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Japon

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Christian Mercier

Les activités de petits groupes dans l’industrie japonaise

Kurumi Sugita

Résumé

Comme le montre l’auteur dans le cas de l’électronique, les activités de petits groupes sont une pratique systématique des entreprises industrielles japonaises (CCQ). Permettant de resserrer la cohérence du collectif de travail, ces pratiques contribuent à rendre plus productives les équipes de travail, elles-mêmes plus autonomes dans l’organisation de l’entreprise que ne le sont leurs correspondants occidentaux.

Texte intégral

  • 1  Par activités des petits groupes, j’entends les activités participatives des employés menées dans (...)

1La diffusion presque explosive des activités de petits groupes (APG) qui a commencé dans la deuxième moitié des années 60 suscite une réflexion1. Quelle est la signification historique de ce phénomène ? Quelles sont les conditions qui ont favorisé son développement ? Quelle répercussion ont-elles eu sur l’organisation de l’entreprise ? Telles sont les questions que je me pose dans cet article. Ainsi, je ne me propose ni de présenter une vue d’ensemble des APG au Japon ni d’étudier leur contenu concret. Je traiterai essentiellement des fonctions organisationnelles et idéologiques des APG, et cela en relation avec la transformation de l’organisation de l’entreprise au Japon. J’utiliserai à cette fin des données du secteur électronique.

2Les APG ont été introduites d’abord dans les activités de fabrication, et se sont répandues ensuite dans d’autres secteurs. Aujourd’hui encore, elles sont plus nombreuses et plus activement menées dans la production (voir Annexe : Tableau 1). Je me propose donc d’orienter cette investigation vers la fabrication afin d’éclaircir les conditions qui ont favorisé la diffusion des APG au Japon.

  • 2  Une grande entreprise japonaise de fabrication d’appareils électriques et électroniques, industrie (...)

3Dans la majorité des cas, les APG s’inscrivent dans le cadre de l’organigramme de l’entreprise. En ce qui concerne l’électronique, la taille la plus courante pour le groupe est de cinq à neuf personnes. Cette taille devient nettement majoritaire dans les APG démarrées depuis 1974, alors que dans les APG commencées antérieurement, l’importance du. groupe varie entre cinq et quatorze personnes (voir Annexe : Tableau 2). Cette taille, de cinq à neuf, correspond à peu près à celle de l’équipe de travail : soit l’équipe constitue un cercle, soit elle est divisée en deux groupes. Dans le cas de M électrique2, s’il s’agit d’un ka (section) qui ne comprend que dix personnes, celui-ci est l’unité de base des activités. S’agissant d’un han (équipe de travail) comptant quinze membres, il est sans doute divisé en deux groupes, quoiqu’on trouve quelquefois des unités de cette taille (voir Annexe : Diagramme).

4Ainsi les APG regroupent-elles les personnes travaillant ensemble quotidiennement et, dans la majorité des cas, dans le cadre de l’équipe de travail. A M électrique, si le han est divisé, il arrive que les cercles se réunissent ensemble de temps en temps afin de discuter des problèmes concernant l’équipe de travail dans son intégralité. Ainsi les APG s’inscrivent – elles fortement dans la structure et la fonction de l’équipe. C’est donc en étudiant les caractéristiques du groupe de travail que nous aurons sans doute la clé du développement des APG.

1. L’EQUIPE DE TRAVAIL

5En général, au Japon l’équipe est dotée d’une responsabilité et d’une autonomie plus importante qu’en France. Par exemple, à M électrique, en ce qui concerne la répartition du travail, c’est le kakari-chô (le ka-chô en absence de celui-ci) qui distribue le travail parmi les han. Le han-chô communique le contenu du travail au sous-chef d’équipe, lui-même ouvrier, qui, à son tour, répartit les tâches parmi les opérateurs et opératrices. La décomposition et la définition des tâches sont faites par le service des méthodes, tout en tenant compte des avis des opérateurs. Par contre, ce sont les sous-chefs qui définissent les postes.

  • 3  Une PME de fabrication de téléviseurs et d’écrans d’informatique. Une enquête est en cours.
  • 4  D’ailleurs, il ne s’agit pas du temps analysé par le service des méthodes. Ils emploient les temps (...)

6De même sur la chaîne de montage de téléviseurs à la société N3, on ne définit pas les postes en leur attribuant des tâches dont les sommes des temps sont à peu près égales pour permettre une cadence régulière. Le temps théorique alloué aux tâches élémentaires est connu, mais ce temps est utilisé seulement pour la gestion financière par rapport à la société-donneuse d’ordre ou aux sous-traitants4. Le chef et le sous-chef d’équipe connaissent par expérience le temps approximatif nécessaire pour l’exécution des tâches par telle ou telle ouvrière. Ils ne tiennent pas compte du temps théorique, mais du temps pratique nécessaire.

