I – L’approche cognitive des capacités d’attention

1L’analyse des processus attentionnels est une question centrale en psychologie. Si, comme l’écrivait William James en 1890, nous savons tous ce qu’est l’attention, la description de ses mécanismes et de ses phénomènes semble toujours à l’ordre du jour. Depuis maintenant plus d’un siècle de recherches et au regard des multiples procédures expérimentales et des élaborations théoriques émises sur le sujet (Parasuraman et Davies, 1984), nous admettrons sans mal que la conduite d’attention ne peut s’appréhender autrement que par la manifestation d’une intensité de traitement pour une opération donnée, cette intensité pouvant elle-même s’interpréter en terme d’efficacité (réussite/échec de la tâche), ou de performance (vitesse et précision dans l’accomplissement de la tâche). D’autre part, selon la dimension psychologique étudiée, il s’avère que la démarche expérimentale utilisée se réfère, principalement, à l’un des trois types d’épreuves suivantes :

• Les tâches de vigilance, où l’on appréciera la vitesse et la précision de l’individu à l’aide de temps de réaction simples ou à choix multiples, ou d’épreuves de barrage, de détection visuelle et/ou auditive...
• Les tâches demandant un traitement de l’information par le déclenchement d’une activité de mémorisation à court terme chez le sujet.
• Les tâches relatives à une activité cognitive plus complexe, faisant appel à un raisonnement, une résolution de problème, un calcul.

2Pourtant, en termes d’efficience de la conduite, la question qui se pose à l’issue de telles procédures est de savoir ce que nous mesurons réellement. En effet, les études transversales de la psychologie cognitive posent pour hypothèse première une neutralité des différences de la personnalité des sujets testés. Par là même, elle suppose une neutralité complète de l’effet éventuel du moment de passation sur le participant (problème méthodologique commun à de nombreuses disciplines expérimentales). Dans l’étude des processus attentionnels, nous savons pourtant depuis longtemps (Urbantschitsch, 1875, repris par Woodworth en 1949), que la caractéristique majeure de l’attention est la variation de son intensité dans le temps. Ce constat nous est confirmé par la chronobiologie à propos des variations des fonctions biophysiologiques de l’organisme dans un espace-temps donné. Or, nous savons que des niveaux de vigilance déterminés sont requis pour que des comportements d’attention apparaissent (Bloch, 1966). De plus, la conduite attentionnelle semble fortement dépendante de dimensions cognitives – telle que la dépendance/indépendance à l’égard du champ (Beugnet-Lambert, 1985) – et conatives (Reuchlin, 1990).

3Ainsi, nous pensons que l’approche des théories cognitives de l’attention doit s’effectuer conjointement à une prise en compte nécessaire des dimensions inhérentes à la personnalité. A la suite des travaux issus de la chronobiologie (Colquhoun, 1981, Folkard, 1979) et de la chronopsychologie (Leconte, Lancry et Lambert, 1988), cette orientation de la recherche trouve son application en ergonomie (Spérandio, 1984), ainsi qu’en diverses situations de la vie quotidienne. Un premier aspect de cette recherche, est de tenter de vérifier l’influence éventuelle d’une sensibilité temporelle de l’individu sur l’exercice des fonctions de traitement de l’information. En d’autres termes, nous posons la question de savoir si un dispositif temporel intervenant au niveau de la gestion d’une opération de contrôle peut affecter la performance et l’efficacité dans la réalisation de la tâche.

II – Les indices de la différenciation temporelle

4Nous avons tous le sentiment d’avoir des moments de bonne forme dans la journée ; selon les personnes, plutôt le matin, ou plutôt l’après-midi, pour certains même, dans la soirée. Cette prédisposition temporelle est explorée par les recherches concernant la matinalité/vespéralité de l’individu. Le questionnaire établissant cette différentiation (Horne et Ostberg, 1976, Lancry, 1986 pour l’adaptation française) révèle de nombreuses pertinences dans les secteurs d’activité professionnelle. En faisant l’hypothèse qu’une fonction cognitive se trouvera modulée dans son efficacité par l’intervention de dimensions internes et externes venant caractériser la prestation individuelle, l’aspect bipolaire de cette typologie est utilisé pour rendre compte d’une différence dans la durée de traitement d’une information nouvelle.

