. (...) Ici, c’est le passé d’une forte race fidèle à la terre natale. Les Roquevillard sont, de père en fils, gens de loi. (...) Le pays persiste à les traiter indifféremment d’avocats, et sans doute il donne à ce titre un sens de protection. »21

45Le travail des aïeux aboutit ainsi à un état de fait ; le robin est devenu le père d’une population vouée à une perpétuelle enfance, les gens de loi sont maintenant les maîtres de droit divin.

46En apparence, nous rejoignons le point de vue que Sartre a exposé dans Qu’est-ce que la littérature ? : la bourgeoisie d’avant 1914, désireuse de « fonder son droit à gouverner », demande à ses écrivains d’établir

« un lien synthétique – donc de poésie – (...) entre le propriétaire et la chose possédée. Barrès l’a montré : le bourgeois ne fait qu’un avec son bien, s’il demeure sur ses terres, quelque chose passe en lui du mol vallonnement de la contrée... »22

47Et c’est vrai qu’il y a tout un emploi de la métaphore, toute une pratique de la description champêtre qui relèvent en fait d’une orientation politique conservatrice. Mais encore une fois, combien de terriens véritables parmi ces écrivains et leurs lecteurs, citadins pour la plupart, voire, comme Barrès justement, personnalités « bien parisiennes » ? Si bien que le jugement de Sartre nous paraît juste, mais réorientable en fonction des données socio-historiques : si la défense de la possession est pour quelque chose dans le roman de l’enracinement, c’est aussi l’idéologie conservatrice, en raison de son attitude générale à l’égard de l’Histoire et en raison de sa perte récente de l’exercice du pouvoir, qui produit ce mythe de l’enracinement ; dans la perspective sartrienne, quelques paysages suffiraient pour affirmer ce lien entre l’homme et sa terre ; or nous allons voir que celle-ci est bien davantage, elle est l’enjeu qui permet de déployer une mise en scène compensatrice par laquelle la bourgeoisie mime sa reconquête du pouvoir. Emigrée de l’intérieur, refusant le devenir historique, celle-ci est contrainte à la métaphore et à l’utopie, en l’occurrence à la création de refuges idéaux, l’arrêt du temps ne pouvant guère se représenter que dans la fixation spatiale, dans le cliché du domaine autarcique, imperméable au monde extérieur : il est au cœur de l’initiation de François Sturel, dans L’Appel au Soldat, c’est lui qui domine l’aventure du Disciple et qui met en échec le pernicieux modernisme de Robert Greslou, c’est pour lui que Pascal Rouvray, Lucien Halande (H. Bordeaux : Le Pays natal) ou le vieux Roquevillard apprennent à se battre.

48Une dialectique du dehors et du dedans s’instaure alors, beaucoup plus précise et contraignante qu’auparavant, lorsqu’il s’agissait simplement de poser la province en antidote au Paris ouvrier et révolutionnaire ; il ne s’agit plus d’un simple retour à la terre, comme il paraît officiellement, mais de la mise en accusation de tout ce qui bouge. Le voyageur est maintenant celui par qui le scandale et les idées dangereuses arrivent, et plus encore la voyageuse, car la femme qui renonce à son rôle ancestral de gardienne des valeurs sédentaires et soumises, cette femme se transforme en démon : Astinée Aravian dans Les Déracinés, Daria Véraguine dans Les Morts qui parlent, Edith Frasne dans Les Roquevillard sont ces redoutables apatrides dont Bourget décrit l’univers dans Cosmopolis avant de leur donner dans Némésis une sœur vénéneuse : Mme de Roannez est une femme dévoyée à qui ses origines cosmopolites ont conféré un amoralisme nietzschéen et qui entretient une petite cour bigarrée où figurent un anarchiste et un révolutionnaire :

« Elle avait subi l’influence des vagabondages cosmopolites de sa mère. (...) Les hérédités compliquées de Daisy avaient trouvé là l’occasion la plus favorable pour se développer librement. La souplesse et la mobilité russes avaient fait d’elle une curieuse de chaque forme de civilisation ainsi traversée. (...)
Cette existence, prodigieusement exceptionnelle, avait abouti au désastre de son mariage. »23

49En cette époque où le nationalisme et le militarisme trouvent leur expression la plus gratifiante dans la conquête coloniale, le roman conservateur instaure une double thématique du voyage : positif lorsqu’il consiste simplement à reproduire au loin, aux dépens d’une race méprisée, la culture et les vertus françaises (Jacques Halande, dans Les Morts qui parlent, revient du Soudan pour incarner le relèvement de la France, et l’un des Roquevillard, Hubert, est « parti aux colonies pour chercher le danger et relever le nom compromis »24, le voyage est au contraire un péril mortel lorsqu’il donne à un être trop peu assuré de son identité culturelle (on parle souvent de race française dans les livres de Barrès ou de Bordeaux) la tentation de s’ouvrir à des influences étrangères qui revêtent alors comme par hasard des apparences féminines ; Farrère ou Loti développent à satiété le personnage de l’étrangère pervertisseuse, et Barrès ou Bordeaux peuvent s’appuyer sur ce lieu commun pour célébrer par antithèse les vertus de l’enracinement : à Fatou-Gaye, qui provoque la perte du spahi de Loti en jetant « sur lui je ne sais quelle séduction sensuelle et impure »25 correspondent donc nos cosmopolites physiquement et moralement égarées et avec lesquelles il importe de savoir rompre. Comme pour l’amour, l’initiation fonctionne ainsi à rebours, et consiste à remettre en cause le voyage, qui est d’ordinaire son principal vecteur : le héros masculin n’a plus à courir au loin pour accomplir un exploit dont la femme sédentaire est le prix ; mais à se déprendre au contraire d’une attirante nomade et faire d’un retour au bercail la plus belle des conquêtes. L’enracinement devient, vers la fin de ce dix-neuvième siècle, un thème pohtique, et l’évolution de Barrés, passant du dilettantisme européen et de l’esthétisme anarchisant au conservatisme des Déracinés (1897), en est le meilleur exemple. Et l’on peut alors se demander si un écrivain comme Gide, d’abord sympathisant de l’Action française, mais incité à faire l’éloge du nomadisme pour des raisons strictement personnelles, ne s’est pas ainsi retrouvé presque malgré lui dans une situation d’opposant, et engagé dans une évolution qui devait l’amener politiquement aux antipodes de Barrés26.