7Ils attribuent les tâches sur cette base et observent comment la chaîne se déroule. Lorsqu’en certains endroits la chaîne a tendance à être saturée, ils enlèvent une ou deux tâches à l’ouvrière et les redistribuent à d’autres postes.

  • 5  Société de sidérurgie employant environ 70 000 personnes. Interview citée dans Source 3, pp. 3-4.

8Ainsi, qu’il s’agisse des grandes entreprises ou des PME, une partie des fonctions du service des méthodes est confiée à l’équipe de travail. Ce genre de modification de la division du travail entre d’un côté la conception, la préparation et l’organisation, et de l’autre, l’exécution prescrite dans le taylorisme est partout présente dans l’usine japonaise. Il ne s’agit pas ici du degré de diversification des fonctions, mais de « la primauté du terrain » où c’est le savoir-faire du « terrain » (le lieu de production) plus que ce qui est décidé dans le bureau qui est mobilisé dans la réalisation concrète du travail. Ce phénomène ne se limite pas au secteur électronique. Ainsi pour la sidérurgie, nous avons le témoignage suivant : « Jusqu’à 1945, les ingénieurs étaient affectés aux ateliers, et c’étaient eux qui donnaient des suggestions pour l’amélioration technique. Le département d’industrial Engineering fut organisé en 1950. Jusqu’à la période 1957-1965, le travail principal de ce département consistait en mesure et amélioration du temps. Par la suite, l’élargissement de la production et les mutations technologiques très rapides au cours de la période de haute croissance ont nécessité l’amélioration de la compétence technique de l’encadrement et la gestion démocratique sur le lieu de travail. Ainsi, ont été aménagés l’institution de chef d’équipe (sagyô-chô-seido) et le système de formation intérieure à l’entreprise pour les chefs et les sous-chefs d’équipe (kô-chô). Par conséquent, l’encadrement s’est chargé de l’analyse du temps qui était jusque là la préoccupation principale de l’industrial Engineering »5. Bien qu’il s’agisse d’une histoire reconstituée nécessitant une analyse, ce témoignage reflète le processus de la constitution du groupe de travail revêtu de certaines fonctions gestionnaires.

9Par ailleurs, le fait que le poste soit défini en fonction du contexte correspond à une réalité où la responsabilité est attribuée collectivement et où le travail est censé être effectué grâce à la coopération de l’ensemble des membres du groupe. Dans le cas du système taylorien, c’est le poste qui est au centre de l’organisation. Dans le cas japonais, c’est l’équipe de travail qui occupe cette place. A l’intérieur de l’équipe, la façon dont sont découpées les tâches attribuées à l’équipe pour former les postes importe peu. En effet, le poste est très approximativement défini : les membres du groupe débordent constamment les tâches assignées pour s’entraider et pour achever le travail collectivement.

10C’est dans ce cadre que les employés japonais accordent beaucoup d’importance aux relations interpersonnelles et à la sociabilité au sein du groupe de travail. Les membres de l’équipe organisent diverses activités en dehors du travail ; ils se réunissent pour accueillir les nouveaux membres ou pour saluer un départ ; ils organisent des journées à la campagne, des voyages, des compétitions sportives, etc. ; ils vont boire un verre après le travail et ont ainsi toute une série d’activités qui renforcent le sentiment d’unité du groupe. Il existe de nombreux moyens d’éviter des perturbations dans l’équipe, et ils sont appliqués minutieusement par ses membres. Par exemple, lorsqu’ils organisent des activités comme celles citées ci-dessus, ils veillent à ce que chacun soit alternativement l’organisateur, le protagoniste, etc.

11L’équipe est également l’unité d’« auto-gestion » du planning. Une fois qu’elle a reçu le programme de production du service de planning, l’équipe se charge des arrangements vis-à-vis de l’extérieur et de l’intérieur afin d’achever le travail au moment voulu. Le chef et les sous-chefs gardent un contact étroit avec les équipes d’amont et d’aval ainsi qu’avec le service d’approvisionnement. Ils modifient le planning à l’intérieur de ce qui est attribué au groupe pour mieux organiser l’avancement du travail par rapport à l’arrivée des matériaux et des pièces. Dans certains cas, il arrive que l’équipe prenne l’initiative de modifier le planning. Ainsi dans la société N, c’est la ligne de production qui décide à quel moment il faut couper la série en cours en étudiant l’état de l’approvisionnement et en analysant les contraintes commerciales.

