I – Introduction

1Les capacités d’attention des conducteurs de train (CdT) représentent un élément clé de la fiabilité humaine à la SNCF, et le Service de Psychologie intervient pour les confirmer en cours de carrière, à la demande des établissements.

2Dans le domaine de la psychologie appliquée, et de la psychologie industrielle, avec les postes de travail de « sécurité », la notion d’attention a toujours été l’objet d’une préoccupation particulière, dans la mesure où les activités professionnelles de « sécurité » engagent, d’évidence, de grandes qualités attentionnelles. L’attention représente une aptitude psychologique majeure qui contribue à la fiabilité de l’homme dans la tâche de la conduite.

3Pourtant elle est une notion psychologique difficile à cerner. Son étude et sa modélisation théorique se sont enrichies, mais les données ne permettent pas de décrire l’attention de manière heuristique.

4Au sens du dictionnaire, l’attention est essentiellement définie par la faculté de se concentrer et par des expressions populaires illustratives, « faire attention, exercer une activité avec ou sans attention (voir et regarder, entendre et écouter), attirer ou détourner l’attention, attention spontanée, soutenue, volontaire... ». Au sens psychologique, l’attention apparaît essentiellement liée au « fonctionnement » de l’activité psychologique, et différente d’une activité « instrumentale » psychologique plus élémentaire. Elle est caractérisée par les notions d’« activation » permettant une focalisation de l’activité psychique, et de « capacité » limitée. Elle représente un processus fondamental dans l’adaptation de l’individu, au sens de l’ajustement fin entre le « fonctionnement » cognitif « interne » et la résolution du comportement dans les contraintes, en particulier temporelles, du monde « extérieur ».

5Elle est différente de la notion de vigilance sur le plan psychologique et neurophysiologique.

6Sur le plan théorique, elle s’apparente aux notions de synchronie et de hiérarchisation de l’activité cognitive dans le réseau cognitif.

7En conséquence de la complexité du contenu de cette notion, l’évaluation de la capacité d’attention se conçoit comme le résultat d’une synthèse approfondie, issue de plusieurs observations et comparaisons de mobilisation de l’attention.

8La capacité d’attention mise en jeu par un CdT pour conduire un train fait ainsi l’objet de suivi par plusieurs acteurs différents de l’entreprise. Classiquement elle est susceptible d’être altérée par 2 sortes de facteurs : des facteurs endogènes propres à l’activité mentale du sujet, et des facteurs exogènes dépendants de l’environnement et de la tâche de travail.

9Le Service de Psychologie, en partenariat avec les établissements Traction, développe des stratégies particulières pour confirmer la capacité d’attention des CdT en cours de carrière.

II – Méthode

1. Repérage psychosociologique

10La première étape d’identification des agents qui sont susceptibles de présenter une altération de leurs capacités d’attention est menée par la hiérarchie, enrichie par la consultation régulière du médecin du travail et en association plus ponctuelle avec le psychologue du travail.

11La situation de doute quant aux capacités attentionnelles des CdT est :

• soit clairement déclarée par un manquement franc à la sécurité : presqu’incident, incident, voire accident : franchissement de carré, excès de vitesse, dépassement en gare, accident de butoir, répétition de plusieurs presqu’incidents,
• soit évoquée par l’agent lui-même, sa hiérarchie de proximité, ou le médecin du travail, devant des signes d’alerte professionnels (blessures fréquentes, modification du comportement professionnel, erreurs professionnelles répétées, émotivité dans le travail, distraction anormale, difficulté de concentration), des signes d’alerte psychologiques (changement dans le comportement habituel, isolement, recherche inhabituelle de contacts, incohérences dans le discours), ou des signes d’alerte sociologiques (événements personnels pouvant modifier même temporairement le comportement : maladie grave d’un proche ou de l’agent, deuil, séparation, divorce).

12Ces signes ne préjugent pas de la qualité de l’ajustement de l’activité cognitive de l’agent à son poste de conduite. En effet, le style cognitif de l’agent et la nature de l’environnement peuvent permettre de conserver une adaptation de très bonne qualité, avec des processus automatiques et de contrôle pertinents, l’attention étant un processus complexe qui peut favoriser une adaptation réussie en présence de difficultés.