50Face au Paris des ambitions et des compromissions (c’est depuis qu’il a quitté la Savoie pour Paris que le fils Roquevillard « soutient d’absurdes théories sur le droit au bonheur, sur la nécessité de développement personnel »27, face à l’Ailleurs que le nationaliste ne veut concevoir que comme un miroir de sa permanence et de sa supériorité, ou sinon comme une fenêtre à tenir soigneusement close, la province à la fois précise et vague (ses contours géographiques sont nettement décrits, mais les hommes qui la peuplent se réclament d’une humanité intemporelle) sert de contrepoint idéal, véritable non-lieu en ce sens qu’elle permet à la droite d’esquiver le procès qu’elle sent monter contre elle, mais aussi parce que tout, dans les romans, converge vers elle pour s’y anéantir, lieu vide qui n’existe pas pour lui-même mais pour renvoyer éperdument à autre chose. La terre n’existe ici que de manière métaphorique, le retour à la vie campagnarde évoqué par Barrès ou Bordeaux n’a rien à voir avec celui que célébrera Giono ; sur son domaine, le bourgeois n’agit pas, il maintient, guettant dans chaque sillon la trace de « ses » morts et la preuve de son droit : acculé à un procès perdu d’avance, le père Roquevillard reçoit d’une ultime promenade sur ses terres, qu’il est menacé de perdre, l’intuition miraculeuse grâce à laquelle il retourne la situation à son avantage : son salut est dans ses ancêtres dont il va faire la prosopopée, les citant à la barre comme témoins à décharge :

« Et il ne sentit plus son isolement, car il nomma ces fantômes. Avec une émotion croissante, il évoqua toutes les générations successives qui avaient défriché ces terres, bâti cette maison de campagne, (...), fondé ce domaine, depuis la première blouse du plus ancien paysan jusqu’aux toges du Sénat de Savoie, jusqu’à sa robe d’avocat. Le plateau qui s’étendait à sa hauteur, en face de lui, était occupé comme un fort, par la chaîne de ses ancêtres (...). C’était comme une armée qui se ralliait autour de son chef debout au pied du chêne. Et quand toute l’armée fut rassemblée, il l’entendit qui lui réclamait la victoire. »28

51Cette écriture n’a donc pas pour seule fonction de poétiser la possession, mais encore d’utiliser des concepts distincts, la terre et les morts, qui trouvaient jusqu’alors leur signification dans des registres distincts, social pour l’une et religieux pour l’autre, en les fondant dans une sorte d’entité commune qui ne peut plus se lire, pour des bourgeois citadins et éventuellement incroyants, que métaphoriquement. On redonne ainsi une consistance apparente à une idéologie qui ne trouve plus dans le présent de quoi s’incarner ; mais en retour cette figure fonctionne comme un miroir, son peu de consistance littéraire reflète la situation d’une classe plus soucieuse désormais de reproduire que de produire : quand il n’est pas simplement occulté comme dans La Croisée des Chemins, où les treize années de vie provinciale du héros sont passées sous silence, l’enracinement ne mène qu’à un monde en creux, défini non par ce qui s’y passe mais par ce qu’il rappelle, comme on le voit dans Les Roquevillard, mais aussi dans L’Appel au Soldat, où le voyage de Sturel en Lorraine se transforme en leçon d’histoire, nous instruisant plus sur la fuite de Louix XVI à Varenne que sur la vie paysanne, réduite à un simple décor parcouru distraitement.

Le héros dévalué

52Si les valeurs positives sont de cette façon renvoyées du côté de l’invisible ou de l’absence, l’action romanesque est dès lors obligée de s’inscrire dans un milieu que l’auteur récuse, et le héros n’a d’autre fonction que de fuir le cadre où il a été d’abord placé, sauvant sa situation morale au détriment de sa fonction d’actant essentiel. Jacques Andarran, mis au piquet à la Chambre des Députés, n’attend que l’occasion de passer le flambeau à son frère pour retourner à son obscurité provinciale, ce que n’arrive pas à faire, pour son malheur, François Sturel, et que fait en rêve Jean Monneron, s’affirmant alors digne d’épouser la fille de Ferrand :

« Les Monneron étaient des paysans du Vivarais. J’en serais un, soutenu par des mœurs, par des traditions, par des coutumes, tenant au sol où reposeraient mes morts, les prolongeant, ayant reçu d’eux un dépôt du passé, et prêt à le transmettre intact et vivant. »29