12L’équipe gère l’absentéisme en faisant appel à la coopération de ses membres. Par exemple à M électrique, dans le groupe des postes individuels, s’il y a un ouvrier absent, le reste des membres fait le travail de celui-ci. Bien qu’ils ne soient pas obligés de le faire, ce genre de remplacement « spontané » est une pratique assez généralisée. Il existe donc moins de remplaçants, même à la chaîne de montage, que dans les entreprises françaises.

  • 6  Afin d’illustrer l’atmosphère dans une équipe où règne la camaraderie, je cite le témoignage d’un (...)

13Le groupe règle aussi le problème des heures supplémentaires lors d’un retard. Un des critères de la solidarité de l’équipe est le degré de mobilisation de ses membres pour les heures supplémentaires. Bien entendu, la demande émane de l’encadrement et est accompagnée d’une certaine pression hiérarchique. Joue également le besoin de gagner des revenus supplémentaires. Cependant, c’est surtout le fait de l’équipe qui pousse les membres à accepter des heures supplémentaires quelquefois en quantité très importante ou même non payées. D’un côté, les employés craignent de se faire exclure de l’équipe. De l’autre, il existe des rapports de camaraderie qui empêchent les ouvriers de partir en laissant leurs collègues travailler sans eux6. En outre, ceci participe de la concurrrence entre les équipes.

14Certains problèmes sont résolus à l’intérieur de l’équipe. A M électrique, lorsque les membres de l’équipe ont des mécontentements, des troubles, etc. concernant le travail, ils en parlent d’habitude au moniteur (sous-chef) ou au chef d’équipe. Il y a des gens qui parlent directement au kakari-chô ou au ka-chô sans passer par le chef d’équipe, mais c’est plutôt rare. En ce qui concerne les demandes revendicatives, elles sont très peu explicitées, quoique certaines questions telles que l’amélioration de l’environnement du lieu de travail soient traitées par le syndicat. Cependant, beaucoup d’employés ont déclaré qu’ils parlent plutôt à la hiérarchie qu’au syndicat pour résoudre les problèmes. Le syndicat est ressenti comme une organisation bureaucratique ayant peu de connaissance des conditions ouvrières. Pourtant, beaucoup de membres du comité central sont d’origine ouvrière. Quant aux délégués syndicaux, ils peuvent varier depuis les ouvriers, moniteurs jusqu’aux chefs d’équipe. Le fait que les délégués comprennent l’encadrement provoque une situation ambivalente, car on s’adresse quelquefois à la même personne soit en tant que membre de la hiérarchie supérieure, soit en tant que délégué syndical. Cette situation entraîne une confusion entre le syndicat et la hiérarchie en termes de structures et de fonctions, ce qui fait que les employés perçoivent peu le rôle spécifique joué par le syndicat. Cette faible présence syndicale renforce le poids de l’équipe de travail dans la résolution des problèmes sur le lieu de travail.

15Le statut auto-régulateur de l’équipe est bien représenté dans la position de l’encadrement, notamment du chef d’équipe. Dans le cas de M électrique, la première promotion hiérarchique pour les ouvriers est de devenir sous-chef. Celui-ci est sélectionné parmi les ouvriers par le chef d’équipe. Le ka-chô donne l’accord officiel à ce choix. Hormis la compétence technique, on attache beaucoup d’importance à la capacité relationnelle et à la faculté de diriger les gens. Ainsi, le choix est effectué par une personne qui reste près de l’atelier et se porte sur ceux qui sont reconnus pour leur compétence dans le travail et leur capacité de leader tant par le chef d’équipe que par les autres ouvriers. Le chef d’équipe est choisi parmi les sous-chefs. Ce point est important, car le chef d’équipe ne représente pas seulement la hiérarchie vis-à-vis des ouvriers. Il est également l’agent délégué de l’équipe reconnu comme interlocuteur par l’entreprise. Les membres peuvent désapprouver leur chef pour son manque de compétence en tant que représentant ou en tant que leader. Le chef doit prouver constamment qu’il est à la hauteur de son statut. Lorsqu’il s’agit d’un chef complètement soumis à l’influence des cadres qui cherche à appliquer des instructions apparaissant comme dépourvues de bon sens aux ouvriers et qui ne défend pas l’intérêt de l’équipe, il sera méprisé par ses subordonnés et subira leur contestation. Cependant, celle-ci ne prendra pas une forme avouée telle que par exemple, le freinage. Elle se manifestera plutôt par une dégradation de l’unité du groupe et, de ce fait, par une baisse de la productivité du travail. On dit alors que le chef est incapable de gérer les relations humaines au sein de l’équipe, et donc qu’il n’est pas à la hauteur de sa fonction. Le chef qui ne peut pas représenter son équipe est incompétent non seulement pour ses membres mais aussi pour la direction.

