I – Introduction

1Les premières recherches portant sur les fluctuations d’éveil des conducteurs de train en situations réelles sont d’origine suédoise (Torsvall et coll., 1987). Ces études ont mis en évidence l’existence de baisses de vigilance survenant au cours de trajets réels. La méthode utilisée repose sur l’enregistrement de l’électro-encéphalogramme (EEG) et de l’électro-oculogramme (EOG) à partir d’enregistreurs magnétiques miniaturisés de type Holter. Ces baisses de vigilance peuvent être attribuées à deux facteurs essentiels :

• l’organisation du travail avec des horaires irréguliers et un travail de nuit fréquent,
• la monotonie de la tâche liée à une fréquence faible de stimuli ou à un caractère répétitif de ces derniers.

2En fait, l’organisation particulière du travail dans le domaine ferroviaire se trouve en contradiction avec le fonctionnement biologique, physiologique, psychologique et social de l’être humain. Ceci se retrouve d’ailleurs dans un grand nombre d’activités industrielles ou des transports. L’organisation du travail des conducteurs de train se caractérise par des horaires de travail très irréguliers. À la suite d’une étude menée en 1989 sur les conditions de travail et la charge du travail des agents de conduite de la SNCF (Coblentz et al. 1989), il ressort que l’un des roulements les plus pratiqués était de type « n + 1 ». Ce type d’organisation des cycles activité-repos impose aux conducteurs de grandes lignes des cycles d’une durée inférieure à 24 heures. De ce fait, ils sont amenés à réaliser un nombre de cycles activité-repos supérieur au nombre de jours calendaires (par exemple 6 cycles activité-repos en 5 jours) et à prendre un service chaque jour à des horaires différents. Les effets de cette organisation du travail sur les conducteurs de train ont été étudiés par plusieurs auteurs (Åkerstedt, 1989, Kogi, 1985 Cabon et ai, 1993) dans le but de proposer des aménagements de l’organisation des horaires de travail. Certes, il ne s’agit pas de remettre en question le fonctionnement continu des transports ferroviaires, mais de proposer des améliorations dans l’organisation du travail afin de réduire les troubles entraînés par les horaires irréguliers.

3Les études existantes se sont peu intéressées aux interactions entre la tâche ou l’environnement de conduite et l’apparition des périodes de somnolence. La recherche qui fait l’objet de cet article prend en compte deux axes essentiels (Cabon, 1992) :

• les interactions entre la tâche, l’environnement de conduite et les baisses de vigilance,
• les perturbations du rythme veille-sommeil liées à l’organisation du travail.

II – Méthode

4La méthode de détection des baisses de vigilance repose sur le recueil de paramètres physiologiques et comportementaux pendant des trajets de conduite réels (Mollard et coll., 1991). Des travaux avaient été réalisés préalablement en laboratoire dans une maquette simplifiée d’une cabine (Coblentz et al., 1989). Cette méthode est fondée sur plusieurs types de mesures et d’observations :

• recueil de paramètres physiologiques : EEG et EOG pour l’évaluation des variations du niveau d’éveil,
• recueil de l’activité motrice (actométrie) pour la détermination de la durée et de la qualité du sommeil,
• observation et consignation des événements à partir d’une grille d’observation.

5L’EEG et l’EOG sont enregistrés en continu sur un enregistreur miniaturisé (Médilog 4 x 24, Oxford Instruments) fixé à la ceinture. Les signaux sont recueillis sur des cassettes magnétiques puis numérisés sur micro-ordinateur.

6L’analyse spectrale de l’EEG permet de distinguer quatre bandes de fréquence : delta, thêta, alpha et bêta. A partir de cette analyse spectrale, une détection semi-automatique des périodes d’hypovigilance est effectuée suivant une méthode développée au laboratoire. Cette méthode repose sur la détection d’augmentations significatives dans la puissance du rythme alpha : plus un écart-type par rapport à la puissance moyenne calculée sur l’ensemble de l’enregistrement. Les tracés d’EEG sont également examinés visuellement afin d’éliminer les zones contenant des artefacts.

7La durée et la qualité du sommeil sont évaluées par un enregistrement en continu de l’activité motrice recueillie au niveau du poignet sur un actomètre (Actigraph, AMI).

8L’observation et la consignation des événements sont réalisées à partir d’une grille d’observation permettant de coder de manière rapide et fiable les activités des conducteurs ainsi que les conditions d’environnement. Cette observation vise deux buts essentiels : elle permet d’une part d’exclure de l’exploitation des résultats les portions de signaux contenant des artefacts, et d’autre part de mettre en relation les activités ou les conditions d’environnement avec les fluctuations des paramètres physiologiques. La grille permet de recueillir des informations précises sur :

• les différentes phases caractérisant la conduite et impliquant des tâches spécifiques (accélération, freinage etc.), ou des degrés plus ou moins élevés de monotonie ;
• la pression du temps liée au retard ou à l’avance par rapport à l’horaire prévu. Ce paramètre joue un rôle important sur le comportement de conducteur ;
• la vigilance correspond aux différents éléments de la signalisation auxquels le conducteur doit porter une attention particulière et qui lui imposent de modifier la vitesse du train ;
• l’environnement externe correspond à tous les événements, survenant à l’extérieur de la motrice et qui sont susceptibles de modifier le niveau de vigilance du conducteur en raison du danger potentiel qu’ils constituent ;
• les communications entre le conducteur et l’observateur, le régulateur ou d’autres personnes sont également prises en compte dans l’observation dans la mesure où elles sollicitent son attention ;
• enfin, les conditions météorologiques afin de caractériser approximativement les conditions de température ambiante et de visibilité, ceci pouvant interagir avec les modalités de conduite.