53L’épreuve principale, dans un tel parcours, s’apparente donc à un renoncement à l’action, le statut du héros-sujet se transformant significativement en celui d’objet de la quête : après avoir perturbé la situation de sa famille en s’enfuyant en Italie au bras d’une femme mariée, Maurice Roquevillard se dédouble : sa personne devient l’enjeu que se disputent son père et le mari trompé, l’un représentant la légitimité des possédants et l’autre l’affairisme louche des déracinés. Il se ramène donc lui-même en France et se remet entre les mains de son père qui se charge de lui rappeler combien il a eu tort de croire à sa propre existence :

« Qu’est-ce que la vie d’un homme, qu’est-ce qu’une vie si le passé et l’avenir ne leur donnaient leur véritable sens ? (...) Tu l’avais oublié lorsque tu poursuivais ton destin individuel. Il n’y a pas de beau destin individuel et il n’est de grandeur que dans la servitude. »30

54Une ruse de l’auteur montre d’ailleurs à quel point cet effacement du fils est nécessaire pour que se révèle le véritable héros-sujet, ce père qui est en droit de s’affirmer parce qu’il a déjà un pied chez les morts, et pour que s’accomplisse la fusion du destinateur et du destinataire qui permet à l’histoire de se refermer sur elle-même sans qu’aucun élément étranger, c’est-à-dire issu du présent, ne s’y introduise : le fils Roquevillard, injustement accusé d’un vol par son rival, refuse par galanterie de révéler le nom de la coupable, son ancienne maîtresse avec laquelle il a rompu pour revenir au pays. Ce sens de l’honneur prive d’argument son père, qui a décidé d’assurer sa défense, et pousse ce dernier, comme on l’a vu, à produire ses seuls et vrais garants : ses ancêtres. Le fils alors revient sur sa volonté de mutisme, mais le père désormais tient son argumentation et refuse d’en changer. Ce que pouvait avoir de grandeur cornélienne l’attitude du fils est ainsi effacé par l’élévation du père, et l’on découvre que sa plaidoirie, véritable panégyrique de sa caste, était en fait la vraie fin d’une anecdote vite dépassée : héros tant qu’il s’agit de vivre les aspects négatifs de l’initiation, le fils laisse la place au père au moment de vivre l’épreuve glorifiante ; au premier la chute parmi les vivants, au second la rédemption chez les morts.

55On peut juger de la même façon que le fils Monneron, et plus encore sa fiancée, tiennent un rôle bien effacé par rapport à la confrontation idéologique qui oppose leurs pères ; Victor Ferrand se trouve être, grâce à un subterfuge identique à celui de Bordeaux, le vrai héros de l’histoire, la verrouillant du début à la fin : c’est lui qui pose les conditions de la quête, fixe son enjeu et s’assure par avance la place de bénéficiaire ; pour prix de sa fille, il exige que Jean, fils d’un socialiste athée, se convertisse au catholicisme dont il est un des défenseurs les plus en vue. Commence alors le parcours de Jean, qui consiste à ouvrir les yeux sur la faiblesse de ses parents et sur la turpitude de son frère et de sa sœur, à découvrir la bassesse des progressistes aux luttes desquels il s’était associé. Au terme de cette initiation à rebours, identique pour le fond à celle d’un Maurice Roquevillard tenu de renier ses amours, Jean finit par adhérer raisonnablement à la religion dont Brigitte est le prix et plus encore, par sa douceur résignée, le symbole. Ce faisant, du point de vue de Ferrand et, derrière celui-ci, de l’auteur attentif à sa démonstration, il fonctionne lui aussi comme sujet et objet de son histoire, ce qui entraîne une sorte de dédoublement de personnalité : en tant que sujet, il conserve une certaine capacité à évoluer, mais il n’est autorisé à disposer de cette liberté que pour la nier au profit de la cause conservatrice. Objet de la lutte menée par Victor Ferrand, il est en fait un pion qu’il importe de faire rentrer dans son camp, et sa conversion véritable importe peu. In extremis, Ferrand supprime la condition qui ligotait Jean : magnanime, il révèle au jeune homme qu’il a demandé et obtenu du Vatican une dispense pour que sa fille puisse épouser un incroyant. La quête et les angoisses de Jean, qui auraient pu grandir son image, s’avèrent donc inutiles ; ce n’est pas lui qui a gagné Brigitte mais Ferrand qui, après l’avoir poussé dans les chemins de la religion, la lui donne par surcroît, maître jusqu’au bout de son libre arbitre.

56Cette dualité sujet-objet se prolonge d’ailleurs dans le domaine psychologique. On demande au héros d’accomplir une quête tout intérieure, puisque l’exploration du monde est dangereuse, et pourtant son moi ne doit pas se dilater à cette occasion. On suppose alors que sa conversion est déjà accomplie, qu’il est déjà rallié inconsciemment, et qu’il n’a donc pas besoin de changer, mais simplement de redevenir lui-même. Une conversation, une lettre peuvent donc suffire pour déclencher le processus, et l’auteur n’a pas à s’attarder sur cette subjectivité au fragile statut.