16Ainsi, l’équipe de travail est-elle un agent collectif reconnu par l’entreprise et revêtu d’une relative autonomie. Elle gère certains problèmes qui, en France, seraient traités par des services spécialisés, la hiérarchie ou les syndicats. Dans la mesure où l’équipe possède déjà un certain pouvoir de prise de décision et d’exécution, on imagine que les APG qui ont pour but d’auto-gérer les divers problèmes de la production peuvent s’y installer relativement facilement. La question qui se pose maintenant est de savoir si le collectif de travail existait préalablement aux APG et s’il a servi de cadre à leur extension.

2. LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L’EQUIPE DE TRAVAIL ET DES APG

17Le témoignage de la société sidérurgique cité plus haut indique que la période de formation de l’équipe de travail porteuse de fonctions et de représentations collectives recouvre celle de la mise en place des APG.

18Nous disposons d’autres données historiques de M électrique qui nous permettent de percevoir le processus de la constitution de l’équipe de travail sous une autre perspective. Dans cette société, ce qui semble avoir joué un rôle décisif fut l’introduction en 1967-68 du « Measured Daywork Plan » conçu par une société américaine. Ce plan permettait de contrôler les performances depuis le niveau individuel jusqu’au niveau de l’établissement. Ce contrôle se réalisait sur la base du temps alloué, mais le lien entre la performance individuelle et la paye était supprimé. Désormais, le salaire des ouvriers devenait mensuel et fixe.

  • 7  Cf. Kurumi Sugita, « Le groupe de travail dans l’entreprise japonaise », pp. 12-13, in Démocratie (...)

19Le « Measured Daywork Plan » a réduit la compétition et les conflits entre les ouvriers. Ils ne se battaient plus pour obtenir un travail plus profitable et ne cachaient plus leur savoir-faire. En outre, le contrôle de la performance sur une base collective a jeté les bases de la promotion de l’équipe de travail7.

20A M électrique, le ZD (zéro défaut), qui fonctionnait plutôt sur une base individuelle a été remplacé par les APG vers 1968. Celles-ci ont connu un développement à grande échelle vers 1975. Dans ce cas également, le collectif de travail a été mis en place dans la seconde moitié des années 60, suivi étroitement par les APG.

21Ainsi, il nous semble que ces deux institutions, l’équipe de travail et les APG, sont les effets d’un même mouvement de réorganisation industrielle au Japon vers la fin de la période de haute croissance économique. Les APG n’auraient pas suivi la même évolution s’il n’y avait pas eu en parallèle la constitution de l’équipe de travail.

3. APG : OBJECTIFS ET EFFETS

22Les principes des APG peuvent se résumer comme suit :

  1. Elles sont fondées sur la participation généralisée des travailleurs de base.

  2. Elles se réalisent dans le cadre de petits groupes sur le lieu de travail.

    • 8  Quant à l’emploi des techniques statistiques, cité d’habitude comme une des caractéristiques des A (...)

    Elles auto-gèrent (Plan-Do-Check-Action) les divers problèmes8.

23Ainsi présentées, les APG sont avant tout un nouveau mode d’« administration » de la main -d’œuvre. Alors que l’équipe de travail est une unité officielle, les cercles ont un caractère en principe « volontaire ». Dans ce sens, cette gestion passe beaucoup plus par l’adhésion idéologique des employés que par l’obligation institutionnelle. Nous y reviendrons plus loin. Deuxièmement, cette institution permet de mobiliser le savoir-faire ouvrier en particulier afin de résoudre des problèmes que seuls les opérateurs de base connaissent à fond. Troisièmement, et lié avec ce deuxième point, il s’agit d’un élément qui étaie la nouvelle organisation du travail basée sur l’équipe, qui, ainsi que nous l’avons vu, modifie considérablement la division taylorienne du travail.

24En ce qui concerne les objectifs des APG, nous pouvons citer des thèmes tels que la réduction des coûts, l’amélioration de la qualité et des services, la sécurité, le « moral up », l’activation du CCQ, l’activation du lieu de travail, l’amélioration de la productivité et de l’efficacité du travail, l’amélioration des relations humaines, l’amélioration de l’environnement, le développement de la compétence et des facultés créatives, la diffusion de la politique et de l’objectif de l’entreprise etc. (Cf. Annexe : Tableau 3).

25Quant aux effets positifs des APG perçus par les employés de l’électronique, on relève par exemple la formation de rapports coopératifs sur le lieu de travail, l’amélioration de l’efficacité du tarvail, le fait de rendre l’exécution des tâches plus facile, l’amélioration des connaissances et de la compétence technique, le développement de la compétence gestionnaire en tant que leader, etc. (Cf. Annexe : Tableau 4).