13Mais ils peuvent représenter des facteurs défavorables pour une mobilisation harmonieuse de l’activité cognitive, avec modifications globales du comportement, illustrant une activité mentale qui se réalise différemment, et donc susceptible d’une altération des capacités attentionnelles.

14L’agent lui-même, la hiérarchie, le médecin du travail, le psychologue du travail développent une activité de partenariat, pour analyser ces doutes, et envisager un conseil diagnostique auprès du Service de Psychologie.

2. Évaluation des capacités d’attention du CdT par le Service de Psychologie

15Les outils utilisés sont l’observation du comportement, l’entretien avec le psychologue du travail et le neuropsychiatre, et les tests psychologiques, au cours d’une journée complète d’examen.

A) L’observation du comportement

16Elle s’effectue pendant l’entretien et les tests. Un psychotechnicien décrit aussi exactement que possible l’ensemble du comportement de l’individu (comportement non verbal et verbal) pendant la réalisation de la tâche, et note aussi objectivement que possible les manifestations extérieures et complémentaires à l’action engagée, pouvant témoigner d’une modification de la mobilisation de l’attention (distractibilité, discours intercurrent ou agitation psychomotrice...).

B) L’entretien

17L’entretien d’accueil précise les circonstances de doute des capacités attentionnelles de l’agent, et sollicite une participation maximale à l’examen.

18Outre des renseignements objectifs sur les facteurs susceptibles de modifier les capacités attentionnelles du sujet, l’entretien d’accueil essaie de suivre l’attention du sujet, sous la forme de l’ajustement permanent complexe en situation de communication, en observant le comportement non verbal (mobilité oculaire, contact, présence à la situation...), la forme et le contenu du discours (suivi des idées, cohérence du discours, répétitions...).

19Il détaille l’activité de conduite avec le CdT, et recherche une pathologie sous-jacente.

C) Les tests psychologiques

20Ils évaluent les capacités d’attention dans des situations d’attention perceptive visuelle sélective et partagée, de mémoire de travail dans des activités de résolution de problème et de planification de l’action, et dans des tâches psychomotrices. Les paramètres relevés sont : le rythme individuel d’adaptation et d’activité, la régularité des réponses, l’évolution des performances au cours du temps, à 2 instants différents éloignés de plusieurs heures, avec ou sans stress.

21L’ensemble des performances aux tests est confronté et discuté, en évaluant la qualité et la régularité de l’attention dans ces tâches perceptives motrices, et d’action complexe, avec ou sans contrainte de résolution dans un temps donné, en situation de mobilisation automatique, et contrôlée.

III – Résultats

1. Objectivation des troubles de l’attention des CdT

22Les différents contextes et mises en situations permettent d’évaluer les mobilisations adaptées et différentielles de l’attention, phénomène complexe, fluctuant par définition, et témoignant d’une permanente interaction et évolution de l’individu, à la fois par rapport à ses données internes (cognitives et émotionnelles en particulier), et les données externes environnementales (avec leurs contraintes, spatiales, temporelles, sémantiques...).

23Nous déterminons si ces fluctuations demeurent dans des limites compatibles avec le métier de CdT ou non. Sur le plan quantitatif, la capacité d’attention évaluée correspond à la fois à la capacité d’attention perceptive simple « psychophysique », quantifiable en particulier directement par les tests (temps de réaction), mais aussi à la capacité d’attention responsable de l’engagement et du maintien de l’activité mentale dans une action complexe, automatique et contrôlée, dans un contexte avec ses contraintes de résolution. Par ailleurs, les données qualitatives de l’observation du comportement et de l’entretien complètent ces données quantitatives des tests. À la suite de cette synthèse, l’évaluation de la capacité d’attention, au sein de l’activité mentale, est donc globale.

24En 1992, 133 CdT, sur une population de 18 000 CdT, ont été examinés dans le Service de Psychologie, à la demande des établissements et des médecins du travail, dans une situation de remise en question de leur fiabilité.