5Parmi les différents facteurs différenciateurs de la performance, Kleitman soulignait en 1939, l’importance des cycles de veille et de sommeil sur l’activité de l’individu. À partir de la situation expérimentale évoquée ci-dessus, nous tentons de mettre en évidence une différence issue de données individuelles plus immédiates telles que la durée de sommeil dans la nuit précédente (DSP). Nous supposons alors qu’une DSP anormalement courte, ou inversement anormalement longue, influera sur le temps de traitement d’une information nouvelle.

6Une troisième caractéristique temporelle directement liée au moment de passation est la vigilance auto-estimée de la personne par un positionnement sur une échelle comportant 12 prédicteurs allant du sentiment d’un état d’excitation à celui de la somnolence (Ratio Alertness Scale). D’après Lancry (1986), l’auto-estimation de la vigilance ne semble pas corréler avec l’évolution circadienne des performances dans les tâches de temps de réaction à choix multiple. Ce constat devrait pouvoir s’établir, lors d’une prochaine expérimentation, par le biais d’une observation intra-individuclle. Notons enfin une quatrième dimension se rapportant à l’âge de la personne. En effet, cette donnée apparaît significative dans de nombreux travaux reposant sur le relevé de temps de réaction.

7L’action conjuguée de ces quatre paramètres, intervenant au sein de ce que nous avons nommé dispositif temporel, pourrait avoir une fonction de régulation de la conduite d’attention, participant en dernier ressort, à la « gestion de la charge mentale » (Richard, 1980). C’est-à-dire que cette intervention serait déterminante quant à la qualité perceptive du moment. L’implication de cette temporalité au niveau du mécanisme cognitif attentionnel semblerait traduire au plan comportemental ce qu’une autre discipline de recherche a défini comme l’action de synchroniseurs sur l’organisme.

III – Descriptif de l’expérimentation

8Nous avons proposé une tâche de mémorisation à court terme à un groupe d’étudiants en psychologie. Seul face à l’ordinateur, le sujet devait prendre connaissance des consignes où aucun exemple « concret » n’était présenté. Le test proposait ensuite deux séquences de formes à l’écran. Dans une troisième étape, des propositions (vraies ou fausses) portant sur l’organisation des séquences étaient soumises au jugement du sujet. Cette épreuve informatisée d’intégration perceptive de formes nous a permis de relever le temps passé dans la prise d’une information nouvelle (consignes), permettant la bonne exécution d’une opération de contrôle (jugement des propositions). Le programme est réalisé de façon à ce que l’expérimentateur n’ait point à intervenir dans la passation*. Présentation, consignes et procédures d’exécution sont proposées sous forme de pages-écrans ou de fenêtres, permettant à l’individu d’évoluer seul, à son rythme, et sans aucune influence extérieure. Il a été vérifié par un questionnaire personnel qu’aucune des personnes n’avait pris de médicaments ou autres substances susceptibles d’altérer les conduites de vigilance et d’attention, dans les 24 heures précédant la passation. De plus, le degré de familiarisation avec l’informatique pouvant influer sur le temps de passation, il a été vérifié que chacun avait déjà utilisé un ordinateur auparavant.

9Précisons enfin qu’un questionnaire nous a permis de recueillir les impressions des personnes à la fin du test (difficultés de compréhension des consignes, des séquences, des propositions). Le programme enregistrait le temps passé sur chaque partie de l’épreuve. La réussite au test supposait le bon jugement de sept propositions.

IV – Résultats

10Aucun effet n’a pu être dégagé entre P auto-estimation de la vigilance et la performance des sujets. D’autre part, notre population étant essentiellement étudiante (85 % avaient moins de 30 ans), nous considérons l’échantillon comme homogène au niveau de l’âge.

1. Influence de la matinalité/vespéralité dans la prise d’information

11Seuls les sujets « matinaux » et « vespéraux », selon la classification établie par Lancry en 1986, sont retenus. Le type « intermédiaire » est écarté des résultats.