26Lorsque l’on regarde ces facteurs, on est frappé par leur hétérogénéité. Ils sont d’ordres différents, et en outre le jugement de valeur est porté de deux points de vues différents, celui de l’enquêté en tant qu’ouvrier, et celui de l’entreprise. Par exemple, dans le questionnaire de l’enquête réalisée par la Fédération japonaise des syndicats de l’industrie de fabrication d’appareils électriques (Denki rôren), pour la question < A votre avis à quoi servent les activités de petits groupes ? >, on propose côte à côte des réponses telles que < la réduction des coûts de production > qui est un bénéfice pour l’entreprise et < Elles rendent l’exécution des tâches plus facile > qui est un avantage pour l’ouvrier. Cette hétérogénéité et la fusion des identités, celles de l’ouvrier et de l’entreprise, transparaissent à la fois dans les questionnaires sur les APG qui, à mon sens, n’ont pas établi de distance critique suffiante, et également dans le discours des employés.

  • 9  Cependant, on ne peut pas généraliser cette observation, car selon l’enquête effectuée par Tekko r (...)

27Par ailleurs, même compte tenu du mélange des deux points de vue, la comparaison des deux tableaux (Annexe : Tableaux 3 et 4) révèle un décalage assez important entre les objectifs et les effets perçus des APG. Notamment, seulement 8,4 % des enquêtés perçoivent la réduction des coûts, alors qu’elle occupe une des premières places parmi les thèmes9. Par contre, l’effet le plus ressenti est l’amélioration des relations humaines sur le lieu de travail, thème qui n’occupe que la quatrième place. Ce décalage n’a jamais été dénoncé ni par les promoteurs des APG ni par les directions. Il me semble que cette indifférence est due au fait que l’intérêt principal des APG se trouve ailleurs que dans le contenu même des activités et l’obtention de bénéfices économiques immédiats.

28Quant aux bénéfices matériels apportés par les APG ils sont extrêmement difficiles à calculer et peu gérables. Les chiffres publiés par diverses entreprises sont inexacts et semblent à caractère publicitaire vis-à-vis tant de l’intérieur que de l’extérieur, plutôt que constituer une analyse de comptabilité.

29Ces faits nous suggèrent que dans les APG, il existe plusieurs objectifs de différents ordres et qu’il s’agit d’une politique stratégique de l’entreprise plutôt qu’un dispositif strictement économique.

  • 10  Cf. Michio Nitta, Tekko-gyô no jishu kanri katsudô (Les activités auto-gestionnaires dans la sidér (...)

30A ce propos, Nitta10 suggère d’introduire la distinction entre « les effets directs d’amélioration » et « les effets indirects organisationnels ». Ces premiers comprennent les effets de l’amélioration des tâches, des méthodes de gestion, des équipements, etc., qui amènent essentiellement aux bénéfices économiques immédiats. Une partie d’entre eux peuvent apporter des bénéfices économiques à long terme, par exemple par la modification radicale de l’équipement. Quant aux effets indirects organisationnels, ils comprennent par exemple, l’amélioration des relations humaines, le « moral up » et l’amélioration des compétences, et sont appelés par les entreprises et par les promoteurs des APG « les effets invisibles ». Il s’agit d’effets « secondaires » des APG qui mènent indirectement à l’amélioration des performances de l’entreprise. Nitta considère que ces effets indirects apportent essentiellement des bénéfices économiques à long terme quoiqu’ils contribuent également aux bénéfices immédiats. Ils ont aussi des bénéfices purement organisationnels, car ils améliorent la stabilité de l’organisation et des relations patron/employés.

31Ainsi, avouées ou inavouées, les fonctions des APG dépassent largement la portée des bénéfices économiques immédiats. Il me semble que c’est pour cette raison que l’on trouve souvent sous le nom d’APG des activités sportives et culturelles, par exemple, qui n’ont rien à voir avec l’amélioration de la qualité du travail et du produit par l’application des techniques statistiques. De même, l’écart entre les objectifs et les effets positifs ressentis par les employés ne semble pas gêner la direction tant que ces effets sont censés avoir des bénéfices organisationnels ou économiques à long terme.