25Soixante-cinq pour cent (36 + 29) des agents ont été confirmés dans leur métier, alors que des doutes étaient formulés quant à leur fiabilité, en particulier dans la susceptibilité de mobiliser une attention harmonieuse. Dans l’ensemble de ces cas, les examens du Service de Psychologie n’ont pas objectivé de troubles de la capacité d’attention remettant en cause l’activité de conduite. Dans 36 % des cas, aucune anomalie attentionnelle n’est constatée, et aucun facteur de décompensation comportementale n’est retrouvé, l’avis est favorable sans aucune réserve. Dans 29 % des cas, la nature du motif de consultation et éventuellement de facteurs sous-jacents à minima entraîne des conseils d’utilisation de l’agent, afin de préserver les chances d’une adaptation comportementale maximale : l’avis est favorable avec des réserves.

26Vingt pour cent des agents sont retirés temporairement de la conduite car ils présentent une mobilisation non harmonieuse de leurs capacités cognitives, en particulier attentionnelles, mais la formule des performances et la nature des causes altérant l’attention, apparaissent comme susceptibles d’évolution et d’amélioration. L’activité cognitive peut se réorganiser, avec une mobilisation de l’attention régularisée.

27Seuls 8 % des sujets examinés extériorisent des performances incompatibles avec la capacité d’attention requise pour la conduite des trains, et ce de manière définitive, sans espoir d’amélioration.

28Sept pour cent des cas font l’objet d’avis particuliers.

2. Détermination des causes des troubles de l’attention

29Elles peuvent être différentes et intriquées, elles sont de 3 ordres : liées à l’agent directement par une cause endogène avec état pathologique majeur, en particulier par une atteinte neuroanatomique directe, ou modification plus fonctionnelle dynamique et liée au contexte de l’activité neuronale, ou « exogène » liée à la nature de l’activité de conduite et de son environnement.

A) État pathologique caractérisé par une atteinte neuroanatomique

30Elle peut être lésionnelle neurologique, ou médicamenteuse ou toxique. Un traumatisme crânien, une encéphalite, une épilepsie... entraînent des troubles neuropsycho-logiques multiples, au premier rang desquels des troubles attentionnels, à la phase aiguë, mais également souvent à titre de séquelles. Caractérisés en particulier par un ralentissement du traitement de l’information (augmentation du temps de réaction), ces troubles de l’attention ne permettent plus un ajustement suffisant dans les contraintes de temps d’une résolution de tâche, rendant la conduite de train incompatible. Les atteintes médicamenteuses altèrent également la rapidité du traitement de l’information, et ont souvent un effet associé sur la vigilance. Quant aux atteintes toxiques, en particulier éthyliques, même modérées, elles sont connues pour altérer assez spécifiquement l’aire cingulaire antérieure, structure fondamentale pour l’engagement de l’attention. L’attention est altérée aussi bien dans sa nature perceptive automatique que contrôlée, ou dans le contrôle moteur. Elle est incompatible naturellement avec la conduite de train, de manière transitoire et liée à la réalité du sevrage.

B) Modification plus fonctionnelle et dynamique de l’activité neuronale

31Elle peut être liée à une pathologie psychiatrique, ou d’ordre psychodynamique plus simple. Au cours d’une pathologie psychiatrique aiguë franche grave (accès délirant, syndrome dépressif majeur...), le diagnostic clinique est facile, et s’accompagne d’une désorganisation de la pensée, avec des troubles de l’attention facilement objectivables (troubles attentionnels complexes dans l’accès délirant, ralentissement du traitement de l’information dans les états dépressifs). La gravité de ces états est incompatible avec la conduite des trains, et ce souvent de manière définitive.