57Le roman de droite s’affirme en ce sens comme le roman des pères, théoriquement protecteurs et guides de leurs enfants, en réalité dévorateurs, et qui ne leur laissent assez d’existence que pour les transformer en faire-valoir ; même par delà la tombe, leur pouvoir se prolonge, se fait loi sacrée ; Pascal Rouvray, pour reprendre la tâche de son père défunt, est contraint d’ensevelir sa jeunesse ambitieuse en province, et il ne reparaît que treize ans plus tard, c’est-à-dire lorsque, père, à son tour, il a gagné le droit d’imposer à sa sœur cadette un sacrifice identique à celui qu’il a jadis accompli. Et Jacques Andarran ne sert que de trait d’union entre son père, mort en héros en 1870, et son frère cadet, militaire également, que son mariage à la fin du livre consacre comme futur père et véritable continuateur de la dynastie. Mais en retour ces pères n’ont pas d’autre réalité que l’amoindrissement de leurs fils, et leur capacité à mourir doit nous mettre en garde ; leur principale fonction est de désactualisation, et plus qu’une résurrection des notables d’hier, ils visent à pérenniser ceux d’aujourd’hui, excipant du passé pour figer le présent en le parant des couleurs de l’avenir. Dans sa lutte contre les radicaux au pouvoir, Sturel se laisse emporter par son individualisme, pactisant un moment avec un anarchiste et se préparant à publier une liste des « chêquards ». Puis, par une délicatesse qui rappelle celle de Maurice Roquevillard, il renonce à cette manœuvre, parce que sur la liste figure le nom du mari de la femme qu’il a aimée. Mais point n’est alors besoin d’un père tout puissant pour faire règner la justice : Sturel soumis rentre dans le rang, et Bouteiller reçoit, au sein de son propre parti, l’humiliation que Sturel rêvait de lui infliger ; c’est l’auteur alors qui assure lui-même le rôle du père, frappant le personnage semi-historique de Bouteiller avec Suret-Lefort, pur produit de son imagination. Dans tous les cas, la loi au service duquel est placé le héros se célèbre toujours un peu à ses dépens, et il est en quelque sorte structurellement inévitable que Sturel, figure romanesque chargée d’incarner au présent un refus de l’actualité, de vivre individuellement une condamnation de l’individualisme, soit toujours victime de ses propre intentions, à la fois approuvé de l’auteur et condamné par lui à être malheureux :

« Sturel acheva la journée avec sa mère. Jamais elle ne lui inspira une plus tendre et plus respectueuse affection. C’est qu’on souffre trop d’attribuer tout son échec à sa propre faute et que Sturel, abjurant sa confiance habituelle dans la puissance des volontés particulières, soumettait l’individu aux circonstances, le rattachait à de vastes ensembles, comme la feuille au chêne que secoue la tempête. Dans son père regretté, dans sa mère assise auprès de lui, il reconnaissait les maîtres de sa destinée, des êtres de qui il n’était que le prolongement. »31

58Nous avons donc affaire à une structure romanesque refermée sur elle-même, conçue pour célébrer un point fixe, père ou domaine, avatars divers d’un même désir d’arrêter le temps pour installer, en ce vide ainsi creusé, les intérêts et les principes de la bourgeoisie conservatrice ; et si elle autorise certains actants à se mouvoir en son sein, ce n’est que pour mieux, par leur soumission prévue dès l’origine, mettre en valeur la suprématie de cette fixité fatale.

59Mais cette stagnation s’exprime aussi de l’intérieur : dans un monde où l’évolution est toujours suspecte, le Bien ne peut s’atteindre (le Bien et les biens) mais seulement se transmettre, et pas plus que sur le plan matériel, il ne peut y avoir de changement sur le plan moral ; si un fils prodigue revient chez son père, c’est la preuve que bon sang ne peut mentir, que l’hérédité, l’appel de la race, le souvenir des morts sont des liens trop puissants pour être jamais dénoués, même par les plus séduisantes doctrines. Le héros est déjà convaincu avant même d’être converti, guidé par un sur-moi superficiellement occulté par l’appel de la vie présente, mais en fait tellement fort qu’il sous-tend toute sa psychologie et permet à celle-ci de coïncider avec les mots d’ordre du père ou les intrusions dogmatiques de l’auteur ; nous l’avons vu chez Jean Monneron, nous le constatons de même chez ses « frères » : Lucien Halande revient sur ses terres en oisif et parisien frivole, décidé à les vendre, et pourtant, d’entrée, un dialogue nous révèle en lui des positions politiques qui laissent facilement augurer de ses engagements futurs :

« – Les fonctionnaires qui aliénèrent leur liberté pour un traitement ne devraient pas voter, répliqua Lucien, mais assister impassibles aux manifestations de la volonté nationale, comme des eunuques en présence de leur sultan.
Comme le comte Ferresi prêchait à nouveau l’anarchisme et le socialisme, Lucien démontra que ces doctrines étaient diamétralement opposées, et qu’elles prétendaient se passer de l’observation humaine, l’une considérant les hommes de façon abstraite, l’autre oubliant simplement qu’ils vivent en société. »32

60Puisqu’il n’y a rien à conquérir, il n’y a ni véritable épreuve positive, ni même héros au sens plein du terme, mais seulement un ambitieux qui échoue ou un égaré qui revient, de toute façon un être-prétexte, fait pour servir une loi que d’autres édictèrent, mais que sa mise à l’écart de l’Histoire transforme en principe naturel. C’est donc au nom du réalisme, au nom d’une nature qu’il prétend décrire objectivement, et presque scientifiquement, que l’écrivain conservateur se permet d’énoncer cette loi, comme ici Henry Bordeaux par la bouche du patriarche de la famille Roquevillard :

« Le destin inégal de l’homme est de naître dans tel lieu de la terre, de telle race, et soumis à une prédestination dont sa volonté doit découvrir l’efficace et le but. »33