32Dans ce sens, j’insisterai davantage sur la notion de bénéfices organisationnels des APG introduite par Nitta : ces dernières ont contribué, avec l’équipe de travail, à réorganiser la structure de l’usine. Elles ont également ouvert la voie à la mobilisation de la connaissance ouvrière, en suscitant l’adhésion des employés à l’objectif de l’entreprise, A ce propos, il est intéressant de faire remarquer que 20,5 % des enquêtés (25,9 % de la main-d’œuvre directe masculine et 14,3 % de la main-d’œuvre directe féminine) pensent que les APG forment l’esprit des employés à coopérer avec l’entreprise (Source 1, p. 187).

33En fait, les APG arrivent même à récupérer une partie de la population qui résiste à l’adhésion à l’idéologie de l’entreprise. Un nombre important d’ouvriers est conscient du fait que les résultats des APG peuvent amener à l’intensification du travail, par exemple. Pourtant ils y participent activement parce que pour eux c’est une forme de réappropriation du travail. Cette attitude est particulièrement forte parmi les ouvriers qui effectuent un travail complexe.

34Des ouvriers de M électrique se plaignaient de la division, de la parcellisation et de la spécialisation du travail. Leur recherche de satisfaction dans le travail qui est d’accomplir un bon travail échoue constamment à cause de contraintes telles que le procès de travail, la cadence, le délai imposé. Cependant, dans cette situation d’aliénation, les ouvriers continuent leur quête en se fixant un objectif et en s’ingéniant à l’atteindre dans le cadre qui leur est assigné, Cette attitude me semble correspondre à la volonté de reprendre l’initiative dans le travail et de lui restituer ses aspects concret et subjectif. Les APG exaltent et récupèrent ces tentatives des ouvriers.

4. UNE NOUVELLE FORME DE « SOUMISSION DU TRAVAIL »

35Les données que j’ai pu recueillir à M électrique me permettent de reconstituer la transformation du mode de gestion de la main-d’œuvre comme suit :

36Avant l’introduction de la « Measured Daywork Plan » et la formation d’équipes de travail étayées par les APG, chaque ouvrier était soumis plus directement à l’entreprise. Pour chaque produit il existait un temps forfaitaire (ukeoijikan) qui n’était pas déterminé scientifiquement mais par des négociations avec les ouvriers ; ainsi on calculait le ratio entre le temps de travail réel et le temps forfaitaire qui fixait le salaire principal, lequel s’ajoutait à une base salariale moins importante. Avec ce système, il était difficile d’introduire une rationalisation, car celle-ci entraînait une réduction du temps forfaitaire, donc une baisse du salaire ou une intensification du travail. Les ouvriers se plaignaient des nouvelles machines, refusaient de les utiliser, déchiraient les fiches de travail par crainte d’une réduction des temps forfaitaires en cas de trop bonne performance. Par ailleurs, l’ouvrier cachait son savoir-faire aux autres ouvriers, car ceux-ci risquaient de prendre son travail une fois appris comment le faire. Ainsi, les nouveaux arrivés n’ont pas pu bénéficier de la formation sur le tas . Les ouvriers apprentis devaient passer deux ou trois ans à faire le nettoyage, le rangement, etc. avant même de toucher les machines. Il fallait « voler la technique ». Cette mise en valeur de la compétence allait de pair avec l’image d’un artisan fier, respecté et très fermé, ayant « la tête près du bonnet », attribuée à des ouvriers parfois qualifiés de « dieux » pour leur habileté. Ainsi, il y avait très peu de transfert technologique entre l’entreprise et les travailleurs d’une part, et très peu d’échange du savoir faire pratique entre les ouvriers d’autre part.

37Dans cette situation, pour les ouvriers, il existait deux facteurs essentiels pour la mise en valeur du travail : les machines et outils et leur propre capacité technique. Effectivement, dans cette période, il y avait encore le culte des machines et des outils : les travailleurs leur faisaient des offrandes à l’occasion des célébrations, par exemple au nouvel an, pratiques qui sont perdues maintenant.

38L’écart entre les agents de maîtrise et les ouvriers en termes de salaire et de statut était très important. Pour les ouvriers, ces premiers étaient « les gens au-dessus des nuages », expression qui veut dire qu’il s’agit de gens hors de leur portée. Il existait certains rapports de chentèle entre eux ainsi qu’entre les ouvriers aînés et les cadets.

CONCLUSION

39Dans les années 70 se développent des relations collectives dans le cadre de l’équipe de travail et des APG. Désormais l’exploitation des ouvriers passe par celle de ces relations.