9L’expérimentateur, placé en cabine, note chaque événement ou modification de la tâche du conducteur. À chaque changement de code dans l’une des 6 catégories, le temps précis est reporté. On dispose ainsi d’une série de séquences contenant l’essentiel des caractéristiques de la situation observée qui peuvent être mises en relation avec les états d’éveil.

10L’étude en ligne a été réalisée sur un échantillon de dix conducteurs de trains selon deux types de roulements (figure 1). Ces roulements correspondaient à des services d’hiver et d’été. Ils peuvent être considérés comme typiques du rythme « n + 1 ». Sur les dix conducteurs ayant participé aux essais, quatre ont effectué le roulement 1 et six le roulement 2.

III – Résultats

1. Baisses de vigilance au cours des trajets

11L’analyse des données a permis de comptabiliser l’apparition des baisses de vigilance, de situer leur répartition au cours des différents trajets et de caractériser le contexte de la conduite au moment de leur apparition. On constate que ces phénomènes surviennent fréquemment au cours du trajet, surtout dans certaines phases du nycthémère : en début d’après-midi et en début de nuit (figure 2). Ces phases, dites « portes du sommeil », correspondent à des périodes du rythme biologique au cours desquelles la probabilité d’endormissement est élevée. Au contraire, sur d’autres plages horaires (fin d’après-midi), la somnolence est moins fréquente. Cette période est appelée « zone interdite du sommeil » (Lavie, 1986).

12L’observation des conditions d’environnement et des activités des agents de conduite (Tableau 1) indique que les hypovigilances surviennent de manière préférentielle lors de phases d’arrêt (attente à un feu rouge) ou lors de phases très monotones de la conduite (croisière et traversée de tunnel). Cependant, il a été constaté que 12,16 % des hypovigilances surviennent lors de phases nécessitant a priori une attention soutenue et une efficacité optimale : zone de circulation avec feu jaune, fixe ou clignotant, portion de trajet à vitesse limitée (10,81 %) ou présence de travaux (1,35 %).

2. Durées de sommeil

13Les tableaux 2 et 3 présentent respectivement les durées de sommeil pour le roulement 1 et le roulement 2. Ces résultats montrent que les durées moyennes de sommeil restent supérieures en début de semaine par rapport à celles de fin de semaine. Pour les conducteurs du roulement 1, les durées moyennes sont respectivement de 7h40 et 7h06 pour les deux repos du début de semaine et de 3h36 et 4h45 en fin de semaine. La même tendance se retrouve pour les agents du roulement 2, avec toutefois des durées de sommeil légèrement plus élevées.

14Ces résultats montrent que les deux premiers repos, qu’ils soient pris au foyer ou au domicile, se traduisent par des sommeils de durée normale. Ceci peut s’expliquer par le fait, qu’ils se situent à une période du nycthémère favorable à un endormissement rapide compte tenu des heures de fin de service. En revanche, les deux derniers repos sont caractérisés, pour les conducteurs, par des sommeils écourtés, généralement pris en deux fois, ce qui conduit à des privations de sommeil de l’ordre de 40 %. Comme pour les hypovigilances, ce résultat est conforme aux travaux de Lavie (1986) sur les « portes du sommeil » et la « zone interdite du sommeil ».

Figure 1. Roulements étudiés

Figure 2. Nombre d’hypovigilances en fonction des plages horaires sur un groupe de 10 conducteurs de trains

IV – Conclusions

15La recherche présentée a pour objectif d’étudier l’interaction entre l’organisation des horaires de travail, la vigilance et le sommeil de conducteurs de train dans une situation réelle. Les résultats indiquent une fréquence importante des phénomènes d’hypovigilance, essentiellement au cours de trajets situés dans des périodes défavorables au maintien du niveau d’éveil. L’observation des activités du conducteur, réalisée au cours des trajets, indique que les épisodes d’hypovigilance surviennent le plus souvent lors de phases monotones de la conduite, mais peuvent apparaître également au cours de périodes nécessitant a priori une attention soutenue (passage de tunnel, signalisation, travaux).

16Les baisses du niveau d’éveil lors de ces trajets peuvent s’expliquer par la monotonie importante du travail mais aussi par les privations de sommeil liées à l’organisation des horaires de travail. L’étude des cycles veille-sommeil indique que prendre un repos dans une période défavorable à l’endormissement (« zone interdite du sommeil »), entraîne une réduction de la durée du sommeil des conducteurs, d’environ 40 % par rapport à la durée habituelle.

17Ces résultats confirment la nécessité d’introduire des aménagements dans l’organisation des horaires de travail. L’un de ces aménagements consiste à augmenter la durée des repos pris dans une période défavorable, afin de compenser les privations de sommeil. Ces aménagements permettraient vraisemblablement de réduire la fréquence et la durée des baisses de vigilance qui peuvent porter préjudice à la sécurité.

18Ce travail a été mené avec le soutien de la Société Nationale des Chemins de Fer Français.