61Cette mort structurelle du héros, qui se traduit parfois par sa mort effective, et qui accompagne l’ambiance de cérémonies funèbres et de cimetières où se complaisent les romans traditionnalistes – le culte des morts est souvent culte de la mort, et donne à penser que, plus encore que l’expression d’une doctrine véritable, il pourrait être la mise en scène hypocrite et dévoilante à la fois d’une impuissance à penser l’avenir, donc la vie –, ce procédé obéit encore à une intention assez visible, qui consiste à présenter comme un douloureux fardeau, assumé dans la souffrance, les avantages matériels détenus par la bourgeoisie. Même transcendée par la présence des ancêtres qui l’ont fondée, la possession est une supériorité menacée par l’Histoire ; aussi, afin de la dépouiller de tout aspect agressif ou enviable, il convient de présenter ses détenteurs comme des victimes, voire des héros, qui pourraient couler une vie de plaisirs et de voyages, et qui reviennent tout de même pour sauver l’héritage d’une sœur ou d’une mère, ou arracher le domaine aux griffes de financiers véreux. Si Pascal Rouvray reprend le poste de son père et, comme médecin lyonnais, s’assure une clientèle fort lucrative, ce n’est que pour payer les dettes du grand-père (l’image du père est sauve !) et préserver la propriété familiale. En fait, il maintient surtout une dynastie, une hiérarchie, et la conclusion de son histoire affirme presque avec cynisme, derrière son intrigue édifiante, ses arrière-pensées politiques :

« Il accepte sa vie naturellement enchaînée par le passé et par l’avenir, enchaînée comme toutes les vies humaines, car il n’y a pas d’hommes libres et c’est, avec la mort, la seule égalité. »34

62En conséquence de quoi s’impose, comme pièce maîtresse de cette tactique, la notion de faute originelle : pour que l’héritage soit une croix, il faut qu’un péché l’ait compromis et qu’à sa gestion soit désormais liée une fonction rédemptrice qui la justifie définitivement. Séduit par les idées nouvelles (Jean Monneron, Pascal Rouvray), par une aventurière (Maurice Roquevillard) ou simplement par la paresse et l’égoïsme (Jacques Andarran, Lucien Halande), le fils prodigue apprend un jour que sa liberté est un crime ; sous la forme d’un remords, d’une lettre d’un parent oublié, d’un accès de sentimentalisme face au domaine retrouvé, la voix de sa « race » l’amène à prendre en charge les devoirs qu’il avait d’abord délaissés. Transfigurée par la conversion de son possesseur, la supériorité matérielle est désormais méritée, justifiée par l’épreuve, métamorphosée en signe d’une supériorité morale, en métaphore irréfutable. C’est le tour de prestidigitation qui s’accomplit à la fin des Roquevillard, quand le père, véritable juge-pénitent, s’écrie au procès de son fils :

« Au nom de tous nos morts dont la suite compose notre honneur toujours vivant, au nom de la terre, lentement acquise et cultivée par l’effort successif des générations, et abandonnée aujourd’hui par un libre sacrifice pour consolider cet honneur, je vous réclame mon enfant. (...) Toute sa race et moi-même nous répondons de son innocence. »35

63Le fils est libéré, l’honneur est sauf, et l’on apprend incidemment que le domaine, mis en vente pour rembourser le plaignant, est finalement récupéré...

64Naturellement ce type de récit à structure d’apprentissage peut présenter des variantes, et recevoir, surtout après 1900, une apparence d’actualisation : l’épreuve qui permet au héros de se ressaisir reprend une dimension collective ; jadis, c’était la guerre, la Commune surtout, maintenant c’est la grève, de toute façon une émeute présentée sous les mêmes couleurs tragiques, qui ramène l’égaré dans le camp des « braves gens », c’est-à-dire bien souvent les soldats, présentés comme les victimes des meneurs anarchistes. Paul Acker avec Le Soldat Bernard (1905), Louis Bertrand avec L’Invasion (1907), Daniel Lesueur avec Nietzschéenne (1908), Georges de Lys avec Où le Grain tombe (1914), écrivains fort différents par le style et le talent, utilisent tous la grève comme l’étape décisive au cours de laquelle, face aux politiciens véreux alliés à la finance et face aux anarchistes fanatiques, le héros se déclare en faveur d’un ordre dont on ne se contente plus d’hériter, mais qu’il faut défendre les armes à la main.

Une écriture double

65D’une manière générale, le roman conservateur est conçu pour être décevant, et n’enferme ses personnages dans un cercle parfait que pour mieux faire sentir la nécessité d’un ailleurs, de cet alibi moral qui leur permet de continuer à occuper le terrain sans avoir l’air d’y toucher. Sa plénitude apparente est donc un leurre, et il lui est en fait bien difficile de résoudre formellement les contradictions de son projet : donner à l’expérience passée une valeur d’éternité tout en refusant une valeur identique à l’expérience présente, faire que le principe universel de la soumission nécessaire à des lois naturelles ou surnaturelles ne s’applique en fait pas de la même façon à tous les personnages, ni à toutes les situations. Les héros positifs, d’abord soumis à la bassesse contemporaine, doivent ignorer temporairement la part d’eux-mêmes qui va les en arracher. A force de vouloir faire le procès d’une période de l’histoire, le présent en l’occurrence, en se plaçant soi-même en dehors de son cours, on produit une œuvre divisée, en lutte contre ses propres données, et finalement incapable d’apporter une solution esthétique satisfaisante à ces contradictions dont l’origine n’est pas un malaise existentiel, mais plutôt la mauvaise foi.