40Du point de vue du transfert technologique, il se réalise beaucoup plus facilement maintenant que la performance individuelle n’affecte plus le salaire. A cet égard, il existe une politique de l’entreprise. Lors de l’introduction de nouvelles technologies, de nouvelles machines, etc. l’entreprise organise souvent une formation. Au moins un membre de l’équipe participe à ce stage afin d’enseigner à ses camarades tout ce qu’il y a appris. Le stage n’a pas pour but la formation de spécialistes mais la diffusion de la nouvelle technologie parmi tous les ouvriers de base. De même, les échanges de savoir technique entre les ouvriers sont encouragés : à l’arrivée d’un nouveau membre dans l’équipe, un moniteur est nommé, souvent le sous-chef d’équipe, pour assurer sa formation afin qu’il puisse contribuer à la performance collective le plus rapidement possible.

41Les APG, de leur côté, fournissent un cadre pour la constitution du savoir-faire collectif et pour le développement de la compétence gestionnaire. Elles permettent l’accumulation des connaissances du travail, ainsi que leur mobilisation pour l’ensemble de l’entreprise.

42L’éventail du salaire diminue, et les agents de maîtrise deviennent abordables. Par ailleurs, ceux-ci se transforment en simples supérieurs hiérarchique abandonnant l’aspect patron/protecteur. Des relations de type plus « égalitaire » remplacent les relations de clientèle entre les ouvriers aînés et cadets fondées essentiellement sur la différence de compétence technique. L’attitude individualiste et fermée de l’ouvrier habile n’est guère appréciée. Désormais ce sont l’assiduité et la capacité de s’entendre avec les autres qui sont les critères de jugement. La réalisation des tâches n’est plus le fait des individus, mais de l’équipe.

  • 11  « Ce n’est pas seulement par les moyens de travail, mais par sa puissance de travail elle-même, pa (...)

43Ainsi, les relations collectives deviennent, en sus des conditions matérielles, technologiques et organisationnelles au sens strict du terme, une condition de la mise en valeur du travail. Or l’équipe et les APG sont des rouages de l’organisation de l’entreprise, même si elles acquièrent une certaine autonomie. Ainsi, à présent, l’entreprise détient non seulement les conditions objectives, y compris les connaissances techniques et gestionnaires enrichies gâce à la « participation » ouvrière, mais également les « conditions sociales du travail subjectif »11. Le rôle majeur des APG et de l’équipe de travail serait d’avoir introduit cette double soumission du travail au capital.

Annexes

ANNEXE

Liste des sources

Source 1 : Chôsa jihô (Bulletin des enquêtes), Denki rôren (Fédération japonaise des syndicats de l’industrie de fabrication d’appareils électriques), Tokyo, no 181, 1983. Echantillon : 10 000 membres des syndicats appartenant à Denki rôren.

Source 2 : idem, no 183, 1983.
Echantillon : la totalité des syndicats appartenant à Denki rôren, c’est-à-dire 99 syndicats (n’ayant pas de branches) et 613 branches syndicales (au niveau des établissements).

Source 3 : Nippon ni okeru shô-shûdan-katsudô no jittai to sono tenkai jôken ni kansuru jirei kenkyû hôkokusho (rapport d’études de cas sur les activités des petits groupes et sur les conditions de leur déroulement au Japon), Shokken chôsa kenkyû hôkokusho (Rapport de recherche du Centre d’études sur l’emploi et la profession), n° 52, Koŷo shokugyô sôgô kenkyûsho (Centre d’études sur l’emploi et la profession), Tokyo, 1986.

Tableau 1 . LA PRATIQUE DES APG SELON LES SECTEURS

Tableau 1 . LA PRATIQUE DES APG SELON LES SECTEURS

Tableau 2 . TAILLE MOYENNE DU GROUPE SELON LES DATES D’INTRODUCTION

Tableau 2 . TAILLE MOYENNE DU GROUPE SELON LES DATES D’INTRODUCTION

Source 2, p. 15

Tableau 3 . LES OBJECTIFS DES APG ET LEUR TRANSFORMATION (jusqu’à deux réponses possibles)

objectifs importants actuels

% objectis devenus importants par rapport à il y a 5 ans

réduction des coûts

24,9

23,0

amélioration de la qualité et des services

31,5

25,8

amélioration de la productivité et de l’efficacité du travail

23,5

21,1

amélioration des relations humaines : le « moral up »

12,2

8,5

amélioration de l’environnement : sécurité

0,9

2,8

activation du lieu de travail

4,2

8,5

développement de la compétence et des facultés créatrices

0,5

0,0

diffusion de la politique et de l’objectif l’entreprise

le
0,0

0,5

autres

0,0

0,0

Source 2, p. 31

Tableau 4 . LES BENEFICES DES APG (jusqu’à trois réponses possibles)

%

– formation de rapports coopératifs sur le lieu de travail

59,8

– amélioration de l’efficacité du travail

35,6

– rendre l’exécution des tâches plus facile

32,0

– amélioration des connaissances et de la compétence technique

24,9

– développement de la compétence gestionnaire en tant que leader

19,1

– « moral up »

