Présentation
p. 29-32
Texte intégral
1Dans le paysage post-révolutionnaire qui est celui du théâtre français au début du xixe siècle, la figure du héros et la compréhension de l’héroïsme connaissent des transformations profondes. Sur les scènes, la représentation de l’héroïsme fait l’objet d’un jeu de glissements sémantiques, suscitant des mouvements d’entrechocs, des tensions et des conflits – notamment entre une conception traditionnelle du héros, « classique » dira le critique Jules Janin, et une conception « moderne », qui prendra bientôt le nom de « romantique ». Le drame romantique réinvestit en effet avec force la question de l’héroïsme que le « genre moyen » du drame bourgeois avait affaiblie au cours du xviiie siècle.
2Ces mouvements esthétiques s’originent directement dans les transformations de la société : l’héroïsme n’est plus nécessairement, ou plus uniquement, considéré comme un monopole aristocratique, lié au régime monarchique et légitimé à la fois par le sang, le rang et les vertus guerrières. Il peut désormais concerner d’autres sujets, même plébéiens, puisqu’un héroïsme politique, celui de la tribune, est né pendant la période révolutionnaire. Dans la dynamique d’extension par-delà les barrières sociales qui le caractérise, il se redéploye alors sémantiquement et concurrence les codes esthétiques et politiques de l’Ancien Régime. Mais si l’héroïsme classique se voit ainsi déplacé, problématisé, il est toutefois loin d’être évacué : l’élargissement de la compréhension de l’héroïsme, dans la première moitié du xixe siècle, fait l’objet d’un partage et d’une redistribution fondamentalement conflictuels.
3Dans cette dynamique d’extension et de redéploiement, l’acteur de théâtre est amené à jouer un rôle social et artistique nouveau : l’héroïsme peut en effet désormais caractériser aussi bien les figures d’artistes que celles de savants, qui prennent part à la vie sociale et y jouent un rôle symbolique essentiel. C’est ainsi que certains grands acteurs du siècle, dont Talma est la figure inaugurale, apparaîtront non seulement comme des « vedettes », c’est-à-dire des figures édifiées par la presse et offertes à l’adoration de foules de plus en plus nombreuses, mais plus encore comme de véritables héros porteurs de valeurs collectives. Ce partage de l’héroïsme par l’artiste suppose, sur le plan social, une revalorisation du statut du comédien, un changement du regard porté sur lui. Sur le plan esthétique, il repose sur la reconnaissance de sa puissance créative propre, phénomène qui déborde largement les frontières françaises : l’idée que le grand comédien en scène peut s’affirmer comme un co-auteur du spectacle tend à s’affirmer, à divers degrés, dans l’Europe de la première moitié du siècle et jusqu’en Russie ; elle participe pleinement de son héroïsation tout en devenant un critère d’appréciation et de comparaison des acteurs entre eux.
4Héroïsation et non seulement gloire ou succès : l’affirmation d’une telle puissance créative n’est en effet pas seulement admirable sur le plan esthétique, mais elle cristallise de multiples composantes de l’imaginaire héroïque du siècle. Tout d’abord, les acteurs engagés dans la bataille du romantisme incarnent une forme d’héroïsme guerrier, naguère réservé au champ de bataille aristocratique et réactivé par les discours a posteriori qui se développent autour de la bataille d’Hernani. Mais ils forgent surtout un héroïsme prosaïque, porté à son point d’incandescence par Marie Dorval et Frédérick Lemaître, où s’incarne visuellement un grotesque romantique qui réinvestit à sa manière le sublime héroïque hérité du classicisme. Par ailleurs, certains acteurs apparaissent comme les figures d’un héroïsme sacré, lorsqu’ils réactivent l’imaginaire du (demi-) dieu et le schème de la résurrection – telle Rachel ranimant la flamme du genre tragique, qu’on croyait soufflée par le vent du drame moderne. Enfin, le grand acteur de ce nouveau siècle est celui qui incarne l’héroïsme proprement moderne du génie individuel : libre, insoumis à toute contrainte esthétique extérieure à lui-même, il rejette les codes héroïques issus du classicisme, engage une révolution du jeu contre la déclamation pompeuse de la tragédie et se revendique d’un « naturel » instinctif et subjectif, qui n’a d’autre étalon que sa personnalité. Dans ce mouvement qui se veut spontané, se bricolent les codes d’un nouveau jeu héroïque romantique qui ne tire pas forcément un trait sur le passé aristocratique : des phénomènes de rémanence s’observent qui voient tel geste, telle pantomime réactiver des « signes » héroïques que l’on croyait perdus. Cette complexe créativité du jeu s’inscrit dans le culte du talent personnel qui, s’il n’est pas sans susciter réserves et critiques, s’affirme comme la forge d’un siècle nouveau, à laquelle la scène théâtrale aura donc, intensément, participé.
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