66Un exemple intéressant nous est fourni par Barrés, dont la trilogie du Roman de l’Energie nationale, commencée à la façon d’un roman d’apprentissage classique, est envahie progressivement par des événements historiques qui finissent par tenir une place essentielle sans pour autant supplanter la diégèse initiale ou se mêler à elle, mais se juxtaposant, et réduisant les personnages de la fiction à n’être que des fantômes circulant, sans la toucher vraiment, à travers la réalité politique dont ils affirment pourtant l’importance. L’initiation, qui devrait déboucher sur une participation active à cette actualité omniprésente, ne parvient pas à prendre corps, non seulement parce que, dans les faits, elle s’est traduite pour Barrès par un échec, mais aussi parce que, dès l’origine, ces personnages ont été conçus comme des entités abstraites, des êtres sans chaleur auxquels nous ne pouvons croire, car l’auteur est là sans cesse, qui parle en leur nom et nous montre ses ficelles. Paradoxalement, c’est parce que ces personnages sont trop peu romanesques qu’ils parviennent mal à s’incorporer à la trame historique : il n’y a pas de hiatus entre d’Artagnan et son époque, alors que François Sturel n’y passe qu’en spectateur invisible. Mais cette perte de substance s’explique à son tour, moins comme l’effet du roman à thèse en général, que comme celui d’une doctrine qui s’interdisait de situer ses valeurs hic et nunc, dans l’individu et la vie immédiate.

67C’est ainsi que si l’on côtoie Boulanger, dans L’Appel au Soldat, ce n’est que dans l’intimité d’un salon, et encore Sturel auprès de lui est bien anémique, ne se faisant élire député que pour avoir l’amer honneur de démissionner presque aussitôt. De même, dans Leurs Figures, le scandale de Panama constitue l’essentiel du livre, le transformant parfois en document d’histoire, comme au chapitre 15 où l’on voit Déroulède et Clemenceau s’affronter au Palais-Bourbon, mais sans qu’y interviennent les deux députés imaginés par Barrés, Bouteiller et Suret-Lefort ; et lorsque Sturel parvient à tenir entre ses mains le nœud de l’affaire, une liste de noms qui assurerait le triomphe de la droite, il renonce à l’utiliser, un scrupule amoureux venant opportunément l’empêcher de modifier le cours de l’Histoire : conçu pour être une revanche et une compensation en face d’un réel décevant, Sturel ne peut exister que dans les marges de l’Histoire, sur le mode de la gesticulation symbolique.

68Ce présent mal vécu, qui est pour une bonne part responsable des états d’âme de Sturel, trouve une expression plus aisée, mais aussi plus manichéenne, dans sa transposition sur le plan moral, deux visions du monde donnant naissance à deux catégories d’individus. Dans La Croisée des Chemins, le héros et son père, tous deux médecins, s’opposent au début de l’intrigue par leur conception du métier. Pierre Rouvray écrit à son fils :

« Ta méthode, si elle va droit au but, sans souci des vieilles notions qu’elle jette bas, me paraît incomplète. Tu sépares trop à mon gré la maladie du malade. On dirait qu’elle seule t’intéresse. Tu ne tiens pas assez compte de l’infinie complexité de la nature humaine et tu veux trop ramener l’art divin de la médecine à des formules convenables à la chimie ou à la physique. (...) Les notes que j’ai rassemblées (...) ne me permettent pas, sur l’origine des maladies nerveuses que tu décomposes en les isolant de toute cause morale, d’accepter tes conclusions. »36

69C’est-à-dire que, tout en dénonçant le scientisme ambiant, tout en réclamant pour son compte un statut de guide moral que son fils d’ailleurs reprendra, il propose pour l’analyse de la maladie une méthode parfaitement déterministe, liant l’homme et son milieu, se donnant ainsi les moyens d’atteindre le second derrière le premier. Contrairement à ses dires, c’est bien la maladie qui l’intéresse, en l’occurrence les « idées nouvelles » dont il fait la cause de tous les dérèglements. Quand son fils, treize ans plus tard, reprend à Paris le même apostolat, on le voit défendre « avec acharnement la vie normale, la vie équilibrée contre les artifices contemporains, cause de tous les désordres qu’une civilisation meurtrière introduit dans l’organisme. »37

70L’environnement social et moral, lorsqu’il est marqué, même en filigrane, par des conceptions modernes, sinon progressistes, fonctionne alors comme l’hérédité chez les naturalistes ; il conditionne l’individu d’une manière irréversible et nécessairement négative. Des trois personnages dont Bordeaux nous fait, dans ce roman, suivre la trajectoire, deux, qui vivent « dans le siècle » et que leur arrivisme rapproche du pouvoir en place, donc de la gauche, ont droit à une biographie précise comme un mécanisme d’horlogerie :

« Hubert Epervans était le fils d’un petit agent d’affaires de Bourgoin, ancien instituteur transformé en administrateur de biens fonciers. (...) De son passage à l’enseignement il avait gardé le culte du diplôme, de sorte qu’il avait poussé son garçon vers les études les plus coûteuses et se voyait obligé de pressurer sa clientèle pour que le Parisien ne manquât de rien. La nouveauté de la race se reconnaissait chez Hubert (...) à une vulgarité de gestes que soulignaient volontiers la hardiesse et le cynisme des propos. »38

71Hubert, nouveau Saccard, devient une des grandes figures du Paris de la finance avant de sombrer dans une banqueroute frauduleuse et, miné par « une lente décomposition intérieure », de mourir dans un accès de folie furieuse en vociférant des imprécations obscènes.