17,1

– sécurité

13,9

– développement des facultés de création et d’innovation

13,9

– ne servent pas à grand chose

10,9

– réduction des coûts

8,4

– augmenter le poids des décisions du « terrain » sur le travail

8,2

– rendre la politique de l’entreprise plus accessible

7,5

– pas de réponse

7,3

– développer la compétence de composition des phrases et d’exposé

7,1

Source 1, p. 97

DIAGRAMME

Les appellations des unités organisationnelles dans le département de production à M électrique et les appellations des chefs des unités

Notes

1  Par activités des petits groupes, j’entends les activités participatives des employés menées dans le cadre de petits cercles sur le lieu de travail. Les deux mouvements principaux des APG, c’est-à-dire les cercles de contrôle de qualité (CCQ) et le zéro défaut (ZD) se sont répandus rapidement dans la deuxième moitié des années 60. Le premier CCQ fut créé en 1962, alors que Nihon Denki fut la première à introduire le ZD en 1965.

2  Une grande entreprise japonaise de fabrication d’appareils électriques et électroniques, industriels et grand public. J’y ai effectué des enquêtes entre 1982 et 1984, dont le dépouillement et l’analyse des résultats ont été rendus possibles grâce à l’appui du PIRTTEM et du Commissariat Général au Plan.

3  Une PME de fabrication de téléviseurs et d’écrans d’informatique. Une enquête est en cours.

4  D’ailleurs, il ne s’agit pas du temps analysé par le service des méthodes. Ils emploient les temps fournis par l’Association japonaises des normes électri – ques. Le « chronométrage » n’est pas connu dans l’usine. Ainsi, le concept et l’utilisation du « temps théorique alloué » sont complètement spécifiques.

5  Société de sidérurgie employant environ 70 000 personnes. Interview citée dans Source 3, pp. 3-4.

6  Afin d’illustrer l’atmosphère dans une équipe où règne la camaraderie, je cite le témoignage d’un ouvrier de M électrique. Il parle de la période où il était le cadet du groupe et suivait une formation à l’extérieur. « Je devais partir toujours un peu plus tôt avant la fin de la journée, et cela me gênait beaucoup vis-à-vis des autres membres. Alors, ils m’ont dit : « Ne te gène pas pour partir. C’est important de suivre la formation. Nous, nous ferons ta part de travail. T’inquiète donc pas pour le boulot. Et le service que nous te rendons, tu nous le rendras quand tu pourras ».

7  Cf. Kurumi Sugita, « Le groupe de travail dans l’entreprise japonaise », pp. 12-13, in Démocratie et entreprise, no 4-5, déc. 86, pp. 7-14.

8  Quant à l’emploi des techniques statistiques, cité d’habitude comme une des caractéristiques des APG, je ne le compte pas parmi les principes fondamentaux, car j’ai rencontré à maintes reprises des cercles qui n’utilisaient nullement ces techniques.

9  Cependant, on ne peut pas généraliser cette observation, car selon l’enquête effectuée par Tekko rôren (Fédération des syndicats de la sidérurgie), 43,3 % de la main-d’œuvre directe masculine enquêtée dans la sidérurgie perçoit l’effet de la réduction des coûts contre 9,4 % de celle de l’électronique. Cité dans Source 1, p. 98.

10  Cf. Michio Nitta, Tekko-gyô no jishu kanri katsudô (Les activités auto-gestionnaires dans la sidérurgie) in Nihon rôdô kyôkai zasshi, 1978, sep., pp. 13-33.

11  « Ce n’est pas seulement par les moyens de travail, mais par sa puissance de travail elle-même, par les modalités de son travail qu’il est subsumé sous la production capitaliste, qu’il est la proie du capital, dans les mains duquel se trouvent non seulement les conditions objectives comme autrefois, mais encore les conditions sociales du travail subjectif qui font que son travail est encore tout simplement du travail », Karl Marx, Manuscrits de 1861-1863, Editions Sociales, Paris, 1981, p. 291.

Table des illustrations

Titre Tableau 1 . LA PRATIQUE DES APG SELON LES SECTEURS
URL http://books.openedition.org/pul/docannexe/image/39372/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 19k
Titre Tableau 2 . TAILLE MOYENNE DU GROUPE SELON LES DATES D’INTRODUCTION
Crédits Source 2, p. 15
URL http://books.openedition.org/pul/docannexe/image/39372/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 22k
URL http://books.openedition.org/pul/docannexe/image/39372/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 10k

Auteur

Chargé de recherche CNRS Laboratoire d’Anthropologie Urbaine (Paris)

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