12L’analyse montre pour les individus matinaux, une tendance à passer en moyenne plus de temps dans l’intégration des consignes que les vespéraux, (graphique I).

13La réussite au test est plus grande chez les matinaux, bien que la majorité des participants reconnaisse la difficulté liée à la prise d’informations lorsque celles-ci ne sont pas illustrées d’un exemple, et exprime l’incompréhension de la tâche à effectuer avant de commencer l’épreuve. De plus, nous constatons que pour une grande majorité des matinaux, le temps passé à l’intégration des consignes permet de réduire sensiblement la durée de jugement des propositions (graphique II).

2. Influence de la durée de sommeil dans la prise d’information.

14Selon les personnes consultées, la durée de sommeil dans la nuit précédente est comprise entre 5 et 10 heures. En proposant comme temps moyen de repos, une durée plus ou moins égale à 8 heures (Foret, 1984), la totalité des individus peut être répartie en trois classes. La classe 1 regroupe les personnes ayant moins de 6h30 de sommeil. La classe 2, celles ayant entre 6h30 et 8h30 de sommeil. La classe 3 comprend enfin les sujets ayant dormi plus de 8h30.

15À l’analyse des graphiques III, IV et V, nous relevons que les classes 1 et 3, représentant les individus ayant eu une DSP extrême, accusent une sensibilité plus grande à l’effet du moment de la journée. Ce constat s’établit principalement en ce qui concerne le temps passé sur l’intégration des consignes.

Graphique 1. Pourcentage du temps passé sur les consignes selon le moment de la journée. Moyennes relevées chez 18 matinaux et 15 vespéraux

Graphique 2. Pourcentage du temps passé sur les consignes et les propositions, selon le moment de la journée. Moyennes relevées chez 20 matinaux

Graphiques 3, 4, 5. Pourcentage du temps passé sur les consignes selon le moment de la journée. Moyennes relevées pour les trois classes de DSP

V – Discussion

16Les résultats ont été obtenus sur un échantillon de 46 sujets, dont 20 matinaux et 15 vespéraux. Il semble que les tendances obtenues montrent que si l’aspect de l’efficience, considérée en termes d’exactitude dans l’exécution de la tâche, puisse s’établir chez les matinaux, les personnes vespérales semblent davantage se porter sur la rapidité d’exécution de celle-ci. En accordant plus de temps à l’intégration des informations, les individus matinaux obtiennent un plus fort taux de réussite (50 %) que les vespéraux (33,3 %). Notons tout d’abord que ce constat nous confirme que la mémorisation à court terme d’une information nouvelle s’avère d’autant plus efficace lorsqu’elle repose sur la précision dans la performance, plutôt que sur la rapidité.

17Étant donné que l’épreuve proposée n’est point présentée comme un test de performance, c’est-à-dire que le sujet dispose de tout son temps, nous pouvons avancer que pour ce type de tâche, les vespéraux ont une rapidité plus grande dans la prise d’information. Plusieurs hypothèses soutiennent cette distinction. En effet, en admettant une égale volonté des participants, la justification de cette différence peut reposer sur une différence dans l’appréciation de la durée, pouvant traduire une rapidité « relative » de certains mécanismes adaptatifs et stratégiques venant caractériser la dimension considérée. Cette hypothèse demande à être vérifiée sur un plus grand nombre de sujets franchement « typés ».

18Une seconde explication du phénomène tiendrait non plus à l’effet d’une seule dimension, mais à l’action conjuguée de plusieurs facteurs individuels, dont notamment, le rapprochement de plusieurs dimensions temporelles évoquées ci-dessus en termes de « dispositif temporel ». C’est ce que semblent témoigner les autres tendances obtenues, cette fois-ci, par une distinction des individus d’après leur durée de sommeil. Face à ces premières données, il nous semble intéressant de poursuivre ce type d’observation, afin de pouvoir analyser l’effet d’un enchaînement des dimensions précédemment évoquées (Matinalité/Vespéralité X Durée de sommeil).