72Félix Chassal n’est pas un parvenu, mais ses parents ont commis la même erreur que ceux d’Hubert, ils n’ont pas « maintenu » :

« La famille plus ancienne de Félix Chassal était issue de la Tour du Pin, mais n’y tenait plus que par des liens relâchés. Son grand-père avait fondé une maison de banque à Lyon, et son père avait fait carrière dans la diplomatie. Lui-même, traîné enfant dans les capitales étrangères, orphelin prématurément et confié à des grands-parents égoïstes, avait laissé s’affaiblir, à la suite de ces circonstances, des sentiments de famille et de patrie vers lesquels, par tempérament, il était déjà peu porté. »39

73Ce prototype de Lafcadio ne meurt pas, mais cela ne vaut guère mieux puisque, « prisonnier de sa fortune politique, de son parti, de ses électeurs, de toutes ces chaînes dont se compose aujourd’hui le pouvoir », il devient ministre dans un cabinet de gauche...

74Curieusement, Pascal est le seul à pouvoir échapper à cette chronologie destructrice ; tandis que ses amis marchant à leur ruine physique ou morale, lui bénéficie d’une remise de temps, de cette parenthèse de treize ans que nous avons déjà observée et qui lui permet de revenir intact, juge intègre, pour condamner par simple comparaison l’évolution d’Hubert et de Félix. Dira-t-on que Pascal n’est pas conditionné ? En fait il est soumis à d’autres contraintes singulièrement exigeantes, mais qui n’atteignent pas son être même : pour ses amis, le déterminisme est interne et, affectant leur psychisme, permet de discréditer les idées qu’ils représentent ; pour lui, il est externe : sauver l’honneur de son père, l’héritage de sa sœur, et il amoindrit sa liberté sans altérer sa lucidité et sa droiture. S’il n’agit pas sur le devant de la scène, c’est donc, comme François Sturel, pour de nobles motifs, et il n’est retranché de l’actualité que pour mieux juger ceux qui y participent, pratiquant de surcroît un amalgame commode entre le thème de la décadence, à la mode à la fin du siècle, et les idées de gauche dont les défenseurs théoriques occupaient alors le pouvoir.

75Ces deux catégories de personnages sont de plus bien mises en lumière par l’utilisation romanesque de l’univers médical : il y a les malades et les médecins, et les premiers sont soumis à des lois que les seconds forcément dominent pour les pouvoir édicter. Victor Ferrand, qui démontre dans L’Etape les raisons de l’échec de son ancien camarade Monneron, est appelé un « grand clinicien », et Pascal, retrouvant ses amis, « diagnostiquait la dyspepsie de l’un et la pléthore de l’autre, et éprouvait quelque satisfaction à constater que la province l’avait mieux conservé ». Mais chaque fois l’auteur néglige de souligner que si ces valeureux personnages incarnent la permanence de vérités immuables, c’est que le niveau social de leur famille les a de toute façon dispensés d’avoir de l’ambition pour tenir un rôle important. L’inégalité sociale réapparaît bien vite derrière les différences « de nature » ou de choix idéologiques, comme dans L’Etape où Bourget les expose avec un cynisme désarmant : dans son appartement de la rue de Toumon, « une de ces larges demeures parlementaires faites à souhait pour une famille bourgeoise, opulente et simple » Victor Ferrand peut à loisir méditer et jouer les prophètes ; à l’opposé, le logement des Monneron, par sa crasse et son désordre, semble sorti de Pot-Bouille, et ceux qu’il abrite sont bien sûr à son image ; par exemple, comme Epervans chez Henry Bordeaux, Julie Monneron, par « la construction forte de son menton et l’ourlet sensuel de ses lèvres détachées en rouge sur son teint pâle », révèle « ces appétits plébéiens qui vont si sauvagement à la réalisation de leurs désirs. »40

76Aux uns donc l’inscription avilissante dans le réel physique et social, aux autres l’évanescence que permet la fortune ancienne, cette dichotomie ayant pour curieux effet de rendre les personnages négatifs littérairement plus riches que leurs homologues positifs. Aux premiers on applique une méthode d’analyse que l’on estompe, voire que l’on récuse pour les seconds, comme le montre une étonnante contradiction de Paul Bourget, que Susan Suleiman a bien mise en évidence41 : d’un côté Victor Ferrand, porte-parole de l’auteur, affirme comme un axiome que « le malheur démontre l’idée fausse » ; ce qui l’autorise à condamner le malheureux Monneron, l’enfermant dans un cercle vicieux puisque tantôt ce sont ses origines et sa situation qui l’ont orienté vers le socialisme, tantôt c’est son socialisme qui est à l’origine de sa situation. Mais surtout, Ferrand réalise ainsi un raisonnement par analogie, en dehors de toute preuve formelle, raisonnement qu’il dénonce comme une escroquerie lorsqu’il s’agit pour lui de faire le procès de l’idéologie socialiste : Jean Monneron a un ami, Cré-mieux-Dax, militant et idéologue, auquel Ferrand reproche une « phraséologie (...) qui révèle la moins exacte des dispositions de l’esprit, la plus contraire à l’observation directe : une habitude du raisonnement par analogie ».