32Dans les pathologies psychiatriques plus bénignes (décompensation anxieuse au cours d’événements personnels perturbants...), ou dans les décompensations de personnalité pathologique, les signes cliniques sont plus fluctuants, plus difficiles à authentifier, et l’ensemble de l’examen psychologique peut permettre, par la multiplicité des observations et confrontations, de mettre en évidence des troubles de l’attention, témoignant d’une mobilisation irrégulière de l’attention. Ils contre-indiquent alors naturellement la conduite de train. Ce sont ces cas qui sont les plus délicats à discuter, et pourtant les plus fréquents en situation de travail, dans la mesure où nombreux sont les événements susceptibles de décompenser des activités mentales stabilisées dans un certain contexte. Par ailleurs, l’intégration de ces mêmes événements perturbateurs et l’évolution de leurs conséquences sur l’activité cognitive sont elles-mêmes variables, dépendantes de multiples paramètres. L’avis psychologique formulé pour la conduite est alors le plus souvent transitoire, répondant au critère de sécurité, mais sans préjuger de l’avenir de manière définitive, et les agents sont revus dans un 2^e temps.

C) Troubles de l’attention liés à la nature de la conduite et de son environnement

33Ces cas correspondent à des agents souvent sans indice comportemental douteux majeur, mais avec des irrégularités, ou des modifications de la qualité du travail. Ces irrégularités peuvent être interprétées comme signifiantes de troubles de l’attention en situation de travail. Pourtant, à l’examen psychologique des agents, et dans les différentes situations proposées, aucun trouble de l’attention n’est objectivable.

34Ces situations correspondent typiquement à des troubles de la mobilisation attentionnelle, à situer :

• par rapport à l’environnement précis de la conduite quand se produisent des troubles de la mobilisation attentionnelle (conduite en situation de travaux, dans des conditions climatiques à définir, situation perceptive, réalisation de plusieurs tâches...),
• par rapport aux représentations mentales de l’agent dans ces situations, en se référant aux mobilisations pas toujours prévisibles des processus automatiques ou contrôlés dans des actions de routine,
• par rapport à l’échelle de temps de conduite et au comportement moyen de l’agent.

35Dans ces cas naturellement, les capacités attentionnelles des CdT ne sont pas en cause en tant que telles, et l’avis psychologique concernant ces agents est le plus souvent favorable (36 % des cas examinés). Il s’agit plutôt de troubles psychodynamiques complexes de la mobilisation cognitive en situation de conduite, que nous ne détaillerons pas plus avant dans cet exposé (en particulier, mise en jeu de représentations mentales inadaptées, et à discuter dans un référentiel psychosociologique complémentaire).

36Ces cas sont tout autant préoccupants pour la sécurité de la conduite, et des réflexions approfondies sont menées à ce sujet en permanence à la Traction, pour y remédier.

IV – Conclusion

37La capacité d’attention représente un phénomène complexe et essentiel pour garantir la fiabilité de l’homme à la conduite des trains. Le Service de Psychologie intervient pour confirmer les capacités d’attention des CdT en cours de carrière, dans une démarche préventive au regard de la sécurité.

38La notion d’attention fait l’objet de développements extensifs sur le plan théorique et expérimental, liés aux progrès de l’exploration cognitive avec des paradigmes expérimentaux plus fins, et des méthodes d’exploration expérimentale de l’activité cérébrale in vivo, qui enrichissent la modélisation de l’attention. Sur le plan cognitif, elle est engagée dans la mémorisation, discutée par rapport à la notion de mémoire de travail, dans les activités perceptives en fonction de la familiarité du stimulus, dans les tâches motrices en fonction de son évolution au cours du temps (engagement, désengagement), dans des théories motrices de la perception, ou dans les actions complexes, sous la notion de processus conscient versus inconscient. Ses liens avec l’émotion, manifestes, ne sont encore que peu modélisés dans la psychologie cognitive. Enfin, le support neuronal demeure discuté, processus topographique (aire cingulaire antérieure) et/ou hiérarchisé, évoluant dans le temps en fonction de la tâche (tâches qu’il est maintenant possible de suivre sur le plan électrophysiologique et topographique, avec des résolutions temporelles et spatiales pertinentes par rapport au déroulement de l’activité cognitive.

39Ces données récentes complémentaires sont susceptibles de faciliter la mise en oeuvre d’une mobilisation plus régulière, précise et prévisible de l’attention en situation de conduite, par des adaptations ergonomiques associées à des « règles » de conduite différenciées. Elles permettront par ailleurs d’affiner l’évaluation de l’attention dans le Service de Psychologie, et sa valeur de prédiction pour une conduite de train fiable.