77Enfin, en la présentant comme deux étapes successives d’un apprentissage, Melchior de Voguë parvient presque à dissimuler cette contradiction dont il tire en fait un profit identique. Dans Les Morts qui parlent, il fait de Ferroz, sommité du monde médical passée à la politique, son porte-parole pour démonter les rouages et l’ineptie de la démocratie parlementaire, le jeu politique étant en fait à ses yeux conditionné par des clivages ancestraux qu’il est vain d’ignorer :

« Vous croyez voir les gestes, entendre les paroles de 580 contemporains, sans plus, conscients et responsables de ce qu’ils disent et font ? Détrompez-vous. Vous voyez, vous entendez quelques mannequins, passants d’un instant sur la scène du monde, qui font des mouvements réflexes, qui sont les échos d’autres voix. Regardez, derrière eux, une foule innombrable, les myriades de morts qui poussent ces hommes, commandent leurs gestes, dictent leurs paroles. (...) Le passé nous abrite et se prête à nos évolutions, quand on le respecte ; il se venge et nous écrase sous ses pires débris, quand on le démolit aveuglément. »42

78Cette assemblée, qui méconnaît cette loi et prétend légiférer sans tenir compte de ce déterminisme, n’est ainsi qu’un repère d’intérêts sordides et de conflits absurdes (faut-il rappeler que ce roman se situe aux environs de 1894 ?) Mais une fois qu’est symboliquement balayée cette cacophonie, par la mort de deux des plus éminents représentants de la gauche, la place reste nette pour le soldat dont les gestes, par une grâce d’état, ne sont pas ceux d’une marionnette ; subitement, Ferroz perd tout prestige et Jacques Andarran, jusque là son disciple, se fait prophète d’une nouvelle doctrine, l’effet négateur des déterminismes ne s’appliquant pas à ceux à qui il revient de droit de faire régner l’ordre :

« Andarran regarda le grand vieillard, presque avec épouvante : il crut voir, incarné dans cet homme, le siècle, tout son siècle, terrifiant d’intelligence, ayant tout compris, tout mesuré, tout jugé, incapable désormais de rien créer et résigné à son impuissance. »43

79Stériliser le présent en le présentant comme écrit d’avance, faire vivre le passé en le transfigurant par un recours à des mythes intemporels, telle est l’entreprise que nous observons depuis le début de ce chapitre. Ne pouvant se suffire à soi-même, le récit se voit doublé d’un discours qui l’oriente en même temps que, littérairement, il le décrédibilise. Tout roman à thèse comporte une dose de didactisme, mais le roman conservateur, dans la mesure où son idéologie passéiste le condamne à n’opposer que des simulacres d’action au poids des réalités contemporaines, doit rééquilibrer la balance par l’intervention de l’auteur, deus ex machina honteux, obligé de discourir sans jamais se nommer. On voit ainsi Barrès passer sans cesse du passé simple et de l’imparfait au présent, brisant une présentation linéaire des faits pour passer à une leçon de morale à leur propos ; on voit Bourget et Bordeaux multiplier pour leurs « pères nobles » les occasions de plaider ou de prophétiser, simples prête-nom pour l’auteur désireux de dissimuler ses intrusions.

80Récit et discours, il y a donc les personnages que l’on montre et ceux qui démontrent, ceux qui subissent les mécanismes implacables de la vie et ceux pour qui elle n’est que métaphores dont ils savent le sens depuis toujours. Ceux dont le comportement est lié à leurs origines, dont la pensée est réductible à des manifestations épidermiques, et ceux que nous découvrons surtout de l’intérieur, participant à leurs méditations, à leurs prises de conscience.

81Constituée à un tournant, pour elle négatif, de l’Histoire de France, cette littérature est obligée de polémiquer, c’est-à-dire en l’occurrence de modifier sensiblement le vieux procédé des frères antithétiques ; une simple opposition manichéenne ne correspondant plus aux réalités du temps, elle doit concevoir en fait deux types d’écriture, faire cohabiter en un seul livre deux types de récits, ’ comme dans Leurs Figures ; mais alors que les uns « vivent trop », conçus pour n’être que le reflet caricatural de leur temps, les autres ne vivent pas assez, soit que le récit s’emploie à les déposséder de leur rôle pour leur rappeler que l’individu n’est rien, mais la race tout, soit que l’auteur s’empare de leur personnalité pour dogmatiser plus à l’aise. Dans les deux cas il y a insuffisance, révélatrice d’une écriture qui voudrait se doter du don d’ubiquité, se plaçant hors de l’Histoire et de ses lois pour condamner le temps présent auquel elle participe, et qui ne réussit finalement qu’à être nulle part. Il s’agit donc plutôt d’une écriture-alibi, désireuse de suspendre le cours du temps pour préserver ses intérêts, intérêts dont la légitimité, à ses yeux, tient pourtant à leur ancienneté, donc au temps écoulé. D’où la nécessité, puisque le temps ne doit pas couler de la même façon pour tout le monde, d’une double chronologie, néfaste pour les uns, qui ne peuvent évoluer qu’en se déclassant ou en se dégradant, glorifiante pour les autres qui fondent sur elle leur droit à posséder et à légiférer.

82D’où plus généralement une écriture double, dont nous ne pensons pas avoir relevé ici tous les aspects. Cette dualité, nous la considérerons comme manifestation d’une duplicité.